Ultimatum franco-espagnol au Portugal – Insouciance du Régent
Depuis sa naturalisation, l'ancien prieur de Nauvay suit de près les affaires du royaume de Portugal. Le traité d'alliance à perpétuité signé le 18 août 1796 entre la République française jacobine et la très catholique Espagne, « l'inconcevable traité », lui laisse à penser que, tôt ou tard, le Portugal en subira les néfastes effets. Il ne se trompe pas. En octobre, le roi d'Espagne est contraint de déclarer la guerre au roi d'Angleterre et sommé d'inviter le Portugal à fermer ses ports aux vaisseaux britanniques. Bien que mollement formulée, si mollement que la cour portugaise n'en tient pas compte – Joâo, prince-régent du Portugal était le gendre de Carlos IV roi d'Espagne – cette mise en demeure confirme l'intuition du chanoine, à savoir que le jeu des alliances entraînera le Portugal dans le conflit européen. Le malheur qu'il pressent se réalise en mars 1801.
L’Alentejo envahi – Capitulation de Lisbonne
Le Portugal ne possède qu'une petite armée mal équipée, mal commandée, de peu de valeur. L'armée espagnole ayant envahi le 19 mai, sur les injonctions de Bonaparte, presque sans coup férir, la province de l'Alentejo au sud du pays, Lisbonne sollicite un armistice. Le 6 juin deux traités sont conclus : un traité hispano-portugais et un traité franco-portugais. Le Portugal s'engage à fermer ses ports aux vaisseaux britanniques. Cette capitulation cause au chanoine une grande amertume. Il fait sienne l'observation du négociateur portugais au représentant espagnol : « Pourquoi nous battre ; nous ne sommes que des jouets entre les mains de l'Angleterre et de la France. » Le traité de paix d'Amiens entre la France, le Royaume-Uni, la Hollande et l'Espagne le laisse dès lors indifférent. Il ne marque, selon lui, qu'une trève.
Brutus-Ali-Buona-Parte : sa vie, ses œuvres, ses crimes et ceux de sa famille
En attendant la suite des événements, le chanoine cultive sa rancoeur à l'égard de l'ex-général sans-culotte Bonaparte. Il collectionne toutes brochures, libelles, pamphlets et articles, ayant trait à « l'usurpateur » et à sa famille, particulièrement les factums publiés en Angleterre. Ragots, vérités, mensonges, tout ce qui peut alimenter son antibonapartisme lui convient. Il découpe, colle, recopie et commente. Il n'appelle jamais autrement Napoléon que « Brutus Ali ». Ali, parce que Bonaparte a déclaré lors de l'établissement du Concordat : « On dira que je suis papiste ; je ne suis rien. J'ai été mahométan en Égypte, je serai catholique ici pour le bien du peuple » ; Brutus, parce que, à la suite de la reddition de Toulon, il aurait envoyé à Robespierre un message signé à la mode jacobine qui voulait que l'on fasse précéder son patronyme d'un prénom romain (1) .
De son écriture fine, notre chanoine recopie dans le Loyalist, feuille à succès londonienne, ce qui suit : « Après le siège de Toulon, un grand nombre de citoyens de cette ville furent réunis sur une place. Les ordres furent donnés pour tirer sur eux à mitraille. L'horrible monstre Napoléon Bonaparte, député de la Convention, pour commencer cette cruelle exécution, se promena froidement sur-le-champ de mort. S'apercevant que quelques victimes avaient échappé à la mitraille, il s'écria à toute voix : « Que ceux qui ne sont pas morts se relèvent, la République leur pardonne. » Quelques-uns de ces malheureux se relevèrent et l'ordre fut donné sur-le-champ de les fusiller. » Voici le rapport (2) « que le monstre atroce envoya à la Convention de cette horrible boucherie de Toulon ; rapport si inouï de cruauté que, s'il n'était authentique, il serait regardé par nous et la postérité comme une fable incroyable tant il fait hérisser les cheveux d'horreur », commente Apuril avant de citer un texte fantaisiste :
« Citoyens représentants : c'est du champ de la gloire, que les pieds inondés du sang des traîtres que je vous annonce, le coeur palpitant de joie, comme à la journée du massacre de Paris au faux-bourg Saint-Honoré que j'avais l'honneur d'exécuter sous les ordres de Robespierre, que vos ordres sont exécutés et que la France est vengée. Ni le sexe ni l'âge n'ont été épargnés. Ceux qui avaient échappé ou qui n'avaient été que mutilés par le canon républicain ont été expédiés par l'épée de la Liberté et de la baïonnette de sainte-Égalité. Salut et admiration.
Brutus Buona-Parte, citoyen sans-culotte. Toulon 28 octobre. 2e année de la République française, une et indivisible. »
Il retranscrivit comme vérité d'Évangile ce que le médecin militaire anglais Wittman a rapporté de la cruauté que Bonaparte manifesta en Égypte à l'égard de ses soldats malades. À l'en croire il aurait fait empoisonner, en quittant Jaffa, six cents militaires blessés, infirmes ou pestiférés qu'il ne pouvait se permettre de rembarquer. Il recopiera de même une lettre de l'amiral Villeneuve, rédigée « le matin du jour qu'il s'est tué ». Le vaincu de Trafalgar qui n'avait plus rien à perdre, n'y cache rien de ses sentiments :
« …Mais la France a-t-elle retiré quelque avantage ou quelque honneur de votre fortune à la guerre ? Est-elle plus libre sous votre autorité illimitée ? Surchargés d'impôts, opprimés sous un despotisme militaire, qui ne se ralentit jamais, les Français osent à peine gémir sur la ruine inévitable de leur patrie, tandis que vous, votre ignoble famille et vos viles créatures, profitez seules des conquêtes acquises au prix du sang le plus pur et des richesses de la France. Considérées sous un point de vue politique, vos usurpations, vos dévastations, vos indemnités, vos changements ont-ils procuré quelque gloire, quelque avantage aux Français ? Les autres peuples y ont-ils gagné en sûreté ? ».
Et c'est cet aventurier sanguinaire que le Pape, au cours d'une sacrilège cérémonie, a sacré empereur dans l'église métropolitaine de Paris ! Cet individu qui a substitué sa fête à celle de la Vierge en décrétant que le 15 août serait la saint Napoléon, alors que l'on sait qu'il est né un 5 août. Quel étrange clergé, que ce clergé concordataire, qui entérine cette décision et continue de donner à « Buona-Corse » le titre de Protecteur et restaurateur de la religion. Quelle adulation honteuse ! Apuril ne pardonnera pas au Saint-Père d'avoir traité « avec affabilité, avec complaisance et grande affection son très cher fils en J.C., Napoléon. »
Quelle démission vis-à-vis de ce tyran qui, apprenant l'opposition du Sacré Collège à son déplacement à Paris, lui aurait écrit, pour le déterminer à venir, dans un style impie et menaçant. Évidemment, il en possède une « copie » puisée probablement dans la presse anglaise :
« Vous ne devez qu'à moi seul et à ma modération le pouvoir temporel et spirituel dont vous êtes encore revêtu. C'est une insulte à ma gloire et à la haute dignité dont la grande nation m'a décoré, de chanceler un seul instant sur ce point. Souvenez-vous que si j'ai converti à nouveau les Français en catholiques, j'ai le pouvoir d'en faire autant de musulmans dans le moment où votre ingrate conduite, vos superstitieux scrupules et vos craintes pusillanimes m'obligent à en venir là. »
Pie VII, écrit le chanoine, « atterré par cette lettre, digne d'un tartare des plus insolents, des plus barbares, et pour tout dire digne d'un des plus féroces impies de tous les Corses, ne voulant point offenser le démoniaque, ni manquer à son devoir, lui répondit qu'il était prêt à accorder un plein pouvoir au cardinal Fesch, pour, de sa part et en son nom, célébrer cette cérémonie du couronnement. » Cette réponse mit « Buona-Corse » dans les transports de la plus épouvantable des furies. Indigné et furieux de rencontrer opposition à sa volonté absolue, il écrivit au successeur de Saint-Pierre ces paroles remarquables : ou le Saint-Père se retirait dans un couvent, ou viendrait à Paris le couronner. Et par le plus grand des malheurs, s'afflige le chanoine, « le successeur de Pierre choisit le déshonneur à un couvent ! ». Il rapporte encore cette histoire qui court à Paris : « Lorsque Pie VII eut profané l'huile sainte sur la tête du Corse, jour extrêmement froid avec le soleil bien découvert, il fut écrit en plusieurs endroits des murailles et des escaliers qui conduisent à la salle de Flore où il résidait : Pistache. Pie se tache. »
Un cardinal qui porte bien son nom
Fesch, demi-frère de Letizia Bonaparte, mère de Napoléon, est la bête noire du chanoine. S'il a cru à la véracité de la biographie ci-dessous qu'il recopia scrupuleusement, publiée dans le troisième volume d'une Histoire partiale de Bonaparte, on conçoit qu'il ait toujours proclamé que l'oncle de l'Empereur portait bien son nom : Fesch en italien ne veut-il pas dire « puanteur ». Citons ce portrait vitriolé de celui dont Pie VII et Bonaparte avaient fait un cardinal :
« Joseph, cardinal Fesch, fils d'un fripier, revendeur de vieilles nippes, naquit à Ajaccio le huit de mars 1763. Il fut dans sa jeunesse reçu enfant de choeur dans un couvent de sa patrie. En 1782, âgé de 19 ans, allant à l'île de Sardaigne visiter ses parents sur une barque de pêcheurs, il fut, à une certaine distance de terre, fait captif ainsi que ses compagnons et conduit à Alger par une felouque algérienne. Il s'y fit circoncire et musulman ; et jusqu'à l'an 1790 il fut zélé prosélyte et prêcha l'Alcoran. Il trouva dans cette année occasion de fuir d'Alger et de revenir à Ajaccio où il abjura son apostasie et changea l'Alcoran pour la Bible. Ordonné prêtre il fut nommé en 1791, curé constitutionnel, c'est-à-dire prêtre révolutionnaire.
En 1794 lors constitutionnels furent eux-mêmes proscrits, il changea son église pour une misérable taverne où en 1795 il gagna un petit capital par le nombre et la libéralité de ses paroissiens anglais. L'année suivante après les victoires d'Italie de son neveu Napoléon, il fut averti de reprendre l'habit clérical ; et lorsque Napoléon fut proclamé premier Consul il fut nommé archevêque de Lyon. En 1802, Pie VII le décora de la pourpre romaine et aujourd'hui il est une des colonnes de la foi catholique.
Lorsque Joseph Fesch tenait un cabaret, il séduisit et épousa la fille d'un chaudronnier dont il eut trois fils ; le mariage selon les statuts républicains fut célébré par devant la municipalité d'Ajaccio. Ainsi en reprenant l'habit clérical Fesch se regarda libre par les lois canoniques ; en conséquence abandonna son épouse municipale et ses enfants à l'affreuse nécessité de se procurer par eux-mêmes les besoins alimentaires. Mais Mme Fesch apprenant en 1801 la promotion de son époux à l'archevêché de Lyon lui écrivit pour lui demander quelques secours pour soulager son extrême misère et celle de ses fils. Mme Laetitia, soeur du cardinal, répondit à cette épître et y inséra une lettre de change de six cents livres, en lui écrivant que tous les mois elle recevrait une somme pareille si elle continuait avec ses enfants à résider en Corse, mais que cette pension cesserait au moment où elle sortirait de cette île. Ou elle jugea n'être point assez généreusement payée de sa modération et résignation, ou animée par l'instigation de quelques ennemis de la famille de Buona-Parte, elle se transporta secrètement à Lyon en octobre 1804 où elle garda un strict incognito jusqu'à l'arrivée du Pape.
Dès le 1er jour S.S. donna dans cette ville sa bénédiction au peuple ; Mme Fesch trouva moyen de pénétrer au travers de la multitude et de se trouver tout près du Pape en même temps que le cardinal Fesch était à son côté. Profitant d'un moment de silence, elle lui dit à haute voix en se prosternant à ses pieds : « Saint-Père, je suis l'épouse légitime du cardinal Fesch et voici ses enfants fruits de notre mariage ; il ne peut et n'aura pas la hardiesse et l'effronterie de nier cette vérité. S'il s'était comporté généreusement avec moi, je ne serais pas venue vous troubler dans cette cérémonie auguste. Je vous supplie, Saint-Père, non pas de me restituer mon époux, mais que votre Sainteté l'oblige à sustenter son épouse et ses enfants selon les circonstances actuelles. »
Le cardinal furibond et vermeil de honte répondit en balbutiant : « C'est une folle, c'est une folle, Saint-Père, c'est une folle. » Et le bon Pontife ordonna qu'on prit soin d'elle, afin qu'il n'arriva pas malheur ni à elle ni à ses enfants. Effectivement on en a si bien pris soin que jamais personne n'a entendu parler d'elle ni de ses fils. » (3)
Jamais, aux dires du chanoine, un plus fiéffé libertin n'avait déshonoré la pourpre romaine. De ses amours scandaleuses sans nombre il a relevé celle-ci, digne d'une nouvelle de l'Arétin :
« Ayant débauché la femme d'un fabricant lyonnais nommé Girot, il se transporta de nuit à sa maison, travesti. Le mari ayant soupçonné la chose avait feint une absence. Il sortit subitement d'un cabinet au moment où le cardinal s'apprêtait à être heureux, fit connaître sa présence par des coups de canne redoublés sur l'échine pourprée. Cette tragédie finit par un accommodement d'un billet de cent mille livres qui ne fut point acquitté par l'audace de faire disparaître le pauvre Girot et sa femme dont on n'a plus entendu parler. Quelle amère mortification pour le Saint-Père d'avoir créée cardinal un tel infâme ! »
Talleyrand, l'ex-évêque défroqué d'Autun, n'inspirait pas à notre homme une moindre répulsion :
« Et pour comble de crimes et d'horreur, et par une dérision la plus signalée contre la Religion, ce Taillerand (sic), pour mettre le comble à son apostasie, ô infamie, ô déshonneur, ô honte d'un siècle chrétien ! ce scélérat, cet impie, s'est marié publiquement en pleine église à Paris, par la main d'un intrus, en présence dit-on, du cardinal Caprara, légat à latere (!!!) (4) de Pie VII, de triste mémoire. Il a épousé la femme divorcée de Le Grand, acteur de théâtre, qui lui servait de concubine depuis plusieurs années. Et par dérision plus complète, Le Grand, mari divorcé, était, au banquet nuptial, un des principaux convives. »
L'impératrice Joséphine ne trouvait pas non plus grâce à ses yeux. Catin elle était, catin elle était restée. Et Apuril de rapporter une piquante anecdote :
« M. Borel, de Perpignan ou des environs, a passé quelques jours à Lisbonne et vient d'en repartir en juillet (1804) pour retourner en France. Il a dit publiquement à divers amis, auxquels il a laissé la note de ce qui suit, que personne mieux que lui ne connaissait la Messaline Joséphine La Pagerie, née à la Martinique de parents bretons en 1759.
Il l'a connu, dit-il, à la Martinique, dans le sens le plus étendu, et a été des premiers à profaner ses charmes. Veuve depuis du général républicain Beauharnais et du capucin Chabot, après un long cours de la plus effrénée galanterie avec les membres du comité de Sûreté générale de la Convention et enfin sortant des bras du fier jacobin Barras, pour devenir la chaste épouse du laid, petit, vilain, insensé Corse qui vient de lui ceindre la tête du diadème de sultane des sans-culottes français. Le dit sieur Barras a déclaré qu'il avait continué d'en faire sa concubine pendant la fameuse expédition d'Égypte de son benêt de mari. Ce qui a été cause de vifs emportements, où il s'y est plaint des lubricités permanentes de sa dulcinée, sultane, Messaline.
Il y déclare encore (le dit sieur Borel) dans sa dite note avoir pris ses ébats avec elle pendant le consulat du grand homme, mais fort en cachette, et a assuré que l'odeur cadavérique qu'elle exhale maintenant l'a éloignée pour jamais de chez lui et même le désir de convoiter les charmes d'une impératrice. Il a avoué qu'elle est la plus voluptueuse des femmes, capable de faire tête à plus d'une douzaine des plus robustes et vigoureux dragons et dont la fameuse antique Messaline n'était que l'ombre. »
Le chanoine prend pour argent comptant ce que les folliculaires stipendiés racontent de la famille Bonaparte, ce qui ne laisse quand même pas de surprendre chez un homme à l'esprit aussi critique. Il se fait, aveuglément, l'écho des calomnies qui courent sur le père et la mère de l'Empereur. Voici encore ce qu'il a relevé dans un petit ouvrage « fort bien et clairement fait », imprimé clandestinement à Paris et diffusé sous ce titre savant : Ad majorem et perpetuam rei memoriam magni imperatoris gloriam. L'opuscule traite de l'histoire de la ville de Gênes et des antécédents généalogiques de Napoléon.
« Après la fuite de Théodore, ex-roi de Corse, la république de Gênes pour le rendre lui et ses partisans plus ridicules et plus méprisables fit publier une liste de toutes les personnes anoblies par le roi aventurier, se disant le roi Théodore. Cette liste fut imprimée à Gênes à qui appartenait cette île de Corse. L'impression est de 1744. Voici ce qu'on trouve pages 6 et 7 sur l'illustration de la famille de l'usurpateur du trône de France. Ces détails méritent plus de foi que tout ce que la crainte, l'intérêt, la flatterie, la bassesse ont imaginé depuis qu'il s'est assis sur le trône des Bourbons.
Lorsque Porto-Vecchio fut attaqué le 3 mai 1736, un boucher d'Ajaccio nommé Josefo Buona, à la tête d'une bande de vagabonds, voleurs et assassins qui, pendant les troubles civils l'avaient nommé chef, fut de quelques secours au dit roi Théodore. Le lendemain 4 mai le dit roi l'annoblit et en mémoire de ses services lui permit d'ajouter à son nom la finale Parte.
Le nom de sa femme était Histria ; elle était fille d'un tanneur de Bastia.
Carlo Buona, père du susdit Josefo, tenait un cabaret. Il avait été condamné aux galères de Gênes en 1725 pour vols et assassinats, et y était mort la même année. Sa femme qui avait été accusée de complicité mourut à la maison de correction en 1730. On l'avait surnommée la Birba par dérision. Ce susdit Josefo avait engendré Carlo, huissier sergent recors à Ajaccio.
Chacun sait que ce Carlo Buona-Parte, père putatif du grand consul aujourd'hui empereur des nombreux sans-culottes et roi d'Italie, que ce Carlo, dis-je, a trahi successivement tous les partis pendant la guerre civile de Corse. Lorsqu'elle fut conquise par les Français, ce bon père se fit espion des gouverneurs, en premier lieu du général Paoli et ensuite du comte de Marbeuf auxquels il livra successivement sa femme alors assez gentille pour concubine, Laetitia Ramolini (Laetitia = fille de joie), fille de Antonio Ramolini, bon officier militaire et de Maria Fesch. Pendant lequel concubinage avec le comte de Marbeuf naquit l'illustre Napoléon le 5 février 1769, son père putatif voyageant, dit-on, en Italie depuis près d'un an pour sa santé. Ainsi le dit comte fut son protecteur pour le faire recevoir et entrer à l'École militaire de France. »
Un ajout, fruit d'une lecture complémentaire, précise que le comte de Marbeuf pour éloigner de Corse le mari de Laetitia l'exila à Montpellier en 1770, sous le prétexte de le faire guérir de maux de tête ; et là, il mourut misérablement. »
On comprend, à la lecture de ces articles, le rejet du chanoine pour Napoléon et les siens. De cette prose, Apuril tirait des synthèses, composait des portraits. D'après le Courrier de Londres, il résumait ainsi la carrière de Napoléon :
Tout d'abord accusé d'avoir fui l'Égypte avec la caisse de l'armée et d'avoir fait assassiner Kléber pour l'empêcher de parler, vient ensuite l'attaque des Conseils : où il s'évanouit de peur, et où il aurait succombé sans la fermeté du général Leclerc ; il se fait Premier consul, retourne en Italie, donne la bataille de Marengo qu'il eut perdu sans la valeur du général Desaix ; revient en France, fait fusiller le brave Frotté qu'on avait attiré au quartier général républicain pour y négocier. Il conclut un traité de paix avec l'Angleterre, viole lui même le nouveau traité, provoque une nouvelle rupture sans prévoir qu'une armée considérable qu'il avait envoyée à Saint-Domingue pour enrichir le fils d'un meunier son beau-frère Leclerc (5) aux dépens de la colonie et en faire un jour un prince, deviendrait la proie des Anglais. Enfin il fait tant avec sa ridicule jactance qu'il popularise la guerre dans un pays dont il projette l'invasion, et par cela même, la rend impossible. Le scélérat, il assassine le duc d'Enghien qu'il fait enlever d'un pays étranger, étrangle Pichegru (6), dit aux Français par la bouche d'un autre misérable nommé Curé qu'il est Empereur et Roi ; provoque tous les voisins de la France, renouvelle la guerre en Allemagne, engage la bataille d'Austerlitz, où il a soin d'avertir ses soldats (qui savent bien à quoi s'en tenir) qu'il est fâché que ses devoirs, comme général, ne lui permettent pas de partager leurs dangers. Enfin il immole le fidèle capitaine Wright (7) ; il met la France et l'Europe à deux doigts de leur perte, le tout pour déposséder des souverains légitimes et les remplacer par un tas de canailles, par des goujats de son espèce, sacrifiant l'espèce humaine à ses ridicules prétentions, et rendant les nations comme des troupeaux de bétail. Buona-Parte reconnaît si bien, nota le chanoine, « qu'il n'est qu'un vil intrus sur le trône de France qu'il a fait demander en son nom à Louis xviii son désistement et renonciation à la couronne de France tant de lui que de toute sa famille royale. »
Napoléon ou la Bête de l’Apocalypse
En exergue de ce recueil de diverses pièces, il annonce « à sa majesté corse, que nous sommes occupés à mettre en ordre des anecdotes dont l'authenticité sera garantie et que celles que nous venons de citer rapidement, y seront données d'une manière très détaillée. »
Apprenant en juillet 1806 que l'abbé Blanchard1 vient de publier à Londres une étude « fort éclairante » sur Napoléon, et la bête de l'Apocalypse, Apuril prie l'un de ses amis, résidant là-bas, l'abbé de Loménie, de bien vouloir la lui faire parvenir. Cette étude la voici résumée, pour notre édification, par le chanoine :
« Maintenant je vais mettre sous les yeux du lecteur, la preuve authentique et intéressante que Napoléan Buona-Parte est la bête de l'Apocalypse (qui signifie Révélation), renfermant dans ses noms le nombre 666, que Saint Jean composa dans son exil de Patmos.
Un ecclésiastique français, M. l'abbé Blanchard (8), réfugié et en exil à Londres, ordonné et appliqué à l'étude de l'Écriture Sainte, après avoir eu sous les yeux connaissance des divers actes impies, cruels et infâmes de l'Ali Buona-Corse… cet abbé a trouvé dans ses méditations profondes le moyen d'adapter le nombre 666 de la dite Apocalypse ( v.18, chap.13) au nom du Corse en changeant l'o de Napoléon en a. Les jacobins Buona-Partistes, furieux, ont traité de supercherie ce changement, fait, disent-ils, pour faciliter et rendre juste le calcul.
Et moi, pauvre exilé, le hasard le plus heureux me fit tomber entre les mains, en 1804, dans la bibliothèque du monastère de San-Vicente de Fora à Lisbonne où je passais l'été, un ouvrage titré Simbola Litteraria imprimé à Rome en 1752. Il se trouve dans le troisième tome de cette collection un commentaire de Jeronimo Francesco Zanetto, antiquaire vénitien, sur l'exergue du blason de la famille de Mont-Serrat. En expliquant cette inscription, Zanetto dit que la fille du marquis avait épousé un Napoléan des Ursins, qu'il y avait vers l'an 1277 un cardinal de cette illustre famille du nom de Napoléan, ainsi qu'un des tyrans qui opprima Rome pendant le séjour des Papes à Avignon dans l'intervalle de 1305 à 1378.
Le nom de Buona-Parte est donc incontestablement précédé du nom de Napoléan. Son orthographe moderne ne peut préjudicier à la nature de ce nom anciennement illustre dont on s'est servi précédemment et consacré par l'usage des siècles, devenu aujourd'hui odieux et infâme. Il est aussi très intéressant de remarquer que dans le pays de la république de Gênes et en Corse on prononce indifféremment Napoléon ou Napoléan.
Tout le monde sait que les Hébreux, les Grecs, les Chaldéens et quelques autres peuples se servaient et se servent encore de lettres pour chiffrer, comme nous nous servons des caractères arabes pour les nôtres. Chez ces nations, A vaut 1- B, 2 – C, 3 – D, 4 – E, 5 – F, 6 – G, 7 – H, 8 – I, 9 – K, 10 – L, 20 – M, 30 – N, 40 – O, 50 – P, 60 – Q, 70 – R, 80 – S, 90 – T 100 – U, 110 – etc. En ajoutant leurs lettres les unes aux autres ils forment leurs mils, leurs dizaines de mils, leurs centaines de mils, leurs millions.
L'auteur du pamphlet opère de cette manière en assignant un nombre à chaque lettre qui composent le nom de cet être extraordinaire qu'a vomi l'île de Corse, Napoléon Buona-Parte. Le total de ces nombres donne 666. Adorateurs du Corse, le calcul n'est-il pas juste ? C'est donc lui l'affreuse bête de l'Apocalypse, l'homme annoncé et décrit par Saint Jean, qui apparaît de nos jours sur la Terre comme fléau pour châtier le continent.
[…] J'ai mis il y a peu de temps la copie de la note de Zanetto accompagnée du calcul ci-dessus ainsi que mes réflexions, entre les mains d'un appassionné du Corse pour apaiser ses hauts cris contre l'injustice prétendue du pamphlet dont je lui avais parlé et dont il avait déjà connaissance et de la perfidie de l'auteur de changer un o en a pour favoriser son calcul. Cette note l'a beaucoup étonné et lui a fermé la bouche. Dans le fait, c'est une de ces démonstrations si palpables qu'elle interdit toute réplique un peu sensée. »
Et le chanoine de compléter l'étude de l'abbé Blanchard en se penchant, pour son compte, sur le texte de Saint-Jean. Écartant digressions et commentaires partisans nous ne retiendrons que l'essentiel de ses cogitations :
« “Alors je vis monter de la mer une bête”, dit l'apôtre. Napoléan n'est-il pas venu de Corse en France ? “Une bête qui avait sept têtes”. Ne trouve t-on pas ces sept têtes dans les individus qui composent la famille impériale ? Joseph, Louis, Élise, Marie-Paulette, Annonciade-Caroline, Jérôme, Lucien. “Et dix cornes, et sur ces dix cornes, dix diadèmes”. Comptons les différentes couronnes escroquées ou nouvellement créées. Ne trouve-t-on pas les dix diadèmes ? Louis, roi de Hollande ; Jérôme, roi de Westphalie ; Joseph, roi des Espagnes ; Murat, roi de Naples ; Maximien, roi de Bavière ; Frédéric-Auguste, roi de Saxe ; Charles-Frédéric, roi de Wurtemberg ; Eugène Beauharnais, vice-roi d'Italie. »
En voici assurément huit. Récusables sont les deux derniers qu'évoque le chanoine : Soult, qui ne fut jamais roi de Portugal (même s'il en rêva sans doute) et Berthier, qui ne fut pas roi de Suisse mais prince de Neufchâtel.