Introduction à la psychopathologie du jeune Bonaparte

Auteur(s) : MOSNIER Dr Robert
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 » Vous ressemblez à un chat botté « , s'esclaffe en riant la jeune Laure Permon, future Madame Junot, duchesse d'Abrantès, en contemplant le jeune sous-lieutenant Buonaparte frais émoulu de l'École Militaire.  » Taisez-vous, vous n'êtes qu'une petite pensionnaire « , répond dépité le futur conquérant de l'Europe. Le lendemain, il reviendra, surmontant sa susceptibilité avec une jolie édition des Contes de Perrault qu'il offrira à la jeune fille…
     On a beaucoup écrit sur le génie de l'Empereur, ses dons de visionnaire, ses prémonitions, plus encore sur sa personnalité où, selon les auteurs, l'on insiste sur les traits hystéro-paranoïaques, séduction, provocation, une certaine mégalomanie ou le caractère phobique de fuite en avant qui entraîne l'irréparable et la chute.
     On s'est peu intéressé à son enfance, à son adolescence à Brienne et jusqu'à Paris, les multiples abandons et vexations qui compromettent l'avenir d'un homme fût-il  » cet argile  » qui domina le monde. Partons à la découverte de ces abandons.

      » Comediante – Tragediante « … Devant le pape Pie VII impassible, Napoléon alterne menaces, sarcasmes, caresses séductrices mais le souverain Pontife demeure de marbre et ne se laisse pas fléchir sous les imprécations.
     Les contemporains de l'Empereur insistent sur la fascination qu'il exerçait sur ses proches. Il glaçait par son seul regard ou ravissait par un charme voulu, mais il ne laissait personne indifférent. Cette volonté de persuasion doublée d'un instinct de domination, d'une intolérance à la frustration repose sur les multiples abandons ; absences, séparations, rejets qui parsèment son enfance et le poursuivirent au cours de l'adolescence.
     Letizia Ramolino, sa mère, vit sa grossesse dans des conditions périlleuses. L'armée de Paoli vaincue par les troupes françaises, elle accompagne son mari, traverse torrents, ravines escarpés, gagne enfin Ajaccio où le 15 août, de retour de la messe, elle accouche du futur empereur.
     Aux Tuileries, Napoléon fuira devant les colères de Madame Mère qui ose s'opposer à son fils, se trouve à Rome le jour du sacre auprès de Lucien exilé. L'affection profonde, doublée d'admiration réciproque ne saurait s'exprimer tant leurs personnalités sont fortes. Cette jeune femme aux multiples grossesses, au port altier conservant une beauté naturelle doit élever seule une nombreuse famille… elle faisait preuve de lucidité et de prévoyance, on la disait économe, elle était parcimonieuse.
     Elle gardait une autorité sur sa tribu parvenue à l'âge adulte et ses sentences étaient suivies d'effet. Elle était avant tout mère et ce côté phobique de vouloir maintenir ses enfants sous son obédience témoigne d'une crainte envers l'avenir et d'un besoin de réassurance. Après l'épopée elle incarne la mémoire et la défense de la dynastie.
     Charles Bonaparte, homme volage mais brillant, séducteur, a un besoin de considération. Sans fortune, il cherche à placer ses enfants, rêve à un imaginaire et travestit la réalité.
     Napoléon hérite de sa mère cette autorité doublée hélas d'autoritarisme. Cette volonté de fer et un certain penchant pour l'économie domestique. De son père, le charme, le rêve éveillé, celui d'Alexandre, de César et du Nouveau Monde.
     La Corse à peine pacifiée, les Bonaparte rejoignent le parti français. En 1771, le jeune Napoléon, âgé de moins de deux ans, est baptisé en même temps qu'une soeur cadette qui ne survivra pas ; premier abandon, même si la mort est naturelle. Quel impact ! Cet événement dans l'esprit de ses parents fut rapporté sur l'enfant. Il grandit et son caractère se révèle audacieux, colérique mais solitaire, il se réfugie dans une grotte où il aime regarder les flots qui se brisent sur les rochers… Dans la maison d'Ajaccio, le voisinage n'est pas toujours amène. Madame Bonaparte n'a-t-elle pas reçu par inadvertance le contenu d'un pot de chambre vidé du second étage ? Querelles, brouilles mais surtout manque d'argent, père souvent absent remplacé par un oncle chanoine et fortuné marquent les premières années de ce jeune garçon enivré de liberté et des senteurs et parfums de son île natale… Il n'a pas dix ans lorsqu'il est arraché à la sollicitude de sa famille, gagne Autun puis Brienne où son père lui a trouvé une place de boursier.
     Que pense cet enfant soumis à une règle stricte, à un climat sévère et à l'absence ? Il subit moqueries, quolibets, son allure et son accent lui valent le surnom de  » La Paille au nez « . L'épisode de la bataille de boules de neige où il assure le commandement est-il authentique ? Ce que l'on sait, c'est son isolement, un certain degré de méfiance et une fuite en avant dans l'étude et la lecture. Il ne vit son père que trois fois et les vacances chez des étrangers renforcent cet état d'enfermement.
     L'abandon lorsqu'il peut être dépassé expose à trois voies : le lâcher prise puis laisser aller qui conduit à la dépression ; le déplacement, la fuite, l'évitement de certaines situations qui engendrent conduites phobiques ; ou le sentiment de méfiance compliqué d'envie voire de jalousie qui amène à la toute-puissance et la persécution.
     Napoléon fuit dans l'étude et le rêve, il croit à son étoile, sa destinée sera sa revanche… Il n'en demeure pas moins méfiant. Séduction et provocation seront là pour en témoigner. Sur le trajet de l'île d'Elbe, en Provence, il emprunte la livrée d'un commissaire pour échapper à la vindicte de la foule.  » Je ne crains pas la mort mais ne peux supporter pareille humiliation « . Rappelons-nous la paralysie de cet homme d'action devant les cris de ces avocats du Directoire au soir du dix-huit Brumaire. Lucien sauve la situation en entraînant les grenadiers de Murat. Et la dépression…, qui rend aboulique ou cherche la mort. À Waterloo, il veut se jeter dans la mêlée. À Fontainebleau, il absorbe du poison et l'état de choc suscité par les vomissements lui redonne courage et foi. À Paris, pressé par les faubourgs et l'armée, il paraît indifférent… et laisse Fouché et Talleyrand agir.
     Cette séparation précoce de son espace et de son temps sera cependant suivi d'un retour et d'une espérance. Jeune lieutenant en garnison à Auxonne puis à Valence, il sollicite des congés pour s'occuper des affaires de famille non pour revoir la Corse où, semble-t-il, il a un rôle à jouer. Les idées nouvelles, la révolution débutante, ayant acquis la pensée jacobine, il va rallier Paoli, tenter un débarquement malheureux en Sardaigne. Son baptême du feu. Il fuit lorsque trahissant la Convention Paoli se rend aux Anglais.
     Quelques mois plus tard le capitaine d'artillerie Bonaparte chasse ces mêmes Anglais de Toulon. Il reviendra furtivement en Corse lors du retour d'Égypte, transformera la maison, berceau de sa famille, puis Premier Consul et Empereur, se désintéressera quelque peu de son île, l'ambition se déplaçant vers l'Europe.
     À Sainte-Hélène, l'espace réduit incite à la mélancolie dépassée par la légende, formidable oeuvre à construire.
     Il existe en chacun de nous trois types d'angoisse : l'angoisse des castrations repose sur le mérite ou le non mérite, l'angoisse d'abandon aux deux versants abandonner ou être abandonné, l'angoisse existentielle de nature philosophique qui consiste à trouver un sens à notre vie et nous renvoie à la question de notre espace-temps vécu et appliqué au réel.
     De petite taille, malingre, sec, nerveux au tempérament bilieux, Napoléon cherche dans l'étude et le travail à mériter son nom. Une de ses plus grandes satisfactions fut son élection en 1797 à l'Institut. Hommes de science mais aussi idéologues furent les compagnons de sa jeunesse. Épris du romantisme d'un Rousseau, il s'en défit et comprit vite les dangers de ces théoriciens d'une raison qui confine à l'absurde.
     Militaires ou civils, il comble d'honneurs ceux qui savent le servir et à travers lui la nation, toute entière.
     S'il feint de reculer, il n'abandonne jamais, étonne par sa constance mais il demeure méfiant et développe des traits obsessionnels. Il veut tout savoir, tout connaître, ne sait déléguer. Il réprimande ses frères et soeurs qui pour lui ne sont que des super-préfets et non des rois de droit divin. Il assujettit à son étoile et elle ne peut que pâlir avant de s'obscurcir dans cette toute-puissance mégalomaniaque.  » Qui trop embrasse mal étreint « .
      » Ma vie est un roman « , déclare-t-il à Sainte-Hélène. Sa trajectoire, son élan vital brisé, il tend à prévoir l'union de l'Europe, il pressent la destinée de l'Amérique, il élabore et développe une pensée pour le bien et la paix des peuples que la coalition des rois ne lui a pas permis de mettre en oeuvre. Son génie éclate lorsque son espace se rétrécit et que la vie n'est plus que nostalgie et pensée.
     Homme de théâtre sur une scène et un auditoire trop petits pour son époque, sans son enfance et ses drames, son génie se serait-il révélé ?

R.M.
 
Le docteur Robert Mosnier, délégué du SN de Midi-Pyrénées, est docteur en médecine et en psychiatrie.
Il préside le festival annuel Henri IV et Villemur.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
433
Numéro de page :
3-5
Mois de publication :
fév.-mars
Année de publication :
2001
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