« Jours de fête » aux Invalides

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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L'hôtel des Invalides est un haut lieu napoléonien, et pas seulement parce que l'Empereur a beaucoup fait pour rendre à l'institution son rôle et son prestige ou que s'y trouve son tombeau. Tout au long du règne, ces lieux monumentaux et commodément construits au coeur de Paris ont été utilisés pour marquer les temps forts du régime. Au début de son gouvernement, Napoléon en fit par exemple le théâtre principal des grandes cérémonies et commémorations, d'abord républicaines puis « spécifiquement» napoléoniennes.

L'hôtel des Invalides est un haut lieu napoléonien, et pas seulement parce que l'Empereur a beaucoup fait pour rendre à l'institution son rôle et son prestige ou que s'y trouve son tombeau. Tout au long du règne, ces lieux monumentaux et commodément construits au coeur de Paris ont été utilisés pour marquer les temps forts du régime. Au début de son gouvernement, Napoléon en fit par exemple le théâtre principal des grandes cérémonies et commémorations, d'abord républicaines puis « spécifiquement» napoléoniennes.

Un lieu exceptionnel

Même à l'époque où Paris n'était ni aussi étendue ni aussi densément peuplée qu'aujourd'hui, l'hôtel des Invalides était un lieu exceptionnel par son emplacement, sa superficie, sa majesté et le symbole d'union entre la nation et son armée qu'il représentait. C'est d'ici que furent scandés les succès et les grands moments du régime napoléonien, par le « canon des Invalides » qui apprit aux Parisiens les victoires militaires, les entrées solennelles des souverains dans la capitale ou, en 1811, la naissance du roi de Rome. Sous le Consulat et au début de l'Empire, l'hôtel fut même le lieu de prédilection de Napoléon pour l'organisation de cérémonies solennelles.
Longtemps délaissés par les révolutionnaires, les Invalides étaient revenus à la mode au début du Directoire et, déjà, Bonaparte n'y était pas étranger. En effet, lorsqu'il fut nommé commandant en chef de l'armée de l'Intérieur, après le 13 vendémiaire, il avait dans son périmètre de compétences la « Maison nationale des militaires Invalides » dont il commença la réorganisation en lui rendant notamment son caractère militaire. Les premiers travaux de remise en état de l'église furent également entrepris à cette époque. L'église ? On devrait dire le « Temple de Mars », puisque c'est sous ce nom que la chapelle des soldats et la chapelle royale avait été rebaptisées en 1793, déchristianisation révolutionnaire oblige.
Une fois au pouvoir, Bonaparte reprit le dossier de fond en comble, réformant l'institution d'aide aux soldats estropiés et décrétant un grand programme de travaux et d'embellissement. Dès lors, le lieu fut jugé digne d'accueillir avec encore plus de faste qu'auparavant des cérémonies nationales célébrant « le lien armée-nation », comme on ne disait pas encore à l'époque.
Si on laisse de côté le transfert des Cendres des grands militaires, sujet qui a déjà été abordé dans cette revue (1), les principales solennités auxquelles Napoléon participa en personne furent celles marquant son retour de la campagne d'Italie à l'occasion de la « fête de la Concorde » du 14 juillet 1800, la célébration de l'anniversaire de la République, les 22 et 23 septembre 1800, du serment des légionnaires et de la première remise des étoiles de la Légion d'honneur, le 15 juillet 1804, et du Te deum marquant l'avènement et l'anniversaire de Napoléon Ier, le 15 août suivant. Ajoutons qu'il fut même envisagé d'organiser le Sacre aux Invalides… ce qui, on le sait, ne se fit pas.

Les dernières cérémonies républicaines

Deux grandes dates étaient célébrées en France depuis le début de la Révolution : le 14 juillet, en souvenir de la Fête de la Fédération de 1790, un an après la prise de la Bastille, et le 22 septembre, jour anniversaire de la proclamation de la République, en 1792. Aucun régime n'avait manqué ces occasions. Sous le Directoire, on avait commencé à utiliser les Invalides pour commencer ces « journées » solennelles : les directeurs s'y arrêtaient avant de poursuivre leur route vers le Champ de- Mars tout proche. Le Premier Consul Bonaparte se plia à cette tradition, du moins pour la première année de son gouvernement, après quoi on se contenta de festivités plutôt que de cérémonies (2).
Celle organisée aux Invalides, le 14 juillet 1800 (25 messidor an VIII), s'inscrivait dans les célébrations plus larges de ce qu'on appelait la « fête de la Concorde ». Le matin, place Vendôme, en présence des consuls, le ministre de l'Intérieur Lucien Bonaparte avait procédé à la pose de la première pierre d'une colonne rendant hommage aux morts pour la patrie pendant la campagne d'Italie. Un cortège s'était ensuite formé pour gagner les Invalides au milieu de rues « inondées d'un peuple innombrable accouru de toutes parts » (3) . Les consuls pénétrèrent les premiers dans le Temple de Mars dont on avait confié la décoration à l'architecte Chalgrin, qui allait par la suite être le « spécialiste » des décorations éphémères de l'Hôtel des Invalides. Trois cent vingt musiciens accompagnèrent la cérémonie, qui était évidemment laïque, jouant notamment le Chant du 25 messidor composé par Méhul sur des paroles de Fontanes et interprété par Mme Grassini et le ténor Bianchi. L'oeuvre rappelait notamment la mort de Desaix à la bataille de Marengo : « Tu meurs, brave Desaix ! Tu meurs ! Ah ! Peux-tu croire que l'éclat de ton nom s'éteigne avec les jours ? L'arabe en ses déserts s'entretient de ta gloire ; et ses fils à leurs fils le rediront toujours » (4). Après un vibrant discours du ministre de l'Intérieur, les consuls se déplacèrent jusqu'à la cour d'honneur où ils passèrent les pensionnaires en revue : la tradition voulait qu'aucune autre troupe que celle-ci ne soit autorisée à rendre les honneurs dans l'enceinte. Napoléon remit ensuite des médailles commémoratives à plusieurs invalides : la Convention ayant décrété la suppression des décorations, c'était pour l'heure la seule qu'il était possible de leur remettre (5). Puis, entouré des plus valides des Invalides, il se rendit au Champ-de- Mars où il reçut les drapeaux pris à l'ennemi en Italie et en Allemagne. Il les confia ensuite aux pensionnaires pour qu'ils rejoignent le Dôme. La journée s'acheva par des jeux et des fêtes populaires sur le Champ-de-Mars. À dix heures du soir, un grand feu d'artifice fut tiré du pont de la Concorde.
Deux mois plus tard, l'hôtel des Invalides fut le théâtre de deux nouvelles cérémonies : le 22 septembre eut lieu le transfert des restes de Turenne dans le Temple de Mars (6) et le lendemain une cérémonie pour l'anniversaire de la fondation de la République. Cette fois, on entendit deux discours : celui – interminable – de l'inévitable Lucien Bonaparte fut en effet précédé d'une intervention plus brève et plus sobre du ministre de la Guerre, Carnot. Un orchestre moins important qu'au 14 juillet joua le Chant du premier vendémiaire an IX, musique de Lesueur et paroles d'Esménard. Puis un cortège se forma pour rejoindre le Champ-de-Mars où fut solennellement proclamé le nom des départements ayant le mieux acquitté leurs contributions : les Vosges furent louées pour avoir été le meilleur contributeur avec en prime le baptême de la « place des Vosges », ci-devant Royale, au coeur du vieux Paris. Des jeux, courses de chars, illuminations et le traditionnel feu d'artifice terminèrent ces deux journées consacrées à la fête de la République.
Pendant les années qui suivirent, les fêtes républicaines, sans être totalement abandonnées, ne furent plus célébrées avec la même pompe. Le Temple de Mars ne connut plus en tout cas de grande journée en présence du chef de l'État. On se contenta d'inaugurations, de visites au salon des produits de l'industrie, de réceptions officielles, sans supprimer les réjouissances populaires comme, en 1801, des joutes sur la Seine et des concours de natation. Petit à petit, au nom de la fusion nationale mais aussi pour préparer les esprits à la montée en puissance du pouvoir de Bonaparte, les  Invalides ne redevinrent le lieu des pompes nationales qu'au moment de la proclamation de l'Empire.

La remise des premières étoiles de la Légion d’honneur

L'Empire avait été proclamé le 18 mai 1804. La nouvelle monarchie devait montrer son lustre sans renier les traditions révolutionnaires. La remise des étoiles de la Légion d'honneur fut l'événement choisi pour faire vivre une de ses « grandes heures » (7) à l'hôtel des Invalides.
Jusqu'alors, il n'y avait pas d'insigne pour les légionnaires. La loi du 11 juillet 1804 combla ce vide et, quatre jours plus tard, le 15 juillet, Paris s'éveilla au son du canon, signal de la mise en place de la grande cérémonie de remise des premières étoiles, prévue dans l'église du Dôme. Celle-ci était le même jour rendue au culte, avec, si l'on ose dire, la bénédiction du Saint-Siège, la messe devant être célébrée par le cardinal Caprara, légat du pape,… qui allait en même temps être nommé dans la Légion d'honneur.
À neuf heures, un défilé militaire eut lieu au Carrousel avant que la Garde impériale ne prenne position sur la route que devaient emprunter l'Empereur et l'Impératrice, au sein de deux cortèges différents : Tuileries, Concorde, quai Bonaparte (quai d'Orsay) et allée centrale de l'esplanade. Le cortège de Napoléon, qui montait un cheval blanc, était composé de toute la Garde à cheval et de voitures transportant les colonels généraux, les maréchaux, le gouverneur militaire de Paris, les grands dignitaires, les princes et enfin l'Empereur lui-même suivi d'une nouvelle cohorte de soldats et d'officiers. Sur l'esplanade des Invalides, un bataillon de chasseurs à pied de la Garde était rangé en bataille. Le gouverneur Sérurier aurait dû accueillir l'Empereur devant la grande grille et lui offrir les clefs de l'hôtel. La rapidité de la marche du cortège impérial empêcha cette partie de la cérémonie et, avec son impatience coutumière, Napoléon entra directement dans l'enceinte puis la cour d'honneur entre les invalides qui faisaient la haie, pour se retrouver dans l'église des Soldats.
C'est dans cette première enceinte, et non sous le Dôme, qu'eut lieu la cérémonie. Le trône avait été dressé au pied de l'autel actuel. Environ deux mille personnes avaient pris place dans l'église et ses tribunes.
Compte tenu des dimensions du lieu, on devait y être bien serré. La cérémonie commença par une messe dite par Mgr Caprara. On joua ensuite un Te Deum composé pour l'occasion par Pierre Desvignes, maître de chapelle de Notre-Dame (8). Le même compositeur fit donner ensuite une Cantate en l'honneur de Napoléon Ier pour quatre voix et orchestre. Pendant l'exécution du Te Deum, l'Empereur remit l'insigne de la Légion d'honneur à plusieurs centaines de récipiendaires. Les comptes rendus des journaux affirment que 1 800 légionnaires furent ainsi dotés de leur insigne, directement par Napoléon. Ce chiffre apparaît peu probable : il aurait fallu des heures pour que l'Empereur procède personnellement à chaque remise (9).

Le sacre de Napoléon aux Invalides ?

Dès le 18 mai 1804, Napoléon fut Empereur des Français, le plébiscite convoqué pour l'été ne devant entériner que le caractère héréditaire de la nouvelle monarchie. Mais dès l'origine, il fut question d'organiser une grande cérémonie au cours de laquelle le souverain prêterait solennellement son serment constitutionnel.
Le 12 juin 1804, Napoléon demanda au Conseil d'État de réfléchir sur la meilleure manière de procéder. Lui-même engagea le débat en faisant mine de proposer que la cérémonie n'ait pas lieu à Paris, façon de punir cette ville de son agitation lors du procès Moreau. On murmurait (ou du moins, l'Empereur laissait murmurer) que le gouvernement allait s'installer à Lyon, ville plus centrale, pour permettre au chef de l'État d'exercer ses compétences de président de la République italienne. La Gazette de France du 28 septembre 1804 allait même publier un article allant dans ce sens dont on attribue généralement la paternité à Napoléon lui-même. Non signé, il commençait par ces mots : « J'ai cherché les causes qui ont pu déterminer Constantin à fonder une nouvelle capitale » (10). Finalement, l'idée lyonnaise fit long feu.
Le vrai débat sur la façon de célébrer l'avènement de l'Empire et de recevoir le serment commença lorsqu'on s'interrogea sur le type de cérémonie qu'il conviendrait d'organiser. Même si les preuves documentaires manquent, il paraît certain que, dès l'origine, Napoléon voulait un couronnement, reprise du sacre royal. Ce choix impliquait un lieu de culte et une présence religieuse pour procéder aux bénédictions d'usage. Devant le Conseil d'État, le grand maître des successeur de Charlemagne ne pouvait être sacré ailleurs qu'à Aix-la-Chapelle. Le sage Portalis fit alors remarquer que, de toute façon, qu'on choisisse Rome, Aix ou Orléans, il faudrait bien revenir à Paris après la cérémonie. Lorsque le projet fut mis aux voix, c'est bien sûr Paris qui l'emporta. Le débat n'était pas clos pour autant puisqu'il restait à définir le lieu et le style de la cérémonie. Regnaud de Saint- Jean d'Angély proposa une manifestation au Champ-de-Mars lors de laquelle aurait lieu la prestation de serment. Cette nouvelle « Fête de la Fédération » permettrait de célébrer en foule le contrat passé entre la nation et son nouveau souverain. Le Conseil d'État vota en ce sens. On en resta là pendant deux semaines.
Le 26 juin, la discussion reprit. Napoléon attaqua immédiatement la solution du Champ-de-Mars, déclarant notamment : « Nous ne sommes plus au temps où le peuple gouvernait le roi. Il ne faut plus qu'il se mêle de politique » (11). Il ne voulait pas que la famille impériale soit ridiculisée en cas de mauvais temps : « Se représente t-on l'effet que produiraient l'Empereur et sa famille exposés, dans leurs habits impériaux, à l'injure du temps, à la boue, à la poussière ou à la pluie ? Quel sujet de plaisanterie pour les Parisiens qui aiment à tourner tout en ridicule […]. Du sublime au ridicule, il n'y a qu'un pas ». Les conseillers d'État avaient compris que leur maître ne voulait pas d'un remake impérial de la Fédération. On admit donc que, pour des raisons météorologiques en quelque sorte, la cérémonie devait se tenir dans un édifice fermé. Restait à choisir lequel.
Dans un ultime combat de retardement contre la volonté jugée trop monarchique de l'Empereur, on évoqua d'abord l'église Saint-Louis des Invalides. Le Conseil d'État adopta cette solution qui permettait de repousser l'utilisation de Notre-Dame qui, évidemment, était dans l'esprit de tous. Napoléon prit les choses en mains. Il jugea « futiles » les critiques adressées à la grande cathédrale qui, certes, avait été successivement temple de la Raison, temple de l'Étre Suprême et principal lieu de culte des Théophilanthropes, mais avait été rendue aux catholiques depuis avril 1802, époque où un Te Deum avait été chanté pour la proclamation du Concordat et de la paix d'Amiens. Les conseillers finirent par s'incliner. Le Sacre aurait bien lieu à Notre-Dame, église métropolitaine de Paris. On évoqua la date du 18 brumaire an XIII (9 novembre 1804) pour la cérémonie. Cela ne dérangeait guère les conseillers qui étaient tous, par définition, des bénéficiaires du coup d'État. En revanche, Napoléon leur avait posé une question qui les plongeait encore davantage dans l'embarras : « Convient-il d'appeler le pape ? ». La suite est une autre histoire, qui s'acheva le 2 décembre 1804, à Notre-Dame et en présence de Pie VII. Relevons toutefois qu'un décret fixant aux Invalides la cérémonie du Sacre, suivie d'une prestation de serment au Champ-de- Mars, fut tout de même préparé en juillet 1804, sans doute pour donner le change, car Notre-Dame était déjà le lieu choisi (12).

L’épée de Frédéric

Dans un rapport de janvier 1800, sur le devenir des Invalides, Lucien Bonaparte avait écrit : « Le gouvernement a désiré que les arts concourussent à décorer l'asile que la reconnaissance nationale a consacré aux défenseurs de la patrie blessés dans les combats ou vieillis sous les drapeaux ; il a voulu que les plus beaux trophées y fussent étalés avec pompe, et pussent encore réjouir les yeux des braves qui les ont conquis » (13). Ainsi fut fait.
Avant la Révolution, les trophées pris à l'ennemi lors des campagnes étaient généralement déposés à Notre-Dame (14). En 1793, on décida que ce serait au « Temple de Mars », tradition que Napoléon maintint en l'état sous le Consulat avant de l'amender sous l'Empire.
C'est ainsi que le 9 février 1800, près d'une centaine de drapeaux pris par l'armée d'Orient furent présentés au ministre de la Guerre Carnot et déposés dans le Temple, le jour même où était prononcé l'éloge funèbre de George Washington. L'église avait été spécialement décorée, une statue de Mars au repos trônant à l'emplacement du maître autel, les drapeaux pris à Denain, à Fontenoy et pendant la Première campagne d'Italie étant suspendus aux voûtes. Entouré de deux invalides centenaires (ils étaient donc nés sous Louis XIV et avaient fait la guerre de Sept ans), Carnot s'adressa ainsi aux pensionnaires : « Que la vue de ces drapeaux vous réjouisse et vous console, vous guerriers, dont les corps, glorieusement mutilés dans les champs de l'honneur, ne permettent plus à votre courage que des voeux et des souvenirs ». Désormais, « le Premier consul veill[ait] sur les enfants de la gloire » (15) .
Par la suite, tous les trophées ne furent pas déposés aux Invalides, même si l'hôtel en reçut près de mille cinq cents tout au long du règne. Napoléon les partagea entre les grandes institutions, voire continua à en donner une partie à Notre-Dame. Le Corps législatif en reçut ainsi cent dix et le Sénat cinquante-quatre. La cérémonie de remise des trophées la plus fameuse eut lieu le 17 mai 1807. En présence de l'archichancelier Cambacérès et de l'architrésorier Lebrun, deux cent quatre-vingts drapeaux et étendards, l'épée et les décorations de Frédéric le Grand pris ou saisis pendant la campagne de Prusse furent confiés à la garde des Invalides.
Une fois de plus, Paris avait été mobilisée. Au son du canon, le peu martial Cambacérès présidait à cette journée. Il quitta les Tuileries au sein d'un cortège chamarré, son carrosse suivant « un char triomphal magnifiquement décoré » (16) portant les drapeaux. Le maréchal Moncey suivait à cheval, portant l'épée et les décorations de Frédéric.
L'église du Dôme avait été richement décorée elle aussi, les pensionnaires présentaient les armes ou rendaient les honneurs.
Sérurier salua Cambacérès à la grille : l'archichancelier savait mieux que l'Empereur respecter les horaires. Les trophées furent confiés à des invalides qui les portèrent à l'église du Dôme où une tribune devait les accueillir. Cambacérès et Lebrun occupaient deux fauteuils au pied des marches du trône qui resta évidemment vide puisque seul l'Empereur pouvait l'occuper. Les travées étaient peuplées de dignitaires, d'officiers, d'invalides et de membres de la Légion d'honneur. Cartel, professeur au Conservatoire, avait composé pour l'occasion un Chant triomphal. Fontanes, président du Corps législatif, prononça un discours au cours duquel, s'adressant aux invalides, il évoqua la défaite de Soubise à Rossbach, le 5 novembre 1757 : « Quelques-uns de ces braves vétérans qui m'écoutent ont peut-être vu cette fatale journée où le talent des généraux n'a pas secondé la valeur des soldats. Ils se consoleront de leur défaite, en attachant l'épée de leur vainqueur aux voûtes de ce temple ». Quelques mois plus tôt, Napoléon avait ordonné que la colonne commémorant la défaite française soit retirée de l'ancien champ de bataille. Après ces mots, Cambacérès remit l'épée à Sérurier et lui présenta les drapeaux : « L'intention de Sa Majesté est qu'ils demeurent sous la garde des braves que vous commandez […]. Ceux qui désormais visiteront cette enceinte, reconnaîtront […] une nouvelle preuve de la bienveillance [de S. M.] pour ses vieux soldats, et son estime particulière pour leur digne chef ». Sérurier remercia et fit jurer aux pensionnaires « de garder fidèlement le trésor que Sa Majesté nous confie », ajoutant un compliment d'usage à l'attention de Cambacérès : « Après l'honneur d'en être dépositaire, rien ne pouvait être plus précieux pour nous que de le recevoir des mains de Votre Altesse ».
Ces morceaux de gloire allaient partir en fumée dans la nuit du 30 au 31 mars 1814. Alors qu'était proche la capitulation de Paris, Sérurier ordonna de les brûler dans la cour d'honneur ce qui, écrivit-il à Clarke, était « conforme aux lois de la guerre ». Au même moment, les administrateurs du Luxembourg et du Palais-Bourbon, moins affolés, cachaient les drapeaux déposés au Sénat et au Corps législatif dans les caves… ce qui allait permettre plus tard d'en décorer l'église des soldats (17) . On ignore pourquoi le gouverneur des Invalides préféra l'autodafé.
Toujours est-il que les mille cinq cents drapeaux, étendards et trophées divers furent détruits. On plaça les cendres dans des sacs que l'on jeta à la Seine. Un an plus tard, un ingénieur du nom de Gaillard parvint à repêcher quelques piques de drapeaux autrichiens (18). Il les remit apparemment au gouvernement puisque, le 30 mars 1829, Charles X en personne les rendit aux Invalides, dont le gouverneur était alors Latour-Maubourg. Ils réapparurent en 1863, pour une exposition sous le Dôme puis furent longtemps montrés aux visiteurs du musée de l'Armée « dans deux petites vitrines placées dans le vestibule d'entrée, au rez-de-chaussée de l'aile de l'Orient » (19). Ils sont toujours conservés au musée mais ne figureront pas dans les nouvelles salles napoléoniennes rouvertes au public depuis mai 2009.

Encadré : Quelle épée aux Invalides ?

L'épée saisie à Berlin en 1806 n'était peut-être pas celle de Frédéric le Grand, les Prussiens ayant semble-t-il réussi à l'évacuer avant l'entrée des Français. Napoléon aurait confisqué une « épée de remplacement » ayant appartenu à un officier. Elle fut ramenée à Paris, déposée solennellement aux Invalides et jetée au feu, après avoir été brisée, le 30 mars 1814. Ses restes ne figurent pas dans la liste des débris repêchés dans la Seine et redéposés aux Invalides sur ordre de Charles X, en 1829. L'année suivante, dans un rapport officiel, le maréchal Jourdan conclut que l'arme et les décorations du vainqueur de Rossbach avaient été détruits et leurs restes perdus.
Le musée de l'Armée possède aujourd'hui dans ses collections une « épée de Frédéric le Grand ». Nous avons interrogé les conservateurs de l'établissement sur ce point. Dans la réponse qu'ils ont eu l'obligeance de nous faire, ils expliquent que cette épée provient des collections cédées à l'État par la Famille impériale qui avait alors spécifiée qu'elle devait rejoindre les Invalides… mais sans préciser pourquoi. La volonté du prince Napoléon fut respectée par une mise en dépôt du Louvre, datée du 9 décembre 1981. Cette épée n'est très probablement pas celle saisie à Berlin en 1806. D'où vient-elle ? A-t-elle bien appartenu au roi de Prusse ? Nul ne peut le dire. En d'autres termes, faute de preuve documentaire fiable, il ne s'agit probablement pas d'une épée ayant appartenu à Frédéric le Grand.
 

Notes

(1) Céline Gautier, “Napoléon et les Invalides, panthéon des gloires militaires”, RSN, n°462, pp. 41-60.
(2) Sous l'Empire, les jours fériés sont : le 1er janvier (même avant le rétablissement du calendrier grégorien), Pâques, l'Ascension, la Pentecôte, le 15 août, la Toussaint et Noël. Les jours fériés commémorant les événement révolutionnaires (14 juillet, 22 septembre, 21 janvier) ont progressivement disparu sous le Consulat. Le 15 août devient fête officielle à compter d'un décret du 19 juin 1806. On fête ce jour-là tout à la fois saint Napoléon, l'Assomption de la Vierge et le souvenir de « l'époque » où a été signé le Concordat. Une autre fête liée aux événements du règne prend place dans le calendrier à partir de 1806 : l'anniversaire du couronnement et de la bataille d'Austerlitz (2 décembre). Si elle donne lieu à des cérémonies publiques, elle n'est pas à proprement parler fériée puisqu'elle est fixée au premier dimanche suivant le 2 décembre.
(3) Le Moniteur universel, 28 messidor an VIII [17 juillet 1800].
(4) Le texte intégral du chant figure au Moniteur du 27 messidor an VIII [16 juillet 1800].
(5) Signalons toutefois que la pratique de remettre des armes d'honneur avait déjà été développée par Bonaparte pendant la Première campagne d'Italie et pendant l'expédition d'Égypte. Elle allait être systématisée et règlementée par un décret de décembre 1800.
(6) Voir Céline Gautier, “Le transfert de Turenne. Une cérémonie consulaire. 22 septembre 1800”, Napoléon 1er, le magazine du Consulat et de l'Empire, novembre 2006, n°41, pp. 56-59.
(7) Pour reprendre le titre de l'ouvrage d'Anne Muratori-Philip, Les Grandes Heures des Invalides, Perrin, 1989.
(8) Sur la foi de ce que publia le Moniteur, on a souvent écrit que le Te Deum était de Lesueur. Voir la rectification documentée de André Decroix, “La première remise des insignes de la Légion d'honneur en Saint-Louis des Invalides”, La revue de l'ACMN, 2002, n°43, pp. 37-44.
(9) Le capitaine Coignet a donné de cette cérémonie, au cours de laquelle il reçut son étoile, un récit truffé des erreurs et naïvetés habituelles de ses célèbres Cahiers.
(10) J. Tulard, Napoléon Bonaparte. Œuvres littéraires et écrits militaires, Paris, Bibliothèque des Introuvables, 2001, t. III, p. 77.
(11) Ces débats figurent dans A. Marquiset, Napoléon sténographié au Conseil d'État, Paris, Honoré Champion, 1913, pp. 29 et suivantesK.
(12) Sur ces péripéties, renvoyons à D. Chanteranne, Le Sacre de Napoléon, Tallandier, 2004 ; T. Lentz (dir.), Le Sacre de Napoléon, Nouveau Monde éditions, 2003.
(13) Le rapport a été publié au Bulletin des Lois (2e série, Bulletin n°342).
(14) Quelques trophées et de nombreux portraits déposés aux Invalides par les rois furent brûlés au début de la Convention.
(15) Mémoires de Bourrienne, Ladvocat, 1829, t. IV, p. 51.
(16) Le Moniteur universel, 18 mai 1807.
(17) Livrés dans la journée aux Invalides, les trophées qui avaient été déposés à Notre- Dame furent eux-aussi jetés dans les flammes.
(18) La légende selon laquelle les débris de l'épée de Frédéric furent récupérés et secrètement scellés dans les murs de la cour d'honneur des Invalides est belle… mais assez farfelue.
(19) Général Niox, Napoléon et les Invalides, Librairie Charles Delagrave, 1911, pp. 45- 46 ; colonel Dugué Mac Carthy, “Les trophées de l'église Saint-Louis des Invalides : nouvelle présentation”, Revue de la Société des Amis du musée de l'Armée, 1966, n°870, pp. 45-50.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
481
Mois de publication :
Octobre-décembre
Année de publication :
2009
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