La correspondance d’Alfred Maury, directeur général des Archives sous le Second Empire : extraits

Auteur(s) : BEAUVERGER baron de
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C'est en classe de philosophie au Lycée Condorcet que j'ai entendu prononcer pour la première fois le nom d'Alfred Maury. Notre professeur, nous parlant des théories du rêve, évoquait les expériences auxquelles ce savant avait procédé au XIXe siècle, en collaboration avec son épouse. Un jour, ou plutôt une nuit, de grand vent, celle-ci avait ouvert la fenêtre et craqué sous le nez du dormeur une allumette soufrée ; le réveillant quelques instants après, elle l'avait interrogé ; il avait eu le temps de rêver qu'il naviguait sur un bateau brusquement secoué par la tempête et que la SainteBarbe venait de sauter.
Comme je racontais cette histoire à la table familiale, mon père me dit avoir bien connu le personnage, ami intime de mon grand-père ; lui-même avait joué comme enfant dans le jardin de l'hôtel des Archives dont Alfred Maury était alors le Directeur général.
Plus tard, j'ai trouvé dans nos archives une liasse de lettres adressées par Alfred Maury à mon grand-père Edmond de Beauverger.
La première date du 22 septembre 1827 : « Voilà déjà cinq ans (c'est tout juste la moitié de ma vie) que nous nous sommes vus et, depuis ce temps, combien de fois j'ai pensé à toi ». Le jeune Maury avait donc dix ans, un an de plus que son correspondant.
Les lettres, toujours chaleureuses, s'échelonnent jusqu'en 1873, date de la mort d'Edmond de Beauverger. Bel exemple de fidélité dans l'amitié.

Le Larousse qualifie Alfred Maury d'érudit. A juste titre, si j'en juge par la qualité et la variété des ouvrages petits et grands dont il faisait hommage à son ami.
Il s'intéressait aux bois comme en témoigne son ouvrage sur « les Forêts de la France dans l'Antiquité et au Moyen Age ». Pour compléter sa thèse sur la « Magie et l'Astrologie dans l'Antiquité et au Moyen Age », il faisait paraître en 1843 un petit volume intitulé : « Les fées du Moyen Age », recherches sur leur origine, leur histoire et leurs attributs pour servir à la connaissance de la Mythologie gauloise ». Il collaborait aussi bien aux « Annales médico-psychologiques » à qui il envoya plusieurs études sur « les hallucinations », « le sommeil et les rêves », « le corybantisme », qu'au Bulletin de la Société de géographie qui publiait en 1846 son article sur « l'examen de certains points de l'itinéraire que les Arabes et les Persans suivaient au IXe siècle pour aller en Chine ». Citons encore une importante brochure intitulée : « Nouvelles recherches sur l'époque à laquelle a été composé l'ouvrage connu sous le titre d'Evangile de Nicodème ». Parue en 1850, cette étude énumère les titres de l'auteur : « Sous-Directeur de l'Institut National de France, Membre de la Société des Antiquaires de France, de la Société Asiatique, de la Commission centrale de la Société de Géographie de Paris, de la Société néerlandaise de littérature de Leyde, correspondant de l'Académie archéologique de Belgique, etc. ».
C'est l'époque de son mariage avec une Anglaise qui sera pour lui une collaboratrice dévouée et dont il apprécie avant tout le calme, la douceur et le sérieux. « Rien ne m'eût été plus insupportable que ce qu'on appelle une femme du monde ».
Homme de cabinet, souvent arrêté par des ennuis de santé qui devaient lui faire perdre progressivement la vue, Alfred Maury appartenait à cette bourgeoisie libérale qui appréciait avant tout l'ordre à l'intérieur et la paix à l'extérieur.
Parlant des journées de juin, il écrivait à son ami le 7 août 1848 : « Il reste encore dans la classe ouvrière de bien mauvais éléments dont il sera difficile d'ici longtemps d'étouffer le levain… Ces milliers d'ouvriers attirés par l'espoir d'être riches à leur tour, car c'est là tout ce qu'ils voient dans la décevante doctrine du socialisme, conduits par un petit nombre d'ambitieux de bas étage, devenus forts par l'incurie ou la trahison des hommes qui nous gouvernaient, ont mis la France en péril. Dieu merci ! nous avons échappé à un régime révolutionnaire qui eût dépassé sans aucun doute ceux de 93 et 94 ».

Ce modéré était donc disposé à accueillir avec satisfaction l'arrivée au pouvoir du Prince-Président et le retour à un gouvernement stable.
Pendant les premières années du Second Empire, les lettres d'Alfred Maury sont consacrées à des nouvelles d'ordre familial, à des commentaires sur ses travaux, à quelques récits de voyages.
En 1857, il est élu à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. « La bataille a été chaude, écrit-il, j'avais affaire à de rudes adversaires ».
Nommé en 1860 bibliothécaire aux Tuileries, Maury est notamment chargé de préparer la documentation dont l'Empereur a besoin pour son « Histoire de Jules César » à laquelle il travaille par à-coups. Membre de la Commission de la Topographie des Gaules, notre savant collabore également, sous la Présidence du Prince Jérôme Napoléon, à la publication de la correspondance de Napoléon Ier.
Professeur au Collège de France dès 1862, il sera nommé en 1868 Directeur général des Archives de l'Empire, poste qu'il conservera après 1870 sous le titre de Directeur général des Archives Nationales.
C'est à partir de 1860 que ses lettres reflètent l'intérêt nouveau qu'il porte aux affaires publiques. Elles retiennent l'attention par la franchise avec laquelle il s'adresse à son correspondant. Le zèle qu'il apporte à l'accomplissement de sa tâche, la sympathie déférente qu'il éprouve pour l'Empereur, le dévouement qu'il lui témoigne ne l'empêchent pas de conserver son francparler et de porter sur les hommes et leurs actes un jugement parfois sévère.
Ses fonctions ne sont pas une sinécure, ainsi qu'il l'écrit le 7 août 1861, à Edmond, récemment élu député : « Toi au Corps législatif, moi aux Tuileries, nous avons été singulièrement occupés. Je t'assure que S.M. m'a bien taillé de la besogne cette année. J'en souhaite juste la moitié à MM. les Chambellans pour qu'ils aient la conscience tranquille en gagnant leurs 12.000 F. ».

Il n'est pas tendre pour l'entourage de Napoléon III. « Tu as bien raison de dire que S.M. est malheureusement, par la fatalité de sa position, entourée d'intrigants. Je suis vraiment désolé de voir près de lui tant de gens qui exploitent sa faveur et seront les premiers à le trahir s'ils le jugent nécessaire à leurs intérêts ».
C'est un sujet sur lequel Maury reviendra fréquemment. Témoin ce passage d'une lettre datée du 22 novembre 1865 : « L'Empereur ne sait pas toujours choisir ses amis les plus sincères et plus j'étudie les gens de la Cour, plus je suis dégouté de la platitude, de l'avidité et de la bassesse de plusieurs d'entre eux. Quel dommage qu'un homme qui a de si éminentes qualités, qui est un politique si habile et un esprit à certains égards si libéral, ait si peu d'encouragements à donner aux honnêtes gens et ne tienne pas à réunir chez ses serviteurs la moralité à la capacité ! ».
Vers la même époque (juillet 1865), l'ami d'Edmond exprime son inquiétude sur l'avenir du régime : « J'ai vu avec beaucoup de satisfaction que l'indisposition du Prince Impérial n'avait pas eu de suite. Si sa santé s'ébranlait, cela apporterait de nouveaux germes d'inquiétude. Et il faut convenir que le pays n'est pas du tout rassuré pour ce qui arrivera après la mort de l'Empereur… Ce sol a été si remué, les institutions sont si neuves que tout est chancelant et dépendra du caractère de quelques mesures… Les ambitions sont trop tournées chez nous vers les places, les faveurs du pouvoir. Chacun veut être ministre. Tu connais bien des professeurs qui rêvent la fortune de Duruy. Ce sera là toujours un élément d'agitation comme c'en est un permanent en Espagne. On aiguise les ambitions qu'il faudrait au contraire atténuer. En augmentant les traitements et l'importance des hauts-fonctionnaires, on n'aboutit qu'à faire des sinécuristes ».

Déplorant la pénurie de grands commis dont souffre le régime, Maury ajoute : « Le régime parlementaire avait assurément de grands inconvénients, mais il avait l'avantage de former des hommes. Les Grandes Assemblées de la Révolution formèrent une partie de ceux que Napoléon Ier sut si habilement discerner. Je ne puis croire que la graine soit perdue et je vois à regret l'opposition mieux inspirée dans quelques-uns de ses choix. Ce n'est pas à la Cour que se font les hommes actifs, intelligents, éloquents. L'Empereur, malgré son incontestable talent, ne peut suffire à tout ».
Un séjour (en août 1864) à Vichy où Napoléon III l'avait mandé auprès de lui nous vaut ces réflexions désabusées : « J'ai passé là trois semaines, travaillant tous les jours plusieurs heures avec le souverain, déjeûnant ou dînant avec lui, couchant sous le même toit et j'ai pu l'étudier et le connaître beaucoup plus à fond que je ne l'avais encore fait. Je suis revenu en même temps que lui le 7 août et j'ai dû déjà passer cinq journées à Saint-Cloud. Voilà comment ma vie s'est écoulée dans la Cour, sans être à la Cour, sans avoir envie d'y être, contemplant philosophiquement toutes les misères qui se cachent sous ces fausses grandeurs.
L'Empereur avait emmené à Vichy ses intimes : les généraux Fleury, Toulongeon, de Béville, Lepic, des civils aussi : Mocquart, Piétri. C'est dans ce milieu que je me suis trouvé transporté, milieu fort étranger à mes habitudes et un peu à mes goûts. Mais, faute d'étudier les livres, j'ai étudié les hommes. Le général de Béville s'est montré là tel que tu le connais, homme instruit, mais porté à la contradiction et ne la ménageant pas à l'Empereur, disant du mal d'une foule de gens et gâtant les bonnes idées qu'il a parfois par une exagération paradoxale. M. Drouyn de Lhuys faisait la roue, émaillant ses propos de vers latins et de citations d'auteurs, homme plus fin que profond, plus vain qu'ambitieux. Il me prend parfois de singuliers retours quand je suis en présence d'un monde si différent de celui où j'ai longtemps vécu et qui a le mérite d'être plus sincère ».
C'est avec ironie que Maury conte à son ami les déboires du banquier Pereire qui, venu tout exprès à Vichy pour obtenir de l'Empereur une audience privée, dut se contenter d'un déjeuner où ses propos furent étroitement contrôlés par le ministre Fould.
A cette ironie se mêle quelqu'amertume. Il confie à Edmond la déception qu'il a éprouvée en apprenant que son frère, officier de marine, n'avait pas été inscrit au tableau : « J'ai eu la discrétion de ne rien dire de tout cela à l'Empereur, car, tandis que tant de gens lui arrachent des faveurs, je ne lui demande jamais rien et cependant j'ai énormément à travailler pour lui. Je ne me plains pas et je sais comment va le monde ».
« Quant à moi, écrit-il quelques jours après, je reste près du soleil sans me chauffer beaucoup de ses rayons ; ombre dans l'ombre impériale, j'observe en philosophe, me confirmant dans ma douce misanthropie, pensant que tout cela passera bien vite et qu'il ne restera un jour que le souvenir et la conscience de ce que nous avons fait et voulu de bon ».

Il n'est presque jamais question de l'Impératrice dans les lettres d'Alfred Maury. De son côté, elle ne devait que rarement lui prêter attention si l'on en juge par ces lignes écrites en novembre 1864 : « Dernièrement, à Compiègne, l'Impératrice est venue causer avec moi quand j'étais seul dans le cabinet de l'Empereur. Il était impossible d'être meilleure enfant. Je sais qu'elle a eu un immense succès à Shwalbach sur la population allemande et les autres impératrices en ont été fort jalouses. Sa simplicité et son affabilité contrastaient avec le faste altier des souveraines d'Autriche et de Russie. Elle sortait à pied, parlait à tous, saluait tout le monde et montrait cette instruction et ce bon sens qu'elle dissimule hélas ! trop souvent derrière ses enfantillages et ses frivolités. J'espère que l'âge la mûrira ».

En décembre 1866, Maury est accablé de travail. Il corrige les épreuves d'une nouvelle édition de son « Histoire des anciennes forêts de France », participe au rapport demandé par Duruy sur les progrès des Sciences et des Lettres depuis 1848 et prépare son prochain cours au Collège de France. Aussi se réjouit-il de ce que l'Empereur « ait mis pour un temps de côté son César ».
Le premier tome de l'histoire de Jules César avait paru au début de 1865 et Maury constatait avec regret que l'ouvrage n'avait pas obtenu le succès attendu ; le lecteur n'y avait pas trouvé les rapprochements qu'il escomptait avec la politique actuelle et d'ailleurs les Français « n'ont pas le goût de l'érudition ».

Notre savant sait, quand il en a l'occasion, se détacher de ses chères études. Il apprécie les voyages à l'étranger, se rend parfois en Angleterre, patrie de sa femme et en Italie où il se passionne autant pour les fouilles que pour la politique de Cavour.
Il reproche à ses compatriotes d'être trop casaniers et souhaiterait qu'ils prissent l'exemple sur les Anglais « qui étudient sur place les questions dont la solution les intéresse ». Il se montre sévère pour « nos Attachés d'Ambassade et nos Consuls qui ne songent guère qu'à s'amuser et ne travaillent pas et que l'on fait en outre courir d'un pays à l'autre de sorte qu'ils n'ont point le temps d'approfondir les choses ».
Ce qui fait la supériorité de l'Empereur en matière de politique étrangère, c'est qu'il a vécu en Suisse, en Allemagne, en Italie, en Angleterre, aux Etats-Unis et qu'il connaît bien ces pays. « Malheureusement dans le détail il n'est pas servi comme il devrait l'être et notamment en Orient, nos Agents ont tout à fait repris leurs allures du temps de Louis-Philippe et laissent les Anglais faire la pluie et le beau temps ».
L'Islam intéresse Maury. A propos du Mémoire que l'Empereur a consacré à l'Algérie et qui contient « beaucoup de points très judicieux », il écrit à Edmond: « C'est l'expérience qui montrera si les Arabes peuvent être unis à nous par un lien solide. J'avoue qu'ayant lu et relu le Coran à l'intention de S.M. qui m'en avait prié, j'ai de fortes appréhensions qu'il n'y ait dans l'islamisme un principe qui nous en fasse toujours des ennemis. Cette religion me paraît incompatible avec la civilisation européenne ; c'est ce que pensent presque tous ceux qui ont vécu en Orient. Toutefois les plans de l'Empereur peuvent réussir ; il a pour lui de bons arguments. Mais en tout cas, il ne faut pas trop favoriser l'islamisme et surtout les pélerinages à La Mecque d'où les Hadjis reviennent ne rêvant que l'extermination des infidèles ».
Au fil des années, le pessimisme lucide de notre ami augmente. Quelques mois après Sadowa, en décembre 1866, tout en approuvant l'Empereur de ne pas avoir suivi les conseils belliqueux de Drouyn de Lhuys, tout disposé à envoyer une armée sur le Rhin, il considère comme inéluctable l'unité allemande comme aussi l'unité italienne.
Au Mexique, la partie lui apparaît aux trois-quarts perdue.
Il vient de « lire en russe des rapports qui montrent que l'Asie est bien près de passer aux mains des Moscovites ». Il tient d'un missionnaire arrivé de Chine après 20 ans de séjour dans ce pays « que l'influence russe est plus grande que jamais à Pékin et que les conséquences de notre magnifique campagne de Chine sont totalement annulées ».

En août 1867, il fonde quelque espoir sur le fait que les résultats généralement favorables au gouvernement, des élections aux Conseils Généraux ne rendent plus nécessaire une diversion à l'extérieur. « Plus on s'éloignera de l'époque où le prestige du nom français a reçu quelqu'atteinte, moins l'Empereur se sentira impatient de le relever par quelque victoire ».
Quant à la pression exercée par les officiers qui ne rêvent que combats, synonyme pour eux d'avancement, « il y a trop peu de temps que nous avons eu des guerres pour qu'ils puissent sérieusement se plaindre ».
« Au reste, ajoute Maury, l'Empereur ne paraît nullement préoccupé et je l'ai laissé gai et bien portant ». Deux mois plus tard, notre intervention contre les troupes garibaldiennes à Mentana devait démentir ces prévisions.

Alfred Maury avait toujours prêté attention à l'évolution des rapports entre le Vatican et le gouvernement impérial.
Au retour d'un voyage à Rome qui doit se situer en 1860, il fustigeait « le parti orléaniste qui se fait pontifical en haine de l'Empereur et qui soutient le clergé en France et en Italie pour s'en faire un allié ». Il accusait le général Lamoricière de « vouloir organiser à Rome un petit Coblentz » et se faisait l'écho des propos peu amènes attribués au Pape lors du dernier consistoire (« Avremmo vendeta ») ainsi qu'aux Cardinaux ((traitant ouvertement Napoléon III de « birbante » et de scélérat ».
En novembre 1863, nouveau voyage en Italie, d'où il écrivait : « J'ai trouvé notre armée fort ennuyée généralement de son séjour dans les Etats romains. Elle est en médiocres termes avec les populations laïques, plus mal encore avec le haut clergé. Les soldats du Pape et les soldats français ne se parlent pas ».
De tendance nettement gallicane, Maury ne pouvait qu'être encouragé dans cette voie par ses fréquents échanges de vue avec les familiers du salon de la marquise Roccagiovine, née Princesse Bonaparte. Descendante à la fois de Joseph et de Lucien Bonaparte, la Princesse Julie, comme on la nommait, fit entre 1853 et 1870 de fréquents et longs séjours à Paris. Membre de la famille impériale, participant aux cérémonies officielles, reçue dans l'intimité par les souverains, elle réservait à ses fidèles le plus grand nombre possible de ses soirées. Parmi eux figuraient des écrivains comme Flaubert, des hommes politiques comme Thiers, des savants tel Renan, des ecclésiastiques d'une orthodoxie douteuse comme le Père Hyacinthe Loison. Ces deux derniers constituaient avec Alfred Maury un trio d'interlocuteurs fort apprécié de la maîtresse de maison. En août 1867, elle confiait à son Journal les lignes suivantes : « Avec Maury, mon esprit se trouve à l'aise ; avec lui, les idées les plus honnêtes, les plus élevées, les plus indépendantes se trouvent dans un immense jardin anglais où elles se promènent commodément. Quelle différence avec l'étroitesse d'esprit de certains bureaucrates devenus ministres à force de platitudes et de savoir-faire ! Par moment, la vie du monde officiel me ferait aimer la solitude la plus complète. Oh ! que j'aime les arbres, les livres ou les hommes comme Renan, le Père Hyacinthe et Maury. ».

A l'égal de ses amis, l'approche du Concile préoccupait vivement ce dernier. Il déplorait la pénurie de Jurisconsultes français experts en droit canonique.
« Nous n'avons plus de Portalis, de Durand de Maillane, de Daunou, de Bigot de Préameneu et il est à craindre que le gouvernement ne se laisse enserrer dans des contradictions en ce qui concerne ses rapports avec le clergé. Ne sera-t-il pas fâcheux que nos troupes soient à Civita Vecchia à protéger le Saint-Père tandis que Pie IX fulminera contre les principes de notre droit public ? Je sais que l'Archevêque de Paris est fort affligé de ce Concile qui ne peut servir qu'à diminuer le nombre des catholiques et ne lui gagnera pas un fidèle de plus. Mais les « zelanti » ne veulent rien entendre et il y a grande apparence qu'ils enlèveront la consécration du Syllabus presque sans discussion ».
« Les Français, poursuit Maury, ne savent plus leur religion. L'indifférentisme qui règne fait que les plus instruits connaissent à peine leur catéchisme. Nos pères étaient beaucoup plus au courant et c'est parce qu'ils savaient nettement ce qu'ils entendaient croire que le gallicanisme avait une existence réelle. Aujourd'hui ce n'est plus qu'un mot dont le gouvernement se sert sans en bien mesurer la portée et le clergé, conduit par les Evêques, est entièrement aux ordres du Pape qui, en fait de dogme, est devenu un autocrate ».

D'une façon générale, l'année 1868 a laissé peu de loisirs au nouveau Directeur général des Archives de l'Empire d'autant plus que Duruy avec qui il est lié d'amitié lui a « mis sur le dos l'organisation de son Ecole pratique des Hautes Etudes ».
Les rares lettres qu'il échange avec son ami Beauverger témoignent de son désarroi. Il déplore la frivolité régnante, « le succès déplorable des petits journaux, de la Lanterne, du Figaro ! ». Il constate que les grands journaux, même ceux de l'opposition, voient décroître le nombre de leurs abonnés, « et pourtant ils sont, eux aussi, bien frivoles dans leurs appréciations, mais c'est encore une nourriture trop forte pour la masse ».
« La guerre pourrait-elle nous retremper ? C'est un remède périlleux. Avec le développement qu'a pris le crédit, dispendieuse comme elle le devient, la guerre peut nous guérir, mais elle petit aussi aggraver la situation.
Quant à l'Allemagne, j'ai la conviction que nous l'unifierions plus en la combattant qu'en l'abandonnant aux difficultés intérieures que lui crée la réalisation du plan de M. de Bismarck. Les Allemands sont entêtés et ont grand peine à se mettre d'accord. La Souabe, la Bavière ne veulent pas être prussiennes. Le Hanovre est peu satisfait d'avoir perdu son autonomie. Laissons l'Allemagne cuire dans son jus. En lui faisant la guerre, nous l'unirions contre nous.
S'il nous fallait absolument tirer l'épée, afin de faire diversion à l'esprit d'opposition qui grandit, j'aimerais mieux invoquer, non pas la question du Rhin qui met le feu au mur mitoyen et peut incendier notre demeure, mais la question d'Orient. Les Maronites du Liban nous sont dévoués. Les Grecs, une fois reconstitués en Empire, deviendraient les ennemis des Russes dont nous arrêterions ainsi les empiètements et nous n'aurions plus sur les bras un Empire ottoman qui n'a qu'une vie factice et s'écroule miette à miette ».

Les mêmes thèmes – hantise d'un conflit, inquiétude devant les progrès de l'opposition -, reparaissent dans la correspondance de l'année 1869.
« La guerre serait-elle un dérivatif suffisant ? J'en doute. D'abord, en face des concessions déjà faites, elle devient difficile à envisager. Car la majorité du Corps législatif veut la paix et l'opposition qui reprochait tant à Louis-Philippe la paix à tout prix a un peu repris le programme qu'elle a tant bafoué. Ensuite je ne crois pas à l'enthousiasme pour une guerre qui ne serait pas purement défensive. Les ouvriers, imbus d'idées socialistes qui n'existaient pas en 1792 et en 1805, ne sont pas animés des sentiments qui inspirèrent nos pères. La bourgeoisie veut encore moins la guerre. Je n'ose pas imaginer des revers qui seraient funestes et ouvriraient la porte à la révolution.
Je pense qu'au lieu de recourir à un palliatif, il vaudrait mieux étudier les moyens de conjurer les périls de l'intérieur ».
Et de conclure : « Ce à quoi il faut tendre, c'est à préparer pour le plus tôt possible l'association du Prince Impérial à l'Empire afin que la succession puisse s'opérer sans catastrophe et quant à moi, je ne serais nullement éloigné de faire voter sur cette association.
Je suis persuadé que le pays, quand le Prince aura l'âge, voterait en sa faveur à une grande majorité. Au fond, Léopold Ier a agi ainsi en Belgique et cela a réussi ».
En octobre de cette même année 1869, Alfred Maury écrit au retour d'un bref voyage en Angleterre :
« J'ai trouvé les esprits fort préoccupés de l'état de la France. Les intérêts de nos voisins dépendent désormais tellement de la tranquillité de notre pays qu'ils s'effraient de ce qui le menace. Le fait est que je trouve la situation périlleuse : elle s'est aggravée depuis mon départ. Une licence effrénée de la presse nous prépare des orages. L'Empereur est impunément vilipendé et son gouvernement traîné dans la boue. Partout des mécontents qui ne savent qu'attaquer et ferment les yeux sur le principe vers lequel ils marchent ; le socialisme faisant, grâce au droit de réunion, d'effrayants progrès ; tous les partis se coalisant sans avoir d'autre idée que de renverser un ministère faible ; une chambre divisée et travaillée par des factieux et des ambitieux ; l'Empereur encore souffrant et vieillissant ; – voilà notre triste bilan.
Il me semble que les concessions ont été trop rapides, trop inopinées ; on s'est désarmé de gaîté de coeur et on a montré une faiblesse qui a amené des défections. Nous revenons à 1849. Il n'y a aucune énergie chez les uns et une folle audace chez les autres.
Je ne suis pas le seul à voir l'horizon sombre. On ne peut nier que l'Empereur ait perdu beaucoup du prestige de son nom ».

Et puis, c'est le silence ou du moins aucune trace de correspondance jusqu'à une longue épitre en date du 14 août 1870 dont les extraits reproduits ci-dessous témoignent des dons d'observation et d'analyse du Directeur des Archives impériales :
« Malgré des revers qui tiennent à des causes diverses, j'espère, je dirai même que j'attends un retour de fortune. L'administration française depuis l'avènement du ministère Palikao, semble sortir de l'engourdissement où elle était plongée et qui m'inspirait, il y a une semaine, les plus terribles appréhensions.
Cet amollissement, sympôme d'un mal qui travaille la nation depuis longtemps, demeure encore le plus grand danger. Cependant je crois qu'il y a chez nous assez de force vive, de patriotisme allant chez bon nombre jusqu'à l'héroïsme, pour nous tirer du précipice au bord duquel nous avons été poussés en un instant. Mais si la France n'est pas perdue, en est-il de même de l'Empereur ? Je frémis d'y penser. J'entends dire à peu près partout que l'Empereur ne peut rentrer à Paris qu'après une éclatante victoire, qu'il doit se faire tuer à la tête de son armée et l'Impératrice n'inspire pas la confiance désirable. Les défections se multiplient ou s'apprêtent. Il n'y a personne dans la famille impériale pour prendre en main la défense des droits et la tutelle effective de Napoléon IV. Les uns parlent de la république comme d'une inévitable nécessité, comme d'un état transitoire auquel on ne peut échapper et se soumettent déjà à l'aventure de ce régime tout en reconnaissant que ce sera l'anarchie peut-être l'anarchie dans la boue et le sang. Les autres mettent en avant le nom des d'Orléans. Je dois confesser avec douleur que les partisans d'une régence de l'Impératrice, dans le cas d'une abdication de l'Empereur, ne me paraissent pas nombreux, dans la bourgeoisie du moins. Chez le peuple proprement dit, c'est l'idée républicaine qui domine… ».
Maury déplore que le commandement en chef ait été confié au général Frossard « qui a voulu opérer seul en vue d'obtenir son bâton de maréchal » ; il rend hommage à Palikao qui, nommé ministre à 2 heures de l'après-midi, était, malgré son grand âge, à 2 heures du matin à la Gare de l'Est pour veiller à l'embarquement d'un millier d'hommes en direction de Châlons. Mais que faire contre l'incurie des bureaux ?
« Le pauvre Empereur qui ne fut jamais administrateur n'a pas assez stimulé l'activité de ses agents. J'ai pu par moi-même me convaincre qu'il ne s'assurait pas assez de l'exécution de l'ordre qu'il avait donné. C'est comme cela qu'il croyait être prêt quand il ne l'était pas. Dupe de faiseurs et d'ambitieux, il courait à sa perte sans s'en douter. Guidé uniquement par quelque grande pensée, il ne parvenait pas, faute d'hommes bien choisis et consciencieux, à la faire exécuter. Son oncle agissait tout autrement ! ».

Dans les mois précédant la guerre, Maury avait pu par lui-même ou indirectement, constater notre désastreuse impréparation. « Il était évident pour moi que les chemins de fer, que les armes à longue portée avaient changé les conditions de la guerre, en avaient fait une chose plus scientifique et l'insuffisance de notre EtatMajor, son ignorance, disons le mot, me faisait trembler.
Le colonel Stoffel avec lequel j'étais en relations habituelles et que l'Empereur avait envoyé à Berlin comme attaché militaire, m'avouait lui-même que les officiers prussiens étaient bien plus instruits que les nôtres, qu'ils ne songeaient pas tant à s'amuser et qu'en général en Allemagne on s'acquittait plus consciencieusement de son travail qu'en France, – ce que j'observais moi-même dans le domaine scientifique ».
Il était inconcevable aux yeux de Maury que nos grands chefs aient méconnu les avantages du système prussien de la Landwehr qui avait permis à nos ennemis de mettre en ligne 500.000 hommes en 15 jours.
Il déplorait l'ignorance dont témoignaient nos compatriotes pour l'Allemagne, sa langue et ses ressources.
Voyageant en 1862 avec M. de Bismark, de Fontainebleau à Paris, il avait été frappé de la parfaite connaissance que celui-ci avait de tout ce qui nous touchait, de notre langue comme de notre administration.
C'est aussi par ignorance de l'Allemagne nouvelle, estime Maury, qu'on a cru n'avoir affaire qu'à la Prusse alors que la défense du Rhin est pour les Allemands une question nationale. La crainte d'une invasion des provinces rhénanes par la France a permis à Bismarck de s'assurer du concours de la Bavière et du Wurtemberg et a empêché l'Autriche d'être notre Alliée. « Nous avons en 1870 jugé l'Allemagne comme le Duc de Brunswick jugeait la France en 1792. Frappé de nos divisions, le Duc, placé à la tête des armées prussiennes, s'imaginait être reçu en libérateur. Valmy le détrompa ».
Maury n'est pas tendre pour nos diplomates qui fréquentent les salons au lieu d'étudier le pays, pour un Ambassadeur qui, comme Benedetti, ne connaît pas la langue du pays où il est en poste.
Il ne l'est pas davantage pour nos experts militaires qui ont condamné le fusil à aiguille utilisé par les Prussiens, pour l'esprit de dénigrement de nos officiers d'artillerie à l'égard de l'armement ennemi, pour notre Etat-Major qui, contrairement à l'Etat-Major prussien, n'avait pas prévu de service télégraphique à l'usage de l'armée.
« Les Prussiens, ajoute notre critique, avaient force espions et savaient tout de nos mouvements. Nous ne connaissions pas les leurs. Frossard croyait n'avoir devant lui que 40.000 hommes, il en avait 120.000. C'est toujours le mot du grand Frédéric sur Soubise : « Il a neuf cuisiniers et un espion ; moi j'ai un cuisinier et neuf espions ». Et en effet, après la défaite de Froeschwiller tous les bagages du maréchal de Mac Mahon ont été pris et on a trouvé des fourgons appartenant au maréchal où il y avait jusqu'à des moules à pâtisserie pour la cuisine. Non certes que le brave maréchal fût un gourmand, mais c'était le fait de quelque aide de camp songeant aux dîners que son chef pourrait donner à Berlin. On avait pensé aux dîners, mais pas au télégraphe ! ».
En face de ces nombreuses critiques, un seul satisfecit pour les chemins de fer qui ont admirablement fonctionné. « Il est vrai, observe Maury, que ce sont des Compagnies, non des Administrations de l'Etat ».
 

Ici s'achève la correspondance d'Alfred Maury antérieure à la chute du Second Empire.
Confirmé dans ses fonctions et devenu après la Commune Directeur général des Archives Nationales, il restera à son poste jusqu'en 1888 et s'éteindra en 1892 après des mois de cruelles souffrances.
Dans un billet daté du 27 décembre de cette même année, Mme Maury faisait savoir au fils d'Edmond de Beauverger qu'elle avait vendu à M. Picard la bibliothèque de son mari mais qu'elle avait conservé « la correspondance de Napoléon ». Il s'agissait évidemment de lettres ou de billets adressés par l'Empereur à son fidèle bibliothécaire. Un heureux hasard les fera peut-être un jour découvrir au fond du tiroir où ils doivent reposer.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
302
Numéro de page :
34-38
Mois de publication :
11
Année de publication :
1978
Année fin :
1892
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