La Cour Impériale (3ème partie) : Intrigues et rivalités

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Alors que la Cour consulaire ne connaissait pratiquement ni intrigues, ni rivalités, la Cour impériale offre un aspect bien différent.
Le principe de l'hérédité de la couronne impériale a fait éclater la rivalité entre les Bonaparte et les Beauharnais. Joséphine, a d'emblée, et pendant longtemps, rejeté sur Napoléon la cause de la stérilité de leur union. Pour assurer sa position, elle a cru bon de forcer sa fille à épouser Louis Bonaparte ; ce mariage entre une jeune fille gaie et un valétudinaire ombrageux, était voué à l'échec : ce fut un navrant désastre conjugal malgré la naissance de plusieurs enfants.
Napoléon adoptera l'aîné de ces enfants, ainsi que son beau-fils Eugène ; Stéphanie de Beauharnais a connu, elle aussi la même faveur. La famille de Joséphine remporte ainsi plusieurs victoires, mais le prince Joseph laisse clairement entendre qu'il ne renonce à aucune de ses prétentions à la succession, éventuelle, au trône impérial.
Il était bien naturel que dans sa Maison, l'Impératrice ait fait entrer des membres de sa famille, pour que son entourage lui offrît au moins l'espoir de la fidélité. Ainsi a-t-elle choisi pour dame d'honneur, Madame de La Rochefoucauld, née Pyvart de Chastullé, apparentée à son premier mari. Joséphine traitera en parente cette cousine à la mode de Bretagne et favorisera la carrière de son mari, un homme médiocre que l'Empereur fera ambassadeur, puis préfet. Un peu bossue, « elle était si petite, selon Fr. Masson. qui a si bien décrit l'entourage des deux Impératrices, qu'on lui mettait, comme aux enfants, un coussin sur sa chaise quand elle passait à table ». Ses grands yeux bleus ornés de sourcils noirs étaient beaux, mais son nez coupant et ses lèvres minces révélaient un caractère revêche que Napoléon et Joséphine supportèrent avec beaucoup de patience. « L'Empereur, écrit Mme de Rémusat, trouvait qu'elle manquait de dignité et il n'avait point tort : mais il éprouvait quelqu'embarras devant elle, parce qu'elle lui répondait assez vertement ». Malgré le grand nom qu'elle portait, (celui de son mari), elle ignorait les usages de l'ancienne Cour, n'ayant pas, jadis, été à Versailles. Elle démissionnera après le divorce impérial et se perdra dans les ténèbres du néant.
Pour dame d'atours, Joséphine a choisi Emilie de Beauharnais, la propre nièce d'Alexandre. Eduquée par Mme Campan, elle avait épousé, en 1797, un aide-decamp du général Bonaparte, Lavalette. Celui-ci, à son retour d'Egypte, l'ayant retrouvée défigurée par la petite vérole, n'avait pas renouée avec elle, ce dont elle souffre atrocement, car elle adore ce bel officier qui la dédaigne. Alors que la dame d'honneur est en quelque sorte le Grand chambellan de l'Impératrice, la dame d'atours est la maîtresse de sa Garde-Robe. En outre, elle indique, selon les circonstances, aux dames du Palais, comment elles doivent s'habiller : en robe ronde ou en robe à traîne. Joséphine ne lui ayant pas permis de se mêler de sa toilette, Mme de Lavalette s'était résignée à une inaction à laquelle la prédisposaient d'ailleurs sa nonchalance et le peu d'étendue de son esprit.
Des quatre dames du Palais de la Cour consulaire, Mmes de Luçay, de Rémusat, de Talhouët et de Lauriston, seule Mme de Rémusat était vraiment l'amie de Joséphine. Elle lui restera fidèle après le divorce et quittera pour cela la Cour, bien que son mari continue à y exercer des fonctions très importantes. Mme de Luçay deviendra dame d'atours de Marie-Louise mais, en attendant, à ces quatre dames seront adjointes, après la proclamation de l'Empire, de nombreuses épouses de maréchaux ou de ministres, ou quelques porteuses de grands noms de l'ancienne noblesse.

Fr. Masson accorde à l'une de ces dernières un rôle prépondérant : c'est la comtesse d'Arberg, née StolbergGedern. Ancienne dame du Palais de l'archiduchesse Marie-Christine, Gouvernante des Pays-Bas, une de ses soeurs, la comtesse d'Albany, a épousé le prétendant Stuart, Charles-Edouard, l'autre le duc de Berwick ; son fils est chambellan de l'Empereur, sa fille aînée a épousé le général comte Klein, sénateur , une autre le général Mouton, comte de Lobau, aide-de-camp de Napoléon. « Adorée de toute la Maison, où elle tient une place plus importante que Mmes de La Rochefoucauld et Lavalette réunies, écrit Masson, elle est le guide indispensable de Joséphine ».
Citons encore quelques dames du Palais d'une certaine notoriété : Mme de Brignole, née Anne Pieri, une Génoise qui s'associe à toutes les intrigues de Talleyrand, tout en gardant la faveur de l'Empereur. Une de ses filles épousera le comte Charles Marescalchi, fils du ministre ; une autre, le neveu du prince Primat, devenant ainsi duchesse de Dalberg, et cette dernière se signalera par la haine farouche qu'elle aura toujours pour Napoléon.
Mme de Chevreuse n'avait accepté qu'en rechignant la place de dame du Palais que Talleyrand avait sollicitée pour elle. Un peu folle, maigre, rousse « comme une carotte », elle n'avait que vingt ans en 1806. Napoléon et Joséphine lui pardonneront bien des incartades, car ils sont tous deux sensibles au prestige d'un grand nom. Mais quand elle prétextera une maladie pour ne pas se rendre auprès du roi et de la reine d'Espagne à Fontainebleau, disant cependant à tout le monde qu'« elle n'était point faite pour être geôlière », elle perdra sa place et il lui sera interdit de séjourner à Paris ou aux environs de la capitale. Elle mourra poitrinaire à Lyon en 1813.
Ne parlons ni des femmes de chambre de l'Impératrice, qui ont reçu le titre de dames d'annonce, ni des femmes de Garde-Robe ; leurs fonctions les maintiennent dans l'intimité de l'Impératrice ; elles ne jouent aucun rôle à la Cour.
Mais le cas de Madame Gazzani, née Brentano, est différent, ne serait-ce parce qu'elle est la plus belle femme de cette Cour où, pourtant. elles ne manquent pas. C'est une Génoise, très brune, dont le visage éclairé par de grands yeux noirs, est d'un dessin parfait. Napoléon l'avait remarquée au cours d'un de ses voyages en Italie : elle est devenue sa maîtresse en 1807. Il l'a fait venir, l'a nommée lectrice de l'Impératrice, bien qu'elle sût à peine le Français, et a donné à son mari une lucrative place de receveur général. « Je ne crois pas avoir vue de ma vie une figure plus régulièrement jolie, écrit Mlle Avrillon… son regard… était comme un magnétisme qu'elle exerçait sur tous ceux qui la regardaient. Sa taille était belle et élevée, mais moins remarquable pourtant que sa figure, car on aurait pu lui souhaiter un peu plus d'embonpoint… Malgré son respect habituel pour les formes de l'étiquette, l'Empereur voulût que Madame Gazzani fût admise dans ce qu'on appelle le salon d'honneur avec les dames du Palais… Elle eut beaucoup à souffrir des hauteurs et des dédains de la plupart de ces dames… L'Impératrice la traita toujours avec la plus grande bonté. Sa beauté la faisait inviter à tous les bals». Mais, « elle dansait mal » ajoute le futur maréchal de Castellane.
Quand Joséphine se retirera à Malmaison, puis au château de Navarre, Mme Gazzani sera, ainsi que Mmes d'Arberg et de Rémusat, parmi celles qui lui resteront fidèles.
Quelques mots encore sur les hommes qui sont attachés à l'Impératrice : son chevalier d'honneur, le comte d'Harville, sénateur, n'est pas de ceux qui méritent de retenir l'attention. Pour Premier aumônier, Joséphine a l'ancien archevêque de Cambrai, Mgr de Rohan, frère cadet de l'évêque de Strasbourg, cet ancien aumônier de Marie-Antoinette à qui l'affaire du Collier a donné une notoriété de mauvais aloi ; il est aussi le cousin germain de l'infortuné duc d'Enghien. Le général de Nansouty, beau-frère de Mme de Rémusat est son Premier chambellan ; il devient, en 1808, Premier écuyer de l'Empereur et sera, en 1814, un des plus empressés à se rallier à Louis XVIII. Successeur du comte d'Harville, le Premier écuyer de Joséphine, le général Ordener, est un Lorrain mal dégrossi, affligé d'un fort accent tudesque, ancien commandant des Grenadiers à cheval de la Garde. Sa brusque franchise amuse les dames de la Cour, moins cependant que les flacons d'essence de rose qu'il garde dans sa poche pour se parfumer.

La maison de Marie-Louise

Par un juste retour des choses, dans la Maison de Marie-Louise, il n'a personne qui soit réputé pour son attachement à la première Impératrice. Pour Premier écuyer, elle a le prince Aldobrandini, frère du mari de la princesse Pauline. Ses chambellans sont ceux de l'Empereur, que l'on désigne pour ce service. La duchesse de Montebello devient dame d'honneur, tandis que la comtesse de Luçay, épouse du Premier préfet du Palais, est dame d'atours.
« Mmes de Luçay et de Montebello ne s'aimaient pas, écrit la générale Durand. Mme de Luçay est douce, bien élevée, d'une conduite parfaite. Mme de Montebello… avait une figure de vierge et un grand air de douceur, mais beaucoup de froideur et de sécheresse dans le caractère… Sa franchise… lui valut la confiance de l'Impératrice, mais elle lui fit des ennemis. Les dames du Palais la détestaient. Elle n'aimait pas l'Empereur, à qui elle reprochait la mort de son mari ».
Seules, parmi les dames de Marie-Louise, la dame d'honneur ou la dame d'atours dînent parfois en tiers avec l'Empereur et l'Impératrice, mais rarement.
De nombreuses dames du Palais ont été nommées en 1810 et en 1812. Rien que des grands noms ; quelques Françaises, des Italiennes aussi, et des Belges. Citons les duchesses d'Elchingen, de Bellune, de Castiglione, de Padoue, de Dalberg et Charles de Plaisance : les princesses Aldobrandini et Chigi, la comtesse Vilain XIV et la princesse de Rognon.

« Tous les trois mois, on formait la liste des dames de service, écrit la générale Durand, mais c'était une grande affaire pour trouver les douze dont en avait besoin ; les unes étaient malades, les autres étaient enceintes ou absentes ; enfin, lorsqu'elle était complète et que les dames étaient nommées, elles s'arrangeaient entre elles. Quatre faisaient le service pendant un mois : de ces quatre, deux seules étaient de grand service, c'est-à-dire tous les jours ; les deux autres ne venaient que le soir et le dimanche. Les deux dames de grand service arrivaient à onze heures du matin dans le salon qu'on appelait de service. Elles étaient libres de s'occuper ou de ne rien faire, et restaient fort tranquilles jusqu'à une heure. Alors Sa Majesté sortait en voiture ou à pied ; si c'était à pied, elles formaient sa suite. S'il arrivait (et c'était fort rare) que la dame d'honneur et la dame d'atours ne se trouvassent pas au Palais, alors l'Impératrice prenait dans une voiture une de ces dames ; c'était ordinairement la plus qualifiée ou la plus âgée, et non celle qui lui aurait le mieux convenu. Mais cette bonne fortune était rare pour les dames de service; plus ordinairement, elles faisaient cette promenade dans une voiture de suite, ayant sur le devant de la voiture, le chevalier d'honneur et un chambellan.

« L'écuyer et le page de service étaient toujours à cheval, l'un à droite, l'autre à gauche de la voiture de Sa Majesté : cette promenade durait une heure ou deux. De retour au château, l'Impératrice saluait ces dames et rentrait dans son intérieur, suivie de sa dame d'honneur ou de sa dame d'atours.
« Les deux dames restaient au Palais jusqu'à cinq heures ; elles faisaient alors demander la permission de se retirer. Elles l'obtenaient et retournaient chez elles bien ennuyées, bien mécontentes et fort heureuses lorsqu'il ne s'y joignait pas d'autres désagréments. Elles revenaient à sept heures et n'étaient libres que lorsque Marie-Louise allait se coucher. La soirée était plus agréable que la journée. Presque toujours l'Empereur demandait le service : alors les deux dames, le chambellan, l'écuyer et le page entraient… Toutes les personnes présentées étaient admises aux jours de grande cérémonie ; mais… un petit nombre formait la société privée: c'étaient les ministres, les Grands dignitaires et les favorisés, en hommes et en femmes ; ils avaient ce qu'on appelle les petites entrées, c'est-à-dire le droit de venir tous les jours et à toute heure. Ils se réunissaient dans le même salon. Lorsque l'Empereur avait dîné, il passait dans le sien, causait seul un moment avec l'Impératrice, toutes les portes ouvertes ; ensuite, il demandait les entrées et le service. Le chambellan répétait l'ordre, et chacun entrait suivant son rang ; s'il ne demandait pas le service, alors ceux qui n'avaient pas les petites entrées restaient dans le petit salon. Ces entrées se donnaient et se retiraient tous les trois mois, afin qu'il n'y eût pas trop de monde à la fois ».
A ces détails. la générale Durand joint une observation intéressante : « La Cour de France était alors, [en 1811], divisée en trois partis : l'ancienne noblesse, la nouvelle et les militaires. Mme de Montesquiou et son mari [le grand chambellan] étaient à la tête du premier ; la duchesse de Montebello était l'âme du second parti : le troisième était rangé sous les bannières du maréchal Duroc. Il ne voyait de gloire et d'honneur que dans la profession des armes et avait un souverain mépris pour toutes les autres ».
C'est sans doute vrai, mais cela n'a guère d'importance, n'étant que bavardages et médisances, dont la plupart s'entendent en dehors du Palais proprement dit : au faubourg Saint-Germain ou dans certains hôtels de la capitale. Les envieux, les mécontents ou les ambitieux n'auront jamais un chef autour duquel ils pourraient se grouper. Napoléon, qui n'a ni rival, ni successeur possible saura les contenir. Parfois il frappera de disgrâce celui ou celle qui l'a irrité – ou que la calomnie a noirci au point de le rendre insupportable.

Encore Talleyrand

A partir de 1809, il y aura, sinon un chef des mécontents, du moins une oreille qui écoutera leurs doléances avec complaisance, une bouche qui y répondra par des paroles haineuses, une main qui sèmera la discorde autour du trône impérial. Cette oreille, cette langue, cette main sont celles du prince de Bénévent.
« M. de Talleyrand s'amusait un jour avec une bague qu'il portait toujours, écrit M. de Kielmannsegge, et dont j'étais depuis longtemps fort curieuse de savoir la devise qui s'y trouvait gravée en cornaline. Il la laissa choir et je la ramassai rapidement. D'un côté, elle portait cette inscription : « Malgré eux », et de l'autre, il y avait un serpent se mordant la queue : au milieu, trois lis. Beaucoup plus tard, le hasard me mit en possession d'une pierre comme celle-ci et que je possède encore. Pendant de longues années, elle fut le signe de reconnaissance de tous ceux qui travaillaient alors à la ruine de Bonaparte »..
Dans un chapitre précédent, nous avons vu comment Talleyrand avait été démis de sa charge de Grand chambellan. Il n'est pas sans intérêt de voir comment il s'est comporté après cet événement.
Ayant craint le pire, l'emprisonnement ou l'exil, son premier mouvement l'avait porté auprès de Mme de Rémusat, et le récit qu'il lui fit, de sa voix sèche et monotone, la bouleversa. Elle le répètera le jour même à Pasquier qui le notera dans ses Mémoires. Mais ce n'est pas de la compassion que recherche l'infirme : ce qu'il veut, c'est éviter le bannissement, rester à Paris, garder si possible ses entrées (les grandes) à la Cour et, qui sait ? rentrer en grâce, à force de mensonges et de dénégations, auprès de l'Empereur. Cette cause, il ne veut pas la plaider lui-même. Il croit plus habile de la confier à ses amies, ces femmes qu'il tient sous son charme d'exquis causeur de salon ; ses amies, disons-nous, car des amis, il n'en compte aucun d'importance parmi les hommes.
« Un matin, relate la reine Hortense, je vis arriver chez moi Mme de Rémusat qui m'apprit le tort qu'on était parvenu à faire dans l'esprit de l'Empereur en attribuant [à Talleyrand] des opinions qui n'étaient pas les siennes et des propos qu'il n'avait jamais tenus. Elle versa beaucoup de larmes en m'annonçant cette disgrâce… Elle me pria donc de le recevoir et de chercher à faire sa paix avec l'Empereur… Il arriva quelques instants après le départ de Mme de Rémusat : sa démarche disait tout, car il m'ouvrit à peine la bouche sur ce qu'il désirait de moi… Je me rendis, comme j'en avais fait la promesse, le soir même aux Tuileries. Je pris un air bien touché pour dire à l'Empereur que j'avais vu une personne bien désolée de sa disgrâce… Lorsque j'eus décliné son nom, l'Empereur partit d'un grand éclat de rire : « C'est de Talleyrand dont vous me parlez ? – Oui, Sire, et il était fort affligé. – Mais il croit donc que j'ignore tous ses propos… Je sais à quoi m'en tenir… Au reste, je ne lui fais pas de mal. Seulement, je ne veux plus qu'il se mêle de mes affaires ».

« Deux jours après l'algarade qui lui laissait de si menaçants souvenirs, relate Montesquiou, il vit entrer chez lui le duc de Rovigo. Il ne s'étonna pas de cette visite et se contenta de dire : « Est-ce à Ham ou à Vincennes ? – Ni l'un ni l'autre. lui répondit le ministre. Vous êtes et serez parfaitement libre… – Que me conseillez-vous donc ? – De ne rien changer à vos habitudes, d'aller aux Tuileries ni plus ni moins qu'à l'ordinaire, sans affectation, sans plaintes ». M. de Talleyrand accepta et suivit le conseil qu'il supposa venir de haut ».
« Le lendemain, poursuit Méneval qui était un dimanche, il y avait cercle à la Cour… Un des ministres, le duc de Gaëte… se rendit aux Tuileries de bonne heure… arriva au Palais avant tout le inonde et pendant qu'on achevait d'allumer il voulut traverser en hâte la salle du Trône… Quel fut son étonnement d'apercevoir le prince de Bénévent seul auprès de la cheminée… Napoléon, selon son habitude, fit le tour de la salle en ayant en main sa tabatière, et parlant aux personnes qui étaient debout sur le premier plan. Arrivé au voisin de gauche du prince de Bénévent, qui était resté à la place qu'il avait occupée le premier auprès de la cheminée, l'Empereur échangea quelques paroles avec lui puis tourna la tête en passant devant Talleyrand et s'arrêta devant son voisin de droite. Le dimanche suivant, sans se déconcerter et, voyant son voisin, qui était questionné hésiter à répondre, il répondit pour lui et obligea l'Empereur à l'écouter. La glace ainsi rompue, Talleyrand saisit toutes les occasions d'attirer l'attention de Napoléon… continua de venir aux entrées et s'y montra aussi assidu qu'au temps de sa faveur… Cette anecdote… m'a été racontée depuis en détail par l'homme le plus digne de confiance qui fut jamais, M. le duc de Gaëte ».
Tandis qu'il sollicite et obtient de l'Autriche le paiement de sommes énormes, Talleyrand multiplie les fourberies. Nous n'avons trace que de celles dont il accable le Grand écuyer : « J'ai une sorte de peine qu'un homme délicat comme vous comprendra à merveille », lui écrit-il le 6 février (Caulaincourt se trouve alors à Saint-Petersbourg). Et quelques jours plus tard : « Vous savez à quel point on a fait ici des rapports absurdes à l'Empereur à son retour. Il me semble que cela commence à se calmer… La seule chose que je sache, c'est que je suis envers lui Napoléon sans le plus léger reproche même intérieur… S'il était possible que dans la suite, éclairé contre les préventions qu'il paraît avoir adoptées il me crût encore utile, il me retrouverait entièrement dévoué comme je l'ai toujours été, et comme je le serai toujours… Il y a des liens qui durent la vie et ceux que j'ai contractés avec l'Empereur ne finiront qu'avec moi ».

Tant de vile bassesse soulève le coeur ! Mais peut-être Talleyrand espère-t-il que le cabinet noir interceptera des lettres et que l'Empereur en aura ainsi connaissance ? Peine perdue d'ailleurs! Napoléon est bien décidé à ne plus l'admettre dans son intimité.
Et c'est ainsi que Talleyrand, jadis si important, passe au second plan. Sa qualité de Grand dignitaire inamovible lui assure néanmoins une place parmi les conseillers de l'Empereur. Il donnera donc son avis sur la princesse que Napoléon devrait épouser après son divorce et celui-ci l'écoutera. S'imagine-t-il vraiment être rentré en grâce ? La lettre qu'il écrit alors (et peu de temps après le renvoi de Fouché) n'a pas été retrouvée mais la réponse subsiste, cinglante et pleine de mépris:
« M. le Prince de Bénévent, j'ai reçu votre lettre. Sa lecture m'a été pénible. Pendant que vous avez été à la tête des Relations extérieures, j'ai voulu fermer les yeux sur beaucoup de choses. Je trouve donc fâcheux que vous ayez fait une démarche qui me rappelle des souvenirs que je désire oublier.
Saint-Cloud, 29 août 1810.
Vingt mois plus tard. une nouvelle chance semble s'offrir à Talleyrand. L'Empereur qui a besoin, en Pologne, d'un négociateur madré, pense sérieusement à lui pour une mission de la plus haute importance. Mais une intrigue de palais aura raison du prince des intrigants. Laissons la parole au comte de Rambuteau qui a joué un rôle dans cette affaire et qui en a relaté les détails dans ses Mémoires :
« Je ne fus pas non plus du voyage de Dresde ; voici pourquoi : c'est bien le cas de dire que les petites causes ont souvent de grands effets. J'étais fort lié avec Mme de Bassano, et je tâchais de cimenter l'amitié de M. de Narbonne avec son mari, toujours par défiance à l'égard de Talleyrand. Un matin, Mme de Bassano me dit : « L'Empereur veut nommer M. de Talleyrand à Varsovie ; mais c'est un grand secret ; il lui reproche de faire des affaires de tout, et si l'on peut savoir qu'il est du voyage sans que cela vienne de nous, cette indiscrétion peut tout rompre ». Je me chargeai d'ébruiter innocemment le projet. En effet, le soir même, en jouant au billard avec Bubna, l'âme damnée de Metternich, Nesselrode et Czernicheff, ces messieurs ne manquèrent pas de me parler de la liste du voyage qui était déjà connue et dont je faisais partie. Sans avoir l'air d'y attacher la moindre importance, je nommai négligemment M. de Talleyrand.
« Le lendemain, son nom circulait sur toutes les lèvres. L'Empereur, furieux, le fait appeler. « On sait mes desseins, s'écrie-t-il ; or, Schwarzenberg qui va chez vous une fois par mois y est allé hier, et une demi-heure après, Kourakine y est allé à son tour. Donc vous avez parlé ». Talleyrand jure ses grands dieux, puis, réfléchissant un instant : « Sire, ce ne peut être que Rambuteau ! Vous savez mon intimité avec Mme de Laval ; il est chez elle l'enfant de la maison ; j'ai pu laisser échapper quelques mots devant lui ; il connaît du reste tout ce qui se passe dans votre intérieur, et plusieurs fois il nous en a raconté de toutes sortes ». Voilà l'Empereur qui ordonne à Duroc de m'exiler à cent lieues de Paris. Mais Duroc m'aimait, comme je l'ai dit ; il m'envoya chercher, me lava la tête, reçut ma confession, et, comme au fond il n'était pas fâché que Talleyrand ne fût point du voyage, il plaida pour moi et calma l'Empereur. Je fus seulement rayé de la liste, tout comme Talleyrand, dont l'abbé de Pradt prit la place dans cette mission qui a si mal réussi ».

Quelques intrigues

Il est impossible d'évoquer toutes les intrigues qui se nouent et se dénouent dans le Palais. La plupart n'ont pas laissé plus de traces qu'un propos chuchoté de bouche à oreille. Quant aux désirs inassouvis, qui a donc osé avouer les siens ?
Essayons cependant d'en retrouver quelques-uns, qui donneront une idée des autres…
C'est un fait avéré que Talleyrand hait Maret, et ne cesse d'imaginer des mots blessants à son égard. Pourquoi cette haine ? Pourquoi ces sarcasmes dont Mme Maret reçoit sa part ? N'est-ce que la jalousie d'un infirme pour ce bel homme séduisant, spirituel, heureux en ménage, père de famille comblé ? Le biographe de Maret, le baron Ernouf, pense plutôt que cette rancoeur date des premières missions diplomatiques des deux rivaux : Talleyrand avait échoué auprès de Pitt, alors que Maret avait atteint les buts que lui avait fixés le Directoire.
Maret n'est pas la seule bête noire de Talleyrand. Il y a le Grand chambellan Montesquiou, son successeur ; le Grand-Maître Ségur pour qui il feint de l'amitié et qu'il calomnie sournoisement : Champagny, aussi, qui a pris sa place aux Relations extérieures. Mais celui qu'il veut à tout prix empêcher d'accéder à la faveur de Napoléon, c'est le comte Louis de Narbonne, fils cadet du duc de Narbonne, mais en réalité fils bâtard de Louis XV dont il est le portrait vivant. Intelligence, esprit, distinction, charme, tact, immense culture : que de qualités sont réunis dans cet homme, excellent cavalier, de surcroît, et dont la vocation est militaire! Talleyrand lui est inférieur dans tous les domaines et il le sait bien ! Pendant des années, il réussira à se mettre entre son rival et Napoléon. Le tour de Narbonne viendra un jour, mais trop tard…
Qu'il y ait à la Cour, comme l'a remarqué Mme Durand, le parti de l'ancienne noblesse, et celui de la nouvelle, c'est certain. Le faubourg Saint-Germain avait fini par servir l'Empereur : cela s'était fait petit à petit, jamais complètement. Parmi ceux qui portent de grands noms de la France d'autrefois, et, se trouvant à Paris, se tiendront toujours à l'écart de la Cour ou de l'armée : les ducs de Duras et de Fitz-James, la princesse de La Trémoïlle et la duchesse de Richelieu. Les autres servaient presque tous, mais en grognant.
Outre ces partis et celui des mécontents dont Talleyrand est l'incarnation, les liens de famille ont créé de petits clans parmi ceux qui exercent des fonctions à la Cour. Ainsi, Mme de Rémusat, dame du Palais, dont le mari est Premier chambellan, surintendant des spectacles et Maître de la Garde-Robe, est la soeur de Mme de Nansouty, dont le mari est Premier écuyer de l'Empereur ; la fille du comte de Luçay, Premier préfet du Palais, et de Mme de Luçay, dame d'atours de l'Impératrice Marie-Louise, a épousé Philippe de Ségur, fils du Grand-Maître des cérémonies, dont une autre belle-fille deviendra dame du Palais ; la fille de Mme de La Rochefoucauld, dame d'honneur de l'Impératrice Joséphine, a épousé le prince Aldobrandini, Premier écuyer de Marie-Louise et frère du prince Camille Borghèse ; le chambellan Rambuteau est le gendre du comte de Narbonne, aide-de-camp de Napoléon ; il est aussi le frère de Mme de Mesgrigny, sous-gouvernant du Roi de Rome dont le mari est écuyer de l'impératrice ; le Grand chambellan Montesquiou est le mari de la gouvernante du Roi de Rome ; sa nièce a épousé le duc de Padoue, cousin de Napoléon ; son fils est aide-de-camp de l'Empereur, son frère est chambellan ; le comte Just de Noailles, chambellan, est le mari de la nièce de Talleyrand, elle-même dame du Palais de Marie-Louise, etc., etc.
 
N'oublions pas les ambitions déçues ; elles aussi sont souvent secrètes, donc mal connues. On dit pourtant que le Grand-Maître Ségur voudrait recevoir de Napoléon ce duché que Louis XVI avait promis à son père, le maréchal ; que les duchesses de Montebello et de Bassano meurent d'envie d'être princesses, que Fouché voudrait être prince, tout comme Talleyrand ; que Regnaud de Saint-Jean d'Angély ne se console pas de n'être ni duc, ni grand-aigle de la Légion d'honneur. Mais que ne dit-on pas, surtout de ceux à qui l'on veut du mal ?
Il y a aussi les mariages que Napoléon se plaît à combiner, alors que les intéressés ne voient pas les choses du même oeil que lui. Ne s'est-il pas avisé de marier Caulaincourt ? Il a d'abord pensé à la fille du ci-devant marquis d'Aligre, le plus beau parti de France, car elle a d'immenses espérances ; devant l'insuccès de ses premières démarches, une autre idée lui est venue : que son Grand écuyer épouse la veuve du maréchal Lannes. Certes, ce serait un beau couple ; mais le coeur de Caulaincourt est pris depuis longtemps par Mme de Canisy, dame du Palais, dont il est aimé. Napoléon ne veut pas de ce mariage qui a un divorce pour préalable. Quand ce divorce, après des années, sera prononcé, Mme de Canisy devra quitter la Cour. Inutile de dire que cette femme déteste l'Empereur et que, dans son salon, on chante rarement ses louanges. Talleyrand en est un des familiers, bien sûr, mais aussi Caulaincourt. dont la droiture et la fidélité subissent de rudes pressions. De tous les mariages arrangés par Napoléon (il faudrait un chapitre entier pour en rendre compte), seul celui de son beau-fils Eugène est heureux ; donc réussi.
Peut-on croire à l'abominable intrigue dont Anatole de Montesquiou a parlé dans ses Souvenirs ? Elle se situe à l'époque de la Campagne de Russie. « La coterie active et spirituelle qui haïssait l'Empereur, écrit-il, ne voulait plus qu'il eût d'enfant. On leur persuada à tous deux que la santé de l'Impératrice avait besoin de repos après des couches si pénibles, et que cette princesse succomberait infailliblement à un second enfantement semblable au premier. L'Impératrice… crut d'abord tout ce qu'on voulut (c'était bien de son âge). Mais l'Empereur lui-même tomba dans le piège… Les frères et les soeurs de l'Empereur apportaient leur contingent à cette intrigue. Mme Murat était la plus ardente… la duchesse de Montebello, abusant de son faible empire sur l'esprit et le coeur de la jeune souveraine, était le plus utile agent de l'intrigue qui préparait la régence ». Elle aurait même soustrait plusieurs lettres écrites par Napoléon de Russie, à l'Impératrice, afin que celle-ci crût qu'elle n'était plus aimée. Le mal ainsi fait restera irréparable. Le couple impérial n'aura qu'un enfant et, après la première abdication, Marie-Louise se laissera facilement détacher de son époux.
A Sainte-Hélène, celui-ci y verra clair. « La duchesse de Montebello s'est mal conduite, dira-t-il au Grand maréchal Bertrand. C'était une femme sans usages. Gourgaud, pour sa part, rapporte des paroles plus fortes : « Il aurait mieux valu avoir Mme de Montesquiou ou Mme de Beauvau que cette s… de Montebello. Si [l'Impératrice] avait été bien conseillée et n'avait pas eu auprès d'elle cette canaille de Montebello et ce Corvisart qui, j'en conviens, était un misérable, elle serait venue avec moi ».

Ainsi nous apparaît sous ses aspects divers, cette Cour impériale d'un faste si éclatant.
Quoiqu'on en ait dit – et surtout médit, – elle marque dans l'histoire de la France, une période comparable en splendeur, à ce qu'était la Cour de Versailles avant la grande maladie de Louis XIV. Les monarques qui succèderont à Napoléon n'auront pas, comme l'Empereur ou comme le Roi-Soleil, du goût pour ce qui est grand : ni les deux vieillards auxquels la Restauration permettra de porter la couronne, ni le roi-bourgeois, régnant sans Cour ni chambellans. Napoléon III ne réussira à constituer qu'une piètre imitation de la Cour de son oncle : boudée par les légitimistes et par les orléanistes, elle ne rassemblera que des parvenus, des bourgeois, quelques artistes, des bonapartistes et des intrigants.
On a décrit Napoléon comme étant mal à l'aise au milieu de sa Cour ; intimidé ou embarrassé, ne sachant que dire, se dandinant gauchement dans les grandes réceptions. Oui! certains l'ont dit, mais d'autres témoignages nous apprennent le contraire. Il est vrai que le rôle de l'Empereur n'était pas toujours facile : mettre à l'aise des personnes qu'il n'avait jamais vues, ne pas tenir à chacune les mêmes propos. « C'est encore plus difficile qu'on ne pense, dira-t-il devant l'auteur du Mémorial, que de parler à une foule de personnes et de ne leur rien dire. que de connaître une multitude de monde, dont les neuf dixièmes vous sont inconnus ».
Bien entendu, les chambellans qui le secondaient ne laissaient rien au hasard et leur présence conférait aux réceptions un caractère de solennité qui intimidait nombre d'assistants, ceux qui venaient rarement à la Cour. Mais lisons ce que rapporte Mme de Kielmannsegge. Ayant, lors d'une réception, fait une révérence quand l'Empereur était arrivé à sa hauteur. « il me la rendit d'un air légèrement espiègle en m'en faisant une tout aussi profonde, accompagnée de ce sourire plaisant qu'il a dans ses bons moments ».
C'est cette même gaité naturelle qui le portait à tricher au cours des assommantes parties de cartes auxquelles il se forçait à prendre part. Prosper de Barante constate qu'en public Napoléon « prenait le ton et la tournure d'esprit et d'opinion de ceux à qui il voulait plaire… Quelques paroles témoignant qu'on éprouvait de l'intérêt du charme à l'entendre, le mettaient en verve ». Ainsi variait-il ses propos selon ceux à qui il parlait.

Nous voici bien loin du ton militaire et des manières de caserne qu'on lui a reprochés. Il aurait aimé que sa Cour fût gaie, souriante, et en donnait volontiers l'exemple. Néanmoins, il exigeait une parfaite discipline, car il l'avait constituée pour quelle contribuât à sa gloire. Le passé lui ayant fourni des matériaux solides, il en avait banni les pratiques avilissantes et les servitudes les plus ridicules. L'image de cette Cour a, par la suite, été plus souvent déformée que retracée, de sorte que notre pensée a quelque peine à l'évoquer.
Mais elle mérite de vivre dans l'esprit et dans le coeur, autant que les grandes batailles qui ont marqué la carrière du héros, cette Cour impériale où les rois faisaient antichambre avant d'accéder à l'audience de Napoléon ; où l'or, les pierreries, la soie et tous les dehors du luxe foisonnaient ; cette Cour à laquelle n'a manqué qu'un cadre à sa mesure, celui qu'elle aurait pu trouver à Versailles.
Que reste-t-il aujourd'hui des palais où furent déployés tant de fastes ? Aucun n'est dans l'état où l'avait laissé Napoléon, et ce n'est qu'avec peine qu'on imagine la vie qui les animait alors. Détruits sont les Tuileries et la majestueuse salle du Trône, la salle des Maréchaux, la galerie de Diane ornée de tableaux guerriers et le Cabinet du Conseil où furent vécues tant d'heures historiques ; détruit est le palais de Saint-Cloud où Napoléon aimait à séjourner, et dont pas une pierre n'est demeurée en place.
De beaux vestiges subsistent dans les palais des alentours de Paris : plusieurs salons de Fontainebleau sont à peu près dans leur état du début du dix-neuvième siècle ; de même à Compiègne ; mais la vétusté les a marqués de sa triste empreinte. Le Grand Trianon, où Marie-Louise se plaisait, car elle n'y trouvait aucun souvenir de la première Impératrice, n'est pas tel qu'il était sous le Premier Empire, malgré sa récente et très habile restauration : trop de salons ont été transformés par Louis-Philippe, et aucune des peintures que Napoléon y avait fait mettre n'est revenue à sa place ; mais le luxe de certaines pièces parle à l'imagination.
Sur la Cour impériale et ses splendeurs descend une brume que chaque année rend plus épaisse. A peine le souvenir en demeure-t-il dans les pages de quelques livres et sur la toile de quelques tableaux. Tout s'efface peu à peu et sans recours ; tout disparaît. Ainsi, le soir. sombre l'astre aveuglant dont s'achève le parcours, tandis que les ténèbres surgissent, se renforcent et finissent par recouvrir le monde.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
299
Numéro de page :
18-25
Mois de publication :
05
Année de publication :
1978
Année début :
1804
Année fin :
1815
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