La création du corps préfectoral en l’An VIII

Auteur(s) : BOUDON Jacques-Olivier
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En créant les préfets le 17 février 1800, Bonaparte ne se doute pas qu'il met en place l'un des piliers de l'État sur lequel celui-ci va reposer pendant deux siècles. Les Français ont-ils d'ailleurs clairement conscience du changement qui intervient dans l'organisation des pouvoirs locaux ? Ils aspirent surtout au rétablissement de l'ordre dans le pays. Dans ce contexte, le préfet devient le principal agent de cette oeuvre de stabilisation, avant d'apparaître comme le symbole de la politique de centralisation dans la France napoléonienne.

La réforme des administrations locales

La loi du 28 pluviôse an VIII, portant création du corps préfectoral, est d'abord une loi réorganisant le territoire français. Son article 1er précise en effet :  » Le territoire européen de la République sera divisé en départements et en arrondissements communaux « .Le Consulat conserve donc le département créé en 1790, comme élément de base de la nation. Toutefois, depuis 1790, le nombre des départements s'est développé, au gré des accroissements territoriaux ; il est de 98 en 1800, soit quinze de plus qu'en 1790. En revanche, le Consulat redécoupe le département en  » arrondissements communaux  » dont le nombre varie de deux pour le Rhône à six. Il y en aura en tout 398. Enfin il conserve les municipalités. La loi instaure donc trois niveaux d'administration. À chaque niveau, une autorité unique est installée : le préfet, le sous-préfet, le maire. C'est ainsi que naît le préfet. L'article 2 de la loi du 28 pluviôse an VIII stipule en effet :  » Il y aura dans chaque département un Préfet, un Conseil de préfecture et un Conseil général de département  » et l'article 3 annonce :  » Le préfet sera chargé seul de l'administration  » (1).
Depuis les débuts de la Révolution, les départements avaient été administrés par une direction collégiale. Certes, un lien s'était noué entre le centre et la périphérie par l'envoi de commissaires du gouvernement, mais leur fonction était temporaire et, à aucun moment, ils ne couvrirent l'ensemble du territoire. La crainte de voir renaître le  » despotisme des intendants « , symbole de l'Ancien Régime, avait contribué à ce relatif affaissement du pouvoir central dans les départements. De fait, le préfet est institué pour recréer un lien entre l'État et la nation. L'envoi d'un représentant unique dans les régions n'est cependant pas une complète nouveauté. Le préfet chausse les bottes de l'intendant d'Ancien Régime quand il n'occupe pas son hôtel. Mais il est aussi une réminiscence de la Rome antique dans laquelle il puise son patronyme, c'est dire quel pouvoir le Premier consul entend lui attribuer, car sous la République romaine, les détenteurs de préfectures sont toujours des citoyens de haut rang. Immédiatement s'impose donc l'idée que le préfet doit représenter le gouvernement. Il incarne l'État dans cette fraction du territoire que forme le département.

Or en 1800, l'État est mal en point. De nombreuses régions restent troublées. Le 18 Brumaire n'a en effet éteint ni les foyers de brigandage ni toutes les poches de résistance au pouvoir central, malgré la récente pacification de la Vendée. L'impôt ne rentre qu'avec difficulté, les conscrits échappent en partie à la mobilisation. Le rétablissement de l'ordre et de la paix intérieure est donc un des impératifs majeurs du nouveau régime. La création des préfets est une des premières réponses à la faillite de l'État. Or le Consulat confie cette mission du maintien de l'ordre à un fonctionnaire civil et non à un militaire. Le retour à la paix passe d'abord par le rétablissement de la confiance. Dans cette perspective, le préfet est chargé de reformer un  » esprit public « , comme on dit alors.
La loi du 28 pluviôse ne fut cependant pas ratifiée sans mal. Préparé par le Conseil d'État, le projet sur l'administration générale fut présenté au Corps législatif par Roederer, Chaptal et Crétet, puis renvoyé, comme il se doit, devant le Tribunat où une commission de sept membres fut chargée de l'examiner (2). Le rapport de Daunou fut mitigé ; il émit des réserves, notamment sur la nomination des maires et des adjoints par les préfets, tout en se félicitant de la conservation du département (3). La discussion fut ensuite animée, au cours des séances des 23, 24 et 25 pluviôse, mais force est de constater que le préfet ne fut pas toujours au centre de débats qui concernèrent en priorité les divers niveaux d'administration locale. Un certain consensus se dégagea cependant pour critiquer les directions collégiales héritées de la Révolution, mais l'établissement d'une autorité unique à la tête du département souleva néanmoins quelques réserves. Ainsi le tribun Charles Ganilh s'interroge :  » Ne doit-on pas craindre que les préfets et les sous-préfets, exempts de toute surveillance locale, ne reproduisent tous les abus, toutes les vexations, toutes les calamités qui ont si longtemps affligé la France sous le régime des intendants et des subdélégués ?  » Et il ajoute, non sans perfidie :  » N'eût-il pas été plus sage, plus convenable, plus conforme à l'esprit de la constitution, aux intérêts du peuple et à la sécurité du gouvernement, de suivre à l'égard des administrations secondaires, le principe qui régularise l'administration suprême ? Pourquoi ne pas associer à chaque préfet deux assistants, auxquels on aurait donné voix consultative  » (4). Ganilh propose donc de suivre, dans les départements, le modèle du Consulat. Sans doute a-t-il perçu dans cette création des préfets une étape vers le renforcement du pouvoir du Premier consul ? (5) Ce n'est pas un hasard si deux jours après le vote de la loi sur les préfets, Bonaparte déménage en grande pompe pour aller s'installer aux Tuileries, dans l'ancien palais des rois. La prise de position de Ganilh, après d'autres, vient donc rappeler les résistances soulevées au Tribunat par le projet de loi, même si Chaptal exagère quelque peu lorsqu'il déclare, en parlant de la loi que  » Le Tribunat la combattit de toutes ses forces ; le tribun Daunou prononça, à ce sujet, un discours très fort. Je lui répondis, et la loi passa  » (6).En fait, sur 96 tribuns présents, 71 votèrent en faveur du projet et 25 contre. Il fut donc renvoyé au Corps législatif où Chaptal eut le loisir de défendre la loi et d'exposer la philosophie du dispositif administratif : « Le préfet, essentiellement occupé de l'exécution, transmet les ordres au sous-préfet, celui-ci aux maires des villes, bourgs et villages ; de manière que la chaîne d'exécution descend sans interruption du ministre à l'administré, et transmet la loi et les ordres du gouvernement jusqu'aux dernières ramifications de l'ordre social avec la rapidité du fluide électrique « . Malgré cette envolée, il se trouve tout de même 63 députés sur 280 pour repousser le projet. La loi est toutefois adoptée à une très large majorité. Il reste à Bonaparte à nommer les préfets.

La nomination des préfets

Le choix des premiers préfets s'avère délicat. Deux mois après la formation des assemblées, Bonaparte doit à nouveau trouver une centaine d'hommes expérimentés, appelés à devenir de fermes et habiles serviteurs de l'État. Il a cependant besoin d'éclaircissements sur un personnel politique qu'il connaît mal. Les principaux personnages de l'État sont donc consultés. Lucien Bonaparte, ministre de l'Intérieur, est le plus actif dans la sélection des préfets. Avec l'aide de Beugnot, qui fait fonction de secrétaire général de son ministère, il prépare des listes qui serviront à Bonaparte pour faire ses choix (7). Beugnot s'appuie sur les renseignements fournis par les délégués envoyés en mission par le Consulat provisoire, au lendemain du 20 brumaire. Il doit tenir compte aussi des recommandations nombreuses émanant des principaux personnages de l'État, des députés au Corps législatif et des sénateurs, ainsi que des candidatures spontanées de certains de ses anciens collègues. Mais Bonaparte ne se contente pas des indications fournies par son frère. Il sonde aussi Talleyrand qui fournit une liste de vingt-quatre noms, parmi lesquels figurent notamment Dubois, Frochot et Pelet de la Lozère. Il consulte également Clarke (8).Mais il fait surtout appel à la science des deux autres consuls qui, en la matière, sont véritablement associés à la décision politique que représente le choix des futurs préfets. Lebrun est le plus actif ; il fournit une liste de propositions pour la quasi-totalité des départements, recoupant assez souvent celles de Lucien Bonaparte. Quant à Cambacérès, il se contente de porter des jugements sur les noms proposés par Lucien. Ses Mémoires, peu prolixes sur le sujet, laissent apparaître que le Second consul ne joua pas un rôle essentiel dans ce processus de désignation, tout en confirmant que Bonaparte avait tenu, deux mois après la fondation du régime, à y associer ses collègues :  » Cette fois, comme lors de la composition du Conseil d'État, il voulut concerter avec nous les choix qu'il allait faire, et nous rappela qu'il n'admettrait que des hommes d'une probité certaine et d'une capacité reconnue  » (9).

Finalement Bonaparte procède seul aux nominations. Un arrêté du 11 ventôse an VIII porte nomination de 97 préfets, seul le département de la Seine-et-Marne restant encore vacant (10). Bonaparte a largement tenu compte des suggestions de son frère, puisque soixante-cinq des quatre-vingt dix-sept préfets nommés le 2 mars 1800 figuraient sur la liste présentée par Lucien Bonaparte. Beugnot qui avait préparé ces nominations figure en bonne place sur cette liste, même s'il est déçu de ne pas avoir obtenu Paris pour prix de ses services. La plume de Bonaparte a en effet glissé à la ligne suivante pour lui attribuer la préfecture de la Seine-Inférieure. Deux ans plus tard, au moment des nominations d'évêques, l'abbé Bernier, négociateur du concordat, connut la même mésaventure. Il espérait Paris ; il obtint Orléans. En 1800, Bonaparte plaça, à la tête de la préfecture de la Seine, Frochot, ancien constituant, recommandé par Talleyrand. Au fur et à mesure qu'ils acceptent leur nomination, les préfets sont présentés par Lucien au Premier consul qui les reçoit en son nouveau palais des Tuileries. Ils doivent en principe prêter serment entre les mains du chef du gouvernement.
Cependant tous les heureux promus n'acceptent pas cette charge. Ainsi Bonaparte avait-il nommé à la préfecture de Tarbes Louis-Ramond de Carbonnières, ancien collègue de Beugnot à l'Assemblée législative, mais aussi fin connaisseur des Pyrénées où il séjournait depuis 1792. Peu prompt à occuper cette nouvelle fonction, Ramond préfère un siège de député au Corps législatif, ce qui fait le bonheur de Bernard Lannes, prêtre défroqué et frère du général, qui après avoir obtenu la préfecture de l'Eure, se rapproche de ses terres natales (11). De même, Beugnot avait fait nommer dans la Marne Joseph-Jérôme Siméon, ancien avocat à Aix, membre du Conseil des Cinq-Cents, fructidorisé en l'an V. Siméon préféra le Tribunat, laissant la préfecture de la Marne à Claude-Laurent Bourgeois de Jessaint, lui aussi très lié à Beugnot puisqu'ils avaient ensemble collaboré au sein de la municipalité de Bar-sur-Aube. Mais Bourgeois de Jessaint pouvait aussi faire valoir son passage par l'école de Brienne où il avait connu Bonaparte. Grâce au refus de Siméon, Bourgeois de Jessaint entame la plus longue carrière préfectorale, au même poste, du XIXe siècle ; elle devait s'achever en 1838 (12). À Mâcon, c'est un officier, le général Milet de Mureau, qui refuse les fonctions préfectorales, laissant à Philippe-Jean-Baptiste Buffault, le soin d'administrer le département de Saône-et-Loire (13). Ces refus laissent penser que la tâche paraît rude et les difficultés nombreuses aux nouveaux promus. On ne se bouscule pas pour devenir préfet en 1800.

Physionomie des premiers préfets

Mais qui sont les préfets nommés en 1800 et d'où viennent-ils ? 97 sont désignés en mars 1800. Sous le Consulat et l'Empire, le nombre de préfets atteint 306 (14). Le nouveau régime s'est d'abord tourné vers le vivier que constituent les anciens députés des assemblées révolutionnaires, et ce d'autant plus aisément que beaucoup de ces hommes sont alors à Paris, dans l'attente d'une place. Le changement de régime a attisé les convoitises et rappelé de province les hommes politiques en quête de charges. De fait, sur une centaine de préfets nommés en 1800, 40 % avaient appartenu à l'une ou l'autre des assemblées révolutionnaires : quinze d'entre eux avaient fait partie de l'Assemblée constituante, huit de la Législative, treize de la Convention, six des assemblées du Directoire (15). Le gouvernement continua ensuite à puiser dans les assemblées révolutionnaires qui fournirent au total quatre-vingt-trois préfets sous le Consulat et l'Empire (16), ces nominations permettant d'associer au pouvoir des parlementaires du Directoire écartés des nouvelles assemblées. Le poids des parlementaires de la Révolution reste donc fort ; il est supérieur à 40 % du corps préfectoral en place, jusqu'en 1806, puis décline pour ne plus représenter que 20 % de l'ensemble des préfets à la fin de l'Empire – il est vrai que le nombre de préfectures est alors passé de 98 à 130.
Néanmoins, en mars 1800, comme dans les années suivantes, Bonaparte recrute ses préfets en majorité hors des anciennes assemblées. Il fait appel à des administrateurs dont certains ont commencé leur carrière sous l'Ancien Régime. Il puise surtout parmi les hommes de loi et intègre aussi quelques militaires, mais ces derniers ne représentent que 7 % des préfets nommés en 1800. Au total, même si l'expérience acquise avant 1789 n'est pas négligée, c'est bien un groupe issu des milieux dirigeants de l'époque révolutionnaire qui est sélectionné. Ils ont traversé la Révolution, adoptant pour l'essentiel des positions modérées, considérées par Bonaparte comme un gage de réussite dans leurs nouvelles fonctions.

Tous ces préfets appartiennent par ailleurs au monde des notables. En 1800, ils sont originaires pour les trois quarts de la bourgeoisie, le petit quart restant venant de la noblesse (17). La part de cette dernière ne cesse ensuite de s'accroître pour dépasser les 40 % à la fin de l'Empire. Mais en mars 1800, nombre d'émigrés ne sont pas encore rentrés ou n'ont pas réintégré les allées du pouvoir. Il faut cependant être un notable pour pouvoir représenter dignement l'État. Mieux vaut même avoir quelque bien, comme s'en rend vite compte Antoine Thibaudeau, nommé à Bordeaux :  » La plupart des nouveaux fonctionnaires n'avaient pas assez de fortune. Avec un traitement de 24 000 francs, le préfets de la Gironde n'avait pas de quoi faire grande figure à Bordeaux […]. Je restais bien au-dessous de riches négociants, avec lesquels je n'avais d'ailleurs aucune envie de lutter  » (18). Les premiers préfets sont en outre relativement jeunes. Ils ont moins de 42 ans, alors que les préfets de 1810 auront en moyenne 48 ans, mais beaucoup ont vieilli en charge. Née sous Louis XV, la génération qui prend en charge l'administration de la France, à l'aube du Consulat, avait donc trente ans au début de la Révolution, c'est-à-dire l'âge idéal pour prendre une part active à tous les événements qui se sont déroulés pendant la décennie révolutionnaire.
Les premiers préfets de Bonaparte ont par définition défriché un terrain inconnu. L'incapacité de quelques-uns à s'adapter à leurs nouvelles fonctions, les possibilités offertes à d'autres de trouver un emploi plus attractif expliquent sans doute la relative instabilité des premières années. En trois ans, un tiers des préfets est remplacé et certains départements voient défiler les titulaires, ainsi le Doubs où deux préfets se succèdent avant l'arrivée de Jean De Bry (19). Mais une fois cette première étape franchie, la stabilité des préfets de Napoléon s'avère plus grande que celle des préfets des gouvernements qui ont ensuite régné sur la France. Leur stabilité moyenne par département est en effet de 4,3 ans, contre 3,5 ans par exemple sous le Second Empire et 2,6 sous la Troisième République (20).

Les missions du préfet

Bien que beaucoup d'entre eux aient participé activement à la Révolution, s'en sont-ils faits les défenseurs une fois arrivés dans leur département ? Dès le mois de mars 1800, le ministre de l'Intérieur, en leur adressant ses instructions, les met en garde contre une telle tentation :  » Dans vos actes publics, et jusque dans votre conduite privée, soyez toujours le premier magistrat du département, jamais l'homme de la révolution ; ne souffrez pas qu'on rappelle en votre présence les qualifications dont les partis divers se sont tour à tour poursuivis ; elles n'appartiennent plus qu'au déplorable chapitre des folies humaines  » (21).On ne peut mieux traduire le propos final des consuls présentant au peuple la constitution de l'an VIII:  » La Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée ; elle est finie « . Invités à se placer au-dessus des partis, à en dépasser les clivages, selon un des principes fondateurs du bonapartisme, les préfets ne doivent pas pour autant se transformer en agents de la contre-révolution, car s'ils doivent  » restituer la France à son antique splendeur « , c'est en respectant  » les bases inébranlables de la liberté et de l'égalité « , c'est-à-dire les deux principes fondamentaux qui ont engendré la Révolution. En somme, les préfets sont chargés de faire appliquer, dans les départements, les principes du nouveau régime.
Mais le premier aspect de leurs attributions est bien d'ordre administratif. Les préfets ont pour première mission de rétablir l'autorité de l'État dans les provinces. La circulaire du 12 mars 1800, signée par Lucien Bonaparte, mais en fait largement inspirée par Beugnot, précise longuement les attributions des préfets. Elle fixe les règles de fonctionnement de ce nouveau corps. En premier lieu, les préfets doivent organiser la levée des conscrits, en vertu de la loi Jourdan, votée en 1798, mais fort mal appliquée depuis. Or, en mars 1800, Bonaparte s'apprête à partir à la tête de son armée en Italie. La campagne qui s'ouvre est décisive, d'où la primauté accordée à cette mission des préfets, au point que le ministre de la guerre réitérera cette exigence devant le peu d'effet des premières mesures prises. Le préfet est donc le maître d'oeuvre des levées d'hommes, mais il est aussi responsable des réquisitions nécessaires à la bonne marche des armées. Mais il n'est pas d'État fort sans de saines finances, c'est pourquoi la seconde priorité des préfets consiste en la  » prompte rentrée des contributions « . Avant même la création d'une administration fiscale, ils sont chargés de rétablir l'ordre dans la perception des impôts. Enfin la troisième priorité est le maintien de l'ordre. Le préfet doit faire régner un  » ordre sévère « . Il dispose cependant, dans les premières années, d'un budget faible pour assurer cette mission (22).
 
Ainsi le préfet a pour première mission d'assurer la survie de l'État. Mais il est aussi chargé « d'assurer le bonheur de ces concitoyens « , formule qui s'inscrit dans le droit fil de l'esprit des Lumières. Lucien Bonaparte développe cette idée en fixant aux préfets des tâches que n'auraient pas reniées les physiocrates du XVIIIe siècle. Le bonheur des Français passe en effet, aux yeux du ministre, par l'essor économique du pays, c'est pourquoi les préfets sont invités à encourager la production agricole, le commerce et l'industrie. Ils ne doivent enfin négliger ni l'assistance aux pauvres ni l'éducation des citoyens. Et Lucien conclut sa missive, en incitant les préfets à l'émulation, par ces mots :  » L'influence de vos travaux peut être telle que dans quelques mois le voyageur, en parcourant votre département, dise avec une douce émotion :  » Ici administre un homme de bien  » (23). Ce voyageur, à partir de 1802, prend le visage de Bonaparte lui-même qui, soucieux de vérifier les résultats de sa réforme, multiplie les voyages en province.
Mais le préfet doit aussi pouvoir être identifié par les populations. Il doit se distinguer. Premier magistrat de son département, il est un notable parmi les notables. Les signes distinctifs de sa primauté sont un hôtel du département qui en impose aux populations, un traitement honorable qui varie de 8 000 francs pour les petites préfectures à 30 000 francs pour la Seine, un uniforme enfin qui doit lui permettre d'être identifié immédiatement lors de ses tournées. Composé d'un habit bleu, d'une veste et d'une culotte ou d'un pantalon blancs, le collet, les poches et parements de l'habit étant brodés en argents, l'uniforme du préfet est complété par une écharpe rouge, un chapeau français et surtout une épée, symbole de puissance (24). Le choix des couleurs nationales, le bleu, le blanc et le rouge, manifeste le souci d'enraciner le préfet dans l'oeuvre révolutionnaire, même si plusieurs observateurs voient dans son avènement le premier pas vers la fin de la République.  » Cette loi [du 28 pluviôse an VIII], en concentrant l'autorité administrative dans les mains de préfets et de sous-préfets nommés par le chef du gouvernement, anéantit de fait le système républicain « , écrit ainsi Miot de Mélito dans ses mémoires (25). Le comte de Vaublanc, futur préfet de Metz, lui fait écho :  » Cette magistrature était une des institutions les plus monarchiques qu'on ait jamais imaginées ; elle était parfaitement adaptée au caractère français et à la nécessité de rétablir l'ordre, après une horrible révolution  » (26).
La tâche qui attend les préfets, à leur arrivée dans leur département, est immense. Il leur faut tout d'abord se loger. Bourgeois de Jessaint s'installe à Châlons-sur-Marne dans l'hôtel de l'intendance, totalement vidé de son mobilier. Une fois installés, ils doivent procéder aux premières nominations qui leur incombent, à savoir désigner les membres du conseil de préfecture, composer le conseil général et les conseils d'arrondissements, préparer les nominations des maires et des adjoints. Il leur faut pour ce faire prendre rapidement connaissance d'un pays dont ils ne sont bien souvent pas originaires. Et pendant que s'effectue cette première acclimatation, le ministre de l'Intérieur ne cesse de leur réclamer des rapports sur l'état de leur département et sur l'esprit public qui s'y manifeste, tandis que le ministre de la Guerre réclame l'organisation rapide de la conscription. Très vite aussi, dès 1800, la question religieuse se pose à eux. Interrogés sur la situation ecclésiastique de leur département et sur les prêtres qui s'y trouvent, les préfets devront, à partir de 1802, contribuer à la reconstruction des Églises.
La génération des premiers préfets eut donc fort à faire. C'est sur eux que repose principalement la remise en ordre du pays et si plusieurs indices montrent que la machine ne s'est pas parfaitement mise en route en 1800, il faut aussi constater que Bonaparte n'hésite pas à quitter la France pour l'Italie, au moment même où les préfets arrivent dans leur département. La confiance qu'il leur accorde est donc indéniable. Certes, l'effort de centralisation a connu des limites et nombre de préfets ont conservé une relative autonomie pendant l'Empire (27), mais en assurant un lien essentiel entre le centre du gouvernement et la moindre parcelle du territoire français, les préfets ont incontestablement contribué à faire accepter le poids de l'État aux Français et ont oeuvré à la construction de l'espace national.

On a retenu les préfets restés en fonction plus de dix ans dans le même département (28)
L'astérisque indique ceux qui furent nommés en mars 1800 (16) :
Bouches-du-Rhône : Après Charles Delacroix (2 mars 1800-23 avril 1803), Antoine Thibaudeau conserva son poste jusqu'en mars 1814.
Côtes-du-Nord : * Jean-Pierre Boullé (2 mars 1800-8 mars 1814).
Gers : * Pierre Balguerie (2 mars 1800-12 mars 1813).
Golo (Corse) : * Antoine Pietri (2 mars 1800-19 août 1811).
Hérault : * Pierre Nogaret (2 mars 1800-13 janvier 1814).
Liamone puis Corse : Hyacinthe Arrighi (9 avril 1803-26 mars 1814).
Loir-et-Cher : Louis Chicoilet de Corbigny (5 août 1800-décédé en fonction le 29 avril 1811).
Loire-Haute: * Antoine Rabusson-Lamothe (2 mars 1800-12 février 1810).
Lot: * Edme-Louis Bailly (2 mars 1800-9 décembre 1813).
Lozère : * Joseph Florens (13 avril 1802-12 mars 1813).
Marne : * Charles Bourgeois de Jessaint (2 mars 1800 – maintenu jusqu'en 1838 !). Le champion incontesté !
Haute-Marne : Gabriel Jerphanion (13 avril 1802-démissionne aux Cent-Jours).
Mayenne : * Nicolas Harmand (2 mars 1800-25 septembre 1813).
Mont-Tonnerre (Mayence) : André Jean-Bon Saint-André (20 décembre 1801-décédé en fonction le 10 déc. 1813).
Morbihan : Joseph Jullien de Bidon (28 juillet 1801-mars 1814; reprend ses fonctions aux Cent-Jours).
Pas-de-Calais : Jacques de Lachaise (12 mars 1803-22 mars 1815).
Hautes-Pyrénées : Jean-Pierre Chazal (14 septembre 1802-12 mars 1813).
Pyrénées-Orientales : Joseph Martin (14 mars 1801-12 mars 1813).
Rhin-Haut : Félix Desportes (8 juillet 1802-12 mars 1813).
Sambre-et-Meuse (Namur) : * Emmanuel Pérès (2 mars 1800-5 janvier 1814).
Saône-et-Loire : Louis Roujoux (13 avril 1802-22 mars 1815).
Sarthe : * Louis Auvray (2 mars 1800-12 mars 1813).
Seine : * Nicolas Frochot (2 mars 1800-23 décembre 1812, suite à l'affaire Malet).
Deux-Sèvres : * Claude Dupin (2 mars 1800-12 mars 1813).
Somme : * Nicolas Quinette (2 mars 1800-26 novembre 1810).
Haute-Vienne : * Louis Texier-Olivier (9 mars 1802-mars 1814).
Vosges : Louis Himbert de Flégny (29 octobre 1803-mars 1814).
Yonne : * Jean-Baptiste Rougier de Bléneau (3 mars 1800-12 mars 1813).

Notes

(1) Loi concernant la division du territoire de la République et l'administration, 28 pluviôse an VIII, Bulletin des lois de la République, n° 17.
(2) Elle comprenait Adet, Barra, Boisjolin, Carret, Daunou, Gallois et Malherbe.
(3) Archives Parlementaires, 2e série, T. 1, Séance du Tribnuat du 23 pluviôse an VIII, Rapport du citoyen Daunou sur le projet de loi relatif à la division du territoire et aux administrations locales, p. 179-186.
(4) Ibid., Séance du Tibunat du 25 pluviôse an VIII, intervention de Ganilh, p. 210.
(5) Il fait partie des tribuns écartés en 1802.
(6) Mes souvenirs sur Napoléon par le comte Chaptal, Paris, Plon, 1893, 413 p., p. 57.
(7) Voir Étienne Dejean, Un préfet du Consulat. Jacques-Claude Beugnot, Paris, Plon, 1907, 452 p., p.44-78.
(8) Jean Savant, Les préfets de Napoléon, Paris, Hachette, 1958, 331 p., p. 25.
(9) Mémoires inédits. Éclaircissements publiés par Cambaceres sur les principaux événements de sa vie politique, présentation et notes de Laurence Chatel de Brancion, Paris, Perrin, 1999, 2 tomes, T.1, p. 487.
(10) Bulletin des lois de la République, n° 44.
(11) Jean-François Soulet, Les premiers préfets de Hautes-Pyrénées (1800-1814), Paris, Société des Études Robespierristes, 1965, 250 p., p. 15-16.
(12) Georges Clause, Le département de la Marne sous le Consulat et l'Empire (1800-1815), Lille, Atelier de reproduction des thèses de l'université de Lille III, 2 volumes, 1983, p. 80-81.
(13) Marguerite Rebouillat, " L'établissement de l'administration préfectorale dans le département de Saône-et-Loire : les deux premiers préfets ", Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, 1970, p. 860-880, p. 861.
(14) R. Bargeton, P. Bougard, B. Le Clere et P.-F. Pinaud, Les préfets du 11 ventôse an VIII au 4 septembre 1870, Paris, Archives nationales, 1981. Répertoire nominal.
(15) Alphone Aulard, Études et leçons sur la Révolution française, septième série, Paris, 1913, p. 128-130.
(16) Edward A. Whitcomb, "Napoléon's Prefects", The American Historical Review, vol. 79, n° 4, octobre 1974, p.1089-1118. L'étude porte sur 281 préfets, l'auteur ayant exclu quelques préfets éphémères.
(17) Ibid., p. 1095.
(18) Mémoires de A.-C. Thibaudeau 1799-1815, Paris, Plon, 1913, 2e éd., 561 p., p. 15-16.
(19) Léonce Pingaud, Jean De Bry (1760-1835).Le congrès de Rastatt.Un préfecture sous le Premier Empire, Paris, Plon, 1909, 401 p.
(20) Jeanne Siwek-Pouydesseau, "Sociologie du corps préfectoral (1800-1940)", in Les préfets en France (1800-1949), Genève, Droz, 1978, p. 163-172, p. 172.
(21) AN., F 1a/23, Circulaire du ministre de l'intérieur aux préfets, 21 ventôse an VIII.
(22) Edouard Ebel, Les préfets et le maintien de l'ordre public en France au XIXe siècle, Paris, La Documentation française, 1999, 265 p., p. 35.
(23) AN., F 1a/23, Circulaire du ministre de l'intérieur aux préfets, 21 ventôse an VIII.
(24) Arrêté du 17 ventôse an VIII relatif à l'installation, aux fonctions, au costume des préfets, art. 14, in Bulletin des lois de la République, n° 13.
(25) Mémoires du comte Miot de Mélito, ancien ministre, ambassadeur, conseiller d'État et membre de l'Institut (1788-1815), Paris, Michel Lévy, 3 tomes, 1858, p. 263.
(26) Mémoires de M. le comte de Vaublanc, édités par François Barrière, Paris, Firmin-Didot, 1883, 491 p., p. 407.
(27) Jean Tulard, " Les préfets de Napoléon ", in Les préfets en France (1800-1940), op. cit., p. 5-10.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
428
Numéro de page :
9-15
Mois de publication :
avril-mai
Année de publication :
2000
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