La fondation du Crédit lyonnais (6 juillet 1863)

Auteur(s) : ETÈVENAUX Jean
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Le Crédit lyonnais, fondé en 1863, peut être considéré comme l’archétype de la modernisation bancaire voulue par Napoléon III. Il fit longtemps partie des grandes banques françaises et, au début du XXe siècle, occupait même la première place au monde. Établissement régional devenu national puis international, il a été nationalisé, avec trois autres établissements de crédit, par la loi du 2 décembre 1945, avant d’être privatisé en 1999. Mais les conditions de sa naissance sont typiques du Second Empire.

La fondation du Crédit lyonnais (6 juillet 1863)

La France de 1863

Il y a cent cinquante ans, au début de l’été 1863, trois sujets dominent l’actualité internationale : l’entrée des troupes françaises à Mexico le 10 juin – après la prise de Puebla le 17 mai –, la tentative de mise au pas de la Pologne par les Russes en juin après la révolte de janvier et le tournant de la guerre de Sécession marqué, le 3 juillet, par la victoire des Nordistes à Gettysburg. En revanche, les Français n’ont peut-être pas prêté une grande attention au protectorat demandé par le Cambodge le 11 août pour échapper au condominium préparé par le Siam et l’Annam ni à la volonté de Napoléon III de transformer l’Algérie en un « royaume arabe » ; ils ne se sont peut-être pas davantage intéressés à la création de la Croix-Rouge par Henri Dunant (1828-1910) à Genève le 17 février.

Plus anecdotique mais tout de même révélatrice de nouveaux centres d’intérêt, la statue de la Victoire découverte dans l’île grecque de Samothrace – alors sous domination ottomane – est transportée en France par un aviso de la marine impériale. Toujours dans le domaine culturel, les commentaires vont bon train sur l’ouvrage d’érudition qu’un ancien séminariste, Ernest Renan (1823-1892), publie le 23 juin sur la Vie de Jésus, alors qu’Émile Littré (1801-1881) commence l’édition de son Dictionnaire de la langue française. Quant à Édouard Manet (1832-1883), il déclenche un beau scandale avec son Déjeuner sur l’herbe exposé, à partir du 15 mai, au Salon des refusés ; de son côté, Hector Berlioz (1803- 1869) surveille la préparation des Troyens, dont la première représentation va avoir lieu le 4 novembre au Théâtre lyrique.

Assez symbolique de l’évolution économique, sociale et politique, une délégation d’ouvriers français part en juillet pour Londres – où la première ligne de métro a été ouverte le 10 janvier – à l’occasion d’un meeting en faveur de la Pologne : ses membres vont proposer aux trade unions d’organiser la première Internationale des travailleurs. Les milieux financiers, eux, s’interrogent sur les dispositions du ministre des Finances, Achille Fould (1800-1867), et du nouveau gouverneur de la Banque de France, Adolphe Vuitry (1813-1885), face aux manoeuvres des frères Pereire, Jacob (1800-1875) et Isaac (1806-1880), cherchant à utiliser la Banque de Savoie pour briser le monopole de l’émission des billets. Un autre banquier fait parler de lui, Moïse Millaud (1813- 1871), qui a lancé, le 1er février, Le Petit Journal, le premier quotidien à un sou, opération évidemment couronnée de succès. Quant à Aristide Boucicault (1810-1877), le fondateur de la nouvelle formule du Bon Marché, il a racheté, le 31 janvier, les parts de son associé Paul Videau, restant ainsi seul maître du grand magasin.

Justement, l’environnement économique est en train de changer et la législation s’adapte : la loi du 23 mai 1863 sur les « sociétés anonymes à responsabilité limitée » pose, pour la première fois en France, le principe de la liberté des sociétés de ce type. Les milieux financiers en sont les véritables inspirateurs, afin de permettre l’extension en région du système des banques de dépôts : les petits capitaux, n’ayant plus à craindre une responsabilité sans limite, peuvent s’intéresser aux grandes affaires, réservées jusqu’alors aux maisons puissantes. L’apparition du Crédit lyonnais ne se place donc pas par hasard au tournant des années 1860 : il s’agit, selon le mot d’un ancien directeur des études financières de la banque, Pierre Bellanger, d’« un type tout nouveau d’établissements ouvrant toutes grandes leurs portes au public »

Lyon bouge

Le contexte local se révèle important : à Lyon, depuis 1859- 1860, certains secteurs de l’économie régionale connaissent des problèmes financiers d’une ampleur telle qu’un organisme bancaire d’un type nouveau devient une nécessité. Les fondateurs du Crédit lyonnais vont d’autant mieux répondre à cette demande qu’ils se trouvent eux-mêmes engagés dans le négoce et l’industrie.

Depuis 1857, les marchandises traversent sans rupture de charge l’agglomération lyonnaise grâce à la voie ferrée du Plm – chemins de fer Paris-Lyon-Méditerranée. Mais, pour le moment, avant d’être reliée à la Savoie, la capitale des Gaules juge son rôle d’entrepôt menacé par le Saint- Rambert / Grenoble, construit avant le Lyon / Grenoble, et encore plus par le Lyon / Genève empruntant le territoire de l’Ain et dont l’affluent Mâcon / Ambérieu met la Suisse en communication directe avec Paris – autrement dit avec les ports de la Manche ou de la mer du Nord. Cette nouvelle occasion de rancoeur contre la capitale va expliquer l’essai, entre 1863 et 1882, d’un réseau ferré régional appuyé par le Crédit lyonnais. En outre, depuis 1861, la soierie lyonnaise se vend mal, essentiellement parce que le débouché américain lui est fermé par la guerre de Sécession. Ainsi, les problèmes du crédit touchent le soyeux, le marchand de soies et de tissus ou le grand commissionnaire, lesquels travaillent à l’échelle européenne et mondiale.

Par ailleurs, une transformation profonde est en cours dans la production lyonnaise : la soie cède de plus en plus de terrain aux secteurs liés à la chimie, aux fonderies de fonte et de cuivre, à la fabrication de l’acide sulfurique et d’autres produits en liaison avec l’industrie du gaz d’éclairage et aux constructions mécaniques – ponts suspendus, locomotives et wagons, dragues, bateaux à vapeur pour la navigation fluviale, chaudières, tubes et câbles. Dans cette perspective, industries chimiques, charbonnières et gazières ont peu à craindre de la libération des échanges : la place constitue un de leurs terrains financiers d’élection. La préparation d’un réseau ferroviaire régional retient également l’attention des milieux économiques dirigeants, s’appuyant sur la tradition locale la plus ancienne de France. Deux familles d’entrepreneurs et de constructeurs jouent un rôle de premier plan : les frères Lucien (1833-1900) et Félix (1836- 1902) Mangini – d’origine piémontaise – et Alexandre (1829- 1902), Jules (1835-1909) et Paul (1835-1895) Frossard de Saugy – des Vaudois. En 1863, les Saugy, propriétaires de l’usine de construction de matériel ferroviaire de la Buire, à Lyon, sont encore séparés des Mangini, entrepreneurs de chemins de fer, mais ils vont s’unir en 1866 sous le patronage et avec l’aide du Crédit lyonnais.

Capitaux disponibles

Lorsqu’il avait rétabli la monarchie, Napoléon III avait affirmé : « L’empire, c’est la paix. » En août 1860, il exhorte plus particulièrement les Lyonnais à se livrer « avec confiance aux travaux de la paix ». Tous sont d’accord pour demander des garanties économiques – abaissement du prix des transports intérieurs par la concurrence – et des assurances politiques – une activité diplomatique et non guerrière – pour que ne recommence pas une folle équipée comme celle de l’Oncle. Plus précisément, les milieux d’affaires mettent l’accent sur les conditions nécessaires au bon fonctionnement d’une libération progressive des échanges internationaux. D’où leur attention, en 1862-1863, à la question des sarl : celles-ci constituent, déclare la Chambre de commerce de Lyon, « l’école où s’apprend la pratique des affaires ».

Le libre-échange issu du traité de 1860 avec le Royaume- Uni semble offrir aux négociants de la soie et des soieries leur plus grande chance, même s’ils s’impatientent des lenteurs de son application. Par ailleurs, plus le cercle des affaires s’étend, plus il faut trouver, à court terme, de grosses facilités de trésorerie – d’autant qu’il a déjà éprouvé des problèmes à ce sujet. Or, Lyon dispose de capitaux considérables. Traditionnellement, à deux reprises dans l’année, en juin lors de l’achat des soies et, à un moindre degré, en octobre pour la campagne des vins, eaux-de-vie et garances, le numéraire quitte la ville par grandes masses. La place constitue une sorte de réservoir où tout le Midi vient puiser ses espèces. En outre, depuis 1860, avec la mise en place du royaume d’Italie, un nouveau courant se confirme, celui des fonds destinés à subvenir aux besoins de la nouvelle entité politique d’au-delà des Alpes – d’autant que le Piémont se fournit depuis longtemps à Lyon en argent frais. Bref, comme le dit l’inspecteur de la Banque de France qui va s’interroger sur les origines du Crédit lyonnais, « chaque année voit surgir des profondeurs du commerce et de l’industrie de cette ville des importances financières inconnues, formées par l’intelligence et surtout par l’épargne ».

Mais les banquiers locaux ne disposent pas des moyens de soutenir eux-mêmes les soyeux installés de plus en plus nombreux en Extrême-Orient, y compris en ce qui concerne les assurances ; ils ne sont, en fait, que les intermédiaires, au mieux les représentants, des grands financiers de Paris – quand ce n’est pas de Londres. Or, la surabondance des capitaux de la place, que les banquiers locaux ne peuvent pas tous utiliser, explique l’importance du marché financier et le prestige de la Bourse de Lyon. Ce marché financier ne vit pas en vase clos, même s’il dépend de la Bourse de Paris pour les valeurs nationales et internationales. Il témoigne en tout cas de la force de Lyon en capital : son existence constitue l’un des éléments permettant l’édification d’une banque de type nouveau.

Une naissance discrète

À première vue, à Lyon, l’élément dominant reste la construction ferroviaire. Voilà pourquoi, rendant compte de la séance boursière du 6 juillet, le chroniqueur du Progrès note que « l’événement le plus saillant du jour est la hausse du Lyon », c’est-à-dire de l’action Plm. Il ignore ainsi ce que l’Histoire retiendra : la fondation, à quelques pas, du Crédit lyonnais. Mais il est vrai que cette naissance s’opère à la lyonnaise, c’est-à-dire dans la discrétion. En effet, du jeudi 2 au lundi 6 juillet, quelque deux cents rentiers et hommes d’affaires se sont réunis par-devant Me Mathieu Thomasset (1828-1905) pour l’assemblée constitutive de la nouvelle banque. Faute de place au Crédit lyonnais – installé dans un lieu en location, naguère utilisé par les courtiers en soie pour déposer leurs échantillons, au rez-de-chaussée du palais du Commerce –, l’assemblée ne s’est pas tenue dans l’étude du notaire, mais dans les bureaux de la Compagnie de l’Omnium, à la même adresse, soit le 13 de la rue Impériale (actuelle rue de la République), dans ce qui constitue déjà le deuxième arrondissement.

Les premiers actionnaires ont été convoqués, sans distinction du nombre de leurs titres, pour l’assemblée du 6 juillet « à deux heures précises ». Leurs autres collègues du conseil d’administration – ils seront 19 en tout – ne font que les suivre. Quant aux 334 autres actionnaires, parés par Le Salut public du titre de « fondateurs », ils n’auront jamais aucun droit d’intervention dans la marche de l’entreprise et n’opèrent, en l’occurrence, qu’un bon placement. La presse est mise à contribution : dans leurs numéros du 12 ou du 13 juillet, les journaux locaux publient un communiqué de Paul-Émile Vautier (1819-1889), secrétaire du conseil, appelant les actionnaires à verser 75 francs par action, en sus des 50 déjà donnés lors de l’assemblée. Puis un deuxième texte, signé cette fois par l’administrateur délégué Charles Sautter (1830-1892), passe dans les éditions du dimanche 26 juillet, annonçant l’ouverture des guichets pour le lendemain. Il y est bien précisé que le Crédit lyonnais peut « faire toutes les opérations d’une maison de banque en France et à l’étranger » et qu’il « délivre à chaque déposant, avec un carnet de compte-courant, un livre de chèques, au moyen desquels le client dispose des fonds déposés ».

Le nouvel établissement, ouvert donc au public le 27 juillet, se fait fort de lui apporter une caisse de dépôts et un service d’avances sur titres. C’est une banque pour tous : n’importe qui, « quel que soit son état ou sa condition », peut s’y faire ouvrir un compte, à la seule condition d’effectuer un premier versement d’au moins 50 francs – soit dix à vingt jours de salaire pour un employé. Ce compte fonctionnera sans frais – à part, bien entendu, le droit de timbre sur les effets de commerce – et sera productif d’intérêts. Les statuts prévoient également d’autres types d’interventions : escompte de papier commercial, avances en comptes courants ou sur garanties, changes et transferts, achats et ventes de valeurs mobilières en nom propre ou pour le compte de la clientèle… Le nouvel établissement ratisse ainsi beaucoup plus large que la Banque de France et les maisons de banque privées : la première ne verse aucun intérêt sur les dépôts et les secondes, dont le prestige repose sur les relations plutôt que sur les ressources, ne touchent qu’un public restreint.

« Enfants d’Israël », « Gentils » et « Philistins »

L’originalité du Crédit lyonnais réside essentiellement dans sa forme juridique, qui l’a dispensé de tout agrément préalable du gouvernement – il faut juste une autorisation préfectorale pour les assemblées générales d’actionnaires. Elle se situe donc bien dans le cadre extrêmement novateur voulu par Napoléon III. Son capital de 20 millions – soit le maximum autorisé pour une sarl, ce qui le rend modeste par rapport à la haute banque – est représenté par 40 000 actions de 500 F. Lors de l’assemblée constitutive, le président-fondateur, Henri Germain (1824-1905), apparaît comme le plus gros porteur, avec ses 2 150 actions. Les dixhuit autres membres du conseil détiennent ensemble 7 075 actions et 333 personnes, présentes ou représentées à l’assemblée, se partagent les 30 775 actions restantes. Quant à son premier conseil d’administration, il comprend douze hommes d’affaires lyonnais, trois Genevois et deux Parisiens.

Son organisation initiale est évoquée dans une lettre du 12 mars 1864, par laquelle le directeur adresse à Charles Sautter les éléments du compte de profits et pertes pour l’exercice 1863. Ces chiffres sont destinés à l’usage « des enfants d’Israël, des purs élus » – autrement dit, du président et des seuls membres du conseil de direction – car les « Gentils de la porte » – les autres administrateurs – n’auront droit qu’à des données globales, dans lesquelles recettes et dépenses auront été réunies par groupes ; quant aux « Philistins » – c’est-à-dire les simples actionnaires –, une « troisième pièce » sera confectionnée à leur intention, une fois que les deux premières auront été passées au crible. Cette discrimination, exprimée avec des images bibliques très protestantes et courante à l’époque, fera que les procès-verbaux du conseil d’administration et, surtout, les rapports aux assemblées d’actionnaires ne donneront qu’une image simplifiée de la réalité.

Attiré par les communiqués de presse et par les commentaires enthousiastes de certains journalistes, le public afflue au palais du Commerce pour déposer ses économies ou pour solliciter des prêts. Les 140 déposants à vue du premier mois passent à 1 280 dès le 31 décembre. Dans son numéro du 12 septembre 1863, La Semaine financière constate : « Le Crédit lyonnais veut être le caissier de la ville de Lyon, et on voit que, dès son début, il est en train de réaliser cette utile ambition ». L’homme d’affaires François-Barthélemy Arlès, dit Arlès-Dufour (1797-1872), confie à l’économiste Michel Chevalier (1806-1879), dans une lettre du 13 octobre 1863, que « le Crédit lyonnais marche très bien, mais dans une voie opposée à celle de la Banque de France ». De leur côté, les lecteurs du Salut public peuvent, le 14 novembre 1863, s’émerveiller : « Il suffit d’un premier versement de 50 francs et dès lors vous voilà le client, le protégé d’une institution qui met à votre service son influence morale, ses relations commerciales avec les principales places de France et de l’étranger, ses bureaux, ses employés, ses livres, tout enfin ! On ne saurait exiger mieux, et nous croyons que le nouvel établissement aura seul réalisé pour tous cette démocratisation du crédit, que les gigantesques créations parisiennes ont vainement promise à la France. »

10 000 clients en un an et demi

À la fin de 1864, après dix-sept mois d’exploitation, la nouvelle banque compte déjà 10 000 clients. Elle a dû agrandir ses surfaces en location à l’intérieur du palais du Commerce – où les fenêtres du rez-de-chaussée de la Bourse ont été murées, sous le portique occidental, afin de permettre au Crédit lyonnais d’occuper le couloir adjacent. Outre les 20 millions de capital apportés par ses actionnaires, elle dispose à présent d’une trentaine de millions de dépôts et autres ressources d’emprunt, de telle sorte que le passif du bilan au 31 décembre 1864 avoisine 50 millions, tandis que l’on retrouve à l’actif quelque 45 millions en concours bancaires – escompte et avances – et 5 millions en portefeuille-titres – rentes, actions et obligations souscrites ou achetées par le Crédit lyonnais pour son propre compte. Sur les 5 millions du portefeuille-titres, environ la moitié concerne deux affaires récemment constituées à l’initiative du Crédit lyonnais dans l’espoir de plus-values rapides : la première, La Fuchsine, pour la fabrication industrielle de colorants à Lyon, la seconde pour la construction et l’exploitation d’une usine à gaz à Saragosse. Il agit aussi souvent comme intermédiaire, par exemple pour le placement des emprunts de la ville de Lyon ou des obligations du Creusot – Eugène Schneider, gérant du Creusot, n’oublie pas qu’il a participé à sa fondation.

Les bénéfices sont tels que, après d’amples dotations aux réserves, chacune des 40 000 actions du Crédit lyonnais reçoit un dividende de 4 francs pour l’exercice 1863 – d’une durée de cinq mois – et de 26,25 francs pour 1864. Émises à 500 francs, ces actions se revendent en bourse au-dessus du pair et les acquéreurs ne font pas défaut puisque le nombre d’actionnaires fait plus que doubler d’ici à la fin de 1864. L’expansion se poursuit l’année suivante, stimulée par la loi du 14 juin 1865 qui abolit provisoirement le droit de timbre sur les chèques bancaires : bien que le capital reste fixé à 20 millions, le total du bilan sera, en fin d’année, supérieur à 80 millions et les résultats de l’exercice permettront la distribution d’un dividende de 35 francs par action. « Si nous recherchons les causes de cet important développement, dira Henri Germain aux actionnaires lors de l’assemblée du 30 avril 1866, si nous nous demandons pourquoi la plupart de ceux qui, à Lyon, gardaient autrefois leur argent improductif ont été amenés à le verser dans nos caisses, nous répondrons que la facilité de déposer les sommes les plus minimes, comme les plus importantes, de tirer le même intérêt des unes comme des autres et de percevoir un revenu de l’argent dont on conserve la libre disposition, a créé ces habitudes nouvelles. » Cela dit, si l’on en croit Le Courrier de Lyon du 18 octobre suivant, les fondateurs de la nouvelle banque « comptent dans leur sein presque toutes les maisons de banque suisses, un certain nombre des plus importantes maisons de Paris, et à peu près tout ce que notre ville possède de plus remarqué comme fortune et honorabilité, soit dans la banque, soit dans le commerce, soit hors des affaires ». Presque lyrique, le rédacteur ajoute : « On y rencontre de jeunes intelligences qui paient de leur personne et qui consacrent à son organisation naissante une activité fécondée par une habile direction. »

De la région, de Suisse et de Paris

L’analyse de la liste des 353 actionnaires primitifs est effectivement instructive, car elle permet d’embrasser d’un coup d’oeil les relations de l’organisme naissant, son rayonnement et les milieux sur lesquels vont s’appuyer ses promoteurs. Figure en tête le solide noyau lyonnais autour d’Henri Germain avec des soyeux-banquiers, des négociants en soie, des représentants de la Bourse et de la banque, des rentiers et le monde de l’industrie, tout particulièrement dans le milieu des forges.

Tout aussi caractéristique est la forte participation suisse, signe des anciennes liaisons commerciales entre Genève et Lyon. On compte plus de 70 actionnaires suisses, tous banquiers et agents de change – sauf un négociant –, essentiellement de Genève, mais aussi des représentants des milieux financiers de Bâle, de Winterthur, de Schaffhouse, de Lausanne, de Berne et de Zurich. Des négociants piémontais et milanais complètent une participation qui, pour relever de l’étranger, n’en demeure pas moins relativement proche. Ainsi se trouvent délimitées les grandes lignes des échanges lyonnais et celles d’une région économique qui va de la métallurgie du Massif central aux manufactures suisses et italiennes, avec Marseille comme porte de sortie naturelle – et qui préfigure ce qu’on appellera au XXIe siècle le diamant alpin.

Reste le dernier groupe dont Arlès-Dufour et Henri Germain ont su se procurer l’appui, autrement dit la finance parisienne et avant tout la haute banque. Ce sont les Bischoffsheim, Mirabaud, Vernes, Blount, Erlanger, Frémy, Sautter, Marcuard, Jacob Stern, qui disposent chacun de 200 à 500 actions. À leur côté, pour compléter le caractère complexe de ce qui reste officiellement une société lyonnaise, on découvre les grands praticiens du saint-simonisme capitaliste : Prosper Enfantin (1796-1864) – dont Arlès-Dufour sera le légataire universel –, avec 100 actions, et Paulin- Talabot (1799-1865), avec 500 actions, en compagnie desquels il n’est pas surprenant de trouver le sénateur et membre de l’Institut Michel Chevalier – passé du saint-simonisme au libre-échange en participant activement à l’élaboration du traité de 1860 avec Londres.

Expansion élargie

L’aspect le plus remarquable qui se dégage de ce groupe, c’est l’interpénétration déjà réalisée entre banques, négoce ancien et industries nouvelles, rendue manifeste par la composition du conseil et par les diverses activités de certains des administrateurs. Ce sont des entrepreneurs au plein sens du terme, ayant su dépasser les perspectives plus limitées du négociant. En revanche, ils ont gardé les vertus lyonnaises de prudence, d’esprit positif et pratique, ce « bon sens un peu plat » ultérieurement décrit par l’industriel et homme politique Édouard Aynard (1837-1913). Comme le montrera plus tard l’écrivain Jean Dufourt (1887-1953) dans ses deux ouvrages de référence, Calixte (1926) et Les malheurs de Calixte (1937), ils manifestent volontiers une certaine affectation de pessimisme en affaires, l’économie dans les petits détails et un aristocratisme bourgeois prononcé. Mais les traits nouveaux de l’entrepreneur moderne l’emportent et vont les transformer en véritables hommes d’affaires : leur banque, si manifestement locale et régionale à son départ, pourra ainsi se détacher du milieu qui l’a vu naître.

Effectivement, l’expansion du Crédit lyonnais va vite se mesurer à travers les ouvertures de sièges : 1863 : Lyon ; 1865 : Paris – le bureau originel de la rue Drouot est remplacé par la succursale de la rue de Choiseul – et Marseille ; 1870 : Londres ; 1873 : Grenoble, Mâcon et Saint-Étienne ; 1874 : Belleville, Bourg-en-Bresse, Chalon-sur-Saône, Rive-de-Gier, Saint-Chamond et Villefranche-sur-Saône ; 1875 : Annonay, Roanne, Vienne et Voiron, mais aussi Alexandrie, Constantinople, Le Caire et Madrid ; 1876 : Aix-en-Provence, Aix-les-Bains, Chambéry et Thizy, tout comme Genève ; 1877 : Beaune et Beaujeu et, plus loin, Port-Saïd ; 1878 : Béziers, Montpellier, Nice et Nîmes et, enfin, Alger, Oran, Saint- Pétersbourg et Vienne – supprimé la même année.

Il est évidemment significatif de relever que, un siècle plus tard, en 1962, si l’implantation francilienne a pris une grande place, la carte des sièges révèlera toujours une densité extrêmement forte dans la région Rhône-Alpes et plus particulièrement dans le Rhône, la Loire et l’Isère. Aujourd’hui, la banque se vante de ses 2 077 implantations commerciales et automates bancaires et elle entend ouvrir de nouvelles agences et même créer des emplois. Toutefois, le rapprochement avec le Crédit agricole, doublé d’une automatisation et d’une informatisation croissantes, semble se conjuguer avec la crise financière pour laisser les perspectives d’avenir incertaine : on ne vit plus à l’époque de Napoléon III avec une progression continue.

Bibliographie et sources

Archives parisiennes du Crédit lyonnais 013 AH 002 (documents rassemblés pour l’ouvrage du centenaire, dont chiffres de l’évolution de 1863 à 1913), 029 AH023 (documents divers 1863- 1897), 031 AH417 (bilans, comptes de profits et pertes et situation à la fin de 1863 et de 1868), 031 AH 442 (bilans mensuels aux 1er octobre et 1er novembre 1863), 037 AH010 (lettre circulaire de Charles Sautter annonçant l’ouverture du bureau le 27 juillet 1863), 096 AH001 (assemblée générale constitutive du 6 juillet 1863 avec statuts, documents 1863-1884), 105 AH005 (acte de fondation du 6 juillet 1863) et 105 AH011 (répertoire alphabétique des employés au siège de Lyon entre 1863 et 1903).
Bernadette Angleraud et Catherine Pellissier, Les dynasties lyonnaises des Morin-Pons aux Mérieux du XIXe siècle à nos jours, Paris, Perrin, 2003.
Jean Bouvier, Le Crédit lyonnais de 1863 à 1882. Les années de formation d’une banque de dépôts, Paris, S.E.V.P.E.N. École pratique des hautes études, sixième section, 1961, 2 vol. ; Naissance d’une banque : le Crédit lyonnais, Paris, Flammarion, 1968. Pierre Cayez et Serge Chassagne, Les patrons du Second Empire. Lyon et le Lyonnais, Paris / Le Mans, Picard / Éditions Cénomane, 2007.
Bernard Desjardins, Michel Lescure, Roger Nougaret, Alain Plessis et André Straus, Le Crédit lyonnais, 1863-1986 : études historiques, Genève, Droz, 2002.
André Germain, Henri Germain. Le fondateur du Crédit lyonnais, Paris, Éditions Émile- Paul frères, 1930.
Maurice Mogenet et Pierre Bellanger, Un siècle d‘économie française : 1863-1963, Paris, Draeger Frères [pour le Crédit lyonnais], 1963.
Christian de Montella, 19, Bd des Italiens. Le Crédit lyonnais, culture et fondation, Paris, Crédit lyonnais / Jean-Claude Lattès, 1987. Notice sur le Crédit lyonnais, Paris, Crédit lyonnais, 1914.
Jean Rivoire, Le Crédit lyonnais. Histoire d’une banque, Paris, Le Cherche-Midi, 1989.
Un siècle d’économie française. 1863-1963, Paris, Crédit lyonnais, 1963.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
496
Numéro de page :
8 p.
Mois de publication :
novembre
Année de publication :
2013
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