La France face à l’Europe. Une partie d’échecs de 18 mois. De la paix continentale à la paix maritime

Auteur(s) : KERAUTRET Michel
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La signature du traité de Lunéville avec l'Empereur allemand, le 9 février 1801, mettait fin à la guerre de la France républicaine avec l'Autriche et avec l'Empire, c'est-à-dire, pour l'essentiel, au conflit continental. Mais nul ne pouvait se dissimuler, en France comme en Europe, que la  » paix maritime  » (avec l'Angleterre) serait seule déterminante : en son absence, on ne pouvait guère compter que sur  » un armistice continental « , comme celui de Campoformio, qui n'avait tenu qu'un an et demi (1). Néanmoins, la paix maritime elle-même semblait désormais accessible à court terme, le terrible William Pitt ayant offert sa démission au roi Georges au début de février – retrait confirmé le 14 mars, lorsque le roi se fut remis d'une nouvelle crise de sa maladie-, et le nouveau secrétaire au Foreign Office, lord Hawkesbury, amorcé des ouvertures de paix dès le 19 mars : la restauration des Bourbons n'était donc plus pour Londres un préalable, comme elle l'était un an plus tôt, le régime de Bonaparte, qui se montrait modéré à l'intérieur et se consolidait chaque jour, devenait un partenaire  » incontournable  » (2). Or, il faudrait attendre encore près de quatorze mois pour arriver à s'entendre à Amiens, dont huit mois d'affrontements multiples, et sur les terrains les plus divers, avant que l'on se résigne de part et d'autre aux  » préliminaires de paix  » du 1er octobre 1801.

Le printemps et l'été de l'année 1801, où l'on pourrait voir une sorte de pause dans le domaine extérieur, sont en réalité le moment d'une terrible partie d'échecs entre les deux protagonistes, tandis que les autres États européens sont réduits au rôle de pions ou de spectateurs attentistes. Chacun des adversaires ayant marqué tour à tour des points importants, sans parvenir à faire basculer la partie à son avantage, ils finissent par admettre le  » pat  » et bâcler un compromis précaire.

Le " pat " franco-anglais

Ce qui fait l'originalité de ces quelques mois, c'est la concomitance d'une négociation qui n'est jamais rompue, si elle n'est pas exactement formelle (conduite à Londres, pour la France, par un diplomate expérimenté, Louis Otto (3), en contact permanent avec son ministre à Paris), et d'hostilités directes ou indirectes, visant à affaiblir l'adversaire ou à se renforcer soi-même pour aborder le dernier acte dans la position la plus forte possible. La majorité qui soutient le ministère anglais, dirigé à présent par Addington, n'a pas changé, et même si les bellicistes les plus durs, Windham, Grenville et Canning, ont quitté le cabinet avec Pitt, ce ne sont pas les partisans d'un accommodement avec la France qui les ont remplacés (4). Fox et Sheridan restaient dans l'opposition, comme le confirmait le 25 mars le débat des Communes sur l'état de la nation, et  » le changement des hommes n'entraînait pas le changement de principes, mais seulement une modification du système à l'égard de la France « , liée au constat que l'Angleterre n'avait plus, pour l'instant, d'allié continental (5). Quant à Bonaparte, fort de ses derniers succès militaires et diplomatiques, il n'était pas disposé aux sacrifices qui contenteraient l'Angleterre.

Les enjeux

Les deux puissances rivales ont obtenu l'une et l'autre de grands avantages à la faveur de la guerre commencée huit ans auparavant. La France, sur le continent, avec la frontière du Rhin, mais aussi la prépondérance en Italie, et une influence hégémonique sur la Hollande et la Suisse. L'Angleterre dans le reste du monde : elle a enlevé Saint-Pierre-et-Miquelon à la France, ainsi que la plupart des colonies françaises, espagnoles et hollandaises des Caraïbes et de la Guyane, s'assurant ainsi un étroit contrôle des importations de denrées coloniales, sucre et café surtout, qui lui procurent une richesse sans précédent ; elle a conquis en outre des territoires immenses en Inde, aux dépens de Tippoo-Sahib notamment, ainsi que Le Cap et Ceylan (pris à la Hollande), sur la route maritime qui y conduit, excluant là encore la France et la Hollande d'un commerce très lucratif ; de surcroît, elle s'est installée en Méditerranée occidentale, où elle occupe Minorque et l'île d'Elbe, mouille librement à Naples et en Sardaigne, et vient de s'emparer de l'île de Malte, reprise aux Français en septembre 1800. Dans l'ordre économique enfin, deux industries s'affrontaient, dont l'une, celle de l'Angleterre, disposait d'une avance technique indiscutable, cependant que la française prospérait à l'abri de la protection douanière sur le marché national et sur les marchés soumis à l'hégémonie politique de la République.

Les adversaires pourraient se reconnaître mutuellement leurs conquêtes et traiter sur la base du uti possidetis, comme cela avait été envisagé lors de la négociation de Lille en 1797, et proposé de nouveau par Londres en mars 1801 – la France aurait pu alors garder l'Égypte. Mais ni l'un ni l'autre ne se résignent vraiment à ce qui serait une sorte de partage du monde, quelque peu utopique, entre l'empire des mers et celui des terres, lourd de conflits à venir de toute façon, et contraire aux traditions historiques, qui font aussi de la France et de ses alliés hollandais et espagnol des puissances maritimes et commerçantes, et qui interdisent d'autre part à l'Angleterre de souffrir une hégémonie quelconque sur le continent, surtout de la part d'États riverains des mers libres. Cette éventualité théorique ayant été écartée à nouveau dès le printemps 1801, restait l'alternative d'un retour au status ante bellum, chacun rendant toutes ses conquêtes, ou celle d'un sacrifice partiel (et proportionnel) des avantages obtenus par l'un et par l'autre. Cette dernière option s'imposait rapidement comme la plus réaliste, mais il restait l'essentiel, qui ferait tout l'objet de la négociation : définir la mesure des abandons réciproques. Et en attendant, puisque sacrifices il y aurait, s'assurer de nouveaux gages à mettre dans la balance le moment venu.
 
Quelques terrains privilégiés s'offraient à l'affrontement. Si la lutte avait à peu près cessé aux Caraïbes, où la France n'avait préservé que la Guadeloupe, et dans l'océan Indien, où Londres différait un projet d'attaque dirigé vers le nid de corsaires de l'île de France, la Méditerranée restait un  » point chaud « . Bonaparte avait là deux objectifs solidaires : sauver  » sa  » colonie égyptienne, abandonnée à contre-coeur en 1799, mais où rien n'est encore perdu malgré la mort de Kléber en juin 1800 ; et chasser les Anglais de la Méditerranée occidentale, ce lac franco-espagnol où ils ne s'étaient introduits que tout récemment, à la faveur de l'expédition d'Égypte précisément. Pour son adversaire, il s'agissait à l'inverse d'isoler puis de conquérir l'Égypte – il s'y était formellement résolu en octobre 1800, et concentrait ses forces pour cela-, et de peser depuis la mer sur l'Espagne et l'Italie. L'un et l'autre devaient cependant tenir compte des intérêts de tiers, l'Empire ottoman, premier concerné par l'Égypte dont il était toujours en droit le suzerain, et surtout la Russie, apparue en Italie en 1799, qui protégeait les rois de Piémont-Sardaigne et de Naples, occupait Corfou dans l'Adriatique, et revendiquait Malte au nom des chevaliers dont le tsar avait été élu grand-maître.

Par ailleurs, la guerre économique n'avait jamais cessé : la  » croisière anglaise  » bloquait les côtes de la France et de ses alliés, tandis que les militaires français s'efforçaient d'interdire au commerce britannique l'accès aux ports du continent. Ce faisant, l'un et l'autre, mais surtout l'Angleterre maîtresse des mers, risquaient là aussi d'empiéter sur les droits de tiers, les pays restés neutres.

Avantage à la France

C'est Bonaparte qui marque les premiers points de cette vaste partie, et de façon assez inespérée pour lui. Son premier souci était de soulager l'Égypte. N'ayant pu obtenir en septembre 1800 l'armistice naval qui le lui aurait permis (6), il met sur pied pendant l'hiver une importante opération maritime destinée à conduire à Alexandrie hommes, chevaux, canons et matériels en tous genres, avant que les Anglais n'aient pu y acheminer le corps expéditionnaire qu'ils constituent à Rhodes. Au début de février, une avant-garde de deux frégates parvient à débarquer 600 hommes, et annonce l'arrivée prochaine d'une escadre entière, l'amiral Ganteaume ayant réussi à forcer le blocus de Brest. Si cet espoir est d'abord déçu par la prudence peut-être excessive de l'amiral, qui retourne à Toulon, on se réjouit tout de même d'avoir maintenu la liaison entre la métropole et la  » colonie « .

Mais l'essentiel se passe ailleurs. La chance et l'habileté de Bonaparte placent alors entre ses mains une carte maîtresse, l'amitié inattendue du tsar de Russie Paul Ier. Ayant réussi à frapper l'imagination (mobile) de ce dernier par son prestige personnel, mais aussi par quelques gestes spectaculaires (la restitution unilatérale de prisonniers russes, l'offre de Malte), il en est bientôt à concerter avec lui une expédition franco-russe destinée à menacer l'Inde anglaise. Surtout, l'influence de Saint-Pétersbourg a déterminé dès la fin de l'année précédente la formation dans la Baltique d'une nouvelle  » ligue des neutres  » (7), regroupant autour de la Russie le Danemark et la Suède, excédés par les contrôles tatillons de la Navy sur leurs navires de commerce, et même la Prusse, fortement sollicitée par le tsar. Les neutres, vivement approuvés à Paris, en viennent aux actes pendant l'hiver, le Danemark occupant Hambourg et fermant l'Elbe, et la Prusse saisissant le Hanovre, tandis que Londres mettait l'embargo sur leurs navires. La menace est d'autant plus grave pour l'Angleterre que la zone baltique livre presque toutes ses fournitures navales.

Cette nouvelle amitié russe ouvre donc les plus grands espoirs à Bonaparte, tandis qu'elle n'exige qu'une modeste contrepartie (même s'il faut parfois subir la mauvaise humeur de l'ambassadeur russe Kolytchev, moins bien disposé que son souverain à l'égard du Premier consul) : le renoncement à Malte et aux îles ioniennes (que la France ne détient plus), et de la modération à l'égard de Naples et du Piémont. La victoire militaire de Murat sur les Napolitains de Damas, entérinée par l'armistice de Foligno (18 février 1801), ne se traduira donc, au traité de Florence (29 mars), que par des clauses relativement modérées (8). Mais l'essentiel est acquis : fermeture des ports aux Anglais ; fourniture de trois frégates qui renforceront la flotte française ; libre passage et séjour d'une force française de 10 000 hommes, pendant une année,  » à l'effet de s'embarquer à Otrante et à Brindes pour se rendre en Égypte  » ; cession à la France de Piombino et de Porto Longone (dans l'île d'Elbe) (9). Peu après, Alquier viendrait à Naples veiller à l'application du traité. Quant au Piémont, on continuera de l'occuper tant que son roi n'aura pas fermé aux Anglais les ports de Sardaigne.

Dans le même temps, et sans contrevenir au traité de Lunéville, le Premier Consul consolidait son emprise sur l'Italie par un arrangement avec l'Espagne. Le traité signé le 21 mars à Aranjuez par Godoy et Lucien Bonaparte, confirmant l'accord passé en octobre à San Ildefonso, outre qu'il destinait Parme à la Cisalpine ou à la France, attribuait la Toscane (précédemment placée dans l'orbite autrichienne) au gendre du roi d'Espagne allié de la France, le futur Louis Ier d'Étrurie. Ce faisant, et c'était capital, Livourne serait fermée au commerce anglais, ses approches étant en outre contrôlées directement par la France depuis l'île d'Elbe (10).

Les choses se présentaient donc on ne peut mieux à l'approche du printemps 1801. Mais en quelques jours, l'Angleterre allait retourner complètement la situation.

Riposte anglaise

Britannia ne pouvait accepter les prétentions des neutres sans renoncer à son arme principale, la maîtrise des flots. Désespérant de ramener Paul Ier, dédaigneux des petits États scandinaves, négociant en sous-main avec la Prusse, Pitt avait rassemblé avant son départ les moyens de frapper fort. Une flotte fut préparée à Yarmouth, sous les ordres de l'amiral Parker, auquel on adjoignait le héros d'Aboukir, l'inévitable Nelson. Partie le 15 mars, elle franchit bientôt le passage du Sund, se faufila audacieusement entre les bancs de sable pour attaquer par leur point le plus faible les pontons et les navires qui défendaient Copenhague. Malgré l'héroïsme des combattants danois, l'audace et la ténacité de Nelson produisirent un succès presque complet le 1er avril (11).
 
Un autre événement allait rendre cette victoire décisive, et inutiles les attaques prévues contre les autres membres de la Ligue : quelques jours plus tard, on apprenait en effet que le tsar Paul Ier était mort  » d'apoplexie « , le 12/24 mars, au  » château Michel « , à Saint-Pétersbourg (12). Que lord Whitworth, l'ex-ambassadeur d'Angleterre en Russie, ait été ou non l'instigateur du crime, importe peu : l'Angleterre marquait là un point capital. Pour Bonaparte, en tout cas, le coup était terrible.  » Il a jeté des cris de désespoir, écrit Lucchesini, l'ambassadeur de Prusse à Paris. Les Anglais m'ont manqué le 3 nivôse [rue Saint-Nicaise], s'écria-t-il, ils ne m'ont pas manqué à Pétersbourg « . Mais le fameux article vengeur du Moniteur, publié le 16 avril, ne traduit que son impuissance :  » Paul Ier est mort dans la nuit du 24 au 25 ; l'escadre anglaise a passé le Sund le 31. L'histoire nous apprendra les rapports qui peuvent exister entre ces deux événements  » (13).

En Égypte enfin, Londres obtenait dans le même temps un autre succès, qu'on ne connaîtrait que plus tard : le corps expéditionnaire du général Abercromby, ayant pris pied près d'Alexandrie, repoussait les contre-attaques mal concertées des Français, battus à Canope (21 mars), puis bloquait Menou, qui s'était imprudemment réfugié dans la place, en ouvrant les digues et en inondant la plaine alentour. Les autres unités se trouvant dispersées et isolées dans tout le pays, la  » conquête  » était condamnée à terme si aucun renfort ne lui parvenait. Or, la seconde expédition de secours confiée à Ganteaume revenait à Toulon quelques jours après en être sortie (22 mars).

Ayant enregistré tous ces avantages, le cabinet britannique pouvait hausser le niveau de ses prétentions. Dans la note remise à Otto le 12 avril, il entendait à présent garder presque toutes ses conquêtes utiles, tandis que la France restituerait une partie des siennes (14).

Réaction française

Bonaparte se devait de répliquer à son tour. Sitôt connue la mort de Paul Ier, et se tenant désormais libre de tous ménagements à l'endroit de la Russie, il décida l'érection du Piémont en division militaire de la France, faisant préciser le 13 avril à Jourdan, nommé administrateur général à Turin,  » que cette organisation est bien un premier pas vers la réunion « , tout en lui ordonnant d'avancer masqué, pour ne pas risquer de heurter l'opinion locale. À vrai dire, il ne s'agissait pas, en l'espèce, de saisir un gage de plus pour le grand marchandage à venir, mais de l'exécution d'un projet tenant très à coeur au Consul, soucieux de s'assurer les passages des Alpes, et différé seulement par égard pour Paul Ier.

Il en va autrement du Portugal (15). Ce petit pays maritime, fidèle allié de l'Angleterre, et toujours en guerre avec la France, était à la portée des entreprises de celle-ci, dès lors que l'on agissait de concert avec l'Espagne. L'idée de l'attaquer n'était pas nouvelle, il s'agissait à la fois de s'en faire un gage de plus pour la négociation, en occupant une partie de son territoire ; peut-être de pousser les Anglais, pour le défendre, à distraire une partie de leur armée d'Égypte ; et en tout cas, d'obtenir qu'il ferme ses ports au commerce britannique. Le 29 janvier, Lucien Bonaparte avait obtenu de Godoy et du roi Charles IV l'envoi d'un ultimatum franco-espagnol sommant le régent de Portugal de fermer ses ports. Mais par la suite, malgré le rejet de ce dernier, on s'était contenté de procéder mollement à quelques préparatifs militaires, tandis que les espoirs d'une paix franco-anglaise se précisaient. Un  » corps d'observation de la Gironde  » était réuni, néanmoins, sous le commandement nominal du général Leclerc. Les échecs ultérieurs conduisirent à réactiver le projet. L'avant-garde franchissait le 16 avril la frontière franco-espagnole, sous la conduite de Gouvion Saint-Cyr, tandis que le Prince de la Paix, devenu généralissime pour l'occasion, attaquait les Portugais sans même attendre les Français, et cueillait quelques lauriers assez faciles au cours de la brève  » guerre des oranges  » (mai-juin 1801), conclue bien vite par le traité de Badajoz qui, accepté par Lucien, allait susciter la fureur de son frère. Même si le Portugal promettait en effet de ne plus accepter de navires anglais, l'absence d'une occupation effective interdisait tout contrôle. Quant au gage, il n'en était plus question. Le Premier consul refusa sa ratification pendant plusieurs mois, au risque de provoquer une tension avec l'Espagne : dans la perspective de l'affrontement avec l'Angleterre, l'affaire devenait contre-productive.

L'Angleterre s'était gardée cependant d'intervenir militairement au Portugal, se bornant à faire occuper Madère par le colonel Clinton. Pour l'atteindre sur le continent, il restait cependant le Hanovre. Au temps de la Ligue des neutres, Paris et Pétersbourg n'avaient cessé de presser le roi de Prusse de s'en saisir, et celui-ci, partagé entre la convoitise et la crainte, n'y avait consenti que le 30 mars, et pour prévenir une action directe de la France. Mais à présent que la Ligue des neutres était dissoute, et Berlin n'optant pas, en dépit de toutes les insinuations venues de Paris, pour une prise de possession véritable qui le brouillerait avec Londres, cette présence prussienne devenait un obstacle, puisqu'elle aboutissait à protéger le Hanovre contre les Français (16). Vouloir passer outre comporterait, là aussi, des risques plus grands que les gains à espérer.

Il y avait bien encore l'Irlande. Mais le souvenir de l'échec de Hoche en 1798, la crainte que la répression qui s'en était suivie, puis les concessions faites aux catholiques, n'aient privé la République de ses soutiens antérieurs dans le pays, firent écarter l'idée aussitôt qu'évoquée. Le Premier consul pouvait certes renforcer la prohibition des marchandises  » censées venir des fabriques anglaises  » (arrêté du 26 thermidor, août 1801), mais il choisit surtout de se tourner vers l'opinion britannique, cherchant à la convaincre et à l'effrayer tout à la fois (17). Plaidant lui-même sa cause dans le Moniteur, très lu de l'autre côté de la Manche,  » il caressait les ministres anglais actuels  » et  » jetait les sarcasmes à pleine main  » contre les bellicistes, en appelait à l'humanité et à la raison, minimisait les conquêtes françaises et magnifiait celles de l'Angleterre. Mais pour l'effrayer, il fit mine aussi de réactiver le projet de  » descente « , déjà étudié trois ans plus tôt, mais qu'il avait alors repoussé lui-même comme impraticable. On publia force détails sur la concentration à Boulogne de chaloupes canonnières venues de tous les points de la côte, on parlait de réunir 100 000 hommes, que Bonaparte conduirait lui-même à Londres. Les autorités britanniques parurent prendre les choses très au sérieux (18) : les prisonniers français furent regroupés sur une île éloignée, on recruta des volontaires, il y eut de l'exercice et de la terre remuée sur les côtes du Kent et de l'Essex. Et la menace parut encore plus sérieuse lorsque la Navy cessa tout à coup d'être invincible : le 6 juillet, près d'Algésiras, l'amiral Linois capturait un vaisseau anglais et en détruisait un second (19). Événement inouï, depuis longtemps en tout cas, et qui fit d'autant plus d'effet sur les Anglais qu'ils l'avaient appris par le Moniteur. Même si l'amiral sir James Saumarez se vengeait un peu plus tard sur la flotte espagnole près de Cadix, on crut nécessaire à Londres d'en appeler à Nelson pour protéger les côtes (24 juillet). Ce qui n'empêcha pas le Foreign Office, dans une note du 20 juillet, de maintenir toutes ses exigences.

Derniers efforts

Fidèle à son audace ordinaire, et jugeant que l'attaque était encore une fois la meilleure défense, l'amiral anglais rassemble une quarantaine de navires et se présente à Boulogne le 4 août, décidé à incendier le port et les chaloupes. Tenu en échec, il revient en nombre le 15, en pleine nuit, pour être cette fois repoussé avec perte par l'amiral Latouche-Tréville (20). Loin d'écarter la menace, cette double tentative de son marin le plus prestigieux devait ajouter encore à l'inquiétude de l'Angleterre.

Sur d'autres terrains, elle avait marqué néanmoins quelques avantages, ou cueilli plutôt les fruits des succès précédents. Après la mort de Paul Ier et la punition infligée aux Danois, la Ligue des neutres n'existait plus en réalité. Les hostilités navales étaient suspendues aussitôt, les embargos allaient être levés en juin. Puis, en dépit des avances tentées sans trop d'espoir auprès du nouveau tsar par l'envoyé spécial de Bonaparte, le fidèle Duroc, Londres et Pétersbourg se réconciliaient formellement : l'accord anglo-russe du 17 juin admettait pour l'essentiel, et sous quelques réserves de forme, les prétentions britanniques au contrôle du commerce neutre. Les pays scandinaves accédaient peu après à ce traité, et la Prusse, on l'a vu, tirait à propos du Hanovre les leçons de cette nouvelle conjoncture.

En Égypte surtout, après qu'en juin eut échoué la troisième tentative de ravitaillement confiée à l'amiral Ganteaume, le général Hutchinson, progressant avec prudence et méthode à partir du nord, et contenant les mamelouks de Haute Égypte (alliés des Français) par l'arrivée d'une division partie de l'Inde et remontant depuis la Mer rouge, fit capituler successivement les différentes garnisons républicaines, contre la promesse de les ramener aussitôt en France. Belliard signa au Caire le 27 juin, Menou rendit Alexandrie le 30 août (avec la pierre de Rosette), et quelque 20 000 soldats français seraient bientôt rapatriés. L'heure de la paix n'était plus, du reste, très éloignée.

L’attentisme du continent

Tandis que les deux grandes puissances se rendaient ainsi coup pour coup, l'Europe retenait son souffle et tout paraissait partout comme suspendu. La  » guerre maritime  » avait impliqué plusieurs pays tiers au cours de ces quelques mois, et le marchandage franco-anglais revenant, d'une manière générale, à échanger des gains terrestres contre des conquêtes coloniales, le sort du continent tout entier restait en jeu. La France était trop puissante pour que nul osât la défier de nouveau, et l'Angleterre devait renoncer à tout espoir de former une autre coalition dans l'immédiat. Mais les tiers avaient constaté en mars et avril, pour le craindre ou s'en réjouir, que le lion britannique n'avait pas perdu ses griffes : certains – l'Autriche avant tout-, pouvaient même espérer des chances nouvelles d'une éventuelle défaite de la France dans la guerre maritime. En outre, si le régime français semblait plus stable, il reposait tout entier sur la vie de Bonaparte, qui n'avait tenu qu'à peu de chose en décembre 1800. Les diplomates européens, désormais nombreux à Paris, n'écoutant que trop volontiers, dans les salons, les adversaires ou les sceptiques, prêchaient à leurs gouvernements la circonspection ou la réserve. Rien de définitif ne se ferait donc nulle part avant la conclusion de la paix franco-anglaise.

La Russie, toujours en guerre, en principe, avec la République, n'avait engagé des négociations officielles qu'à la veille de la mort de Paul Ier, même si la lune de miel avait commencé plus tôt. Mais ce tsar lui-même avait posé des exigences élevées, sur Malte bien sûr, et aussi quant à l'intégrité de ses protégés en Italie (Piémont et Naples) ou en Allemagne (Bavière, Bade et Wurtemberg). Son envoyé Kolytchev, arrivé à Paris début mars, devait mettre en outre dans les discussions une certaine acrimonie personnelle, qui se donna libre cours après le changement de souverain. Tandis que dans la Baltique, à cette nouvelle, Nelson suspendait ses plans d'attaque sur Reval et Cronstadt, et recevait à son bord l'amiral Tchitchagov, que le cabinet dépêchait lord Saint-Helens à Pétersbourg pour renouer le dialogue, le très anglophile ambassadeur Worontzov, resté à Londres pendant toute la crise, reprenait ses fonctions comme devant. Alexandre pouvait sourire à Duroc et lui donner du  » citoyen  » à son arrivée, en avril, il s'éloignait déjà sur plusieurs points de la politique paternelle (Malte ne semblait plus l'intéresser, il évacuerait Corfou en juillet), il se disait soucieux avant tout de l'équilibre européen, demandait que la France se retirât de l'Égypte, de Naples, et surtout du Piémont récemment incorporé (21). Il avait repris le réseau d'Antraigues à son service (22), et les démarches de son ambassadeur à Paris se bornaient à des notes assez insolentes ( » Il est difficile d'être aussi impertinent et bête « , déclare Bonaparte en mai 1801), repoussées avec dédain par Talleyrand. Après l'accord anglo-russe du 17 juin, Kolytchev allait d'ailleurs être rappelé, et remplacé en juillet par un diplomate tout aussi mal disposé, mais plus expérimenté, le comte Markov. Pourtant, Alexandre n'est pas absolument hostile à Bonaparte – on le verra bientôt collaborer avec lui dans les affaires d'Allemagne-, mais occupé d'autre part d'asseoir son autorité à l'intérieur, découvrant l'art de gouverner avec ses jeunes amis des  » comités secrets « , il attend que la situation internationale se décante.

La Prusse, placée par la géographie sous la menace directe de la Russie, se trouva donc moins disposée que jamais à embrasser le parti de la France. Elle conserva pour l'instant le Hanovre britannique, à titre de  » dépôt « , déclarant qu'elle consentirait à le garder si la France le lui obtenait de l'Angleterre, mais à condition que cela ne s'impute pas sur sa part des indemnités prévues à Lunéville (23). Son ambassadeur à Paris, Lucchesini, décriait ouvertement le régime, spéculait sur sa précarité et ajoutait encore à l'agacement suscité en France par la duplicité prussienne au sujet du Hanovre – lui-même relève le 25 mai un  » bruit de mésintelligence entre la Prusse et la France  » (24) -, et Bonaparte en vint à souhaiter tout haut son remplacement. Le 8 août, pourtant, Talleyrand proposait encore à Berlin de remettre le Hanovre à la France, en échange des évêchés franconiens de Bamberg et Würzburg. En vain – la crainte de l'Angleterre l'emportait.

De fait, c'est l'Allemagne tout entière qui restait en suspens. Le traité de Lunéville avait stipulé que les princes héréditaires, dépossédés sur la rive gauche du Rhin du fait de l'annexion de celle-ci à la France, seraient indemnisés dans le reste de l'Empire au moyen de territoires ecclésiastiques à séculariser. Une fois le traité ratifié par la Diète de Ratisbonne (7 mars), il restait le plus délicat, les modalités pratiques. Pendant quelques mois, à la faveur de la guerre franco-anglaise, les États de l'Allemagne eurent tout loisir d'essayer de s'arranger entre eux hors de toute immixtion de la France. On vit bientôt que c'était impossible. L'Autriche, attachée à l'antique constitution du saint Empire, aurait souhaité limiter le plus possible les sécularisations, et préserver au moins les trois électorats ecclésiastiques. La Prusse (et les États moyens du sud) souhaitaient qu'on se partageât toute la masse disponible, ce qui aurait pour effet de leur donner davantage qu'ils n'avaient perdu, et d'affaiblir l'Autriche au sein de l'Empire (25).

Celle-ci manoeuvra très mal, et ne sut pas se tirer d'un piège contenu dans le traité de Lunéville. Bonaparte refusant d'indemniser en Italie (avec les légations pontificales) la perte par l'archiduc Ferdinand du grand-duché de Toscane, on avait prévu qu'il le serait en Allemagne avec l'archevêché de Salzbourg. C'était ouvrir la porte à toutes les surenchères. Vienne et Berlin ne purent s'entendre, et la crise devint aiguë lorsqu'à la mort de l'archevêque-électeur de Cologne, l'archiduc Max Franz. Autriche laissa élire en septembre, pour le remplacer, l'archiduc Antoine. C'est en vain que les deux capitales s'adressèrent un instant à Saint-Pétersbourg (26), on vit bien que seule la France pourrait arbitrer la querelle. Dès la paix maritime revenue, les deux puissances allemandes s'en remettraient en effet à Bonaparte. Les petits États, Bade, Wurtemberg et Bavière, n'avaient d'ailleurs pas attendu si longtemps (27).
    
Si les grandes puissances semblent ainsi comme anesthésiées pendant ces quelques mois, c'est presque aussi vrai des alliés et tributaires de la France. L'Espagne de Charles IV et de Godoy, la paix conclue à Badajoz en juin, se sent déliée d'autres engagements. Et lorsque Bonaparte, furieux d'un traité qui le prive du gage portugais, menace et tempête, elle se raidit. Godoy, piqué de quelques propos méprisants à son égard, excite la fierté du roi, suscite des incidents avec les soldats du corps expéditionnaire français, parle de paix séparée avec Londres. C'est Bonaparte qui cédera lorsque la paix maritime rendra cet enjeu caduc, le traité de Madrid reprenant à peu de chose près, fin septembre, celui de Badajoz.

Le géant n'est guère moins empêtré lorsqu'il s'agit de régler le sort définitif des anciennes  » républiques-soeurs « . La Cisalpine supporte de plus en plus mal l'entretien de 100 000 soldats français qui coûtent fort cher, mais tant que la guerre continue, il n'est pas question d'alléger ce fardeau – Bonaparte s'emporte en juillet contre une délégation venue réclamer à Paris. Le statut futur de la République n'est pas encore assuré, même si elle a été reconnue à Lunéville, et il faut revoir sa constitution. Tout cela doit être pour l'instant différé, comme doit l'être aussi le projet d'une route du Simplon, destinée à rapprocher Milan de Paris, et dont les études ont commencé depuis mars – mais il faudrait contrôler le Valais pour la construire, et comment y parvenir tant que les désordres persistent en Suisse ? Or, l'Acte de Malmaison édicté par Bonaparte le 29 avril a été ignoré en Helvétie, où les fédéralistes et les unitaires continuent de se déchirer, tandis que les troupes françaises se retirent. La République batave s'impatiente aussi de l'occupation militaire, qu'elle voudrait voir ramenée de 25 000 à 10 000 hommes. Et il serait plus que temps d'adapter ses institutions (de type directorial) au nouveau modèle français: or, les chambres hollandaises refusent le projet de Bonaparte au cours de l'été, et il faudra un coup d'État militaire d'Augereau fin septembre pour l'imposer.

Tout montre ainsi à Bonaparte que cette période d'incertitude ne doit pas se prolonger. Lui-même est impatient de  » fermer le temple de Janus  » et de s'adonner aux travaux de la paix, à laquelle il faisait élever un temple, le 14 juillet, sur la place de la Concorde, et que préfigure en septembre la grande foire-exposition présentée dans la cour du Louvre. Même s'il faut faire la part des déformations intéressées de certains témoignages, il semble bien qu'un certain flottement apparaisse en France même, dans l'opinion des groupes dirigeants. En juillet,  » on fit courir le bruit que Bonaparte était dans un état désespéré. Déjà l'intrigue s'agitait  » (28). Il était temps que Bonaparte fît la paix.

Vers une paix bâclée

À la mi-septembre, il décida soudain de trancher le noeud gordien. La paix tout de suite, ou la rupture des négociations et la guerre à outrance, tel fut l'ultimatum présenté le 17 septembre à l'Angleterre. Même si la reddition de Menou ne fut connue qu'à la fin de septembre à Paris, l'issue était fatale depuis des semaines, et le conflit franco-anglais s'enlisait. Si elle contrôlait étroitement l'Italie, la France avait perdu depuis un an Malte et l'Égypte. Or, la poursuite de la guerre maritime lui interdisait tout projet colonial, et elle entretenait, dans le pays comme en Europe, une incertitude préjudiciable à la consolidation de l'édifice consulaire. Le Concordat, signé non sans peine le 16 juillet, devait encore être ratifié par des assemblées rétives, l'Allemagne attendait sa réorganisation, les républiques amies semblaient troublées – et si l'on tardait trop, la paix continentale risquait peut-être de basculer. Quant au cabinet britannique, il était confronté de son côté à de graves difficultés financières et à des troubles sociaux dus à la cherté du pain. L'opinion anglaise était lasse et inquiète. Pitt lui-même conseilla à son successeur de traiter. Tout fut terminé en quelques jours. Le 1er octobre étaient signés des  » préliminaires de paix  » entre la France et l'Angleterre, qui entraînaient l'interruption immédiate des hostilités.

À vrai dire, la négociation informelle commencée au printemps, et qui n'avait jamais vraiment cessé depuis, en contrepoint des différentes opérations que nous avons vues, avait permis de bien déblayer le terrain (29). Une fois écartée la simple reconnaissance réciproque des conquêtes, on avait marchandé sur les concessions mutuelles. Pour Bonaparte, le retour au status ante bellum en Méditerranée, c'était la restitution de l'Égypte à la Porte, de Malte aux chevaliers et de Minorque à l'Espagne. Pour Londres, c'était Nice, la Toscane et le Piémont. Aux Antilles et en Guyane, les Anglais voulaient garder à peu près tout ce qu'ils avaient pris à la France, à la Hollande et à l'Espagne. Inacceptable pour la France, car les Caraïbes, où ils tenaient déjà la Jamaïque, seraient alors un monopole pour les Britanniques. Le Portugal devenant monnaie d'échange, les Anglais acceptèrent de rendre tout au plus la Trinité à l'Espagne. Dans l'Océan indien, il n'y avait guère à négocier, les Anglais tenaient à Ceylan et Bonaparte le leur concéda assez vite.

Au terme de plusieurs mois de discussions, à coups de mémorandums, notes et contre-notes, et après,  » selon l'usage, à l'approche d'un désistement prochain « , s'être montré  » très ferme dans les derniers retranchements « , on se mit d'accord sur le schéma suivant. Outre les conquêtes faites sur le continent indien, l'Angleterre garderait l'île de Ceylan prise à la Hollande, mais rendrait à celle-ci le Cap (qui devenait cependant un port libre). En Amérique, elle conservait finalement la Trinité espagnole, Talleyrand ayant perfidement suggéré à Bonaparte qu'il n'y avait pas lieu de défendre jusqu'au bout la possession d'une couronne devenue quasi hostile pendant l'été. La France, quant à elle, n'abandonnait aucune de ses anciennes possessions coloniales (retrouvant notamment la Martinique), ce qui pouvait satisfaire l'amour-propre du Premier consul. L'Égypte serait cependant rendue à la Turquie, Naples et les États du pape évacués, et les îles Ioniennes deviendraient la république indépendante des  » Sept-îles « . Malte enfin, qui avait formé le point le plus épineux de la négociation, serait rendue aux chevaliers sous une garantie internationale.

Les clauses de cet accord sont donc exclusivement coloniales et méditerranéennes, et la part du non-dit demeure considérable, les points les plus délicats ayant été omis. Il n'y a rien, en effet, sur le régime intérieur de la France ni sur la restauration des Bourbons, si importants pour Londres un an plus tôt (et qui avaient justifié son entrée en guerre en 1793). Rien non plus sur le retour à la liberté du commerce, ni sur le droit de la neutralité maritime, ni sur les conquêtes continentales de la France (même le Piémont n'est pas cité), ni sur les républiques protégées. Enfin, la France a signé pour ses alliés espagnol et hollandais, sans que ceux-ci aient été consultés, et l'Angleterre l'admet,  » reconnaissant ainsi implicitement l'Espagne et la Hollande pour des annexes de la République, et légalisant en quelque sorte leur état de dépendance  » (Bignon). On le voit, les deux signataires, ayant reconnu l'urgence de conclure, ont laissé de nombreux points dans le flou. Certes, ce ne sont que des  » préliminaires « , et la négociation se poursuivra jusqu'en mars 1802. Mais la paix entrée en vigueur, il serait bien difficile de la rompre aussitôt, et le traité d'Amiens ne changera presque rien aux clauses de ce premier accord.
 
La nouvelle inattendue de la paix avait suscité en effet une allégresse débordante, surtout en Angleterre. On connaît l'épisode du colonel Lauriston, aide de camp de Bonaparte venu apporter à Londres la ratification de l'accord, accueilli avec un tel enthousiasme que sa voiture fut dételée, tirée à bras d'hommes, tandis que l'on criait  » Vive Bonaparte « . Mais le premier élan retombé, et les clauses une fois connues, on se dégrisa vite, dans l'oligarchie en tout cas. Les bellicistes se déchaînèrent, Windham qui refusait toujours qu'on reconnût la République, Grenville et Canning estimant les concessions territoriales disproportionnées. Les milieux économiques s'interrogeaient sur le silence gardé à propos du commerce. C'est Pitt qui vint alors au secours du cabinet. Dès le 29 octobre, à l'ouverture de la session, il faisait état de sa  » grande satisfaction « , et le 3 novembre, lors du débat sur les accords, il argumenta. L'Angleterre ne pouvait pas continuer la guerre sans allié continental, avec des finances en aussi mauvais état. Il exprima certes quelques regrets (le Piémont, le Cap), mais n'en conclut pas moins que le traité était aussi bon que possible dans ces circonstances. Les acquisitions coloniales, si elles étaient peu nombreuses, étaient bien choisies, la Trinité ouvrait l'accès au continent américain, Ceylan verrouillait les Indes. Puis il réfuta les critiques. Malte était rendue ? L'essentiel était qu'elle fut enlevée aux Français. Minorque restituée à l'Espagne ? On la reprendrait facilement si la guerre devait recommencer. Pourquoi, dès lors, ne pas expérimenter la paix ? Les whigs étaient en droit de regretter qu'on n'eût pas fait ce choix en janvier 1800, au vu des bouleversements de la carte européenne entre temps. En tout cas la Chambre fut convaincue, et ratifia les préliminaires.

Du côté français, on avait lieu d'être satisfait. Certes, l'Égypte était perdue, mais les accords sanctionnaient là un état de fait. Sur tout le reste, la paix était victorieuse, sans que l'on ait dû renoncer à la moindre conquête, ni même s'engager à évacuer la Hollande, la Suisse ou le Piémont occupés. À propos du commerce, Bonaparte s'était bien gardé du moindre engagement (30). Sans doute cette paix était-elle en effet  » la plus glorieuse que la France ait jamais conclue  » (Thiers). Mais n'était-elle pas trop belle ? Pour les Anglais, elle n'était qu'expérimentale, et on a même pu les soupçonner, non seulement de vouloir gagner du temps pour se refaire, mais de vouloir pousser Bonaparte à la faute, en n'inscrivant dans le traité aucune clause de nature à contrecarrer ses tentations éventuelles sur le continent, misant sur ses convoitises effrénées pour le brouiller à nouveau avec telle ou telle puissance (31).

Dans l'immédiat, la paix maritime fit en tout cas des miracles sur le continent. Tout ce qui était en suspens commença de se résoudre. Des préliminaires furent signés le 9 octobre avec la Porte, sur l'Égypte, les Sept îles et les droits de commerce dans le Levant. Les articles de la paix avec la Russie était signés à Paris, les 8 et 11 octobre : on se promettait de collaborer pour régler les affaires allemandes, et quant aux intérêts du roi de Sardaigne, principale pomme de discorde franco-russe, les deux puissances s'en occuperaient  » à l'amiable et de gré à gré « , et y auraient  » tous les égards compatibles avec l'état actuel des choses  » ! Un autre article tout aussi vague, mais dont Alexandre saurait exciper un jour, stipulait une concertation en vue  » de rétablir un juste équilibre dans les différentes parties du monde, et d'assurer la liberté des mers « . Enfin, on s'engageait réciproquement à ne pas souffrir chez soi que les  » sujets  » de l'autre État signataire puisse fomenter des troubles (32). Et dès le 10 octobre, Caulaincourt partait pour Saint-Pétersbourg avec une lettre du Consul pour Alexandre. Quant aux relations avec l'Espagne et la Prusse, on a vu que les tensions survenues au cours de l'été s'apaisèrent alors, tandis que l'Autriche remettait les affaires d'Allemagne dans les mains de Paris.

Bonaparte ne voulut pas tarder davantage à récolter les dividendes de la paix outre-mer. Dès le 7 octobre, il ordonnait de renouer les communications avec les colonies que les Anglais n'occupaient pas, une forte expédition étant préparée sans attendre vers Saint-Domingue. Cette précipitation, il est vrai, ne parut guère de bon augure en Angleterre, où l'on apprendrait bientôt, de surcroît, les clauses des traités avec l'Espagne qui restituaient la Louisiane à la France et agrandissaient la Guyane. Mais qu'importait à Bonaparte ? Tout semblait lui réussir.  » La seconde année du Consulat touchait à sa fin. Le gouvernement, constant dans ses principes, ferme dans sa conduite, marchait de succès en succès  » (33).

Tandis que les voyageurs anglais allaient se précipiter très vite à Calais, le Premier consul était bien en droit de proclamer fièrement le 18 brumaire an X :  » Français, vous l'avez enfin tout entière, cette paix que vous avez méritée par de si longs et si généreux efforts  » (34).

Notes

(1) Sorel (Albert), L'Europe et la Révolution française, tome 6, Paris, Plon, 1903, p. 98.
(2) Le cabinet britannique devait constater aussi l'échec des complots royalistes contre la vie de Bonaparte, que Pitt, Grenville et Portland avaient largement financés par le biais de l'Alien Committee. Cf. Ehrmann (John), The younger Pitt, tome 3, Londres (Constable) 1996, p. 470.
(3) D'origine badoise, Louis Otto (1754-1817), formé à l'Université diplomatique de Strasbourg, avait été en poste en Bavière et surtout aux États-Unis sous l'Ancien Régime, puis à Berlin en 1798. Parlant fort bien l'anglais, il fut envoyé à Londres en 1800 pour veiller au sort des prisonniers de guerre français, et reçut les premières ouvertures de Hawkesbury en mars 1801 ; il suivit ensuite toute la négociation. Ce n'était que le début d'une brillante carrière sous le Consulat et surtout l'Empire.
(4) Du reste Pitt n'était pas tombé (formellement du moins) à cause de la politique extérieure, mais par suite d'un différend avec le Roi sur les droits à accorder aux catholiques irlandais. Par suite de " l'Acte d'Union ", instituant le " Royaume Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande ", il aurait voulu abroger en effet les incapacités frappant les catholiques, et leur restituer la dîme (qu'ils devaient payer au clergé anglican), mais s'étant heurté à la résistance de l'Église établie et du Roi, il préféra démissionner. Exposé très clair dans Mackesy (Piers), War without victory. The downfall of Pitt (1799-1802), Oxford (Clarendon Press) 1984.
(5) Bignon (Édouard), Histoire de France depuis le 18 brumaire, tome 2, Paris 1829, p. 66. Lors du débat du 25 mars, la politique extérieure avait été largement discutée, et Fox plaida vivement pour la paix : " Le triomphe de Bonaparte est maintenant complet, déclara-t-il, et s'il faut un maître au monde, il est certainement le plus apte à remplir cette fonction ".
(6) Thiers (Adolphe), Histoire du Consulat et de l'Empire, tome 2, Paris 1845, pp.136 sq.
(7) À l'instigation de Catherine II, une première " ligue de neutralité armée " s'était formée contre l'Angleterre en 1780, à l'époque de la guerre d'Amérique.
(8) Ces clauses désespèrent cependant la reine de Naples (" infâme traité ", " fatale paix "), qui se sent abandonnée de tous et n'espère plus qu'en l'Angleterre, du reste toujours très présente par le biais du Premier ministre Acton (de naissance anglaise). Quant au roi Ferdinand, il s'est réfugié à Palerme. Cf. Lacour-Gayet (Michel), Marie-Caroline reine de Naples, Paris (Tallandier) 1986, pp. 210-211.
(9) Driault (Édouard), La politique extérieure du Premier Consul (1800-1803), Paris (Alcan) 1910, p. 112.
(10) Par le traité d'Aranjuez, la France obtenait en effet la partie toscane de l'île d'Elbe, tandis que le traité de Florence allait lui procurer la partie napolitaine. Il restait à chasser quelques Anglais retranchés sur différents points.
(11) Sur tout cela, on peut se reporter par exemple à Jurien de La Gravière (Vice-amiral), Guerres maritimes sous la République et l'Empire, s.d., tome 2, pp.1-44.
(12) On sut très vite que c'était un assassinat, et que l'héritier Alexandre était moralement complice, mais les détails n'ont été connus que plus tard. Récit détaillé dans les Mémoires du prince Adam Czartoryski, Paris 1887, tome 1er, pp. 222-258. Cf. Sorel (Albert), L'Europe et la Révolution française, tome 6, pp. 118-138.
(13) Sorel, ibid., p.140.
(14) Sur ces événements, Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, tome 3, pp. 46-102 ; Laurens (Henry), L'expédition d'Egypte (1798-1801), Paris (Armand-Colin) 1989, pp. 308 sq.
(15) Là-dessus, Fugier (André), Napoléon et l'Espagne (1799-1808), Paris (Félix Alcan) 1930, pp. 132 sq.
(16) On n'est pas dupe à Paris, bien informé que l'on est par Otto des assurances données par la Prusse au cabinet anglais. Cf. le témoignage de Lucchesini, dans Bailleu (Paul), Preussen und Frankreich von 1795 bis 1807. Diplomatische Korrespondenzen, tome 2, Leipzig 1887, p. 44. Confirmation des faits eux-mêmes dans la lettre envoyée le 1er mai 1801 par le prince Adolphe de Hanovre au roi d'Angleterre, qui se dit certain d'une évacuation prochaine par la Prusse, et convaincu qu'à tout prendre, la présence des forces prussiennes sera, si besoin, un rempart contre les Français (The later correspondence of George III, edited by A. Aspinall, Cambridge UP 1967, tome 3, p. 524).
(17) Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, tome 3, pp. 152 sq.
(18) Soit crainte réelle, soit peut-être pour préparer l'opinion à une paix modeste, comme le suggère Bignon, Histoire de France depuis le 18 brumaire, tome 2, p. 55. Quant à Bonaparte, son but était psychologique : " La création de la flottille n'avait alors d'autre objet que de donner l'épouvante à l'ennemi ", assure Cambacérès (Mémoires, publiés par L. Chatel de Brancion, Paris 1999, tome 1, p. 565).
(19) Pour les détails de ce combat mémorable, Thiers, tome 3, pp. 118 sq.
(20) Détails chez Bignon, tome 2, pp. 56 sq. C'est de cette époque que datent aussi les essais de Fulton à Brest, que les savants consultés par Bonaparte traiteront plus tard avec le mépris que l'on sait, mais qui avaient été subventionnés par le Premier consul (décision du 20 mars 1801, Correspondance de Napoléon Ier, n° 5477).
(21) " Je vois avec beaucoup de peine que le gouvernement français ait l'air de vouloir s'emparer du Piémont ", déclare-t-il à Duroc. " Je suis attaché à la gloire du Premier Consul, il ne faut pas que l'on pense de lui qu'il veuille envahir " (cité par Driault, p. 210). À Paris, on considérait que l'abandon de la politique de neutralité par la Russie avait rendu caduques les promesses faites à Paul Ier sur le Piémont (Bignon, tome 2, p. 4).
(22) Paul Ier avait licencié d'Antraigues qui, depuis Vienne, centralisait les informations fournies de Paris par différents " amis ". Cf. Godechot (Jacques), Le comte d'Antraigues, un espion dans l'Europe des émigrés, Paris (Fayard) 1986, p. 212
(23) Dépêche de Beurnonville à Talleyrand du 24 mai 1801 (Bailleu, tome 2, p. 41). Cf. Ford (G.S.), Hanover and Prussia (1795-1803), New York (Columbia UP) 1903, pp. 240 sq.
(24) Bailleu, tome 2, p. 45
(25) Bref résumé par Dunan (Marcel), L'Allemagne de la Révolution et de l'Empire, Paris (Les Cours de Sorbonne), tome 1, 1954, pp.105 sq. ; analyse détaillée par Aretin (K.O. von), Das alte Reich (1648-1806), tome 3, Stuttgart (Klett-Cotta) 1997, pp. 491-498
(26) Depuis que Catherine II avait été déclarée garante de la paix de Teschen (1779), la Russie avait obtenu une sorte de droit de regard sur les affaires allemandes, se substituant de fait à la Suède, co-garante des traités de Westphalie de 1648.
(27) Les deux premiers s'entendaient avec Paris dès le printemps, la Bavière signant un traité particulier le 24 août.
(28) Mémoires de Cambacérès, tome 1, p. 562.
(29) Bignon, tome 2, pp. 64-80.
(30) Cambacérès lui aurait dit à ce sujet : " Maintenant que nous avons fait un traité de paix avec l'Angleterre, il faut faire un traité de commerce, et tout sujet de division sera écarté entre les deux pays. - N'allons pas si vite, lui répondit le Premier Consul avec vivacité. La paix politique est faite, tant mieux, jouissons-en. Quant à la paix commerciale, nous la ferons si nous pouvons. Mais je ne veux à aucun prix sacrifier l'industrie française, je me souviens des malheurs de 1786 " (Thiers, tome 3, pp. 180-181).
(31) Driault, p. 166.
(32) Cette expression générale visait notamment les émigrés français en Russie, mais elle donna lieu à de vives critiques lors du débat au Tribunat, au motif que la République ne connaissait plus de sujets, mais seulement des citoyens. Cf. (Thibaudeau), Mémoires sur le Consulat par un ancien conseiller d'Etat, Paris 1827, pp. 206 sq.
(33) Mémoires de Cambacérès, tome 1, p. 563.
(34) Bonaparte donne sans tarder les instructions nécessaires pour faire mettre la route de Calais à Paris " dans un état qui ne laisse rien à désirer " (Correspondance de Napoléon Ier, nos 5804, 5805, 5806). Pour la proclamation du 18 brumaire, ibid., n° 5860. Le Premier consul propose enfin dans l'Exposé de la situation de la République, présenté au Corps législatif le 22 novembre, un bilan complet, et assez objectif de l'année écoulée, y compris pour la politique extérieure (ibid., n° 5874).
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
434
Numéro de page :
17-29
Mois de publication :
avril-mai
Année de publication :
2001
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