La Légion d’honneur et la légende Napoléonienne

Auteur(s) : DUCOURTIAL-REY Claude
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La Légion d’honneur et la légende Napoléonienne
Le maréchal Mac-Mahon décorant l'Aigle du 2e zouave, le 19 juin 1859. Lithographie.

Le lendemain de Waterloo, Napoléon apposa sa dernière signature sur les derniers décrets de nomination, avant de partir vers l'exil et la mort. Et aujourd'hui, comme en ces heures tragiques, la Légion d'Honneur est toujours le grand Ordre de la France, la plus haute récompense, le plus beau signe de reconnaissance qu'elle puisse accorder à ceux qui se sont dévoués pour elle.
Il serait trop aisé de mettre au compte du hasard ou de la chance cette pérennité qui lui permit de traverser, intacte, un des siècles les plus troublés de notre vie nationale. Aucune institution humaine ne subit plus immédiatement l'influence du climat social et politique que celle des récompenses, leur valeur étant uniquement fonction du prestige que leur accordent les peuples. Si celui de la Légion n'a pas décliné, il faut en rendre tout le mérite à son Fondateur. Avec la prescience qui marque tant de ses projets, il a su concevoir, dès le début du xixe siècle, les grandes règles grâce auxquelles son ordre se développerait selon les exigences de l'avenir, sans pour autant éteindre sa personnalité.
Ces règles, qu'il avait défendues lui-même, et avec quelle lucidité, devant les assemblées consulaires, s'avérèrent rapidement si efficaces que, dans les décennies suivantes, toute l'Europe monarchique les reprit, soit en créant de nouveaux Ordres de Mérite (Léopold d'Autriche, Isabelle la Catholique d'Espagne), soit en modifiant d'anciennes institutions, comme, en Angleterre, l'Ordre du Bain. Le mouvement s'amplifia vite, atteignant l'Amérique du Sud avec l'Ordre du Libérateur au Vénézuéla (1825), puis gagnant des civilisations qui jusque là avaient ignoré le principe de l'Ordre : le bey de Tunis fondait en 1837 le Nichan Iftikar ; le Sultan de Turquie inaugurait le Medjidié en 1851 ; le Japon en 1875 instituait l'Ordre du Soleil Levant.
Et de nos jours encore, à chaque proclamation d'Indépendance d'un nouvel État, la Légion d'Honneur gagne presque toujours une descendante.
 

La création la pus durable du règne

Ne nions donc pas l'extraordinaire génie de celui qui, en créant la Légion d'Honneur, donnait une nouvelle preuve de sa puissance d' »invention ».
Pourtant, l'Empereur avait-il tenu vis-à-vis d'elle toutes les promesses du Premier Consul ? Non. Napoléon a pu fixer ses principes immuables et fondamentaux, mais il n'a pu l'édifier que partiellement. La raison en fut l'état, pour ainsi dire permanent, de guerre, auquel le contraignit l'hostilité de l'Europe. Sous ce climat riche de gloire et d'actions d'éclat, il était obligé que la Légion d'Honneur fut attribuée aux combattants en large prépondérance sur les personnalités civiles et que, de ce fait, l'Ordre parut perdre son caractère organique de récompense unique et commune à tous les mérites : ce fut ainsi que du total de 35.000 légionnaires vivants en juin 1815, les membres de l'Ordre, décorés pour leurs activités civiles, ne formaient que la quinzième partie : parmi eux, au regard de hauts fonctionnaires, les plus nombreux, et d'administrateurs, une centaine de médecins, d'industriels, de représentants des professions libérales et un seul ouvrier manuel, décoré d'ailleurs avec apparat.

En bref, l'amalgame social que voulait engendrer la loi de floréal ne s'était guère accompli que sur le plan militaire. De même, la multiple mission des Cohortes s'était éteinte avant même d'avoir produit ses premiers effets.
Pourtant, au retour des Princes, à peine âgée de 15 ans, la Légion d'Honneur était déjà entrée dans la légende, cette légende que l'on trouve à l'origine de toutes les grandes institutions chevaleresques.
Les fondateurs d'Ordres des siècles passés avaient coutume de faire appel à un patronage surnaturel ou sacré, pour couvrir d'une haute protection les exploits de leurs futurs chevaliers, ou pour sanctionner par un opportun miracle l'appui mystique apporté à leur nouvelle création et à sa cause. Mais point n'était besoin d'inventer, pour la Légion d'Honneur, d'origine fabuleuse. La réalité dépassait la fiction, et cette réalité, c'était Napoléon Bonaparte lui-même.
Comment expliquer le véritable envoûtement exercé par ce nom, depuis tant d'années, partout et pour tous ?
Notre univers avait connu avant lui bien des conquérants. Il devait, après lui, en connaître d'autres… ! Quant à l'administrateur génial, l'organisateur aux vues prophétiques, il éveille un intérêt encore infiniment supérieur à celui du stratège, et c'est sur lui que se penche notre admiration. Mais cela n'explique pas tout. Il se lie à cette admiration, la justifiant et finalement l'exaltant, un sentiment plus subtil : Napoléon a représenté un phénomène dont nous subissons encore, sans nous en rendre peut-être compte, l'incroyable stupéfaction.
Qu'un jeune officier pauvre, de petite noblesse corse, soit devenu chef d'Etat, dix ans de Révolution avaient habitué la France à ces avancements foudroyants, et celui de Bonaparte n'en donnait, en somme, que l'exemple le plus représentatif.
Mais il avait été plus loin, il avait touché au Trône.

Depuis des siècles, l'Europe s'appuyait sur des assises stables, issues du système féodal : un certain nombre de familles, dont l'origine se perdait dans la nuit des traditions, se répartissait le gouvernement des Etats : Capétiens, Habsbourg, etc… se disputent à leur niveau, territoires, provinces, sceptres. Un Etat parfois secouait leur joug. En 1652, l'Angleterre avait décapité son Roi, Cromwell avait alors exercé jusqu'à sa mort une totale dictature, mais sous le seul titre de Protecteur de la République. Au siècle suivant, Washington, après avoir donné naissance à l'Union des Etats-Unis, n'avait accepté que la Présidence conférée par la Constitution, et qu'il quitta de lui-même. La France venait à son tour d'abolir dans le sang la royauté, et de remettre finalement son sort entre les mains du Premier Consul. C'était l'aboutissement normal de la Révolution.
Mais l'ambition du jeune héros français ne s'arrêtait par là. Il voulait le pouvoir sous son aspect le plus éblouissant, comme le plus tangible, c'est-à-dire l'entrée dans l'orbite si étroite des dynasties régnantes. Et lui, « un homme comme les autres », avait réussi à se hisser sur le podium réservé, depuis plus d'un millénaire, aux descendants de Clovis, de Charlemagne et de Hugues Capet.
On l'appelait Sire, on le saluait du titre de Majesté. Il ne se contentait pas d'agir en souverain, il régnait au sens plein du terme. Il avait brisé l'anneau. Et, par cette brisure, s'échappait la magie du pouvoir traditionnel. Plus que l'exécution du Roi, l'ascension de Napoléon Bonaparte au trône de France donnait à la monarchie de droit divin un coup fatal. Elle prouvait à la face du monde qu'un souverain se fait, donc se défait.

Ainsi l'incidence humaine de l'épopée impériale dépasse-t-elle son incidence nationale. Elle permet tous les espoirs, elle libère enfin l'homme de l'emprise de ses complexes ancestraux les plus sacrés, en ouvrant devant lui la route de toutes les expériences. Une foi nouvelle dans le prix de l'action, de l'audace, de la chance, devient l'instrument des aspirations les plus insensées.
Et la personnalité de Napoléon, support des rêves d'une humanité enfin délivrée de ses phobies, fait en quelque sorte figure de héros titulaire de la nouvelle civilisation qui s'est ébauchée avec lui.
Or, peu de ses institutions s'intègrent aussi étroitement à sa personne que la Légion d'Honneur.
Nous avons dit les imperfections de celle-ci. Mais comment n'auraient-elles pas pâli devant le souvenir d'Austerlitz, de Wagram, de Moscou, de Waterloo même, qui scintillait sur tant de poitrines héroïques, et toutes vibrantes encore de l'extraordinaire aventure.

Une institution nationale

(Musée de la Légion d'Honneur) La bravoure de Victor récompensée. Lithographie.Après l'Empire, l'étoile impériale allait devenir l'un des meilleurs supports du culte du dieu tombé. Et c'est alors qu'elle devait, peu à peu, combler les lacunes que son créateur eût peut-être, avec le temps, palliées.
En parcourant rapidement son histoire pendant le siècle et demi qui nous sépare de cette date, on s'aperçoit que certaines faiblesses ont disparu. D'autres subsistent sans doute, mais ont peut-être contribué à sauver l'Ordre d'une disparition à peu près sûre.

Sa première épreuve fut la Restauration. Le Roi rétablissait ses Ordres centenaires. Pourquoi maintenir à leurs côtés une institution toute récente et chargée de souvenirs explosifs ?
L'Ordre de l'Empereur triompha. Il était impossible de dégrader d'un trait de plume l'élite du pays. Il fallait, bon gré mal gré, composer avec elle. Légèrement transformée dans son administration comme dans ses insignes, elle subsista donc, sans avoir été sérieusement menacée. Le gouvernement royal d'ailleurs, soucieux de rendre à l'Ordre militaire de Saint Louis son prestige dans l'Armée, intensifia les promotions civiles dans la Légion d'Honneur. Ainsi devinrent Chevaliers Lamartine et Victor Hugo « hommes de lettres ».

Puis en 1830, la Légion d'Honneur voyait la disparition des Ordres de l'Ancien Régime. Louis-Philippe la reconnaissait comme le seul Ordre français. Cette première place, la Légion d'Honneur ne devait plus la quitter.
Par le biais de nominations au titre de la Garde Nationale, le Roi Citoyen fit entrer dans l'Ordre les premiers artistes de la scène, les premiers commerçants, les premiers artisans. A sa suite, Napoléon III édictait pour l'Ordre de nouveaux textes réglementaires et multipliait les promotions civiles, en réservant cette fois, à l'occasion des grandes Expositions, une place de choix à l'Industrie et à l'expansion commerciale, mais aussi à l'assistance publique et à l'entraide sociale. Et ce fut lui qui, pour la première fois, épingla l'étoile à la poitrine d'une femme. Mais il n'oubliait pas l'Armée et reprenant un projet de « l'Oncle », attachait, après Solférino, le premier ruban rouge à un drapeau.

Sedan faillit porter à la Légion d'Honneur un coup plus sévère que Waterloo.
Mais elle était trop incorporée, si l'on peut dire, à la chair de la nation pour que la France consentit à l'abolir et, depuis lors, en dépit des épreuves que notre pays a dû supporter, jamais l'existence de l'Ordre n'a été remise en cause.
Enfin, la marche de notre monde actuel, encore accélérée par la Seconde Guerre mondiale, vient de marquer une autre étape de la vie de l'Ordre. Un nouveau code a été promulgué en 1962. Ce code ne fait, somme toute, que reprendre les textes fondamentaux rédigés sur les instructions du Premier Consul. Il abroge ou corrige certaines dispositions prises sous la pression d'événements exceptionnels, et restitue essentiellement à la Légion d'Honneur son rôle de récompense réservée aux seuls services et mérites de haute qualité, tant civils que militaires.
Ainsi, d'âge en âge, chaque régime a scellé sa pierre à des assises établies d'une main si sûre. Le fait doit être souligné : alors que l'histoire des grandes décorations se confond généralement avec celle de leur déclin, l'évolution de la Légion d'Honneur tend vers un équilibre qui lui donne enfin la véritable signification voulue par le texte signé, il y a 171 ans, par Napoléon Bonaparte.

Le maréchal Joffre décorant un drapeau sur le front. Peinture par Dewambez 

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
269
Numéro de page :
16-18
Mois de publication :
mai
Année de publication :
1973
Année début :
1802
Année fin :
1918
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