La mentalité ibérique face à la guerre d’Espagne : le rôle du Premier Empire dans l’émergence des nations portugaise et espagnole

Auteur(s) : GIBAUX Clément
Partager

« L’invasion napoléonienne, les scènes de Bayonne,
l’intronisation du roi Joseph ont fait apparaître au grand jour
plusieurs Espagnes ».
Miguel Artola(Miguel ARTOLA, Los Afrancesados, con un prólogo de Gregorio Marañón, Madrid, Sociedad de estudios y publicaciones, 1953, p. 14.).

L’invasion de la péninsule ibérique par la France provoqua un bouleversement qui ébranla toutes les conceptions traditionnelles que les Espagnols et les Portugais avaient pu avoir sur eux-mêmes et sur leurs pays. Poussés au pied d’un mur qui exposa toutes leurs contradictions internes, ce basculement du destin révéla dès lors au monde, comme le souligne l’historien espagnol Miguel Artola, « plusieurs Espagnes », ainsi que « plusieurs Portugals ». Ces deux pays furent brusquement confrontés à une croisée des chemins, dont la voie déterminait leur entrée dans l’ère contemporaine.

La mentalité ibérique face à la guerre d’Espagne : le rôle du Premier Empire dans l’émergence des nations portugaise et espagnole
El tres de mayo de 1808 en Madrid, par Francisco Goya (1814) © Museo del Prado, Madrid

Le 18 octobre 1807, le maréchal Junot, à la tête d’une armée de 25 000 hommes, franchit la frontière espagnole. Il avait été sommé par Napoléon de conquérir au plus vite le Portugal. L’Empire français disposait alors d’une supériorité militaire qui assurait une campagne rapide, simple et relativement peu coûteuse, soutenue par la logique de l’alliance franco-espagnole conclue suite au traité de Fontainebleau du 27 octobre 1807. Le 29 novembre, le roi portugais Jean VI (1767-1826) partit et emmena tout : le trésor, les collections d’art, les archives d’État, jusqu’à même l’argenterie des églises et la Bibliothèque royale. Le lendemain, à 9h, Junot arrivait à Lisbonne. C’était trop tard, puisque le roi était parvenu à s’enfuir. Il fut accueilli par un conseil de Régence, ainsi que par un détachement de la cavalerie portugaise, qui reçurent l’ordre de bien recevoir les Français. Arrivé au Brésil, Jean VI déclara officiellement la guerre à la France et s’allia à l’Empire britannique. Junot, en parallèle, accentua sa mainmise sur le Portugal. Ce furent les débuts de ce que les Portugais baptisèrent par la suite la « Guerre péninsulaire ».

Huit mois plus tard, le 2 mai 1808, face aux rumeurs fondées d’éviction de la famille des Bourbon sur le trône d’Espagne par Napoléon, les Madrilènes se soulevèrent et contestèrent la domination française, vue comme une véritable trahison de leur alliance. Le maréchal Murat, voulant couper toute tentative d’insurrection, réprima violemment la manifestation (Jean-Claude LORBLANCHES, Napoléon. Le faux pas espagnol, préface de Jean Tulard, Paris, Éditions L’Harmattan, 2009, p. 60-67.) : le lendemain 3 mai, furent exécutés une centaine d’Espagnols aux quatre coins de la ville. Cet événement, immortalisé en 1814 par le peintre Francisco de Goya (1746-1828)(Francisco GOYA, El tres de mayo de 1808 en Madrid, 1814, huile sur toile, 268 x 347 cm, Madrid, Musée du Prado.),fut le coup d’envoi d’un soulèvement patriotique majeur. Ce fut la première pierre d’une prise de conscience de la nation espagnole, mais également le début d’une campagne qui se révéla néfaste pour les Français et qui fut l’une des causes indirectes, mais primordiales de la chute du Premier Empire de Napoléon Ier. Cet épisode de l’épopée napoléonienne fut a posteriori baptisé par les résistants la « Guerre d’indépendance espagnole », montrant de fait un récit – manichéen – fondateur de l’Espagne moderne(Geneviève VERDO, « 1808 : Napoléon et l’Espagne, une histoire atlantique », dans Patrick BOUCHERON (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris, Éditions Le Seuil, collection Histoire, 2017, p. 584-589.). En effet, l’invasion des Français eut des conséquences démesurées sur le fonctionnement multiséculaire de la monarchie espagnole : perte progressive de l’Empire colonial, libéralisation économique et politique, frictions politiques qui eurent pour aboutissement la guerre d’Espagne de 1936-1939, etc. Il en fut de même pour le Portugal : indépendance du Brésil, occupation des forces britanniques, libéralisation et frictions similaires, ce jusqu’aux luttes républicaines du XXe siècle qui aboutirent à la Dictature nationale de Salazar.

Il est à première vue très intéressant de remarquer une différence de perception du conflit des deux côtés des Pyrénées. Alors qu’en France il fut baptisé sobrement « Guerre d’Espagne », renvoyant à la manifestation d’un seul et même enjeu – la couronne des Bourbon – les Portugais et les Espagnols séparèrent ces événements en deux conflits distincts. Les Portugais l’appelèrent la « Guerre péninsulaire », faisant référence à un conflit total et généralisé sur l’ensemble du territoire ibérique où le Portugal fut dépassé par les événements. De leur côté, les Espagnols la nommèrent « Guerre d’indépendance espagnole », reflétant un conflit patriotique et centré sur l’émergence d’une nation moderne face à l’envahisseur. Cette divergence de perceptions trouve sa source dans la dissemblance des rapports qu’entretenaient respectivement l’Espagne et le Portugal avec la France. L’Empire, dans sa lutte à mort contre le Royaume-Uni, décelait chez ces deux royaumes des utilités différentes, mais complémentaires qu’il s’agissait d’exploiter.

Dans le contexte anarchique qui suivit l’invasion, les peuples ibériques durent composer avec une configuration qu’ils n’avaient pas anticipée, malgré les dix années de bouleversements que connaissait l’Europe depuis les débuts de la Révolution française : arrivée massive de forces étrangères, abandon physique des monarques et des élites régissant le pays, régression soudaine du niveau de vie. Pour un Espagnol ou un Portugais, dans son individualité, choisir un camp avait une signification très concrète. Les Français venaient en se considérant comme des libérateurs, apportant avec eux de nouvelles constitutions, et pour le cas espagnol, une nouvelle dynastie emplie de libéralisme économique et politique. Comment expliquer, dans ce contexte, que l’immense majorité de ces deux peuples manifestèrent une hostilité sanguinaire envers les Français, là où ces mêmes Français, sept à huit ans plus tôt, avaient connu la liesse et la gratitude des peuples italiens et grecs ?

Pour répondre à cette question, il faut parvenir à cerner tout d’abord les enjeux géopolitiques de ces deux peuples, qui ont su se réinventer promptement suite à l’effondrement de systèmes multiséculaires. Plus que deux royaumes à l’histoire intimement mêlée, il est frappant de constater l’existence d’une « mentalité ibérique », lieux communs de valeurs et de traditions que Napoléon Ier n’avait pas intégrés dans sa stratégie. De fait, l’arrivée des Français dans la péninsule apporta un lot similaire de désastres et de conséquences, mais aussi son lot d’assainissements et de renouveau. Quel fut, finalement, le véritable apport du Premier Empire pour l’Espagne et le Portugal ? En quoi la réponse à cette question permet-elle de cerner avec davantage d’acuité le rapport tricéphale entre les trois pays à cette époque ? Cet article a pour ambition de détailler les différents enjeux politiques qui se jouaient entre ces nations naissantes et d’offrir une idée nouvelle sur la perception des populations ibériques vis-à-vis de ces mêmes enjeux. La prise en compte de ces deux aspects vise à mieux saisir les raisons de l’hostilité générale que les soldats français eurent à subir durant cette campagne charnière.

La Guerre péninsulaire

Le 18 mai 1803, le traité d’Amiens fut rompu, entraînant à nouveau l’Europe vers un conflit pour lequel le Portugal n’y voyait aucun avantage(Le traité d’Amiens, signé le 25 mai 1802 entre le Royaume-Uni, la France, l’Espagne et la République batave, annonçait une paix en Europe qui devait mettre fin aux douze années de troubles qu’avait connu le continent depuis les débuts de la Révolution française. Le retour au pouvoir de William Pitt le Jeune comme Premier ministre britannique et sa volonté d’organiser une Troisième Coalition contre le pouvoir bonapartiste provoqua l’échec de cette initiative. Rompu au bout de 13 mois, le traité d’Amiens avait permis la seule période de paix générale durant ces guerres de Coalitions (1792-1814).). Vaincu lors de la guerre des Oranges de 1801 contre l’Espagne(La guerre des Oranges fut un conflit qui opposa le Portugal à l’Espagne, déclenché après le refus du premier de participer au blocus continental que Napoléon voulait imposer à toute l’Europe pour asphyxier le Royaume-Uni. Épisode traumatisant, la défaite cuisante de la bataille d’Olivence après l’abandon de l’Angleterre a permis l’invasion, puis la capitulation sans condition du Portugal. La guerre des Oranges fut baptisée de la sorte en raison du secrétaire d’État espagnol dirigeant le conflit, Manuel Godoy, qui envoya après sa victoire des branches d’orangers à la Reine, faisant supposer une relation extraconjugale entre eux deux.), alors alliée de la France, la souveraineté du pays de Magellan fut mise à mal par le traité de Badajoz du 6 juin 1801, qui eut pour conséquence la fermeture des ports portugais aux navires britanniques en échange de l’intégrité de leur territoire. Le choix était cornélien, entre souveraineté de la métropole et indépendance économique via la préservation de l’Empire colonial.

Dès lors le traité d’Amiens dut être perçu comme un soulagement, une conciliation inespérée des ambivalences géopolitiques. Sa rupture fut naturellement interprétée comme une tragédie. Le professeur émérite Jean-François Labourdette résume très justement la situation, dans son Histoire du Portugal :

Les conséquences internationales de la Révolution française placèrent la couronne de Portugal dans une situation délicate. Comment concilier la sauvegarde de son indépendance, menacée par l’impérialisme de la France révolutionnaire, et ses devoirs envers l’alliance anglaise, garante de ses liaisons maritimes et de la survie de son empire colonial ?( Jean-François LABOURDETTE, Histoire du Portugal, Paris, Éditions Fayard, 2000, p. 477.)

En effet, suite à la guerre des Oranges, la défaite fut traumatisante pour le Portugal, qui n’avait plus les moyens de gérer la défense de son territoire par lui-même. Le camp à choisir consistait dès lors, en substance, à déterminer la vassalisation envers une puissance étrangère à laquelle le pays se soumettrait. Le choix de Jean VI de déménager sa cour au Brésil, idée qui refaisait souvent surface depuis le XVIe siècle(En 1540, une invasion espagnole poussa les proches d’Antoine de Crato, fils du roi Manuel Ier de Portugal, à fuir en direction du Brésil. Depuis, chaque roi portugais fut confronté à cette question lorsque la perspective d’une invasion se faisait sentir. En 1640, suite au traité de Westphalie et l’isolement diplomatique du Portugal, cette idée fut à nouveau soumise à Jean IV. Les jésuites qui entouraient le monarque y voyaient une occasion rêvée pour fonder le Cinquième Empire, principe messianique portugais faisant de son empire colonial la cinquième apogée de l’Humanité, après celles des Assyriens, des Perses, des Grecs et des Romains. Au-delà de l’aspect spirituel, ce déménagement en discussion avait des avantages politiques et économiques : ne pouvant diriger adroitement le Brésil depuis l’Europe, et le Portugal perdant de la vitesse parmi les autres puissances métropolitaines, il semblait judicieux pour certaines élites de s’installer sur place afin d’optimiser les capacités économiques et revenir en force dans le cercle des grandes puissances du Vieux continent. Toujours négociée, jamais appliquée, l’ascension de Napoléon Bonaparte en 1799, puis les débuts de l’invasion avaient fini de trancher cette question en suspens. De fait, la fuite de Jean VI, bien que paraissant rocambolesque, était au contraire anticipée depuis plusieurs années.), montrait ainsi la préférence géographique et le camp embrassé par le souverain. Ce choix – la fidélité aux Britanniques – fut à l’origine des plans d’invasion du Portugal par Napoléon Ier, dont le résultat fut une guerre généralisée sur l’ensemble de la péninsule(Alors que Napoléon Ier avait soumis la quasi-totalité de l’Europe, un blocus économique fut imposé sur le continent afin d’asphyxier l’économie du Royaume-Uni. Le Portugal, ne pouvant raisonnablement souscrire à une stratégie qui signait sa banqueroute, se retrouva dans l’obligation de refuser. Or, pour que la stratégie de blocus puisse fonctionner, il fallait impérativement que toute marchandise anglaise soit proscrite, de Lisbonne à Saint-Pétersbourg. Ainsi, sans tergiverser davantage, l’Empereur ordonna l’invasion du Portugal pour régler définitivement le problème de ce côté du front.).

Pour autant, contrairement à ce que l’on pourrait attendre du génie militaire de Napoléon, l’invasion du Portugal fut très mal pensée et préparée(Nicole GOTTERI, Le maréchal Soult et la royauté de Portugal en 1809, Bibliothèque de l’école des chartes, 1990, vol. 148, no. 1 (1990), p. 115-139.). La planification de la campagne fut d’une désorganisation totale qui, mêlée aux ambitions et aux querelles intestines des différents généraux et maréchaux, constitua une épine qui ne cessa d’empêcher les plans de l’Empereur d’aboutir. Ce dernier dut se résoudre à tabler sur une surenchère, que surent tirer à profit les Britanniques jusqu’à la campagne de Russie.

Ainsi, bien qu’aux yeux du monde l’invasion du Portugal eût un impact symbolique moindre comparé à celle de l’Espagne, cet événement resta néanmoins primordial, car de ces premiers échecs découlèrent tout l’enchaînement de causes qui provoquèrent la chute de l’Empire. De fait, l’adhésion du peuple portugais envers la France ou le Royaume-Uni constituait un atout déterminant dans ce conflit, au même titre que le peuple espagnol. Une grande différence toutefois, qui peut expliquer l’écart symbolique entre les deux différents soulèvements, fut que le Portugal n’eut jamais à subir une invasion complète de son territoire, ni un remplacement dynastique.

Une autre caractéristique qui éloigne le royaume portugais de son voisin reste son rapport fusionnel à l’Empire britannique. L’influence anglaise, qui fut l’élément déterminant de la position lusophone vis-à-vis des bouleversements européens, est une clé de compréhension fondamentale pour appréhender la mentalité portugaise de l’époque. Les liens anglo-portugais, d’intérêts principalement économiques, remontent au début du XVIIIe siècle. L’ordre géopolitique de la péninsule fut en effet bouleversé à partir du traité de Methuen, signé par le Royaume-Uni et le Portugal en 1703. La principale clause de ce traité fut de garantir le monopole des exportations de vin portugais en direction de l’Empire britannique aux dépends du vin français. Cet accord permettait ainsi, du côté britannique, de s’émanciper d’une dépendance devenue trop gênante envers la France sur ce marché. Du côté portugais, ce statut privilégié procurait la relance d’une économie en crise et l’assurance d’un grand bénéfice, la production de vin étant la principale ressource économique du pays. Ce traité assurait désormais une distribution quasi exclusive et stable pour un produit d’exportation vital.

Outre l’émancipation face au commerce du vin français, les Britanniques – via une autre clause du traité de Methuen – gagnaient un port idéal avec la ville de Lisbonne, qui traçait une route commerciale directe et sûre entre les ports anglais et la possession péninsulaire de Gibraltar. Le Royaume-Uni avait ainsi noué une importante relation avec un Portugal désireux, après une perte de vitesse économique, de rebondir sur une relance profitable à son empire(Robert DURAND, Histoire du Portugal, Paris, Éditions Hatier, coll. « Nations d’Europe », 1983, p. 158.).

Pour autant, bien que les liens anglo-portugais fussent très solides, il ne faut pas croire qu’ils furent manichéens. Tout comme l’Espagne, le Portugal assistait impuissant à l’hégémonie britannique qui s’installait progressivement sur toute la surface du globe, contrôlant des routes commerciales que les Portugais empruntaient obligatoirement pour maintenir leur contrôle sur le Brésil. Ces routes pouvaient alors au moindre désaccord finir par leur être empêchées. Le risque grandissant de devenir une dépendance anglaise nécessitait une contrebalance qu’un équilibre avec les liens français aurait dû permettre(La possibilité d’un assainissement des relations franco-portugaises était toutefois compromise en amont, la situation ne cessant de se dégrader après la signature du traité de Methuen. Le 21 septembre 1711, le corsaire français Duguay-Trouin s’emparait de Rio de Janeiro, avant de l’incendier. En décembre de la même année, le corsaire Jacques Cassard obtint de Louis XIV le commandement de 3 vaisseaux et 5 frégates pour ravager les colonies anglaises, portugaises et hollandaises d’Amérique. Il parvint à ravager le Cap-Vert, possession portugaise, l’année suivante. Enfin, le 20 juin 1762, la France déclara la guerre au Portugal dans le cadre de la guerre de Sept Ans.).

Cependant, là où les Britanniques procuraient une stabilité économique, les Français offraient le bouleversement intellectuel des Lumières, puis celui politique de la Révolution. Le médiéviste Robert Durand mentionne ainsi, dans son Histoire du Portugal, la présence, en 1807, de loges maçonniques, montrant que l’influence libérale était parvenue à traverser les Pyrénées(Robert DURAND, Histoire du Portugal, Paris, Éditions Hatier, coll. « Nations d’Europe », 1983, p. 159.).

Les Français ne se cantonnèrent pas à un rôle de diffusion des idéaux révolutionnaires et eurent leur propre agenda. La position stratégique du Portugal en Europe faisait naturellement du pays une cible-clé. Cherchant à contester l’hégémonie maritime des Britanniques, les Français étaient confrontés à un problème logistique majeur, leurs flottes militaires basées à Brest et à Toulon devant, pour faire jonction, traverser le détroit de Gibraltar. Amarrer la marine française directement à Lisbonne permettait une meilleure manœuvre pour effectuer des expéditions dans l’Atlantique aussi bien qu’en Méditerranée(Martin ROBSON, Britain, Portugal and South America in the Napoleonic wars : Alliances and Diplomacy in Economic Maritime Conflict, New York, Éditions I.B. Tauris & Co. Ltd, 2011, p. 38-39.). Gibraltar, de fait, se serait retrouvée cernée par les armadas française et espagnole, cette dernière étant amarrée à Cadix.

Le rôle du Portugal était dès lors cantonné à n’être qu’un pion entre deux puissances étrangères, la France et le Royaume-Uni, sans n’avoir aucun contrôle véritable sur les événements. Les bouleversements engendrés par l’invasion de l’Empire amenèrent brutalement une fragilité pour la monarchie absolutiste, accentuée par la fuite du roi Jean VI. À ce titre, l’historien portugais Antonio Pedro Vicente, spécialiste de l’histoire de ce pays, écrit dans son ouvrage Guerra Peninsular :

Si l’invasion de la péninsule a été l’erreur la plus grave, elle a également fourni à ses habitants un réveil de leur esprit national. Par similitude et par un parallélisme extraordinaire, les peuples de la péninsule, après la guerre, élevèrent la voix et redoublèrent d’efforts dans la recherche de nouvelles formes de gouvernement. […] Bon nombre de ceux qui avaient combattu contre l’oppresseur Napoléon seront paradoxalement les mêmes qui crieront contre leurs gouvernements absolus dans une Europe en transformation radicale(Antonio Pedro VICENTE, Guerra Peninsular 1801-1814, Matosinhos, Quidnovi, 2007, p. 86. Traduction libre par Clément Gibaux. Texte original : « Se a invasão da Península foi o mais danoso erro praticado por Napoleão, ela proporcionouf ao mesmo tempo, aos seus habitantes, um despertar do seu próprio espírito nacional. Em similitude e num extraordinário paralelismo, os povos peninsulares levantam, após a guerra, as suas vozes e agigantam os seus esforços na procura de novas formas de governo. O que restava da Revolução Francesa chegou à Península com Napoleão. Outra administração, nova legislação, outro conceito lentidão, mas com alguma segurança, através de fronteiras rígidas que, então, se abriram a novas perspectivas. Muitos dos que lutaram contra o opressor Napoleão, paradoxalmente, serão os mesmos que vão clamar contra os seus governos absolutos, numa Europa em transformação radical ».).

Bien que les enjeux stratégiques soient radicalement différents vis-à-vis du royaume d’Espagne, les conséquences de l’invasion furent semblables, d’un point de vue politique, économique et culturel.

La Guerre d’indépendance espagnole

Loin d’avoir un rapport d’exclusivité avec l’Angleterre, l’Espagne était au contraire depuis le XVIIIe siècle davantage tournée vers son voisin français. Il est fondamental de mentionner l’influence mutuelle de ces deux pays sur la construction de leurs identités nationales. Pour cela, il est utile d’établir une contextualisation préalable concernant l’apport de la dynastie des Habsbourg à la dynastie déchue des Bourbon.

L’historien Jean-Frédéric Schaub mentionne, dans son ouvrage La France espagnole, l’existence d’un héritage paradoxal qui, au travers des guerres franco-espagnoles des XVIe-XVIIe siècles, amena un déclin progressif du royaume de Castille. Dans « un chant du cygne », l’Espagne influença profondément la monarchie française, notamment concernant la nature de son « Grand Siècle »(Jean-Frédéric SCHAUB, La France espagnole. Les racines hispaniques de l’absolutisme français, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Univers historique », 2003, p. 17-24.).

Cet âge d’or français, véritable hégémonie gagnée par la force des armes et par la diplomatie, fut pleinement imprégné de culture espagnole. Les mariages franco-espagnols de 1615, 1659 et 1679(Le mariage de 1615 célébra l’union entre Louis XIII et l’infante Anne d’Autriche, fille du roi d’Espagne Philippe III. Celui de 1659 fut établi entre Louis XIV et l’infante Marie-Thérèse d’Autriche, fille du roi d’Espagne Philippe IV. Enfin, le mariage de 1679 fut scellé entre Mademoiselle Marie Louise d’Orléans, nièce de Louis XIV, et le roi d’Espagne Charles II. Ces trois mariages encadrèrent ainsi le règne du roi Soleil d’un sang hispanique par sa mère, son épouse et son beau-neveu.), la réduction de l’influence des Habsbourg(Au cours du règne de Louis XIV, les Habsbourg perdirent le contrôle des Flandres, du Roussillon et de la Franche-Comté au profit du royaume de France.), l’influence grandissante de la Compagnie de Jésus, ou encore l’accession à la couronne d’Espagne de Philippe d’Anjou, sont autant de preuves qui permettent indéniablement de constater les racines espagnoles du rayonnement français en Europe. L’inverse, bien qu’également perceptible, resta plus mesuré. Certes, le roi d’Espagne était d’ascendance française et les mariages franco-espagnols mélangèrent tout autant les cultures. En revanche, d’un point de vue idéologique, l’Espagne conserva une suprématie. D’une part, elle influença grandement l’émergence d’une étiquette absolutiste à la cour, qui s’inspira largement de la rigueur idéologique ibérique pour affirmer la nature divine du roi de France. D’autre part, enfermée dans ce même absolutisme, l’Espagne resta hermétique à l’éveil idéologique d’Outre-Pyrénées.

Nous pouvons le constater à travers le peu d’influence que le Siècle des Lumières a pu apporter, ou encore le peu d’enthousiasme que suscita la Révolution française. L’Espagne – et pas seulement le pouvoir politique – fut naturellement hostile à cette évolution des mœurs, car naturellement conservatrice. L’historien Joseph Perez, dans son Histoire de l’Espagne, souligne certes la présence de quelques philosophes qui critiquèrent le régime absolutiste et qui demandaient des réformes libérales – tels Manuel de Aquirre, Valentín de Foronda ou León de Arroyal –, mais leur niveau était très en deçà de celui des philosophes français :

Du point de vue politique, le pouvoir royal paraît beaucoup plus fort en Espagne qu’en France ; ici, des mouvements comme la fronde du Parlement et des notables ou les réticences du clergé devant l’effort fiscal seraient impensables. Alors qu’en France les États généraux refusaient d’obéir aux injonctions du roi, en Espagne personne ne protestaient quand les députés aux Cortès, sortes d’assemblées constituantes locales, furent priés de rentrer chez eux(Joseph PEREZ, Histoire de l’Espagne, Paris, Éditions Fayard, 1996, p. 484.).

Il semble également essentiel de souligner le caractère très conservateur de tout ce peuple – du noble jusqu’au roturier – ce qui éclaire grandement la nature de cette mentalité si mal comprise par Napoléon. D’un autre côté, il ne faut pas non plus complètement balayer d’un revers de main l’influence qu’a pu avoir la France contemporaine à travers son épopée révolutionnaire et impériale. Nous pouvons, dans le cadre de cet article, souligner deux influences majeures. D’une part, il serait partiellement faux de penser que les Espagnols furent catégoriquement et unanimement étanches à l’influence des Lumières. En effet, face à l’invasion de l’Andalousie par les troupes françaises, la révolte s’organisa autour des Cortès. À ce titre, ces Cortès, dirigées par des députés radicaux, s’inspirèrent directement des idéaux de 1789 en établissant une constitution abolissant les privilèges, garantissant la liberté de la presse et même autorisant, dans certaines régions, la vente de biens cléricaux(Geneviève VERDO, « 1808 : Napoléon et l’Espagne, une histoire atlantique », dans Patrick BOUCHERON (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris, Éditions du Seuil, collection « Histoire », 2017, p. 586.). Ces revendications, bien que pouvant sonner à contre-courant des mentalités locales, furent tout de même à l’origine de la déclaration de Cadix, surnommée la « Pepa », qui avait pour ambition de doter la monarchie d’une constitution libérale. Cette première déclaration, qui eut du mal à s’imposer, se devait devenir un modèle constitutionnel pour beaucoup de monarchies européennes.

Sur un point similaire, l’apport de la France du début du XIXe siècle envers l’Espagne fut cette volonté de rédiger une constitution. Bien que ce désir puisse être retracé sous diverses origines (Bill of Rights britannique, Déclaration d’indépendance américaine), l’apport culturel français reste majeur. La chercheuse espagnole Marta Lorente Sariñena écrit dans son ouvrage Las independencias hispanoamericanas :

Ce qui est intéressant à prendre en compte, cependant, c’est que la rédaction de ces constitutions « écrites » dans les anciennes colonies nord-américaines fut une référence évidente aux fameuses constitutions « décrites », dont l’exposant le plus important fut sans doute les différentes versions de la Constitution britannique, écrites, avant tout, par des auteurs étrangers comme le Français Montesquieu(Maria LORENTE SARIÑENA, « De las leyes fundamentales de la monarquía católica a las constituciones hispánicas, también católicas », dans Véronique HEBRARD et Geneviève VERDO (dir.), Las independencias hispanoamericanas. Un objeto de historia, Madrid, Éditions Casa de Velásquez, 2013, p. 69. Traduction libre par Clément Gibaux. Texte original : « Lo que interesa destacar, sin embargo, es que la redacción de las constituciones « escritas » en las antiguas colonias norteamericanas envió al baúl de los recuerdos a las famosas constituciones « descritas », cuyo exponente más significativo fue sin duda las diferentes versiones que de la Constitución británica escribieron, sobre todo, autores extranjeros como el francés Montesquieu ».).

Ainsi, malgré la majorité conservatrice du peuple, hostile au regain de l’influence française dans la péninsule, les idées libérales et révolutionnaires parvinrent tout de même à faire leur chemin, et connurent des oreilles indulgentes, voire favorables, et ce, aux quatre coins de l’Empire espagnol.

Au-delà de cette influence qu’il paraissait nécessaire de souligner pour comprendre les rapports idéologiques complexes que l’Espagne entretenait avec la France, il est également utile d’analyser le caractère des principaux acteurs qui ont déclenché ce violent conflit. Agissant sur la politique de la péninsule ibérique, ils conditionnèrent par leurs agissements l’opinion du peuple en défaveur des Français.

Portrait de Manuel Godoy par Francisco Bayeu y Subias (1792) © Académie royale des beaux-arts de San Fernando, Madrid

Le premier acteur n’est autre que Manuel Godoy (1767-1851), prince de la paix et comte de Bassano, secrétaire du roi Charles IV (1748-1819) lors de l’invasion napoléonienne. Ce fut sa tentative de double-jeu auprès des Français et des Prussiens qui le fit tomber en disgrâce, étant devenu très impopulaire autant au sein de son pays qu’auprès de Napoléon. Son équilibrisme politique, mêlé à une crise financière majeure(Peter HICKS, « La folle aventure des piastres », dans Pierre BRANDA (dir.), L’économie selon Napoléon. Monnaie, banque, crises et commerce sous le Premier Empire, Paris, Éditions Vendémiaire, collection Bibliothèque du XIXe siècle, 2016, p. 219-233.), et les hautes distinctions nobiliaires qu’il s’était octroyé trop vite – alors qu’il était perçu comme de basse extraction aux yeux de la cour – accélérèrent la chute du régime carliste au profit de l’avènement de Ferdinand, qui incarnait pour les Espagnols un avenir plus prometteur(Thierry LENTZ, Joseph Bonaparte, Paris, Éditions Perrin, 2016, p. 305-306.).

Portrait de Joseph Bonaparte, roi d’Espagne, par François Pascal Simon Gérard (1808) © RMN-Grand Palais (château de Fontainebleau)

La désorganisation politique du pays, ressemblant presque à un vaudeville, fut alors perçue comme une menace pour les intérêts français, qui s’inquiétaient à l’ouest de la résistance inattendue du Portugal. De cette menace, l’Empereur en fit une opportunité. En renouant avec l’essence de la Révolution, Napoléon souhaitait rédiger une constitution pour les Espagnols, qu’il imaginait semblable au cœurs français et italiens. La mise en place de son frère Joseph sur le trône garantissait dès lors l’application des principes libéraux qui pourraient satisfaire la population, et alignaient les intérêts géopolitiques et économiques de l’Espagne sur ceux de la France. La résistance portugaise se retrouvait directement menacée par cette nouvelle configuration.

Napoléon pensait alors, pour certaines raisons justifiables, que les Espagnols ne pouvaient être hostiles à un changement dynastique d’origine française. Lors de la perte de vitesse des Habsbourg, ce fut bien la dynastie des Bourbon qui donna un nouveau souffle au pays. Maintenant que cette dernière déclinait, et que la dynastie Bonaparte gagnait en légitimité, le cycle ne pouvait que logiquement se répéter, à condition que Joseph Ier incarnât des valeurs plus modernes et disqualifiantes pour Charles IV et Ferdinand VII. L’historien Jean-Baptiste Busaall relève ainsi que :

Si dans le traité entre Charles IV et Napoléon la monarchie apparaissait comme un patrimoine que le roi avait cédé librement, l’Empereur n’envisagea pas de se passer du consentement des populations, cherchant même le moyen pour qu’elles choisissent formellement Joseph. Celui-ci était doublement lié : à son frère par le pacte de famille et un traité secret, à ses pueblos par la promesse puis par le serment d’être un roi constitutionnel. […] La Constitution était le nouveau fuero(« Fuero » signifie « Charte » en français.) de la monarchie et sa mise en place devait conduire à la construction d’un État souverain(Jean-Baptiste BUSAALL, Le Spectre du jacobinisme. L’expérience constitutionnelle de la Révolution française et le premier libéralisme espagnol (1808-1814), Madrid, Éditions Casa de Velázquez, 2012, p. 82-83.).

Ainsi, le triptyque Godoy, Charles IV et Napoléon, qui impose Joseph, est un élément capital du bouleversement de l’époque. Pour autant, il ne faut pas non plus voir en Joseph un acteur soumis au bon vouloir de son petit frère. L’historien Thierry Lentz le décrit admirablement, dans la biographie qu’il lui a consacrée, l’analysant comme ayant un rôle à part entière, distinct de l’Empereur. Ce dernier, loin de le juger incompétent contrairement aux idées reçues laissées par la postérité, lui vouait une grande admiration. La part de collaboration des Afrancesados(Les Afrancesados, que l’on pourrait partiellement traduire en français par « francisés » ou « francophiles », regroupent l’ensemble des différents Espagnols, généralement des élites, ayant juré fidélité au nouveau roi Joseph. Le terme était alors dépréciatif, et renvoyait à une attitude de collaboration honnie par les résistants espagnols.) découle directement de ses actions et de sa personne qui, décarcassant radicalement l’absolutisme traditionnel Bourbon, a réussi à obtenir une véritable reconnaissance parmi certains de ses sujets(Pour en savoir plus sur la politique de Joseph Ier Bonaparte, lire l’excellent ouvrage de Thierry LENTZ, Joseph Bonaparte, Paris, Éditions Perrin, 2016.).

Portrait de Ferdinand VII par William Collins (1814) © Museo del Prado, Madrid

Un autre acteur est important à mentionner dans ces événements : Ferdinand VII (1784-1833), prince des Asturies et hériter de la couronne espagnole. Loin d’incarner le personnage passif et ennuyeux que les historiens ont pu retenir de lui, son caractère fut plus subtil qu’il n’y paraît, et, en ce sens, bénéficiait d’un capital sympathie qui manqua à Joseph.

Autant Charles IV est un être plat et sans mystère, autant son fils manifeste une personnalité inquiétante, objet, plus tard, d’études médicales et psychanalytiques. […] Nous conviendrons qu’à Bayonne Ferdinand opposa une bien faible résistance à l’Empereur ; la guerre d’Espagne n’est pas gagnée pour autant car les Espagnols, ignorant tout de la personnalité rebutante du jeune prince, embellissent à l’envi son image qui devient mobilisatrice d’énergies(Jean-René AYMES, L’Espagne contre Napoléon. La Guerre d’indépendance espagnole (1808-1814), Paris, Nouveau monde éditions / Fondation Napoléon, 2003, p. 37-38.).

Ainsi, l’absence de réaction politique de la part de Ferdinand VII, liée à son exil forcé en France, et le manque soudain du ciment qu’était le conservatisme monarchique dans la culture du pays engrangea un véritable fantasme de la part des Espagnols, qui utilisèrent des moyens modernes – guérilla, constitution et patriotisme – pour se débarrasser des envahisseurs et prendre en main leur nation naissante.

Pourtant, la chute des Bonaparte et le retour des Bourbon sur le trône fut perçu comme un brutal retour en arrière, celui d’un absolutisme jugé archaïque, alors que les insurgés déclaraient se battre au nom de la liberté. Peu importe, la Révolution était lancée, et l’Espagne devait se repenser, après la perte des colonies et la fin des influences extérieures intrusives – notamment françaises – au profit d’une ébullition nationale qui lui fut propre.

Au-delà du rôle de l’influence idéologique française et de l’action de certains acteurs phares, il est surtout important d’analyser la situation géopolitique que l’Espagne pouvait avoir avant la guerre. Contrairement à son voisin portugais, ses intérêts étaient nettement moins ambigus : l’Empire colonial des Amériques revêtait un caractère vital pour le royaume. Le rapport avec ses possessions lointaines était avant tout économique, la puissance du pays se reposant exclusivement sur l’importation des richesses du Nouveau monde. Or, d’une part, cette exclusivité économique faisait de l’Empire britannique l’ennemi héréditaire de l’Espagne, car jouant sur le même plan thalassocratique qu’elle, voire l’ayant supplanté depuis la bataille de Gravelines du 8 août 1588.

Ainsi, pour la sécurité essentielle de ses routes maritimes, l’Espagne, depuis l’arrivée d’un Bourbon sur le trône, voyait en la France une alliée naturelle(Il exista un soubresaut de cette alliance naturelle lors de la guerre de la Première Coalition, qui suivait la décapitation du roi Bourbon Louis XVI. La défaite espagnole contre les armées révolutionnaires permit de stabiliser la situation. La signature des traités de Bâle (22 juillet 1795) et de San Ildefonso (1er octobre 1800) confirma la réconciliation entre les deux puissances, l’Espagne voyant en l’Angleterre un ennemi bien plus dangereux pour ses intérêts, et considérant le soutien de la France comme non négligeable dans cette lutte.). Cependant, l’influence des idées révolutionnaires françaises furent limitées, notamment aux Amériques, où l’on voyait d’un très mauvais œil ce progressisme(Alejandro GOMEZ, Le Spectre de la révolution noire : l’impact de la révolution haïtienne dans le monde atlantique, 1790-1896, Rennes, Presses universitaires de Rennes, collection « Des Amériques », 2013, p. 58.). La situation du Nouveau monde nous éclaire sur la perception du caractère français à l’international. Il existait ainsi une véritable rupture culturelle, liée fortement aux rapports religieux, subversive du côté des Français, traditionaliste du côté des Espagnols, déjà du temps des Lumières, mais accentuée par la Révolution(Ibid, p. 120.).

L’impact de la Guerre d’Espagne

Nous pouvons identifier, suite à l’énonciation de ces différents éléments, plusieurs fondements qui permettent de mieux cerner le rapport que les Espagnols et les Portugais eurent face aux ambitions venues de France, et les raisons qui les poussèrent à violemment s’y opposer. Tout d’abord, nous voyons qu’il existait dans les faits « plusieurs Espagnes » et « plusieurs Portugals », conséquences des différentes ambigüités géopolitiques que les deux monarchies déclinantes accumulaient en termes de souveraineté politique et d’indépendance économique. Les enjeux vitaux que représentèrent les empires coloniaux déterminèrent les rapports ibériques vis-à-vis d’une Angleterre dominante sur les mers : le Portugal s’associa pour s’offrir un libre-passage, l’Espagne contesta cette mainmise sur des routes qu’elle empruntait depuis plus de trois cents ans. Le Portugal avait développé des pactes économiques vitaux, mais limitant une souveraineté qu’il cherchait à retrouver sur le continent américain via le Brésil. L’Espagne chercha à compenser sa perte de vitesse par un renforcement d’alliance avec la France, tout en limitant l’influence culturelle que cette dernière pouvait apporter pour un peuple en quête de prospérité.

L’arrivée brutale de la France dans les affaires ibériques permit de révéler au grand jour leurs contradictions, et poussèrent les peuples à réfléchir eux-mêmes sur le destin de leurs pays. Pour autant, ils n’exprimèrent pas de la gratitude au pays « libérateur », mais de l’hostilité. Du côté portugais, les raisons vinrent avant tout des origines de l’invasion, qui fut très mal préparée. L’arrogance de Junot, qui planta un drapeau français sur la mairie de Lisbonne, et ses frasques laissant supposer qu’il lorgnait le royaume de Portugal(En 1807, l’Empire français est à son apogée, et au-delà de la famille Bonaparte qui est parvenue à se placer au gré des conquêtes (Jérôme Ier en Westphalie, Joseph Ier à Naples), quelques maréchaux de Napoléon parvinrent également à obtenir des statures royales, à l’image de Bernadotte, devenu roi de Suède sous le nom de Charles XIV Jean. Cet infini des possibilités qu’offraient cette nouvelle Europe faisaient penser à tous que la consécration royale était devenue l’étape suivante du régime après le maréchalat. Cette réflexion fut sans doute la cause des diverses tensions qui naquirent entre les commandants durant la Guerre d’Espagne, certains s’imaginant roi de Portugal, d’Algarve ou d’Andalousie.) générèrent une hostilité instantanée de la part des habitants. Quant à l’Espagne, le libre-passage qu’elle accorda du bout des lèvres aux troupes napoléoniennes, puis leur installation progressive dans les différentes villes-clés du royaume, enfin leur occupation soudaine face à l’instabilité politique que généraient les Bourbon, furent des manœuvres trop grossières qui ne plurent pas à un peuple pensant avoir affaire à un allié.

En dépit de cette déconsidération de la France aux yeux des peuples espagnols et portugais, il est indéniable de percevoir que ce furent les actions de l’épopée napoléonienne qui engrangèrent l’ouverture de la péninsule ibérique vers l’ère contemporaine. La Guerre péninsulaire eut des répercussions énormes dans le monde. Le peuple portugais, sans avoir conscience des différents enjeux, se battit contre les Français afin de garder le contrôle sur les bouleversements qui s’amorçaient.

Les premières répercussions visibles que les Portugais anticipèrent concernèrent l’avenir du Brésil, la colonie portugaise la plus importante économiquement et symboliquement de l’Empire. Avant la guerre, suite au traité de Methuen du 27 décembre 1703, les Portugais vendaient du vin issu de la métropole, mais n’arrivaient pas à vendre de matière première américaine aux Britanniques(Ce déséquilibre était notamment encouragé par l’immense empire maritime que s’était constitué l’Angleterre. Le pays pouvait se fournir des denrées équivalentes via le Canada, sans passer par une puissance coloniale annexe.). Pourtant, le début des guerres révolutionnaires changea la tendance, permettant même un surplus de bénéfices pour les Portugais, face à la demande croissante et répétée des Britanniques(Martin ROBSON, Britain, Portugal and South America in the Napoleonic wars : Alliances and Diplomacy in Economic Maritime Conflict, New York, Éditions I.B. Tauris & Co. Ltd, 2011, p. 28-29.). L’invasion des Français, en 1807 changea la donne. La fuite du roi Jean VI pour le Brésil bouleversait tout d’abord l’apport économique : ne pouvant plus vendre de vin, les Portugais ne pouvaient plus bénéficier d’un surplus économique comme auparavant. Pire, ils devaient à nouveau subir un marché inéquitable, car les Britanniques n’achetaient toujours pas leurs matières premières brésiliennes et durcissaient leurs liens économiques à cause de la guerre.

Portrait de Jean VI du Portugal par José Leandro de Carvalho (1818) © Wikipedia

Pour maintenir le cap, Jean VI décida alors de se tourner vers les grands propriétaires brésiliens, en entreprenant des mesures libérales auparavant sanctionnées par sa prédécesseure, la reine Marie Ire (1734-1816)(Jean-Claude LORBLANCHES, Soldats de Napoléon aux Amériques, préface de Jean Tulard, Paris, Éditions L’Harmattan, 2012, p. 233.). Un phénoménal échange de rôle s’opéra alors entre la métropole et la colonie, comme le souligne l’historien portugais Oliveira Martins : « Le Portugal était maintenant la colonie, le Brésil la métropole »(Ibid, p. 233.). Cette inversion spectaculaire bouleversa les rapports politiques : le régent dom Pierre (1798-1834), face à l’indépendance – de fait – économique du Brésil et sa libéralisation forcée, eut beaucoup de mal, en 1821, à supporter le retour de Jean VI sur le trône de Portugal et rétablir l’absolutisme d’Ancien régime au même titre que le fit Ferdinand VII en Espagne(Pierre Ier, quatrième enfant du roi Jean VI, était son héritier direct.). De plus, la guerre civile portugaise amenait les Cortès de Lisbonne à réclamer le retour de Jean VI sur le trône, et une clarification du statut du Brésil, que Jean VI avait élevé au rang de royaume durant son exil, en qualité de « colonie portugaise » comme autrefois. Face aux intérêts économiques bien compris des grands propriétaires brésiliens, ces derniers proclamèrent Pierre « Empereur constitutionnel et défenseur perpétuel du Brésil », confirmant de fait l’indépendance déjà entamée(Jean-Claude LORBLANCHES, Soldats de Napoléon aux Amériques, préface de Jean Tulard, Paris, Éditions L’Harmattan, 2012, p. 235-236.). Ainsi, la perte du Brésil et la fuite du roi de Portugal, bien que n’ayant pas eu d’effets aussi traumatisant que la déposition de Charles IV et Ferdinand VII en Espagne – car le lien dynastique était toujours présent – fut néanmoins un bouleversement gigantesque qui imprégna la mentalité portugaise de l’époque.

Autre apport indirect des Français dans ce bouleversement : suite à la chute de Napoléon, beaucoup de soldats français migrèrent au Brésil et furent employés au service de l’Empereur brésilien Pierre pour maintenir l’intégrité de son territoire contesté(Ibid.). Cette migration française était due à la forte présence militaire que Napoléon avait souhaité vis-à-vis des colonies portugaises, notamment afin d’organiser son possible retour sur la scène européenne(Carlos Guilherme MOTA, « Presença francesa em Recife em 1817 », Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, Brésil, vol. 15 (1970), p. 47-56.).

L’invasion française a eu des conséquences qui marquèrent les esprits de l’époque et enclencha, à l’image de l’Espagne, la marche vers le Portugal contemporain. Constatons également l’apport de l’influence française aux Amériques, notamment d’un point de vue intellectuel et social. La francophilie était plus prospère dans les colonies latines, l’influence anglaise y étant moins présente et moins compétitive que dans les métropoles. Ce dernier point explique aussi en partie les raisons pour lesquelles en Europe, la diffusion des idéaux français dans le continent américain était naturellement et majoritairement contestée.

Du côté de la métropole, les conséquences furent également importantes. Après les invasions françaises, Jean VI décida de confier l’administration du Portugal au généralissime anglais Beresford (1768-1854), qui reçut pour l’occasion le titre de duc d’Elvas et marquis de Campo-Maior. Au départ adulés par le peuple portugais, les excès des Britanniques, qui dirigèrent le royaume comme une colonie anglaise, amena une révolte entre 1820 et 1822 chassant Beresford et exigeant le retour de Jean VI. Le souverain dut alors confier son royaume du Brésil à son fils Pierre pour pallier la situation, mais se retrouva piégé dans une crise profonde. En effet, les contradictions de l’administration du Portugal, contenues lors de la tutelle anglaise, refirent surface sous la forme d’une guerre civile. L’instabilité politique due à l’absence du roi Jean VI, la perte inévitable de la colonie brésilienne, l’émergence des idées libérales provenant des Britanniques et des Français, et le retour à l’absolutisme chez les Espagnols finit de tendre le débat. Le Portugal subit une confrontation politique violente entre absolutistes et libéraux, qui ne se termina qu’en 1850. La rédaction de la première constitution portugaise de 1822, d’obédience libérale, inaugura pour de bon une monarchie constitutionnelle faisant entrer le royaume dans l’ère contemporaine. Ainsi, la France, malgré l’hostilité généralisée qu’elle a pu connaître suite au comportement de ses troupes, eut une répercussion salutaire sur l’évolution du régime portugais.

De même, l’évolution du régime espagnol suivit une destinée politique semblable suite à sa Guerre d’indépendance. Deux conséquences permettent de distinguer le pays de son voisin portugais. D’une part, la vacance du pouvoir monarchique permit aux colonies américaines de s’émanciper et de proclamer leurs indépendances(Pour en savoir plus sur les causes et le déroulement des guerres d’indépendances hispano-américaines, lire Véronique HEBRARD et Geneviève VERDO (dir.), Las independencias hispanoamericanas. Un objeto de historia, Madrid, Éditions Casa de Velásquez, 2013.). D’autre part, le retour de Ferdinand VII sur le trône, adulé durant tout le cours de la guerre, provoqua une déception intense. Reniant toutes les évolutions libérales proférées par les différentes juntes, et reniant la nouvelle Constitution de Cadix, le Bourbon réinstalla un pouvoir absolutiste hérité de ses ancêtres, balaya la Guerre d’indépendance comme une parenthèse qui n’avait jamais existé, et se mit à pactiser avec les Britanniques pour un retour au calme à échelle européenne. Avec la perte de richesse due aux indépendances américaines, suivie par l’hégémonie britannique qui supplanta complètement ses rivaux français et espagnols et commença à étendre son influence sur le monde, les Espagnols comprirent la véritable nature de leur souverain et réalisèrent, un peu tard, leur erreur. Il s’ensuivit un conflit entre libéraux et conservateurs qui, de même que le Portugal, façonna tout le siècle qui s’ouvrait alors.

De ce nouveau chapitre, le rôle de la France permit d’enterrer définitivement les anciens paradoxes des anciens régimes ibériques pour permettre, avec les Britanniques, l’émergence de nouvelles influences qui constituèrent autant d’enjeu permettant l’essor d’une mentalité espagnole et d’une mentalité portugaise à proprement parler.

Clément Gibaux, septembre 2021

Clément Gibaux est depuis 2020 diplômé du master 2 Armées, guerres et sécurité dans les sociétés de l’Antiquité à nos jours de l’université Paris-IV Sorbonne. Son mémoire de recherche est intitulé « Le régiment Joseph-Napoléon & la légion portugaise. Étude prosopographique des officiers ibériques ayant rallié les armées napoléoniennes », sous la direction du professeur Jacques-Olivier Boudon.

► Pour en savoir plus

•GOTTERI, Nicole. Napoléon et le Portugal. Paris, Bernard Giovanangeli Éditeur, 2004, 287 pages.
•LENTZ, Thierry. Joseph Bonaparte. Paris, Éditions Perrin, 2016.
•LORBLANCHES, Jean-Claude. Napoléon. Le faux pas espagnol, préface de Jean Tulard. Paris, L’Harmattan, 2009, 168 pages.
•LUIS, Jean-Philippe. La Guerre d’indépendance espagnole et le libéralisme au XIXe siècle. Madrid, Casa de Velázquez, 2011, 215 pages.

Partager