La mort du Prince Impérial

Auteur(s) : FILEAUX Christian
Partager
Avec la mort du prince impérial, survenue le 1er juin 1879, la France profonde, émue et consternée, s'associe dans la douleur aux partisans du régime bonapartiste frappés de stupeur par cette disparition inattendue.Tous les espoirs du parti impérialiste, qui reposaient sur le fils de Napoléon III, se sont brutalement effondrés. Une singulière destinée avait conduit à la mort celui qui aurait pu régner sur la France sous le nom de Napoléon IV. Mais que Napoléon-Eugène-Louis-Jean-Joseph Bonaparte était-il allé faire dans ce Zoulouland, dont la plupart des Français ignoraient jusqu'à l'existence ?
La mort du Prince Impérial
© RMN / Franck Raux

La dernière page d’une jeune vie

Le prince avait vécu son baptême du feu à l'âge de 14 ans au combat de Sarrebruck en 1870. Cette expérience l'avait marqué et, ne pouvant résister à sa vocation, il avait suivi les cours de l'école d'artillerie de Woolwich, en qualité de cadet à titre étranger. Il y subit une solide formation de novembre 1872 à février 1875. Titulaire d'un brevet de lieutenant, sa condition de prince impérial de France l'empêche d'être affecté dans un régiment britannique et après son stage de perfectionnement au camp d'Aldershot, il n'est pas employé. Prince il est, prince il doit rester. Il mène alors, sans grande conviction, une vie mondaine qui ne lui convient guère : réceptions, dîners, chasses et voyages finissent par l'ennuyer.
 

Il avait espéré untemps servir dans l'armée autrichienne contre les Turcs mais l'empereur François-Joseph ne l'avait pas voulu. Peut-être avait-il été effrayé de voir le fils du vainqueur de Solférino endosser l'uniforme autrichien. Le Destin pourtant est en route et va servir l'ambition aventurière du prince et lui permettre d'écrire la dernière page de sa jeune vie.
 
Tout commence bien loin de la campagne anglaise, lorsque le 22 janvier 1879, les guerriers zoulous du roi Cetewayo (1), infligent à l'armée britannique sa plus sévère défaite coloniale. Au pied des collines d'Isandhlwana dans le Transvaal au nord-est de l'Afrique du Sud, les farouches guerriers noirs, en moins d'une heure, ont écrasé les hommes du 24e régiment d'infanterie légère de Sa Gracieuse Majesté, et leurs auxiliaires indigènes. Anéanti dans ses effectifs, le régiment avait également perdu son drapeau, suprême déshonneur.
 
Remis de sa stupéfaction, le cabinet londonien décide l'envoi d'importantes troupes en renforts et d'en finir, par une campagne punitive, avec le Zoulouland. De nombreux jeunes officiers sont désignés pour l'Afrique du Sud. Du fond de sa campagne de Camden Place, dans le Kent, le prince impérial voit partir ses camarades de l'Académie militaire et d'Aldershot (2), avec nostalgie. Il est soldat depuis sa naissance ; il avait écrit au duc d'Elchingen : « […] Ce qui touche à l'armée m'intéresse ou plutôt me passionne (3) […] ». Le sang qui coule dans ses veines est celui d'un Bonaparte. Rapidement, il prend sa décision ; il partira lui aussi en Afrique du Sud. L'élection, le 30 janvier 1879, de Jules Grévy à la présidence de la République française lui laisse une certaine liberté. En attendant que le régime ne tombe de lui-même, le jeune homme souhaitait parfaire sa formation militaire en séjournant dans une zone de combat. Le 17 février, il se précipite à Londres pour remettre directement entre les mains du ministre de la Guerre, lord Cambridge (4), sa requête d'engagement pour la durée de la campagne militaire qui s'ouvre.
 
Impatient, le prince impérial, qui ne doute pas un instant de la réponse positive du gouvernement britannique, écrit le 18 février à son ami Louis Conneau (5) : « […] Je vous adresse ces quelques lignes pour vous annoncer une grande décision que j'ai prise et que de puissants mobiles m'ont dictée. Je pars dans neuf jours pour le Cap de Bonne- Espérance où la guerre a pris une grande extension et j'y resterai quelques mois […]. Je m'embarque le 27 février […] » (6).
 
Deux jours plus tard, c'est en plein préparatif que Louis reçoit la réponse ministérielle : c'est un refus courtois, mais ferme. Effondré, il va alors supplier sa mère d'intervenir directement auprès de la reine Victoria pour modifier cette décision. L'affliction du fils attendrit la mère ; l'impératrice cède et son affection sans borne va être la cause de son malheur.
 
C'est fou de joie que Louis reçoit le 24 février l'autorisation du duc de Cambridge de partir pour la durée de la campagne en Afrique du Sud. Mais, si le cabinet britannique a cédé à la pression royale, il a toutefois pris des mesures de précaution. Ainsi le prince n'est autorisé à se joindre à l'état-major du général Chelmsford (7) que comme observateur, et qui plus est le port de l'uniforme ne lui sera accordé que si cet officier général lui en donne l'autorisation. Surtout, il n'est question d'aucun commandement pour lui. Les Anglais n'ont aucune intention de mettre en péril l'avenir de la dynastie impériale de France : on ne sait jamais !
 
De son côté le prince n'oublie pas qu'il est le dépositaire de la cause et le 27 février, rédigeant son testament, il le termine par ce codicille : « […] Je n'ai pas besoin de recommander à ma mère de ne rien négliger pour défendre la mémoire de mon grand-oncle et de mon père. Je la prie de se souvenir que, tant qu'il y aura des Bonaparte, la cause impériale aura des représentants. Les devoirs de notre Maison ne s'éteignent pas avec ma vie ; moi mort, la tâche de continuer l'oeuvre de Napoléon Ier et de Napoléon III incombe au fils aîné (8) du prince Napoléon et j'espère que ma mère bien-aimée, en le secondant de tout son pouvoir, nous donnera, à nous autres, qui ne serons plus, cette dernière et suprême preuve d'affection […] » Plus tard, il écrira, à Louis Conneau : « […] La scène a changé ; le parti impérial est affaibli et ne peut rien par ses propres forces. Toutes les espérances de la cause se résument en ma personne : qu'elle grandisse et la force du parti de l'Empire décuplera. J'ai eu la preuve qu'on ne suivrait qu'un homme connu pour son énergie, et tout mon soin a été de trouver le moyen de me montrer tel que je suis […]. Lorsqu'on appartient à une race de soldats, ce n'est que le fer à la main qu'on se fait connaître. Je n'ai reçu l'avis de personne et je me suis décidé en quarante-huit heures. Si ma résolution a été si prompte, c'est que j'avais longuement réfléchi à de pareilles éventualités et arrêté mon plan. Ni les appréhensions de ma mère, ni les exhortations de monsieur Rouher et de mes partisans ne m'ont fait hésiter une minute ni perdre une seconde. Cela n'a rien que de tout naturel pour ceux qui me connaissent. Les raisons qui ont influencé mon départ sont donc toutes politiques et, en dehors, rien n'a influé sur ma détermination […] » (9). Le 27 février, après un banquet donné en son honneur à Southampton, il embarque sur un gros transport à roues, le Danube (10), qui va l'emmener vers son destin. Il n'est, à bord de ce bâtiment civil, qu'un particulier qui voyage accompagné de son serviteur (11).



L’arrivée en Afrique du Sud

© Photo.12.com - Fondation NapoléonAprès un séjour d'un mois en mer, le Danube accoste, le 26 mars à Captown, où le prince est accueilli avec faste. Le jeune homme, qui comptait n'être qu'un simple lieutenant parmi ses camarades, n'a pu effacer le caractère de sa naissance. Pour les Anglais, il est prince et qui plus est, un prince de la maison de ce Napoléon qui les avait si vigoureusement combattus. C'est au son du canon de la citadelle qu'il met pied à terre. Il est accueilli au pied de la passerelle par le major Gosset, de l'état-major de lord Chelmsford. Dans le port, tous les vaisseaux sont pavoisés, drapeaux britanniques mêlés aux drapeaux français. Sur les quais, une foule nombreuse fait une longue ovation au prince. Le soir même, il est invité à une grande réception donnée en son honneur par la haute société de la ville. Cette cérémonie digne d'un chef d'État déplaît à Louis qui aurait préféré un débarquement un peu plus discret.
 

À Durban, où il est arrivé, le prince accourt à l'état-major de lord Chelmsford. Mais le général est absent pour une quinzaine de jours et il doit ronger son frein, car personne ne veut prendre de décision en son absence. Ce prétendant au trône impérial de France les embarrasse plutôt. Profitant de son temps libre, Louis achète un cheval gris qui porte le nom de Percy (12), pour remplacer ses deux chevaux qui n'ont pas survécu à la traversée. Il ne sait pas que ce sera son dernier cheval.
 
L'Afrique du Sud n'est pas l'Angleterre et la fièvre tropicale frappe tout Européen qui touche son sol. Louis ne fera pas exception. La fièvre le cloue au lit pour une dizaine de jours.
 
La nouvelle du retour de lord Chelmsford le remet sur pied et il se présente, le 20 avril, à son quartier général de Pietermaritzburg. Il présente au général en chef la lettre cachetée que le duc de Cambridge lui avait demandée de remettre en main propre. Le ministre de la Guerre y rappelle que le gouvernement anglais avait refusé au prince d'être enrôlé dans l'armée régulière, mais il lui demandait de se montrer bienveillant envers le jeune homme et de l'aider à suivre les opérations. Après en avoir pris connaissance, lord Chelmsford tend au prince la lettre et c'est ainsi que le jeune homme, encore grelottant de fièvre, peut lire : « Londres, 25 février 1879. Mon cher lord. Cette lettre vous sera présentée par le prince impérial qui va en Afrique pour son propre compte, pour voir autant que cela se peut la campagne prochaine contre les Zoulous. Le prince est très désireux d'aller en Afrique. Il a manifesté le désir d'être enrôlé dans notre armée, mais le gouvernement a considéré comme impossible de satisfaire à ce désir. Toutefois le gouvernement m'autorise à vous écrire, à vous et à sir Bartle Frère (13) pour vous prier de lui témoigner de la bienveillance, et de lui prêter assistance pour qu'il puisse suivre, autant que cela sera possible, les opérations avec les colonnes d'expédition. J'espère que vous le ferez. C'est un excellent jeune homme, plein d'esprit et de courage et comptant beaucoup de vieux amis parmi les cadets de l'artillerie […]. Ma seule crainte est qu'il soit trop courageux. Cambridge » (14).
 
À cette lecture, le prince qui souhaitait être traité comme un simple officier subalterne et servir en première ligne, se montra abattu. Il défendit si bien sa cause que devant tant de frustration et d'insistance, lord Chelmsford qui avait d'autres chats à fouetter, finit par céder et oublia ses réticences. Il nomma le petit-neveu de Napoléon Ier deputy assistant du quarter master general (15) le colonel Harrison des Royal Engineers. Cela lui permettait de l'affecter ainsi à son propre état-major et d'avoir l'oeil sur lui. Le jeune prince est heureux, il est enfin parvenu à ses fins : il porte l'uniforme et va se rapprocher, en même temps que le quartier général, du théâtre des opérations.
 
Le 27 avril, le prince est avec l'état-major à Dundee. Il écrit à sa mère : « […] Dans une semaine, au plus, nous aurons atteint la limite extrême de nos avant-postes, aux environs de Conference-Hill. Tout continue à aller ici pour le mieux […]. Ma santé est excellente et je n'aurais rien à souhaiter si la distance qui nous sépare me permettait de recevoir plus souvent de vos nouvelles […]. Si vous voyiez la position singulière dans laquelle je vous écris, accroupi sur mes talons et me servant de ma selle comme pupitre […] ». Tout est en effet pour le mieux, car il est parvenu à persuader le colonel Harrison, d'oublier les recommandations de lord Chelmsford, et de l'autoriser à effectuer des patrouilles en territoire ennemi. Harrison, sous le charme, l'affecte au service de reconnaissance. Le 19 mai, sa patrouille, sous les ordres du major Bettington, un officier expérimenté, est prise sous le feu de quelques Zoulous. Le prince lieutenant Louis Bonaparte a sorti de son fourreau le sabre que lui a offert, l'année précédente, le duc d'Elchingen (16) et a chargé l'ennemi avec ses camarades. Bettington a apprécié en connaisseur le sang-froid du prince et propose, en son honneur, de baptiser le kraal (17) qu'ils viennent de traverser, sabre au poing, le « kraal Napoléon ». De retour au camp de Landman's Drift, le prince écrit à sa mère, le 21 mai : « […] je viens de rentrer de reconnaissance ; nous avons été six jours absents. Quelques coups de feu ont été tirés de part et d'autre, mais rien ne s'est passé de bien sérieux. Nous sommes restés vingt heures sur vingt-quatre en selle […] ». Il se garde bien de lui donner plus de détails.
 
Les Britanniques avancent de plus en plus en territoire zoulou. De Koppie Allein, où sa division campe, depuis le 28 mai, le prince continue à prendre part à de nombreuses patrouilles.
 
Le 31 mai, lord Chelmsford décide d'entamer son offensive sur Ulundi, la capitale du roi Cetewayo. Ses deux divisions doivent pour cela traverser la Blood River (18). Il fait ordonner au colonel Harrison, chef des missions de reconnaissance, d'y rechercher un emplacement pour installer le campement de la 2e division qui doit passer le fleuve le surlendemain.
 
Le colonel accepte que le prince impérial soit chargé de la mission qui ne lui paraît pas présenter de dangers particuliers. Cette patrouille de reconnaissance, composée de 6 soldats et de 6 Basutos (19) lesquels font office d'éclaireurs, doit d'ailleurs être commandée par le major Bettington. Malheureusement ce dernier, qui n'a pas été prévenu de cette mission, est déjà parti pour une autre expédition. C'est un autre officier qui sera désigné pour commander le détachement : Jahleel Brenton Carey (20). Il vient d'être si récemment promu capitaine qu'il n'en porte pas encore les galons. Âgé de 31 ans, cet officier d'infanterie vient des Indes et n'est en Afrique du Sud que depuis un mois et demi. En lui donnant ses ordres, le colonel prend soin de lui dire : « […] You will look after the prince […] » (21).

La journée fatale

Levé dès l'aube de ce dimanche 1er juin, le prince impérial est enjoué, la vie de soldat lui sied à merveille. Il ignore qu'il ne verra pas le jour finir. Au cours de cette patrouille, il a ordre de faire les relevés topographiques pour l'établissement du futur campement. Carey a, lui, la charge de commander l'escorte et de veiller sur le prince.
 
En attendant l'arrivée des éclaireurs basutos, Louis en profite pour écrire un courrier à sa mère : « Chère maman, je vous écris à la hâte sur une feuille de mon calepin ; je pars dans quelques minutes pour choisir le lieu où la 2e division doit camper sur la rive gauche du Blood River. L'ennemi se concentre en force et un engagement est imminent d'ici huit jours. Je ne sais quand je pourrai vous donner de mes nouvelles, car les arrangements postaux laissent à désirer. Je n'ai pas voulu perdre cette occasion pour vous embrasser de tout mon coeur. Votre dévoué et respectueux fils. » Cette lettre, qui est la dernière qu'écrira le prince, est confiée au correspondant de guerre du Daily News, Archibald Forbes, qui doit retourner au camp de Landman's Drift.
 
Il est 9 heures du matin et les Basutos ne sont toujours pas arrivés. En fait, ils n'ont même pas été prévenus : la rigueur militaire ne semble pas être de mise dans l'organisation des patrouilles. Finalement, Carey, se contentant de la présence du cafre qui doit lui servir de guide, ordonne le départ de la petite colonne.
 
Carey et le prince chevauchent en compagnie du sergent Willis, du caporal Grubb et des soldats Abel, Cochrane, Rogers et Le Tocq. Au pied de l'Itelezi, à une dizaine de kilomètres de Koppie Allein, ils rencontrent une troupe dirigée par le colonel Harrison. Ce dernier ne fait aucune remarque concernant l'absence des guerriers basutos, ni sur le fait que la moitié des cavaliers n'a pas pris sa carabine, pas plus que n'en fera le major Grenfell, qui croisera également leur route. Là encore, cette négligence ne peut que surprendre. Pour ces militaires, le mouvement de masse de leurs troupes a chassé les Zoulous dans l'intérieur des terres et le danger ne paraît pas si grand au point d'assurer une escorte plus forte pour le prince dans une région que les patrouilles quadrillent en permanence.
 
À 14 heures, après avoir fait un arrêt pour reposer les chevaux et laisser le temps au prince de faire quelques relevés topographiques, la petite troupe arrive à proximité d'un kraal, composé de cinq huttes, tout près de la rivière Imbazani. L'endroit paraît désert, bien que quelques feux fument encore auprès des huttes. Aux alentours, des chiens errent. Malgré ces indices qui tendent à prouver une présence humaine, le capitaine Carey ordonne une halte à quelques dizaines de mètres des huttes, tout près d'un champ de maïs, dont les hautes tiges procurent une ombre recherchée. La zone est également couverte de ces hautes herbes connues sous le nom de Tambooti grass, qui atteignent par endroit près de deux mètres. Un officier plus expérimenté n'aurait certes pas choisi un tel endroit pour bivouaquer ; tout était fait pour qu'un ennemi en embuscade puisse s'approcher à l'abri de ces hautes végétations. Tous les chevaux sont dessellés ; à l'exception de celui du prince qui s'est contenté de le désangler, lui laissant la selle sur le dos. L'endroit est si paisible que Carey ne place aucune sentinelle. Louis sort ses carnets de croquis pendant que les hommes s'allongent sur le sol, en attendant que le café soit chaud. La routine ! Mais ici tout n'est qu'apparence.

Face aux Zoulous

© RMN / Franck RauxVers 15 h 30, le cafre qui était parti chercher de l'eau revient précipitamment. Il alerte Carey, il a aperçu des indigènes à la rivière. Le capitaine ordonne de seller les chevaux. Tout reste calme, rien alentour n'indique une quelconque agitation. D'ailleurs, le prince ne se presse pas et réclame encore un peu de temps pour terminer son croquis. Est-ce la qualité princière de son subordonné qui fait hésiter Carey ? Toujours est-il que l'officier reste indécis et attend que le prince achève son dessin. Tout à coup des coups de feu rappellent le groupe à la réalité ; Carey hurle l'ordre de monter en selle et aussitôt, hommes, et chevaux prennent la fuite, à bride abattue. Tous ? Non, car le soldat Rogers, atteint par une balle, s'effondre et le prince n'est toujours pas en selle. Percy, voyant ses congénères détaler, s'est mis à galoper après eux. Le prince court à son côté et tente de sauter en selle en voltige, mouvement dans lequel il excelle pourtant pour l'avoir exécuté tant de fois, au cours d'exercices de cavalerie. Le soldat Le Tocq passant à sa hauteur, lui crie en français (22) : « Dépêchez-vous monsieur, s'il vous plaît ». Un peu plus loin, le soldat Abel, blessé, tombe de cheval et aussitôt des Zoulous se ruent sur lui et l'achèvent. Accroché à la fonte gauche et à la selle, le prince est entraîné par Percy vers une donga (23) toute proche.
 

Trop sollicitées par l'effort, les coutures de la sangle qui relie les deux fontes (24) craquent. Le cavalier s'écroule lourdement au sol. C'est le poignet droit brisé, probablement par un coup de sabot de son cheval, que le prince se relève. Dans sa chute, il a perdu son sabre, mais il n'a pas le temps de le récupérer. Il est seul face à tous ses adversaires (25). Son cheval est déjà loin et les Zoulous se ruent vers lui, en poussant leurs cris de guerre. Il sort son revolver et de la main gauche tire par trois fois. Il évite bien une première sagaie, parvenant même à la renvoyer sur ses agresseurs, mais la seconde l'atteint à l'épaule gauche. Sept guerriers zoulous sont sur lui : il reçoit un coup à la poitrine, alors même qu'une autre sagaie l'atteint à l'oeil droit, l'enfonçant au fond du crâne. Lorsque le prince tombe au sol, il est déjà mort. Les Zoulous vont s'acharner sur son corps avec la pointe de leurs sagaies.

Il est 16 heures, le combat n'a duré que quelques secondes. La France vient de perdre l'héritier de la dynastie napoléonienne. Âgé de 23 ans, il portait en lui la sublime promesse d'un avenir radieux.
 
Les guerriers éviscèrent et mutilent le corps des deux soldats britanniques, mais épargnent celui du prince : c'est le seul qui se soit battu. Ils se contenteront de le déshabiller et de lui prendre ses armes. Le chef des guerriers ordonne de lui laisser sa chaîne d'or au bout de laquelle pendent deux médailles et un cachet de cornaline, souvenir de sa grandmère la reine Hortense, qu'il avait lui-même hérité de son père. Les guerriers zoulous portent autour du cou des amulettes et vont respecter celles de l'officier blanc qui s'est battu comme un lion.
 
De retour au camp, le capitaine Carey rend compte de la mort probable du prince au colonel Henry Buller. Ce dernier est furieux et il aurait lancé à Carey : « Vous auriez dû être tué, je souhaiterais que vous l'ayez été ; je devrais vous tuer moi-même » (26).
 
Le lendemain du drame, l'aide de camp de lord Chelmsford, le capitaine Molyneux, accompagne le général Marshall qui conduit une forte colonne sur les lieux du combat. Carey sert de guide. Les cadavres des deux soldats anglais sont enterrés sur place ; celui du prince est ramené au camp britannique. Le chirurgien major Scott, qui examinera le corps, comptera 17 blessures, toutes reçues de face : au visage, aux bras et à la poitrine.
 
Le capitaine Molyneux, de retour à son campement, rédige alors son rapport : « Au camp entre Inunzi et Itelezi, 2 juin 1879. Mylord, conformément à vos instructions, j'ai accompagné ce matin la cavalerie commandée par le major général Marshall pour retrouver le corps de S.A.I. Les éclaireurs de la colonne volante sous le brigadier général Wood se sont rejoints à notre gauche, et ensemble nous avons cherché alentour du kraal. Nous fîmes bientôt la découverte des corps des deux soldats de la cavalerie du Natal. À neuf heures, le capitaine [en réalité soldat] Cochrane attira mon attention et celle du chirurgien-major Scott sur un autre corps au fond d'une donga, qui, après examen fut reconnu comme celui de Son Altesse. Il se trouvait à deux cents yards environ au nord-est du kraal, à peu près à un demi-mille de la jonction des deux rivières. Le corps était entièrement dépouillé, à l'exception d'une chaîne d'or, avec des médailles, qui était encore à son cou. Son sabre, son révolver, son casque et ses autres vêtements avaient disparu, mais nous avons retrouvé dans l'herbe ses éperons avec leurs courroies, et une chaussette bleue marquée N. J'ai tous ces objets avec la chaîne en ma possession. Le cadavre portait dix-sept blessures, toutes par-devant, et les marques au sol, comme sur les éperons, indiquaient une résistance désespérée. À dix heures, un brancard ayant été formé avec des lances et des couvertures, le corps fut porté à la donga par des officiers montant la côte vers le camp : le major-général Marshall, le capitaine Stewart, le colonel Durry-Lowe, trois officiers du 17e Lanciers, le chirurgien-major Scott, le lieutenant Bartle Frère et moi. M. Deléage, correspondant du Figaro, a réclamé l'honneur de se joindre à nous : ce qui lui a été immédiatement accordé. À 11 heures, l'ambulance arriva ; le corps y fut déposé et des détachements commandés par des officiers des dragons de la Garde et du 17e Lanciers l'escortaient au camp où nous sommes arrivés deux heures quinze aprèsmidi […] » (27).

La cérémonie funèbre

Une cérémonie est organisée sur le plateau qui surplombe le camp. Les régiments anglais sont rangés en carrés. La dépouille du prince repose sur une prolonge d'artillerie, recouverte du drapeau tricolore. Il est mort en soldat et le drapeau britannique sera incliné bas devant sa dépouille. Deux heures après avoir rendu les derniers honneurs au prince, les troupes britanniques se mettront en marche sur Ulundi. Leur victoire vengera la mort du prince et mettra fin à l'existence du Zoulouland comme nation indépendante.
 
Le journaliste Paul Deléage écrira dans son récit Trois mois chez les Zoulous : « […] La cérémonie funèbre eut lieu en face du camp. Je n'oublierai jamais ce simple canon de campagne sur lequel se trouvait fixé le corps du prince ; il avait fallu une mort princière pour déranger ce canon de la ligne de défense […] Et le cortège ! Autour du corps, les officiers du Royal Artillery, c'est-àdire presque tous des compagnons d'études du prince, et, plus loin, s'appuyant tristement sur sa canne, les yeux rouges et le coeur plein d'amertume, ce général infortuné pour lequel aucun malheur ne voulut rester ignoré depuis le jour de son arrivée dans le Sud de l'Afrique ; et puis, à quelques pas de lord Chelmsford, les officiers d'étatmajor du général, les camarades de la veille, cette famille du prince, la seule famille qui pouvait le pleurer à l'instant même de ces premières funérailles […]. Pour moi, qui, seul dans ce triste cortège, avais le privilège civil de marcher tête nue, en voyant à notre passage le drapeau de l'Angleterre se courber lentement jusqu'au sol en signe de salut royal, devant ce cadavre qu'enveloppait le drapeau tricolore, je songeai combien auront à se repentir ceux dont les outrages poussèrent ce malheureux prince à faire preuve de virilité et de force, même au prix de son sang, alors que l'Histoire saura dire que, sur cette terre lointaine, le dernier des Napoléon sut encore faire honorer, par sa mort même, le drapeau français […] ». Le docteur Scott embauma les restes mortels du prince et les renferma dans un cercueil fabriqué dans l'urgence par des soldats du génie avec des caisses de thé.
 
Escorté par un peloton du 17e Lanciers, le convoi funèbre du prince arriva à Durban, le 10 juin, où une nouvelle cérémonie militaire fut organisée en hommage. Le général Butler avait signé un ordre spécial, qui fut lu aux troupes : « […] En suivant le cercueil qui contient le corps du dernier prince impérial de France et en donnant à ses cendres le dernier tribut de tristesse et d'honneur, les troupes de la garnison se souviendront : 1° Qu'il était le dernier héritier d'un nom puissant et d'une grande renommée militaire ; 2° Qu'il était le fils du plus ferme allié de l'Angleterre aux jours de danger ; 3° Qu'il était l'unique enfant d'une impératrice, qui reste sans trône et sans postérité, en exil, sur les côtes de l'Angleterre. Pour se pénétrer plus profondément encore de la douleur et du respect que l'on doit à cette mémoire, les troupes se rappelleront aussi que le prince impérial de France est tombé en combattant comme soldat anglais […] » (28).
 
La nouvelle de la mort du prince n'arrivera à Londres que le 19 juin ; elle avait emprunté le canal du télégraphe de Madère par le câble de Falmouth. Le grand chambellan de la reine, le vieux lord Sydney, eut la triste mission d'annoncer à l'impératrice la mort de son fils.
 
Dans son rapport, le capitaine Carey expliquera : « […] Nous dessellâmes les chevaux. On ne prit pas de précautions, parce qu'on ne s'attendait pas à la présence des Zoulous, que rien ne trahissait nulle part. Le prince était fatigué et se coucha en dehors de la hutte ; les hommes firent le café et moi je fis reconnaître avec ma lunette. À 3 h 55, je proposai de faire seller les chevaux. Le prince me dit d'attendre encore dix minutes, mais il en donna l'ordre au bout de cinq minutes. J'avais sellé et j'étais à cheval, lorsqu'on entendit un bruit suspect. Le prince commanda de se préparer à monter à cheval. Je regardai autour de moi et je vis le prince le pied à l'étrier. Au même moment, je donnai l'ordre de monter à cheval […] ». À la lecture de ce rapport, on ne sait plus qui commande la patrouille ; le prince donne des ordres, Carey également. Pourtant la hiérarchie militaire est on ne peut plus formelle : un sous-lieutenant, tout prince fut-il, ne peut donner des ordres à un capitaine, même nouvellement promu. Carey doit bien être considéré comme le chef de la patrouille ; de plus, son officier supérieur lui avait confié la mission expresse de veiller particulièrement sur le prince. Le prince lui-même a écrit dans son carnet, avant de partir en patrouille : « Escort under captain Carey ». Carey passa en cour martiale pour lâcheté. Sa ligne de défense fut de minimiser sa responsabilité en faisant endosser par le prince un commandement qu'il n'avait pas. De plus, il expliqua, ce qui était certainement une réalité, qu'au Zoulouland, tout homme qui tombait de cheval était un homme mort et qu'il n'avait pas vu l'utilité de faire demi-tour, au risque de faire tuer le reste de ses hommes. Il se vit infliger un blâme et fut réexpédié aux Indes, où il mourut quatre ans plus tard, des suites d'un coup de sabot de cheval, à l'abdomen (29).

Retour en Europe

Le corps du prince impérial fut rapatrié en Angleterre où il arriva le 10 juillet, avec les honneurs militaires. Il fut inhumé auprès de son père dans la petite église Sainte-Marie à Chislehurst le 12 juillet. La guerre du Zoulouland était terminée depuis une semaine. Le roi zoulou, à la demande des autorités militaires anglaises, fit rechercher les participants de l'embuscade du 1er juin et les interrogea lui-même. Il fit rendre tous les objets qui avaient été pris sur le prince, à l'exception de sa montre (30) qu'on ne retrouva pas. Tout, jusqu'au sabre offert par le duc d'Elchingen, fut restitué à l'impératrice. Elle fit conserver dans une armoire de fer l'uniforme lacéré par les sagaies, relique qu'elle ne voulut jamais voir. Cet uniforme au complet est conservé au musée de Compiègne.
 
En 1888, les restes mortels de l'Empereur et du prince impérial seront transférés à la demande de l'impératrice Eugénie dans la crypte de la chapelle de l'abbaye Saint-Michel de Farnborough, qu'elle avait fait construire pour recueillir les dépouilles de son mari et de son fils. À sa mort en 1920, Eugénie sera également inhumée à Farnborough. Depuis, la famille impériale repose en paix, sur une terre amie, sous la garde de moines qui accomplissent avec honneur et respect leur devoir de gardiens.
 
Aujourd'hui à Itelezi se dresse un monument, surmonté d'une croix blanche, qui marque l'endroit où tomba en soldat le lieutenant Napoléon, seul de ce nom à mourir au combat. Moins d'un an après la mort de son fils, l'impératrice avait tenu à se recueillir auprès de cet amoncellement de pierres, bâti par des mains généreuses. Ce mausolée rappelle la mort d'un des princes les plus populaires de la nation française qui l'avait vu naître et de la nation anglaise qui l'avait accueilli avec bienveillance dans l'exil.
 
Christian Fileaux

Notes

(1) Roi depuis 1861, à la suite de l'abdication de son père.
(2) Les lieutenants Slade, Bigge et Woodhouse.
(3) Alain Decaux, Le prince impérial, Paris, Presse Pocket, 1970, p. 152.
(4) Le duc de Cambridge était un prince de la famille royale d'Angleterre, petitfils de Georges III. Né à Hanovre en 1819, il avait pris du service dans l'armée britannique en 1837. Il en devint le commandant en chef et le resta jusqu'en 1895. Il mourut en 1904. Il se montra toujours paternel envers le fils de Napoléon III.
(5) Louis Napoléon Eugène (1856- 1930), fils de Henri Conneau, le médecin et ami de Napoléon III.
(6) Jean-Claude Lachnitt, Le Prince impérial – Napoléon IV, Paris, Perrin, 1997, p. 279.
(7) Sir Frédéric Thesiger, baron de Chelmsford (1827-1905), commandant en chef des troupes britanniques à Durban.
(8) Le prince Victor.
(9) Augustin Filon, Le prince impérial, Paris, Hachette, pp. 204-206.
(10) Le Danube n'est pas un navire de guerre. Il appartient à l'Union Steamship Compagny.
(11) Xavier Uhlmann, ancien cuirassier, qui est attaché au prince, comme valet de pied depuis le 1er janvier 1857.
(12) Bien des auteurs écrivent encore faussement que ce cheval se nommait Fate (Destin).
(13) Gouverneur général du Cap.
(14) Augustin Filon, op. cit., p. 215.
(15) Augustin Filon, op. cit., p. 245.
(16) Augustin Filon, op. cit., p. 232.
(17) Nom donné au village zoulou formé de quelques huttes de paille, construites autour du feu tribal.
(18) Nom de la rivière Ncome, baptisée Blood River depuis la bataille du 16 décembre 1838 qui opposa les Boers aux Zoulous.
(19) Indigènes ralliés aux Britanniques.
(20) 1847-1883.
(21) « Vous veillerez sur le prince »
(22) Il est originaire de Guernesey.
(23) Lit asséché d'une rivière, aux parois souvent abruptes.
(24) Le général Louis-Napoléon Espinasse (1853-1934), alors lieutenant et compagnon du prince, avait inspecté avec lui son équipement, peu de temps avant son départ pour Le Cap. Il lui fit remarquer que les coutures du surfaix en cuir qui maintenait sur le devant de la selle les sacoches en cuir formant les fontes étaient vieilles et prêtes à craquer. Mais cet équipement avait une grande valeur sentimentale pour le prince : c'était celui dont s'était servi l'Empereur durant la campagne de 1870 (Général Espinasse, Mémoires, Étampes, Imprimerie Terrier, s.d.).
(25) L'enquête en dénombrera sept.
(26) Cité par Jean Étèvenaux, Revue du Souvenir napoléonien, n°466-467, pp. 107-109.
(27) Cité par A. Augustin-Thierry, Le prince impérial, Paris, Bernard Grasset. 1935, pp. 214-216.
(28) Paul Deléage, Trois mois chez les Zoulous, Paris, E. Dentu, 1979, extraits entre les pages 279 à 365.
(29) 22 février 1883 à Karachi.
(30) Restituée longtemps après, elle est aujourd'hui exposée au musée de Durban.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
479
Numéro de page :
p.51 -p.59
Mois de publication :
avril-mai-juin
Année de publication :
2009
Partager