La naissance du roi de Rome : apogée de l’Empire ? Témoignages des contemporains

Auteur(s) : BEYELER Christophe
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Si la naissance d’un héritier, gage de durée et apogée de sa carrière, comble les voeux de l’Empereur, qu’en est-il de ses sujets et des Européens alors présents en France ? Voici pris le pouls de l’opinion, en deux circonstances : la naissance au palais des Tuileries le 20 mars 1811 et le baptême célébré à Notre-Dame de Paris le 9 juin 1811.

Introduction

Les témoignages rassemblés forment un spectre d’une grande diversité. On se doute bien que le point de vue de l’architecte Fontaine (1762-1853), chargé du décorum des cérémonies, n’est pas celui du chambellan de l’Empereur qu’est le comte de Rambuteau (1781-1869) envoyé porter la nouvelle de la naissance à Cassel, capitale de Jérôme. L’opinion du comte de Lavalette (1769-1830), directeur général des Postes et dirigeant le « cabinet noir »,  peut compléter celle de la future marquise de La Tour du Pin (1770-1853), femme du préfet de la Dyle en poste à Bruxelles et restée royaliste de coeur.

Les étrangers offrent une contribution des plus précieuses, marquée par l’indépendance de jugement, telle la comtesse saxonne Charlotte de Kielmannsegge (1777- ?), sujette d’un Etat allié de la France, la Saxe relevant de la Confédération du Rhin, ou a fortiori lord Blayney (1770-1834), Anglais fait prisonnier dans la péninsule ibérique et traversant dans ses profondeurs, de Saint-Jean-de-Luz à Verdun, une France en proie à la crise économique.

Portrait du roi de Rome par Gérard ©RMN-Grand Palais (Château de Fontainebleau) / Daniel Arnaudet / Jean Schormans

Enfin, un épisode peu connu, la fête donnée à Saint-Cloud le 23 juin 1811, révèle que l’Empereur au faîte de son pouvoir ne saurait tout maîtriser. Qu’il s’agisse de Poumiès de La Siboutie (1789-1863), un provincial monté à la capitale étudier la médecine quelques années, ou de Bellot de Kergorre (1784-1840), un commissaire des guerres de passage à Paris, les détails saisis sur le vif abondent et les récits concordent quant à l’inextricable pagaille où finit la fête donnée dans le parc du palais impérial – ombre masquant les illuminations d’un régime voulant briller de tout son éclat.

Du chambertin pour tromper l’attente

« J’étais de service la nuit du 20 mars où les douleurs prirent à l’Impératrice. Toute la Cour était réunie ; on servait à de petites tables. Je vois encore le cardinal Maury attablé avec le Grand Juge, duc de Massa, faisant tous deux fête à une poularde au riz, et plus attentifs au chambertin qu’au bourdon de Notre-Dame. Vers deux heures, la figure assez triste du Grand Maréchal nous donna des inquiétudes qu’il ne chercha point à dissiper. C’est à ce moment que l’Empereur rassura Dubois et lui dit : « sauvez la mère, c’est votre devoir, et agissez délibérément comme avec la femme d’un épicier de la rue Saint-Denis. » Las de craindre et d’attendre, nous nous étions tous couchés à terre sur les tapis, quand tout d’un coup la porte s’ouvre et l’Empereur se précipite en nous criant : « Deux cents coups de canon ! » C’était l’annonce du grand événement ! On eût entendu nos coeurs battre. Un instant après, Mme de Montesquiou sortit en tenant dans ses bras le Roi de Rome qui nous fut montré à tous. Nous pûmes alors prendre quelque repos, mais bien court, car presque aussitôt le Grand Maréchal m’envoya prévenir que j’étais désigné pour porter la nouvelle au roi de Westphalie. Nicolaï fut à Vienne, Labriffe à Naples, de France à Madrid, et Monnier à Carlsruhe. »

Mémoires du Comte de Rambuteau, publiés par son petit-fils, avec une introduction et des notes par M. Georges Lequin,…,  Paris : C. Lévy, 1905, p. 55-56.

Un accouchement difficile

« L’accouchement avait été pénible ; l’impératrice souffrait de grandes douleurs depuis plusieurs heures. J’arrivai au palais un peu avant l’accouchement, quoique je n’y fusse pas appelé par mon rang ; mais j’avais un accès libre à toutes les heures. L’empereur était fort agité, et revenait sans cesse des salles à la chambre à coucher. Enfin les gens de l’art paraissant balancer sur les moyens de délivrer l’accouchée, l’Empereur leur dit d’une voix forte et très émue : « Faites comme pour une simple bourgeoise : sauvez la mère avant tout. » L’enfant arriva bien cependant, et l’empereur nous le présenta à l’instant. Les voeux et l’émotion générale étaient sincères. Puisse-t-il un jour réaliser tous les voeux dont sa naissance fut accompagnée ; et si ce n’est pas pour le bonheur de la France, qu’elle puisse au moins être fière de l’avoir compté au nombre de ses enfants ! »

Mémoires et souvenirs du Comte Lavallette, ancien aide-de-camp de Napoléon, directeur des postes sous le premier Empire et pendant les Cent-Jours, précédé d’une notice par Cuvillier-Fleury, Paris : Société parisienne d’éditions, 1905, p. 269-270.

Contentement du père

« Napoléon n’a probablement jamais eu dans sa vie de jour plus heureux. Sa physionomie était radieuse. Il apporta lui-même son enfant dans le salon où étaient réunies les personnes les plus importantes de sa cour et de son gouvernement. L’expression de sa figure avait quelque chose de touchant et d’affectueux qu’on était pas accoutumé à y lire. Le père avait évidemment pris la place de l’Empereur. Pourquoi ce triomphe de la nature n’a-t-il pas été de plus longue durée ? »

Mémoires du chanceler Pasquier publiés par M. le duc d’Audiffret-Pasquier. Première partie : Révolution, Consulat, Empire, t. I, 1789-1810, Paris : Plon et Nourrit, 1893, p. 468-469.

Grognards en larmes pour l’ondoiement

« Les salons étaient pleins de tout le monde de l’Empire, hommes et femmes. On se pressa pour tâcher d’être sur le bord du passage, maintenu libre par des huissiers, où devaient défiler le cortège pour descendre à la chapelle. Nous avions savamment manoeuvré pour nous trouver sur le pallier de l’escalier et pouvoir nous mettre à la suite du nouveau-né. Nous jouissions, de ce point, du spectacle incomparable donné par les vieux grognards de la vieille garde, rangés en faction un sur chaque marche et tous la poitrine décorée de la croix. Tout mouvement leur était interdit, mais une vive émotion se peignait sur leurs mâles visages, et je vis des larmes de joie couler de leurs yeux. »

Mémoires de la marquise de La Tour du Pin. Journal d’une femme de cinquante ans …, présenté par son descendant le comte Christian de Liedekerke Beaufort, Paris : Mercure de France, collection « Le Temps retrouvé », 1983, p. 327.

Un point d’équilibre, aux yeux du directeur général des Postes

« L’impératrice accoucha d’un fils le 20 mars. Sa grossesse avait ajouté à l’espérance ; et le peuple, qui jouissait souvent de sa vue, lui prodigua tout l’intérêt qu’elle méritait. Le gouvernement avait fait publier que, si elle accouchait d’un prince, on tirerait cent un coups de canon, et seulement vingt-cinq si elle mettait au monde une princesse. Au vingt-sixième coup de canon le joie fut portée jusqu’au délire, non seulement à Paris, mais dans toute la France : j’en appelle à toute la génération. Tous les voeux étaient comblés, la prospérité de l’Etat paraissait assurée, et la France à l’abri des révolutions. « C’était alors, ai-je répété souvent depuis avec tant d’autres, « c’était alors que l’empereur devait suspendre l’épée du conquérant et se reposer dans l’administration de son grand empire : la France était heureuse, et le souvenir de la famille de Bourbon était enseveli pour toujours. » »

Mémoires et souvenirs du Comte Lavallette…, op. cit., p. 269.

Liesse de la population parisienne

« Le matin du 20 mars 1811, j’étais dans ma chambre, rue Richelieu, lorsque le canon annonça l’accouchement de l’Impératrice. Depuis plusieurs jours, cet événement prévu excitait une vive curiosité. La fenêtre ouverte, je comptais attentivement les coups, chacun faisait comme moi, les gens de boutique se tenaient sur le pas de leurs portes, tout le monde était en suspens ; aussitôt que le nombre des coups eut proclamé la naissance du roi de Rome, on n’entendit partout que ces mots : « C’est un garçon ! » La population de Paris n’avait que cette phrase à la bouche ; amis, ennemis, indifférents, chacun ne s’occupait que de cet événement. J’allai de suite aux Tuileries, où je trouvai une foule considérable : le jardin était ouvert au public, comme à l’ordinaire ; un simple ruban rouge ornait une partie de la terrasse du château, sous les fenêtres de l’Impératrice ; cette légère barrière suffit, le peuple s’y arrêtait et ne chercha jamais à la franchir. Des pages avaient porté la nouvelle aux Invalides, au Sénat, à l’Hôtel de Ville ; chacun d’eux en reçut une marque de munificence. L’Impératrice rétablie, on célébra avec une grande pompe le baptême à Notre-Dame ; le cortège, vraiment magnifique, suivit les boulevards et la rue Saint-Denis, où je le vis on ne peut mieux. »

Alexandre Bellot de Kergorre, Journal d’un commissaire des guerres sous le Premier Empire (1806-1821), édition de Thierry Rouillard, Paris, La Vouivre, 1997, p. 42-43.

« Un gage de paix, de splendeur et de prospérité »

« Je m’empressai avec mes camarades d’accourir aux Tuileries. Déjà la foule remplissait les rues : les ouvriers quittaient leur ouvrage, les marchands fermaient leurs boutiques ; on se parlait, on se serrait les mains, on s’embrassait sans se connaître. C’était une joie désordonnée, c’était de l’ivresse. Les quais, le Carrousel, le jardin étaient, quand nous arrivâmes, remplis d’une foule compacte. On chantait, on dansait, on poussait des hourras assourdissants. Je ne crois pas que l’histoire présente un autre exemple d’une naissance saluée par des acclamations si unanimes et si spontanées. L’émotion fut générale en France. Partout on voulut voir dans cet enfant un gage de paix, de splendeur et de prospérité. »

Docteur Poumiès de La Siboutie (1789-1863), Souvenirs d’un médecin de Paris, publiés par Mmes A. Branche et L. Dagoury, ses filles. Introduction et notes par Joseph Durieux…, Paris, Plon-Nourrit, 1910, p. 95.

Indifférence en province, à Bordeaux …

« J’étais, en passant, au théâtre de Bordeaux, le jour où l’on vint annoncer, entre les deux pièces, la naissance du roi de Rome, et je remarquai, non sans quelque satisfaction maligne, qu’en dépit des efforts et des précautions de la préfecture, l’événement était froidement accueilli par quelques
rares applaudissements. Mes sentiments personnels étaient à l’unisson. »

Souvenirs du feu duc de Broglie, 1785-1870, Paris, Calmann Lévy éditeur, 1886, p. 133.

… comme à Orléans

« Le 23 mars nous reçûmes, par une estafette de Paris, la nouvelle de la naissance du roi de Rome. Des affiches furent placardées dans les rues. On y proclamait pompeusement l’événement heureux qui fixait les destinées de la France, événement que tout bon Français devait considérer comme la plus grande bénédiction du Ciel. En même temps, on ordonnait pour le soir une illumination générale. Je m’arrêtai assez longtemps devant une de ces affiches, sous prétexte de la lire, mais en fait pour observer le peuple qui m’entourait. Quoique personne ne fît de commentaires, les sentiments se lisaient facilement sur les physionomies. Quelques-uns semblaient lire avec indifférence, mais pas un seul ne donnait des signe d’approbation. Je remarquai surtout dans la foule un coiffeur. Il n’en disait pas plus que les autres, mais son nez long et pointu, sa figure grotesque, les gestes plaisants qu’il faisait, en haussant les épaules, indiquaient bien le Français brûlant de l’envie de parler et n’osant se livrer à ses désirs. L’illumination fut des plus tristes et me rappela l’obscurité visible de Milton. »

Lord Blayney, L’Espagne en 1810, souvenirs d’un prisonnier de guerre anglais, d’après les documents d’archives et les mémoires (Albert Savine, éditeur scientifique), Paris, L. Michaud, 1909, p. 65-66.

Préparatifs et responsabilité de l’architecte préféré de l’Empereur

« Le Roi de Rome a été baptisé aujourd’hui dans l’église de Notre-Dame. On avait fait des tribunes au pourtour du choeur, agrandi le sanctuaire avec un plancher mobile et disposé des banquettes et des sièges pour les assistants. Les débris des tentures qui ont servi au couronnement et à toutes les autres fêtes étaient les seules décorations intérieures. Il y avait au-dehors une tente en avant du parvis pour descendre de voiture à couvert. Il y a eu festin, bal et concert à l’Hôtel de Ville où LLMM ont assisté. Grande illumination au palais des Tuileries et dans le jardin. Depuis l’accident du feu arrivé à la fête de l’ambassadeur d’Autriche, je suis obligé de visiter et de constater par un procès-verbal l’état des lieux dans lesquels l’Empereur doit se rendre. »

Pierre-François-Léonard Fontaine, Journal, 1799-1853, texte établi par Marguerite David-Roy, Paris : École nationale supérieure des beaux-arts, Institut français d’architecture et Société de l’histoire de l’art français, 1987, t. I, 1799-1824, p. 296.

Un gage de stabilité intérieure : les acquéreurs de biens nationaux rassurés

« Puis eut lieu le baptême. J’étais de jour auprès de l’Empereur. Quand il prit son fils dans ses bras pour le montrer au peuple, chacun disait : « Les propriétaires ont gagné leur procès ! » ; et, sous ces mêmes voûtes où, neuf années plus tôt, il avait restauré le culte, où, deux années après, il avait reçu l’onction sainte, tous croyaient aux promesses de l’avenir. Moi aussi je me rappelais ces augustes cérémonies auxquelles j’avais assisté, comme je devais assister à tant d’autres, toutes aussi éphémères. Les fêtes du baptême furent aussi belles que celles du mariage, celle surtout de la princesse Pauline et celle du parc de Saint-Cloud.»

Mémoires du Comte de Rambuteau…, op. cit., p. 59.

L’Europe dans la main de l’Empereur, des Bouches-de-l’Elbe au Tibre

« On disait que le maire de Rome et celui de Hambourg se trouvèrent placés l’un auprès de l’autre, et qu’en s’abordant ils s’étaient dit : Bonjour, voisin. Cette plaisanterie renfermait le plus bel éloge du gouvernement, puisqu’il prouvait la force d’unité d’action et de pouvoir qui dirigeait l’administration d’un empire si vaste. »

Mémoires anecdotiques sur l’intérieur du palais et sur quelques événemens de l’Empire depuis 1805 jusqu’en 1816, pour servir à l’histoire de Napoléon, par L.-F.-J. de Bausset, ancien préfet du Palais impérial, Paris, A. Levasseur, successeur de Ponthieu et Cie, Palais-Royal, 1828-1829, t. II, p. 72.

Des invitées en proie aux voleurs en pleine cathédrale

« La cour, qui était revenue de Rambouillet à Saint-Cloud, rentra le 8 juin à Paris et le 9 eut lieu le baptême  solennel du roi de Rome, qui me causa plus qu’à personne une assez profonde émotion. J’y assistai du haut d’une tribune, à côté du duc de Francfort, de la princesse de Thurn et Taxis et de la duchesse de Courlande. A l’issue de la cérémonie la duchesse et moi eûmes toutes les peines à découvrir à temps, sur une autre tribune, notre cavalier, le comte Lima. Les soldats ayant quitté l’église, la populace s’était mise en devoir de nous arracher nos bijoux et nos boucles d’oreilles. La situation devint, un instant, critique. Les gens de maison n’avaient point été autorisés à pénétrer à l’intérieur de la cathédrale. Nous réussîmes pourtant à faire signe à un officier qui, aidé de quelques soldats, nous prit sous sa protection jusqu’à ce que le comte Lima nous eût rejointes et accompagnées à nos voitures. »

Mémoires de la comtesse de Kielmannsegge sur Napoléon Ier  … traduits de l’allemand par Joseph Delage, Paris-Neuchatel, Victor Attinger, 1928, t. I, p. 90-91.

Les effets recherchés par l’architecte

« 23 juin 1811. Fête dans le parc et dans les jardins de Saint-Cloud. J’avais été chargé du programme et de la direction de cette fête qui devait être très brillante. L’Empereur, l’Impératrice et toute la cour devaient parcourir les jardins que l’on avait illuminés avec une recherche particulière. Différentes scènes d’optique, des jeux de bagues, des divertissements, des danses, des concerts d’instruments et une petite comédie sur un théâtre au milieu des bosquets avaient été préparés sur leur passage mais au moment même où l’on sortait, la pluie a commencé et a duré pendant toute la nuit avec une abondance extraordinaire. On a cependant tout vu même la comédie mais avec la pluie sans ordre et sans plaisir. La fête a été manqué excepté le feu d’artifice qui avait lieu avant la pluie et dont le peuple a joui dans les bas jardins. »

Pierre-François-Léonard Fontaine, Journal, 1799-1853, t. I, 1799-1824, p. 296.

Une « confusion extrême »

« On avait dressé dans le parc un théâtre sur lequel on joua un opéra italien. Mme Barilli chanta avec son talent prodigieux. Tout à coup un orage imprévu éclate avec une telle violence la pluie tomba avec une telle impétuosité qu’on eut pas le temps de gagner un abri. Le spectacle n’était pas terminé. l’Empereur et toute sa cour se mirent à courir en désordre vers le château ; le public courut aux voitures : plusieurs furent enlevées d’assaut, d’autres à prix d’argent, quelques-unes furent payées cinq cents francs. Les cochers, sans s’inquiéter de leurs maîtres, traitèrent ainsi avec ceux qui purent les payer. La confusion, le désordre étaient extrêmes, l’obscurité complète. Le château  fit distribuer des torches pour éclairer la route et prévenir les accidents. Je fus assez heureux pour trouver une place derrière une de ces voitures. La foule des piétons et des voitures formait une masse compacte, marchant pêle-mêle et au pas, au milieu des cris de douleur, des jurements, des imprécations. Je voyais, de la place que j’occupais, tomber à droite et à gauche des personnes qui ne parvenaient qu’à grand’peine à se relever. Plusieurs furent blessées. Cette pluie torrentielle continua toute la nuit. Le matin, on trouva la route jonchée de fragments de vêtements, de chaussures, de harnais. »

Docteur Poumiès de La Siboutie (1789-1863), Souvenirs d’un médecin de Paris…, op. cit., p. 97-98.

 

Un retour à Paris pitoyable

« L’Empereur donna une fête à Saint-Cloud. Les eaux, illuminées, tenaient de la féerie. Malheureusement, des nuages s’étaient amoncelés durant la soirée et le feu d’artifice fut tiré au milieu de profondes ténèbres. A peine fut-il terminé que l’immense population parisienne s’ébranla pour s’en retourner, cherchant à regagner les voitures que la police avait retenues sur la rive droite. Seul avec un ami, je passai le pont ; rendus aux voitures, je tentai vainement de monter dans l’une d’elles : on se battait pour monter dans les modestes coucous dont chaque se payait jusqu’à cinq ou six louis. Voyant l’encombrement croître, je partis à pied par le bois de Boulogne ; l’obscurité était affreuse et la pluie tombait à torrents ; nous suivions la foule ;  chaque sentier était rempli de gens s’égarant et trompant ceux qu’ils précédaient ; on entendait les cris des femmes, des enfants, séparés des leurs ou de ceux qui, se croyant en sûreté dans une voiture, versaient dans les fossés. Au milieu du silence gardé par les piétons, ces hurlements étaient déchirants. Comme beaucoup d’autres, nous tournions sur nous-même et arrivions à la barrière de Passy, quand nous pensions être à la porte Maillot. Nous prîmes la  barrière des Bons-Hommes pour gagner la rue Richelieu : il y avait deux pieds d’eau rue Saint-Honoré ; les cafés et marchands de vin étaient encore ouverts, et je ne rentrai chez moi qu’à deux heures du matin.   Beaucoup de gens passèrent la nuit dans les taillis ; des femmes de toutes les classes, légèrement vêtues, chaussées de satin, trempées et bientôt nu-pieds, restèrent dans les fossés. Au jour, le bois de Boulogne était rempli de gens éclopés, de vêtements épars, de voitures brisées ; malgré les soins de la police, beaucoup de personnes furent victimes de ce désastre, où il n’y eut que les voleurs à faire leurs affaires. »

Alexandre Bellot de Kergorre, Journal d’un commissaire des guerres …, op. cit., p. 43.

Cet article fait partie de notre dossier thématique consacré à la naissance du Roi de Rome (20 mars 1811)

Titre de revue :
Revue du Souvenir napoléonien
Numéro de la revue :
486
Numéro de page :
pp. 16-23
Mois de publication :
janvier-mars
Année de publication :
2011
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