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L’action de la chambre haute fut pourtant timide au départ. Le 28 mars 1804, alors que l’on venait de lui communiquer le dossier de la conspiration Cadoudal, elle se contenta d’une adresse dans laquelle elle abordait du bout des lèvres la question de l’avenir du régime : « Citoyen Premier Consul, soyez bien assuré que le Sénat vous parle ici au nom de tous les citoyens. Tous vous admirent et vous aiment, mais il n’en est aucun qui ne songe souvent avec anxiété à ce que deviendrait le vaisseau de la République s’il avait le malheur de perdre son pilote avant d’avoir été fixé sur des ancres inébranlables. Dans les villes, dans les campagnes, si vous pouviez interroger tous les Français l’un après l’autre, il n’y en a aucun qui ne vous dise ainsi que nous : « Grands Homme, achevez votre ouvrage en le rendant immortel comme votre gloire. » Vous nous avez tirés du chaos passé, vous nous faites jouir des bienfaits du présent, garantissez-nous de l’avenir ». En apparence surpris par le message du Sénat – il aurait confié après la cérémonie qu’il ne s’y attendait pas, mais peut-on le croire ? -, Bonaparte répondit vaguement : il voulait encore réfléchir et promit une réponse concrète « dans le courant de l’année », c’est-à-dire avant septembre, en calendrier révolutionnaire.
Le Tribunat prend le Sénat de vitesse
Dans le même temps, les partisans de la proclamation de l’Empire (dont Fouché et les frères Bonaparte) organisaient une sorte d’appel de la nation. Des adresses de collèges électoraux, de conseils municipaux et généraux affluèrent à Paris, « suppliant » le Premier consul d’accepter une couronne et le Sénat de hâter cette issue. L’armée fut bientôt gagnée par cette « fièvre » des adresses. Ainsi, le général Soult, commandant en chef du camp de Saint-Omer, se fit l’écho du « vœu » de ses troupes dans une lettre du 12 avril 1804 : » L’armée voudrait pouvoir vous dire qu’elle désire et qu’elle demande que vous soyez proclamé empereur des Gaules et que l’hérédité soit déclarée établie dans votre famille ».
Fort de ces soutiens (un rien suscité, il faut bien le constater), Bonaparte se découvrit à partir du début d’avril1804. Le 13, il réunit le conseil privé à Saint-Cloud. La question de l’empire fut franchement abordée et tranchée. Puis les évènements se poursuivirent à un rythme soutenu. Après le Sénat, après la famille, après le conseil privé, le Tribunat ne voulut pas rester en retrait du mouvement. Sur proposition du président de la chambre, Fabre de l’Aude, l’obscur tribun Curée fut celui par qui la motion arriva. Le 28 avril, il monta à la tribune et s’adressa longuement à ses collègues. Après avoir décrit les périls et chanté l’œuvre déjà accomplie, il posa les conditions d’un avenir radieux : « Hâtons-nous donc de demander l’hérédité de la suprême magistrature ; car en votant l’hérédité d’un chef, comme disait Pline à Trajan, nous empêcherons le retour d’un maître. Mais en même temps donnons un grand nom à un grand pouvoir ; concilions à la suprême magistrature du plus grand peuple du monde le respect d’une dénomination sublime […]. Je demande donc que nous reportions au Sénat un vœu qui est celui de toute la nation et qui a pour objet : 1°) que Napoléon Bonaparte, actuellement Premier consul, soit déclaré empereur, et, en cette qualité, demeure chargé du gouvernement de la République Française ; 2°) que la dignité impériale soit déclarée héréditaire dans sa famille ; 3°) que celles de nos institutions qui ne sont que tracées soient définitivement arrêtées »
La motion Curée fut mise en délibération au sein d’une commission présidée par Panvillier. Lorsque le texte revint en séance plénière, Carnot monta à la tribune et s’opposa à son adoption. Seuls cinq ou six de ses collègues firent comme lui, sur quarante-neuf présents. Il fut le seul à voter contre, le 3 mai 1804. Le texte fut immédiatement porté au Sénat.
Le Sénat proclame l’Empire
Cette fois, le Sénat ne pouvait plus ergoter. Ainsi, le 3 mai, lorsque la délégation du Tribunat vint communiquer la motion Curée à la chambre haute, le sénateur François de Neufchâteau lui répondit : « Je ne puis déchirer le voile qui couvre momentanément les travaux du Sénat. Je dois vous dire cependant que depuis le 6 germinal (27 mars), nous avons fixé sur le même sujet que vous la pensée attentive du premier magistrat. » Et comme s’il n’y avait plus une seconde à perdre, le même proposa à ses collègues d’exprimer sur-le-champ le vœu de proclamer l’Empire. Grégoire, Volney et Sieyès se prononcèrent contre. Cabanis et Choiseul-Praslin en s’abstenant, s’en remirent à la sagesse de l’Assemblée. Celle-ci vota donc une adresse dans laquelle elle souhaitait l’établissement d’un gouvernement impérial héréditaire confié à « Napoléon Bonaparte et sa famille ». Au texte principal était joint un long mémoire demandant que la nouvelle Constitution garantît « l’indépendance des grandes autorités, le vote libre et éclairé de l’impôt, la sûreté des propriétés, la liberté individuelle, celle de la presse, celle des élections, la responsabilité des ministres et l’inviolabilité des lois constitutionnelles ». Il y avait plusieurs mois que la pratique consulaire ne garantissait plus ces droits. En prenant connaissance de ces conditions, Bonaparte se fâcha. Il y vit une manœuvre des idéologues et des « réminiscences de la Constitution anglaise », ce qui dans sa bouche, était plus que péjoratif. La publication du mémoire fut interdite.
On confia à une commission spéciale de dix membres composée de sénateurs (dont Fouché), de ministres (dont Talleyrand) et des trois consuls le soin de préparer le sénatus-consulte devant modifier la Constitution et créer l’Empire. Elle se réunit à Saint-Cloud. Disposant de l’ensemble des propositions individuellement envoyées par des législateurs, des tribuns, des sénateurs et des conseillers d’État, elle commença ses travaux le 11 mai 1804.
Les choses ne traînèrent pas. Le 18 mai 1804 (28 floréal an XII du calendrier révolutionnaire), Lacépède vint lire en séance les conclusions de sa commission. Elles étaient, bien sûr, favorables à l’adoption du texte. Dans le débat qui suivit, seul Grégoire se prononça en sens inverse : quelques jours plus tôt, cet opposant de toujours au Consulat avait adressé à la commission des dix ses propres idées d’organisation de l’État comprenant le parlementarisme et la séparation des pouvoirs. Vint le moment du vote. Le sénatus-consulte fut approuvé à l’unanimité moins les voix de Grégoire, Lambrechts et Garat. Deux autres sénateurs s’abstinrent. L’article premier du sénatus-consulte stipulait : « Le gouvernement de la République est confié à un Empereur, qui prend le titre d’Empereur des Français. », Napoléon Bonaparte empereur des Français. La Constitution était profondément remaniée.
Dès que le Sénat eut voté le sénatus-consulte créant l’Empire, il fut décidé qu’on porterait le texte à Saint-Cloud en grande délégation. Les sénateurs coururent donc à leur voitures et un cortège hétéroclite prit la route du château, dans un désordre incroyable. Sur le Champ de Mars, des canonniers préparaient leurs pièces pour annoncer par leurs salves la bonne nouvelle aux parisiens. En route, un régiment de cuirassiers se joignit à la chevauchée sénatoriale et parvint à y mettre de la solennité. A Saint-Cloud, Bonaparte patientait dans le grand salon, entouré de sa famille et des conseillers d’État. Le Sénat fut introduit et c’est Cambacérès qui prit la parole. Son premier mot – « Sire » – dut faire sursauter ceux qui, dans la salle, ne l’avaient pas entendu depuis onze ans. Puis le second consul bientôt archichancelier se lança dans le discours (forcément long) qu’imposaient les circonstances. Après avoir expliqué pourquoi Bonaparte avait mérité « l’amour et la reconnaissance du peuple français » et comment il avait réussi à faire de ce « peuple que l’effervescence civile avait rendu indocile à toute contrainte » un peuple « chérissant et respectant » le pouvoir, Cambacérès lança : « Et pour la gloire, comme pour le bonheur de la République, le Sénat proclame à l’instant même Napoléon empereur des Français . » Le grand salon de Saint-Cloud retentit alors de vivats des sénateurs. L’empereur répondit : « Tout ce qui peut contribuer au bien de la Patrie est essentiellement lié à mon bonheur. J’accepte le titre que vous croyez utile à la gloire de la nation. Je soumet à la sanction du peuple la loi de l’hérédité. J’espère que la France ne se repentira jamais des honneurs dont elle environnera ma famille. Dans tous les cas, mon esprit ne sera plus avec ma postérité le jour où elle cesserait de mériter l’amour et la confiance de la Grande Nation. »
Après les vivats qui, déjà, étaient devenu d’usage, les sénateurs allèrent présenter leurs hommages à Joséphine. Cambacérès exprima la gratitude des Français pour elle, si proche des malheureux. La cérémonie s’acheva par quelques larmes d’émotion de la nouvelle impératrice. « Les sénateurs s’en allèrent attendris par cette candeur aimable », raille Mme de Staël. La séance n’avait pas excédé un quart d’heure. Au Champ de Mars, le canon tonnait. Un dîner était prévu à Saint-Cloud. Avant que les convives passent à table, Duroc circula parmi eux pour leur indiquer quels étaient les titres qu’il convenait de donner aux personnes présentes.
Le Consulat s’achevait. Napoléon Bonaparte était Empereur des Français. Il allait avoir 35 ans.
Une nouvelle constitution
Le sénatus-consulte du 18 mai 1804 se présentait sous la forme d’une profonde réforme constitutionnelle. Le nouveau texte comptait cent quarante-deux articles. Il ne modifiait pas les équilibres (ou, si l’on préfère, les déséquilibres) des pouvoirs. Les grandes institutions (Conseil d’État, Sénat, Corps législatif, Tribunat) étaient maintenues dans leurs compétences de l’an VIII. C’était surtout l’hérédité, le rôle de la famille impériale, la régence, les dignités de l’Empire et autres conséquences directes de la transformation du régime qui justifiaient un texte aussi long.
En tant que fondements du pouvoir, les mots de « peuple » et de « nation » disparaissaient presque totalement de la Constitution. Le premier conservait une place au travers de deux dispositions. L’une, ponctuelle, était le plébiscite organisé pour approuver le principe d’hérédité. L’autre, rhétorique et sans conséquences institutionnelle, le cantonnait aux formules symboliques telle celle du serment à l’article 53 du sénatus-consulte : « Je jure de maintenir l’intégrité du territoire de la République ; de respecter et de faire respecter les lois du Concordat et la liberté des cultes ; de respecter et faire respecter l’égalité des droits, la liberté politique et civile, l’irrévocabilité des ventes de biens nationaux ; de ne lever aucun impôt, de n’établir aucune taxe qu’en vertu de la loi ; de maintenir l’institution de la Légion d’honneur ; de gouverner dans la seule vue de l’intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français. » Dans ce serment, tous les ingrédients de la politique de réconciliation nationale étaient énumérés, du Concordat à la préservation des biens nationaux. Les principes « libéraux » (liberté, égalité, fondement législatif de l’impôt) et un principe fondateur de la nouvelle société en gestation (Légion d’honneur) les complétaient. La République était maintenue, certes, mais l’empereur était établi « par la grâce de Dieu et les Constitutions de la République ». Si, à la lettre de ce serment, la Révolution n’était pas finie, elle changeait du moins radicalement de cours. Le nouvel empereur disposait désormais d’une double légitimité démocratique et monarchique, populaire et de droits divin.
En matière d’hérédité, l’article 3 de la Constitution reprenait la « loi salique » : la dignité impériale était héréditaire de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, « dans la descendance directe, naturelle et légitime » de Napoléon Bonaparte, « à l’exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance ». Empereur sans enfants, Napoléon ne pouvait adopter que les fils ou petits-fils de ses frères (art. 4). Ceux-ci prenaient alors leurs rang dans l’ordre de succession… mais ne venaient, de toute façon, qu’après ses enfants naturels et légitimes, s’il devenait père. L’adoption était interdite aux successeurs de Napoléon. A défaut d’héritier naturel et légitime ou d’héritier adoptif, la dignité impériale était « dévolue et déférée » à Joseph Bonaparte et à ses descendants ou, à défaut, à Louis Bonaparte. Si ni Joseph ni Louis ne pouvaient assurer la pérennité de la « dynastie » Bonaparte, il revenait au Sénat de nommer le nouvel empereur, sur proposition des « grands officiers de l’Empire ». En attendant d’avoir un rôle à jouer sur le plan dynastique, Joseph et Louis recevaient le titre de « prince français ». Jérôme et Lucien Bonaparte étaient exclus de la succession de Napoléon et, partant, n’avaient droit à aucun titre.
L’empereur et les princes disposaient d’une liste civile réglée par les décrets de la Constituante du 21 décembre 1790 et du 16 mai 1791. Pas de retour à l’Ancien Régime en la matière puisque les sommes affectées aux besoins du souverain et de ses frères étaient fixées par la loi et non plus laissées à leur discrétion. Elles n’en furent pas moins importantes : 25 millions pour l’empereur, 1 million pour chacun des frères. Finalement, les sœurs de Napoléon – jalouses à en mourir de Joséphine et d’Hortense qui, femme de Louis, devenait elle aussi princesse – furent dénommées « princesses » alors même que la lecture du texte de la Constitution permettrait de douter qu’elles eussent droit à ce titre.
Pour entourer l’empereur, six grandes dignités de l’Empire étaient créées. Elles étaient inamovibles, donnaient accès au Conseil d’État, au Sénat, au conseil privé, à un nouveau « grand conseil de l’Empereur » et quelques autres institutions. Dès le 18 mai 1804, Napoléon nomma un grand électeur (Joseph), un archichancelier de l’Empire (Cambacérès), un archichancelier d’État (Eugène de Beauharnais),un architrésorier (Lebrun), un connétable (Louis) et un grand amiral (Murat). Quatre grands dignitaires sur six étaient membres de sa famille. Aux deux anciens consuls, le souverain adressa une lettre ainsi libellée : « Citoyen consul, votre titre va changer ; vos fonctions et ma confiance restent les mêmes. Dans la haute dignité […]dont vous allez être revêtu, vous manifesterez, comme vous l’avez fait dans celle de consul, la sagesse de vos conseils et ces talents distingués qui vous ont acquis une part aussi importante dans tout ce que je puis avoir fait de bien. Je n’ai donc à désirer de vous que la continuation des mêmes sentiments pour l’État et pour moi. » Pour la dernière fois, la lettre était signée « Bonaparte ». Le même jour, une note protocolaire décida que Cambacérès et Lebrun seraient appelés « Grandeur » en public et « Monsieur » en privé. Ils porteraient un costume identique à celui des conseillers d’État. A son premier jour, l’Empire se voulait modeste. Il ne le resterait qu’une saison. Bientôt arriverait les plumes et les broderies. Et Cambacérès demanderait à son valet de l’appeler « Altesse sérénissime » en public, tout en se contentant de « Monseigneur » en privé. En attendant, l’empereur lui garantissait, ainsi qu’à son collègue Lebrun, de maintenir leurs « maisons » sur le même pied qu’auparavant, en puisant chaque moi sur la liste civile « la somme nécessaire pour compléter le traitement dont [ils avaient joui] jusqu’à ce jour ». Totalement consolé, Cambacérès allait rester l’homme de confiance du nouvel empereur qui lui avait dit : « Je suis et je serais plus que jamais entouré d’intrigues, de conseils faux ou intéressés ; vous seul aurez assez de jugement et de sincérité pour me dire la vérité. Je veux donc vous rapprocher davantage de ma personne et de mon oreille. Vous resterez pour avoir toute ma confiance et pour la justifier. »
Au-dessous des grands dignitaires, la nouvelle Constitution créait les grands officiers de l’Empire : maréchaux de l’Empire, inspecteurs et colonels généraux de l’artillerie et du génie, des troupes à chevalet de la marine, grands officiers civils tels les chambellans ou maîtres de cérémonie. Dès le 19 mai, dix-huit maréchaux furent nommés parmi les fidèles, mais aussi ceux qui pouvaient être réputés opposant. C’est ainsi qu’on ne s’étonna pas de trouver sur la liste les noms de Berthier, Moncey, Bessières, Davout, Soult, Murat et Lannes. En revanche, l’empereur tenta d’attirer à lui Augereau, Masséna, Jourdan et Bernadotte, tous généraux ayant manifesté des désaccords politiques avec lui. Brune, Mortier et Ney étaient récompensés pour s’être tenus à l’écart. Quatre anciens commandants en chef d’armées révolutionnaires furent faits maréchaux honoraires : Kellermann père, Lefebvre, Pérignon et Sérurier 2 .Quant aux autres grands officiers, ils furent nommés progressivement. Les grands officiers militaires premiers nommés furent Junot (colonel général des hussards), Baraguey d’Hilliers (colonel général des dragons), Gouvion Saint-Cyr (colonel général des cuirassiers), Marmont (colonel général des chasseurs), Songis (inspecteur général de l’artillerie), Marescot (inspecteur général du génie), Decrès (inspecteur général des côtes de la Méditéranée) et Bruix (inspecteur général des côtes de l’Océan). Bien que déjà maréchaux d’Empire, Soult, Bessières, Davout et Mortier furent également nommés colonels généraux de la garde devenue impériale. Quant aux grands officiers civils, la plus remarquable nomination allait être celle de Talleyrand (11 juillet 1804)comme grand chambellan. Elle éclipse celles du cardinal Fesch (grand aumônier), de Ségur (grand maître des cérémonies), de Caulaincourt (grand écuyer) ou de Duroc (Grand maréchal du Palais).
Les autres dispositions de la Constitution de l’an XII touchaient aux institutions créées en l’an VIII. Le Conseil d’État voyait ses effectifs augmenter avec la création des auditeurs et l’obligation d’accueillir en son sein les princes et les grands dignitaires. Enfin une section du commerce était créée, en plus des cinq sections déjà existantes. Le Sénat se voyait chargé des libertés individuelles et de la presse, au travers de deux commissions spéciales. Si la chambre haute constatait des manquements d la part d’un ministre, elle le dénonçait au Corps législatif qui pouvait déférer le coupable devant la Haute Cour Impériale, institution nouvelle aux compétences théoriquement très larges… qui n’allait jamais juger quiconque.
Sur environ six cents affaires examinées par la commission des libertés individuelles du Sénat dans les dix années suivantes, seule une poignée allait aboutir à la libération de personnes détenues arbitrairement, sans intervention de la Haute Cour. Quant à la commission de la liberté de la presse, saisie de huit affaires en dix ans, elle n’en mènerait aucune à son terme. Le Corps législatif et le Tribunat étaient fort peu touchés par la réforme. Le second voyait néanmoins confirmées sa division en sections, l’interdiction faite de discuter les projets du gouvernement en assemblée générale et l’obligation de trouver un compromis avec le Conseil d’État en cas de désaccord.
Avec l’hérédité ou la réhabilitation d’un vocabulaire, de titres et de fonctions abolis par les dix premières années de la Révolution, la République héritait d’un décorum et de symboles que l’on croyait réservés à une autre époque et à d’autre régimes. Le texte de l’an XII, tout en confirmant l’étendue et la quasi absence de contrôle des pouvoirs du chef de l’État (seule la déclaration de guerre et la signature des traités de commerce devaient avoir l’accord du Corps législatif… dont Napoléon se passa toujours), fondait une monarchie sans doute plus absolue qu’avait été celle des derniers rois Bourbons, Louis XIV inclus, car elle découlait d’un droit écrit positif et non plus de coutumes pouvant être assouplies par telle mauvaise humeur du Parlement de Paris ou telle fronde des aristocrates. Mais en même temps, la Constitution prenait soin d’institutionnaliser les grands acquis de la Révolution (biens nationaux, liberté de culte, etc.) et, pour renforcer encore cette précaution, réputait inconstitutionnelles les lois tendant au rétablissement du « régime féodal ». Il n’y avait pas de quoi satisfaire l’abbé Grégoire, mais tout de même…
Faut-il d’ailleurs rechercher dans la théorie juridique ou constitutionnelle ce qui faisait au fond la réalité du pouvoir impérial ? Napoléon, son ambition, sa soif d’action, son amour du pouvoir et – pourquoi pas ? –son génie avaient rendu possibles les succès du Grand Consulat autant qu’ils avaient permis l’Empire. Le reste était forme juridique ne supportant guère, compte tenu du contexte politique, les études de doctrine. Napoléon empereur ? Il avait mis des mois à se décider. Mais dès les premières heures du régime, il agit comme si l’avait toujours été.
Le peuple approuve le principe d’hérédité
Alors que la police notait que chacun se félicitait « de voir enfin le vœu général accompli », une question s’imposait : devait-on se contenter de la proclamation du sénatus-consulte pour considérer l’empereur couronné ? Fallait-il pour cela attendre les résultats du plébiscite prévu par la nouvelle constitution ? Devait-on organiser un couronnement ?
Juridiquement, le sénatus-consulte n’était pas suffisant, puisque son article 142 prévoyait : « La proposition suivante sera présentée à l’acceptation du peuple […] : le peuple veut l’hérédité de la dignité impériale dans la descendance directe, naturelle, légitime et adoptive de Napoléon Bonaparte et de Louis Bonaparte, ainsi qu’il est réglé par le sénatus-consulte organique de ce jour. » On fera d’abord remarquer que la question qui devait être posée au peuple ne concernait que le problème de l‘hérédité. On ne lui demandait pas son accord sur la fondation d’un empire.
Au pied de la lettre, on ne peut donc dire que l’approbation populaire concernait la nouvelle dignité conférée par le Sénat à Napoléon Bonaparte. Le vote de l’an XII allait néanmoins en faire office dans le discours officiel non seulement du régime, mais aussi du bonapartisme tout au long du XIXe siècle. « Napoléon est le chef suprême de l’État, l’élu du peuple« , devait écrire Louis-Napoléon, dans Des idées napoléoniennes, en 1839.
Rodée par l’expérience de l’an X, l’administration mit tout en œuvre pour que le plébiscite soit un succès incontestable. Les registres furent ouverts pendant tout le mois de juin 1804. Comme de coutume, à la campagne on se rendit au chef-lieu de canton en délégation, tambours battants, drapeaux déployés. A Paris, le préfet de police releva : « Les ouvriers notamment s’occupent beaucoup du droit qu’ils ont de voter pour l’hérédité de la famille impériale, ils se réunissent en bandes pour venir signer à la préfecture de police. Ils parle avec enthousiasme de l’Empereur. » Lorsque les résultats furent consolidés au niveau national, il n’y eut aucune surprise : 3 572 329 oui contre seulement 2 569 non. La participation dépassait les 40%. Autant que le plébiscite était un succès, même si le oui avait perdu 80 000 partisans depuis l’an X, même si la participation avait reculé de 5 à 6%, et même si certains registres communaux ne portaient que la mention Votes unanimes par oui, laissant supposer quelques manipulations locales sans doute moins systématiques qu’en l’an VIII. Manifestement, les opposants à l’Empire s’étaient réfugiés dans l’abstention. D’autres (car les prudents sont toujours les plus nombreux) s’étaient résolus à voter oui faute de mieux, ainsi que le raconte, pour son mari, émigré rentré, Mme de La Tour du Pin : « il fut dans une agitation extraordinaire avant de se décider à mettre oui sur la liste de Saint-André-de-Cubzac. Je le vis se promener seul dans les allées du jardin, mais je ne me permis pas de pénétrer dabs ses incertitudes. Enfin, un soir il rentra, et j’appris avec plaisir qu’il venait d’écrire un oui comme résultat de ses réflexions. »
La géographie des soutiens à l’Empire se dessinait dans la continuité : forte adhésion (supérieure à la moyenne nationale)dans le Nord-Est, dans les départements alpins et aux confins des Pyrénées, adhésion dans la moyenne nationale dans le Centre et le Centre-Ouest, rejet relatif (inférieur à la moyenne nationale) dans l’Ouest, une partie du Sud-Ouest, certains départements méditerranéens et dans la région de Bordeaux.
Les résultats définitifs furent connus le 2 août 1804 et transmis au Sénat au ministère de l’Intérieur. Roederer fut chargé par la chambre haute de préparer un rapport en vue de leur proclamation officielle prévue pour le 30 novembre 1804. Une députation alla immédiatement le communiquer à l’Empereur. Trois jours plus tard devait avoir lieu, à Notre-Dame, la cérémonie du Sacre et du couronnement.
Dans la recherche d’une légitimité pour la nouvelle monarchie, Napoléon avait déjà fait appel à trois principes : sa légitimité matérielle (par l’opinion que lui seul pouvait bien gouverner la France), la constitution (avec le vote du sénatus-consulte) et la souveraineté de la nation (avec le plébiscite). Un quatrième pilier fut ajouté à l’édifice de la légitimité impériale : le couronnement, comme pour les anciens rois, mais cette fois par le pape, comme jadis Charlemagne ou – et il y avait là de quoi inquiéter l’Europe – les empereurs du Saint Empire.
L’idée du sacre (consécration du souverain par l’Église) et du couronnement (acte de lui remettre la couronne) par le pape ne tenait pas du folklore ou d’une vanité incontrôlée. La légitimité du « système » qui se mettait en place était fragile. Ses trois premiers piliers n’assuraient pas à eux seuls le prestige et la pérennité de la nouvelle monarchie. La légitimité matérielle était précaire. Selon cette forme toute pragmatique et contingente de légitimité, Napoléon pouvait être remplacé par un autre, à condition qu’il pût mieux gouverner la France que lui. N’est-ce pas ce à quoi avaient tendu les conspirateurs royalistes et jacobins depuis quatre ans ? La légitimité constitutionnelle était dangereuse : ce que le Sénat avait fait, il pourrait un jour le défaire. C’est d’ailleurs ce qui allait se passer en 1814. Le vote populaire ne pouvait guère faire illusion : un vote en sens inverse, moyennant un autre homme providentiel et une bonne propagande, était imaginable.
Thierry Lentz, directeur général de la Fondation Napoléon (septembre 2024)