La vie dans les manufactures d’armes

Auteur(s) : ROUSSEAU Jean
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Durant ce quart de siècle qui bouleversa la vieille Europe et où furent jetées les bases du monde moderne, la vie du soldat, simple grognard ou général chamarré, nous est connue…
Mais pour vaincre, pour parcourir ces pays conquis de capitale en capitale, les simples piques révolutionnaires ne suffirent pas. Pour forger les centaines de milliers d'armes qui permirent la défense de nos frontières, puis la domination du Grand Empire, à l'arrière, dans les manufactures d'armes, des ouvriers, des compagnons, « artistes », pour employer le terme alors consacré, firent ce miracle sans cesse renouvelé.
Leurs conditions de vie et de travail sont mal connues. Leur étude permet de dégager des points de vue particuliers sur la grande industrie alors naissante.
La fabrication de ces armes est définie par les règlements d'Ancien Régime, mis au point en 1777 et 1783 par le général de Gribeauval sous l'égide du comte de Saint-Germain, ministre de la Guerre.
A la veille de la Révolution, cinq manufactures royales produisent des armes : Maubeuge, Charleville, Saint-Etienne, Tulle (travaillant pour la Marine) et Klingenthal, spécialisée dans la production des armes blanches.
L'époque révolutionnaire amène une désorganisation de la production des armes. Dès le 19 août 1792, l'Assemblée Législative vote une loi visant à la réorganisation de cette production : chaque manufacture est alors régie par un conseil d'administration et soumise au contrôle des représentants du peuple, commissaires de l'Assemblée Législative, puis de la Convention.
Le libéralisme économique issu des idées prônées au XVIIIe siècle par les encyclopédistes et les physiocrates préconise l'entière liberté de l'industrie et la disparition des règles rigides héritées du colbertisme.
Dans le domaine de la production des armes, nous voyons naître de nombreux établissements : Paris et surtout Versailles, où sont confectionnées pendant vingt ans ces armes de luxe si recherchées des collectionneurs, récompenses données aux vétérans des campagnes révolutionnaires, armement des troupes d'élite et de parade, tels ces Mamelucks dont l'imagerie populaire associe la silhouette à celle de l'Empereur.
D'autres manufactures voient le jour sous la Révolution, principalement dans le centre de la France. Placées loin des frontières, elles disposent de ressources variées, tant en énergie (rivières et charbon), qu'en matières premières (métaux, bois'). La plupart n'auront qu'une existence éphémère et ne survivront pas à la période révolutionnaire: Moulins, Bergerac, Clermont-Ferrand, Roanne, Nantes, Thiers, etc… Celle de Mutzig, réorganisée sous le Consulat, sera promise à un bel avenir.
Les conquêtes révolutionnaires, puis impériales voient aussi s'organiser des établissements étrangers, alors situés en terres annexées : en Belgique, à Liège, en Italie, à Turin, aux Pays-Bas, à Culembourg.
Le détail de la fabrication des armes, le fonctionnement des manufactures d'armes, l'accroissement de la production, l'amélioration de la qualité des produits fabriqués préoccupèrent Napoléon, dès le Consulat. La preuve de ce souci nous est donnée par les nombreux rapports d'inspection conservés aux Archives Historiques de la Guerre à Vincennes. Ces rapports dressés par des officiers d'artillerie, inspecteurs généraux des manufactures, aux noms prestigieux, Eblé, d'Aboville, Devau, Sorbier, Marion, Serou, aboutissent au VIe Bureau du Ministère de la Guerre que dirige Gassendi.
Gassendi, officier d'artillerie réputé, fut le compagnon d'armes du jeune lieutenant Bonaparte au régiment de La Fère, à Auxonne et à Valence. Ses archives personnelles entrées tout récemment aux archives de Vincennes éclairent d'un jour nouveau la connaissance des techniques employées dans les manufactures d'armes.
Ces établissements sont gérés par des entrepreneurs bailleurs de fonds. Ils sont surveillés par des officiers d'artillerie, inspecteurs et capitainesadjoints. Sous leurs ordres, des contrôleurs et réviseurs assurent la surveillance technique de la fabrication.
Les rapports d'inspection, complétés par des documents provenant des archives départementales, révèlent le sort des ouvriers. La durée du travail nous est connue : douze à quatorze heures par jour, coupées de pauses longues. Le labeur garde une cadence artisanale. Les congés hebdomadaires sont respectés. Les salaires sont très variables : le régime de l'entreprise obligeant l'ouvrier au travail à la pièce, ce salaire est lié au devis établi préalablement. Il varie suivant le type de pièce fabriquée, ce qui amène une grande diversité dans le montant des sommes perçues par différents ouvriers.
Le système du devis a une autre conséquence : ces devis étant établis d'une façon préalable pour une durée pouvant atteindre jusqu'à 4 ou 5 ans, tout progrès technique est empêché.
Un exemple nous est donné par une suggestion portant sur un tout petit point de fabrication : une amélioration à apporter à la vis du chien demandée par les armuriers régimentaires :
«… Le fréquent renouvellement de la vis du chien du fusil d'infanterie provient de la facilité avec laquelle elle se brise, lorsque par inattention le soldat tire la détente avec la batterie renversée, fait désirer que cette vis soit laite en acier et non en fer ; ce changement ne produirait qu'une augmentation de 0,02 F par arme… ».
Ce fait signalé par le général Devau dans son inspection de 1808 de la manufacture de Maubeuge ne put, malgré de nombreuses démarches, amener cette amélioration technique souhaitée.
L'on comprend mieux comment l'Empereur, tributaire du passé, ne put jamais faire améliorer le système d'armement hérité de l'Ancien Régime. Non seulement les progrès techniques étaient encore à faire, mais le système économique, hérité lui aussi de la Monarchie, empêchait les perfectionnements.

Les soldats-ouvriers

Jouissant avant la Révolution de « privilèges », comme celui d'échapper au recrutement ou même d'avoir à loger les hommes de troupe, les ouvriers seront assimilés sous la Révolution et l'Empire au soldat, soumis à la conscription, passibles de punitions militaires. Le tambour rythme, comme dans les lycées, les heures du travail journalier.
Les récompenses sont rares, elles consistent surtout en tours de faveur donnés dans la distribution du travail.
Un contrôleur de platines de la manufacture de Saint-Etienne, Jean-Baptiste Javelle, se voit proposer au rang de chevalier de la Légion d'Honneur. La proposition est formulée lors de l'inspection effectuée en 1808 par le général Devau :
« Artiste habile, autant que respectable pour ses vertus privées, qui a enrichi l'armurerie militaire par l'invention et l'exécution des tours à canon et à fraiser et d'autres machines accélératrices aussi simples qu'elles sont utiles… ».
A cette proposition, le général Devau ajoutait que soit accordée la pension afférente à cette décoration quand elle est accordée à titre militaire. Il rappelait que la faveur d'une décoration était autre. fois accordée aux ouvriers des manufactures :
«… L'ancien gouvernement accordait une stérile mais belle médaille qu'ils portaient à la bouton. nière avec le ruban de Saint-Louis… ».
Les conditions d'apprentissage dans ces manufactures sont particulièrement intéressantes ; l'Assemblée Législative, puis surtout la Convention se préoccupèrent de l'enseignement technique dans le but de former des spécialistes aptes à la fabrication des armes. On encouragea la création des « Ecoles Normales », terme alors employé pour désigner ces établissements. L'oeuvre de Lakanal, alors à la tête de la manufacture d'armes nouvellement créée à Bergerac, est méritoire. Les instructeurs chargés de cet enseignement technique portent le nom « d'instituteurs ». On relève dans les archives du Puy-de-Dôme cette phrase :
«… Depuis 15 jours on a envoyé dans la commune de Thiers des instituteurs pour y faire des élèves-platineurs… ».
Ces mêmes archives nous livrent une pièce bien émouvante que nous transcrivons en respectant son orthographe que n'eût pu renier Napoléon lui-même :
La mère d'un jeune garçon prend la défense de son fils, apprenti à la manufacture de ClermontFerrand, accusé par ses chefs de négliger son travail. Le père ne sait pas écrire, la mère laisse exploser ses sentiments, nous montrant d'une façon émouvante le sort de cette classe ouvrière au seuil du XIXe siècle, à l'aube de l'ère du machinisme grandissant :
«… Et come nous n'avont absolument san fortune, il faut cherché à faire un sor à nos enfant et leur donner des état où il puisse y avoire du gou a pouvoire ganier leurs vie sil etet come bien dautre qui ont de la fortune et qui ne sont mis dans des attelié que pour se soussetraire a la requizition… ».

Machinisme et productivité

L'évolution des techniques de fabrication pendant cette période fait ressortir les notions de rendement et de productivité. Non seulement des « machines accélératrices » sont mises en oeuvre, martinets, tours à forer et à fraiser, production d'air comprimé par les « trompes », mais aussi ébauche de production en série de quelques pièces d'armes.
Toute une étude particulière doit être menée sur la fabrication des « platines » au moyen des étampes, première manifestation, dès la fin du XVIIIe siècle, d'un type de fabrication moderne.
Le général Devau avait loué à Saint-Etienne le contrôleur Javelle pour l'invention d'un tour à polir les canons de fusils. Il voit dans son rapport d'inspection les avantages que l'on peut tirer de toutes les techniques modernes :
«… de former rapidement des ouvriers, de pouvoir même employer des femmes et des enfants, de les fixer à la manufacture par l'ignorance d'un métier indépendant et de maintenir plus longtemps la main-d'oeuvre à bas prix… ».
Le prix moyen d'une arme, le fusil d'infanterie modèle 1777 modifié qui fut en service sous l'Empire, varie selon les manufactures de 25 à 30 F : le prix de la baïonnette pouvant s'estimer en moyenne à 2 F 75.
Une étude complète de la production annuelle des armes ne peut guère être envisagée que pour la période impériale, de l'an X à 1811. Les renseignements relatifs à la période révolutionnaire sont fragmentaires et les états concernant les dernières années de l'Empire sont incomplets.
Les notes manuscrites contenues dans les archives du général Gassendi, à Vincennes, donnent de très nombreuses précisions. Comparées avec d'autres données éparses dans diverses archives, elles permettent d'avoir une vue d'ensemble assez satisfaisante.
Voici quelques exemples :
La manufacture de Tulle, qui produisait avant 1789 de 5 000 à 6 000 armes, voit sa production atteindre, en 1789, 7 500 à 7 700 armes, puis, pour une période de 20 mois, du 1er janvier 1791 au 1er septembre 1792, s'abaisser à 8 740.
En 1806, cette production atteindra 15 000 armes pour s'abaisser l'année suivante à 14 000.
Pour l'ensemble des manufactures du Grand Empire, la production sera pour l'année 1806 de 265 800 armes et pour 1807 de 220 600 seulement. En 1811, le chiffre n'est plus que de 216 258.
Puisant dans les notes du général Gassendi, nous voyons qu'il a été distribué aux troupes de l'an X à 1807 (soit un peu plus de cinq ans) :
459 656 fusils d'infanterie
102 852 fusils de dragons
26 290 fusils étrangers
46 304 mousquetons
66 775 paires de pistolets
7 768 carabines.

La protection sociale

Une loi votée par l'Assemblée Législative le 19 août 1792 prévoyait l'organisation de retraites pour le personnel des manufactures d'armes. Cette loi, appliquée dès la Révolution, ne trouve son plein effet que sous la Restauration, époque où les bénéficiaires peuvent enfin jouir de ses avantages.
En 1806, l'administration impériale fait effectuer des enquêtes pour connaître la situation des ouvriers âgés travaillant dans les manufactures d'armes, afin que puisse être appliquée la loi de 1792. Les états sont dressés pour déterminer le nombre d'ouvriers ayant plus de 20 ans de services.
A Maubeuge, le nombre total d'ouvriers de la manufacture d'armes est de 589 en 1802 et de 838 en 1810. Effectué en 1806, le dénombrement des ouvriers ayant plus de vingt ans de service indique un nombre de 225.
Parmi les ouvriers, l'un a 81 ans, il est entré à la manufacture en 1739 ; né en 1725, il avait commencé à travailler à 14 ans. Un autre, âgé de 80 ans, était entré en 1736 à l'âge de 10 ans.
Dans le même état est signalé le cas d'un ouvrier «… âgé de 29 ans, entré à la manufacture en l'an II, comme limeur de grenadière ; estropié d'une main, ayant été blessé à l'armée par l'ennemi, il travaille difficilement… ».
A cet état est jointe une lettre émouvante de la main d'un grand homme de coeur qui a senti la misère de ces ouvriers, Drouot, le futur général, celui que ses compagnons nommeront « le Sage de la Grande Armée ». En 1806, il a le grade de major et assume la charge d'inspecteur de la manufacture de Maubeuge.
Il adresse au ministre de la Guerre la missive suivante :
« Monseigneur,
J'ai l'honneur d'adresser à Votre Altesse l'état des ouvriers ayant plus de 20 ans de services dans les manufactures. J'ai joint à cet état les ouvriers blessés.
J'ai l'honneur de supplier V.A. de daigner venir au secours de plusieurs anciens ouvriers qui ont consacré plus de 40 ans au service de l'Etat et qui, par leur grand âge et les infirmités qui en sont la suite, se trouveront bientôt dans l'impossibilité de travailler pour gagner du pain.
Plusieurs d'entre eux se trouvent dans la plus grande misère… ».
Les victimes des accidents du travail, faute d'une législation appropriée, voient leurs misères soulagées par des secours provenant de caisses de solidarité alimentées par les amendes qui frappent diverses fautes accomplies en cours du travail.
Des maladies spécifiques atteignent certains ouvriers. Ainsi la « malade des aiguiseurs », à Klingenthal, fait de nombreuses victimes.
En 1810, le général d'Aboville s'apitoie sur le sort des aiguiseurs, au cours d'une inspection de la manufacture d'armes blanches de Klingenthal :
«… Une classe à plaindre et qui appelle l'attention du gouvernement est celle des aiguiseurs qui, dès l'âge de 30 ans sont attaqués de la poitrine et languissent jusqu'à 45 ans ou au plus 50 ans qu'ils terminent leur carrière.
Cette classe d'ouvriers serait déjà éteinte sans la conscription ; il a été fait quelques essais pour les préserver de cette mort prématurée ; mais ils ont été tous infructueux. Il serait nécessaire que S.E. le ministre engage la Société de Médecine à envoyer au Klingenthal d'habiles médecins pour étudier le progrès de cette maladie et chercher les moyens d'en prévenir les suites défavorables… ».
Cette maladie connue de longue date affecte les aiguiseurs travaillant sur meules sèches.
«… Les ouvriers qui se livrent à ce genre de travail atteignent rarement l'âge de 40 à 45 ans, parce qu'ils respirent continuellement la poussière des meules qui attaque bientôt leurs poumons… ».
Ne reconnaissons-nous pas là la terrible silicose ?
Seul l'emploi de meules humides permettra la disparition de ce fléau… malgré les réticences des ouvriers, qui préfèrent l'ancienne méthode qui fournit, à leur avis, un travail plus fini…
La chute de l'Empire amène le déclin, puis la disparition des manufactures du Nord et de l'Est.
Ces dernières, trop exposées aux invasions, voient leur situation s'aggraver en 1815 par la cession des places de Philippeville, de Marienbourg et de Bouillon qui protégeaient encore les manufactures de Maubeuge et de Charleville.
Dès 1819, Klingenthal est transférée à Châtellerault. Des établissements du centre de la France, Tulle et Saint-Etienne seuls sont conservés par les gouvernements de la Restauration à nos jours.

Bibliographie

Cet article est dérivé de la thèse de l'auteur présentée à l'Ecole des Hautes Etudes en 1969. (300 pages dactylographiées).

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
257
Numéro de page :
24-27
Mois de publication :
janvier
Année de publication :
1971
Année début :
1789
Année fin :
1815
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