L’amiral Decrès, un ministre courtisan ?

Auteur(s) : LÉVÊQUE Pierre
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En 1991, le contre-amiral Maurice Dupont publiait une biographie de l'amiral Decrès (Éd. Economica), l'inamovible ministre de la Marine de l'Empereur. Lors d'une recherche sur les officiers de marine de l'Empire, notre chemin a plus d'une fois croisé celui d'un ministre fort peu traité par les historiens de l'Empire (1).
Ces quelques pages n'ont d'autre ambition que de compléter l'étude du contre-amiral Dupont en apportant des informations sur l'action d'un homme qui fut à la tête de la Marine pendant quatorze ans, période où il fit preuve, dès le début, d'un très grand sérieux :* « Je ne réponds pas, citoyen Premier Consul, de ne rien omettre, mais ce dont je suis très persuadé, c'est que j'omets très peu de choses. Ma permanence de douze heures au moins chaque jour à mes affaires me garantit que peu sont oubliés. » (2)
Durant son ministère, Decrès, par ses rapports quasi-quotidiens à l'Empereur, par ses annotations sur les lettres des officiers ou sur la correspondance des préfets maritimes, développe des idées qui lui tiennent à coeur. Celles-ci sont exprimées par une large écriture avec laquelle le ministre annote, souvent sans indulgence, ses subordonnés. Ainsi, sur les états de service peu explicites de Jean François Le Baron, Decrès écrit rageusement : « Différentes campagnes, c'est bien clair, bien net. » (3) Le ministre est coutumier d'appréciations peu flatteuses pour ses collaborateurs : « Les pièces jointes à ce rapport ne signifient rien. C'est faire perdre son temps au ministre que de lui présenter cela. Mais qui donc fait les rapports. Lises (sic) et faites attention. » (4)
À la lecture de ces innombrables interventions se dégagent quelques lignes de force : le ministre entend épurer le corps de la marine en favorisant les jeunes officiers, il tente de remettre en place des valeurs qui existaient déjà dans la Marine Royale, dans le Grand Corps, tout en se montrant extrêmement critique envers les officiers, en particulier les officiers supérieurs.

Régénérer le corps des officiers

Le ministre porte une attention extrême aux officiers et n'hésite d'ailleurs pas à les faire espionner. Dans une lettre confidentielle au commissaire général de police de Lorient, il rappelle que les officiers embarqués doivent coucher à bord et ajoute : « Je désire savoir s'ils couchent habituellement à terre, s'ils y mangent, s'ils ont des loyers d'appartement. » (5)
Si le ministre témoigne de tant d'intérêt envers les officiers, c'est qu'il est persuadé que le renouveau de la marine passe par la création d'un corps formé d'hommes compétents. Si, comme le rappelle un rapport de l'administration : « À l'Empereur seul appartient le droit de nommer au grade d'officier » (6), Decrès ne laisse à personne les affectations. Par exemple, lorsqu'il s'agit de transférer des aspirants du Havre à Cherbourg, les bureaux lui transmettent une note : « On propose à Monseigneur d'autoriser le commissaire de la Marine du Havre à choisir parmi ceux reçus au concours », le ministre ajoute : « Je ne charge pas le commissaire. Je veux choisir moi-même. » (7). En ce domaine, Decrès n'hésite pas à contredire l'amiral Bruix qui, ayant envoyé un officier dans un port, demande la confirmation de son ordre, se voit répondre : « Non. Moi seul peux changer les destinations. » (8)
Ce souci va de pair avec une volonté de rajeunir le corps. À peine arrivé au ministère, Decrès cherche à se débarrasser des officiers incompétents en rappelant la circulaire de thermidor an VIII : « Cette mesure avait pour objet d'écarter presque insensiblement du corps les hommes peu susceptibles de rendre des services. Les officiers portés sur la première liste d'inactivité ont des talents médiocres. » (9) Il faut également licencier les officiers âgés pour laisser la place à des officiers plus jeunes.Il faut se débarrasser d'hommes « que la République solde pour monter de temps en temps la garde à l'Amiral et faire des rondes dans le port [et les remplacer] par des jeunes gens en état de rendre des services comme subalternes et susceptibles de commander un jour lorsqu'ils auront appris l'expérience qu'exige le métier de la mer » (10).

La nécessité de faire naviguer les jeunes gens pour les former est une des idées du ministre qui reviennent tout au long de sa carrière. Tous les moyens sont bons comme le remplacement des maîtres au petit cabotage qui commandent des transports par de jeunes officiers : « C'est ainsi qu'on peut exciter leur émulation, les accoutumer de bonne heure au commandement et à la responsabilité et les tirer enfin d'une sphère subalterne dont l'habitude comprime le développement du génie. » (11).
Dans une lettre au Premier Consul, Decrès développe son point de vue. Le jeune Lacuée, neveu du représentant du Lot-et-Garonne aux Anciens, un des soutiens de Bonaparte au 18 brumaire, use de ses relations pour obtenir une promotion. Tout en reconnaissant les mérites du jeune homme, le ministre expose sa position : « sans doute il est nécessaire d'encourager l'instruction théorique dans le corps de la Marine mais ce n'est, à bien dire, qu'un mérite secondaire. Le métier de la mer ne s'apprend pas dans les écoles. C'est à force de naviguer que l'on acquiert ce coup d'oeil, cette résolution, ce genre d'expérience enfin qui caractérisent le marin. Lacuée ne m'a pas paru dans le cas d'obtenir de l'avancement et je n'ai pas cru devoir vous le proposer. J'ai fait mieux pour lui, je lui ai proposé un commandement, je l'ai mis à la portée de rectifier par la pratique les erreurs de la théorie. Je lui ai donné les moyens d'apprendre en grand son métier » (12).
La volonté de voir naviguer les officiers se retrouve constamment chez Decrès. Lorsque l'amiral Nielly propose Philippe Fayolle comme adjoint du port de Dunkerque, il note : « Approuvé mais ce jeune homme ferait mieux d'aller à la mer. » (13).

Cette volonté de disposer de cadres à la fois jeunes et aguerris, entreprenants et expérimentés, est également celle de l'Empereur. Celui-ci, devant de nombreux déboires, n'a guère confiance dans ses amiraux. Aussi confie-t-il à Decrès : « Il ne faut pas se le dissimuler, il faudra que je choisisse désormais mes amiraux parmi les jeunes officiers de 32 ans et j'ai assez de capitaines de frégate qui ont 10 ans de navigation, pour m'en choisir six auxquels je pourrais confier des commandements. Présentez-moi une liste de six jeunes officiers de marine, commandant des vaisseaux ou des frégates, ayant moins de 35 ans, les plus capables d'arriver à la tête des armées. Les contre-amiraux que j'ai faits sont des hommes qui ne peuvent me rendre de grands services ; il me faudrait des hommes d'un mérite supérieur. Ne sera-t-il donc pas possible de trouver dans la marine un homme entreprenant. » (14).
En ce domaine, l'harmonie est complète entre l'Empereur et son ministre. Lorsque Decrès propose une liste d'officiers capables de commander des vaisseaux dans l'escadre de Flessingue, il ajoute : « Votre Majesté remarquera que je propose de confier le commandement de 4 de ses vaisseaux à des capitaines de frégate mais les capitaines de vaisseau qui restent en ce moment disponibles ne sont plus assez jeunes ou sont dans un état de santé qui ne permet pas de les employer et d'ailleurs les capitaines de frégate proposés réunissent à l'expérience nécessaire, l'activité, l'ardeur et la noble ambition. » (15).
La politique de renouvellement des cadres n'est pas le seul objectif de Decrès ou plutôt elle va de pair avec un souci de renouer avec les valeurs de l'ancienne marine.

Un nostalgique du grand corps ?

Il est indéniable que l'ancien garde de la marine, formé par la marine royale, a conservé de sa jeunesse des traces indiscutables.
Tout d'abord, l'esprit de corps est très vif chez lui. Même si, nous le verrons, il est très sévère envers les officiers, il n'hésite pas à prendre leur défense lorsqu'ils sont en conflit avec d'autres corps. Par exemple, le vice consul d'Otrante, un certain Vianelly accuse le lieutenant de vaisseau Laborde et l'enseigne Fouque d'être compromis dans un trafic d'indigo. Tout le ministère fait front. Le rapport affirme que : « M. Vianelly, par animadversion contre les sieurs Laborde et Fouque a exagéré les faits, il a cherché même à insinuer qu'ils avaient l'intention de se faire remettre l'indigo qu'ils supposaient exister à bord. Ce n'est pas la première fois que ce consul s'est permis de semblables exagérations. » (16). Non content de soutenir les officiers de marine, le ministre intervient auprès de son collègue des Relations extérieures. « Lui écrire que je ne crois pas un mot de tout ce qu'il dit. Écrire de nouveau à M. Maret de changer cet homme-là. » (17).
Il en va de même lorsqu'éclatent des querelles de préséance avec l'armée. À Boulogne, les remarques désagréables de Davout, sa volonté de se soumettre la Marine, ses prétentions exagérées ont poussé à bout le contre-amiral Magon. Decrès rappelle qu'il est fermement opposé à ce que des officiers de marine soient subordonnés à ceux de l'armée de terre et faisant allusion à la mauvaise vue proverbiale de Davout, conclut que, même en cas de nécessité, ce dernier est le moins qualifié de tous les officiers généraux : « Si, de plus, contre l'intention que le Premier Consul a formulé jusqu'à ce jour, si contre l'opinion formelle que je ne cesserai jamais de manifester à cet égard parce que j'ai une conviction profonde de sa solidité, le gouvernement jugeait devoir confier à l'autorité d'un officier de l'armée de terre une partie quelconque des forces navales, je suis forcé de dire qu'il n'est pas un officier général qui me paraisse moins propre que le général Davout à justifier un tel témoignage de confiance. » (18).

La volonté de défendre le corps des officiers, de le préserver de toute atteinte se retrouve dans une autre affaire. En 1812, à Toulon, lors d'une rixe, deux aspirants ont tué un charpentier de l'arsenal. Decrès intervient auprès du Conseil d'État pour que les deux jeunes gens ne soient pas jugés à Toulon et pour sauver les deux aspirants. Le ministre craint « la partialité du jugement à intervenir en raison de la fermentation populaire que causent ces événements résultant de rixes antérieures entre les aspirants et les ouvriers… La convenance qu'il y a aurait à laisser mourir sur l'échafaud deux jeunes gens parfaitement notés, même pour la douceur de leur caractère » (19).
Lorsque les querelles mettent en cause des officiers, et surtout des officiers de grades différents, Decrès s'oppose à toute divulgation. Il convient que les problèmes soient réglés à l'intérieur du corps. En 1813, sur un vaisseau hollandais, un lieutenant de vaisseau frappe un aspirant qui refusait d'obéir, mais l'aspirant se rebiffe. Decrès est horrifié :  » un lieutenant qui bat un aspirant, l'aspirant qui le lui rend, ce sont des choses que je vois pour la première fois. Tous ces détails sont à cacher à tout le monde à moins d'être décidé à un grand scandale » (20).
Sur un problème qui touche de nombreux officiers de l'Empire, le duel, la position du ministre est tout aussi intéressante. À propos d'une querelle survenue entre deux officiers, Decrès rappelle au préfet maritime, qui le consulte, que ce genre d'affaire ne concerne en rien l'administration. Ce problème « n'était pas de nature à être déféré à la connaissance du ministre. L'autorité supérieure ne peut se prononcer que sur les objets qui intéressent le service ou sur les délits dont les peines sont prévues par les lois et règlements. La loi de l'État ne peut ni ne doit autoriser le duel conséquemment le ministre qui en est l'organe ne peut le conseiller… qu'enfin l'autorité ne se mêlât en aucune manière d'un sujet aussi délicat » (21).

Il ne s'agit pas du tout d'interdire le duel. Bien au contraire, le ministre estime clairement, qu'en certain cas, au nom de l'honneur, il est la seule issue possible. Il pense même que le duel est inhérent à la vie militaire et que nul ne peut s'y dérober : « Les lois de l'honneur et de la dignité militaire ne permettent pas que des voies de fait telles que celles-ci se terminent par des moyens de conciliation… La disparité de grade ne peut en un pareil cas dispenser un officier supérieur de satisfaire l'offensé quoique son inférieur autrement il n'y aurait plus dans le service ces ménagements, ces convenances qui tendent à resserrer les liens de la subordination et à imposer à chacun le respect de l'habit qu'il porte. » (22). En la circonstance, le ministre donne au préfet un conseil qui relève de l'hypocrisie ou de la politique de Ponce-Pilate : « Qu'une rencontre qui aurait eu les apparences du hasard les rapprochât, que l'officier supérieur et même l'inférieur déposassent également les marques de leurs grades. » (23).
Le mariage des officiers est pour Decrès l'occasion de marquer son attachement à la place éminente que l'officier de marine doit tenir, au rang qu'il doit conserver. Decrès rappelle la nécessité d'obtenir l'autorisation du ministre pour se marier, pratique dont l'abandon avait, selon lui, des conséquences néfastes : « Ce relâchement avait amené chez des officiers de la Marine l'entier oubli des convenances et un grand nombre d'entre eux n'ayant d'autre fortune que leurs appointements se trouvaient exposés à tous les besoins après avoir contracté des alliances inconsidérées. » (24). L'exemple le plus significatif est celui du lieutenant de vaisseau Venel. Celui-ci, en juillet 1813, demande l'autorisation d'épouser la fille d'un propriétaire, la future possédant 1450 livres de rentes. Mais Decrès ne s'arrête pas aux revenus et demande à ses services d'écrire au préfet maritime d'enquêter. Ses remarques sont significatives des conceptions sociales de celui qui porte alors le titre de duc : « La demoiselle n'est-elle pas femme de chambre ou quelque chose d'approchant. Je ne vois pas d'opinion du préfet. Lui dire qu'il me fait perdre mon temps. Ces gens-là croient que, quand ils ont de la fortune, tout est dit. N'y a-t-il pas quelque argousin ou quelque laquais dans la famille ? » (25).
La réponse du préfet maritime conforte le ministre dans son opinion : « Le père de la demoiselle, mère de grands enfants, était de son vivant, propriétaire, exerçant le métier de perruquier et de plus elle est, je crois, divorcée, son mari vit à Marseille, ce qui me fait regarder cette affaire comme très mauvaise. » (26). L'officier n'a plus alors qu'à s'incliner « puisqu'il résulte de la décision de Votre Excellence que je dois renoncer à ce que j'ai de plus cher au monde, je prendrai cette pénible résolution. » (27).
Une grande partie de l'action de Decrès tend à constituer le corps des officiers de marine comme une entité respectable et respectée où les mésalliances ont disparu et dans lequel les relations sont réglées par un code d'honneur implicite. Mais si, face aux autres groupes sociaux, le ministre n'hésite pas à prendre la défense des officiers, il n'en fait pas moins preuve d'une grande sévérité dans ses jugements.

Un censeur impitoyable

Avec les officiers placés sous son autorité, Decrès se montre particulièrement acerbe et fait preuve d'une ironie mordante. Lorsque Augustin Duquesne demande à porter le grade d'aide de camp de la Marine qui lui aurait été octroyé à la Martinique par Rochambeau, le ministre tourne en dérision ses prétentions : « Je ne connais pas ce titre-là depuis la chute du Bas-Empire. » (28).
Decrès se montre tout aussi ironique avec les flatteurs comme Freycinet. Cet officier, après avoir participé au voyage de Baudin dans les mers australes, effectue la cartographie de la région. Il a baptisé une île du nom de Decrès et un cap de cette île du nom de Gantheaume « qui a paru le plus devoir s'y trouver comme le nom de l'officier général le plus marquant après le ministre » (29).
Freycinet se trouve dans l'embarras car il a donné, plus tard, le nom de Gantheaume à une autre île et propose au ministre : « Maintenant, Monseigneur, s'il vous plaît de supprimer de la nomenclature de l'île Decrès, le nom du cap Gantheaume, il est facile de lui en substituer un autre. »(30). Dans son annotation, Decrès ironise facilement : « Dès que Gantheaume a son isle, je suis bien aise de le conserver dans la mienne. »
L'esprit critique du ministre trouve aussi à s'exercer dans l'examen des certificats médicaux. Dubois, professeur à l'École de Médecine de Paris, certifie avoir opéré le lieutenant de vaisseau Petre d'une tumeur à l'épaule mais croit bon d'ajouter que cette maladie est liée à l'activité professionnelle de l'officier. Le ministre se refuse d'être dupe et, avec son indulgence habituelle, annote le certificat : « observer que ce certificat est d'autant plus ridicule que le sieur Dubois ne peut savoir si c'est en remplissant ses travaux que le sieur Petre a reçu des compressions » (31).
D'ailleurs Decrès recommande à ses subordonnés une grande circonspection devant les certificats médicaux qui, selon le ministre, sont le plus souvent de complaisance : « Je vous ai dit le peu que j'avais de confiance dans les certificats des comités de salubrité navale qui, par la coupable condescendance qui a souvent lieu, n'ont été que de vaines formules. Je vous invite à ne jamais vous déterminer sur la simple exhibition de ces certificats et même à ne pas les consulter mais à décider les propositions que vous m'adressez sur des convictions que vous avez vous-même de l'état des personnes qui en sont l'objet. » (32).

La sévérité de Decrès ne s'exerce pas uniquement envers ses subordonnés mais les préfets maritimes en sont également la cible. Lorsque celui de Toulon demande à employer des officiers à son état-major et recommande plus particulièrement Bourde Villehuet, « son parent », le ministre note sèchement : « oui, mais pas les parents des chefs » (33). Tout aussi acerbe est la réponse au préfet maritime qui propose pour un commandement Pierre Pellée de Bridoire qui a perdu un bras et un oeil en 1796 : « Il est impossible de donner un commandement à un officier si cruellement mutilé. Quand les préfets ont perdu l'usage de la mer, ils regardent ce service comme peu de choses. Ils doivent cependant savoir qu'il y a des fatigues du corps un peu différentes de celles de leurs bureaux. » (34).
Les collègues de Decrès ne sont pas à l'abri des persiflages du ministre de la Marine. Lorsque le ministre de l'Intérieur, Quinette, demande en 1802, une dérogation pour que Tessier de Marguerittes puisse être nommé enseigne, il reçoit comme explication du refus : « Le ministre de l'Intérieur connaît trop bien la loi pour ne pas vouloir l'appliquer. » (35).
Cependant, les cibles principales de Decrès demeurent les officiers généraux. En l'an XI, la note que rédige le ministre à propos des contre-amiraux n'est pas très flatteuse. À propos de Missiessy, il écrit : « On peut compter sur son aptitude mais il y a longtemps qu'il a perdu l'usage de la mer. Il est de mon devoir de vous faire connaître cette particularité mais le zèle du contre-amiral Missiessy ne me permet pas de vous faire un propos en sa défaveur. » (36). Quant aux raisons de maintenir au service Blanquet et Courand, elles ne témoignent pas en faveur des capacités professionnelles des deux officiers. Le premier, « s'il n'est plus propre au service en mer est le père d'une nombreuse famille ». Decrès ne voit aucune raison de conserver le second si ce n'est le désir de ne pas froisser sa susceptibilité. En effet, s'il était le seul contre-amiral placé en inactivité, « ce serait pour lui une particularité humiliante ».

Tout au long de son ministère, Decrès ne fait preuve d'aucune sympathie pour les chefs des escadres. Jurien de la Gravière attribue la mauvaise volonté du ministre à le faire échanger alors qu'il est prisonnier sur parole, à l'animosité de Decrès envers La Touche Tréville dont Jurien est un fidèle. Le même sentiment anime Decrès envers Bruix, pourtant ancien de la Marine Royale comme lui. À la Restauration Lasalle d'Harader est présenté comme un parent de Bruix et cette note précise qu'il « hérita de la haine que le ministre de Crès avait voué à l'amiral Bruix » (37).
Decrès qui a reconnu, lors d'une tournée d'inspection la mauvaise santé de Bruix : « J'ai vu l'homme dans son bain, dépouillé par conséquent de tous ses vêtements. C'est un squelette à qui il ne reste que ce qu'il faut pour ne pas être mort » (38), le considère quelque temps plus tard comme un simulateur : « Il se portait à merveille et quelques généraux étant entrés à la fin de notre conférence et lui ayant demandé des nouvelles de sa santé, il a passé subitement à son air moribond et s'en est plaint d'une voix lamentable, sacrifice involontaire à sa vieille habitude. » (39).
L'ancien ministre Truguet est présenté comme un incapable et un menteur dans une annotation du ministre : « Cet officier général n'entend rien à rien et je suppose même que, dans cette réponse, il n'est pas de bonne foi. » (40).
Un autre ancien ministre Forfait et le préfet maritime Cafarelli ne sont pas plus à l'abri de la vindicte de Decrès qui n'hésite pas à les accuser de concussion. Le premier présente d'ailleurs le désavantage d'être un ingénieur constructeur et de ne pas appartenir au corps de la Marine, de n'être pas un militaire : « Je vous demande pardon de l'expression, citoyen Premier Consul, mais le rapport que M. Forfait s'est permis de vous faire est mensonger et perfide, lui qui n'a jamais quitté le rivage et qui n'a jamais entendu le sifflement d'un boulet. » (41). Le ministre met en doute l'honnêteté de son prédécesseur en rapportant au Premier Consul qu'au Havre, où Forfait est préfet maritime, le fournisseur de la Marine n'est autre que son beau-père. Decrès soupçonne même Forfait d'être un des associés anonymes de son parent.
Le ministre porte une accusation analogue contre Cafarelli, préfet maritime de Brest. Dans ce cas, il met plus en cause la faiblesse de Cafarelli que son honnêteté : « Je l'ai trouvé affecté aux larmes mais ce qu'il m'a produit pour la justification dont il croyait avoir besoin n'était d'aucun poids… Votre Majesté me demande : est-ce un administrateur fidèle ? Voici ma réponse : il a favorisé des hommes corrompus, cela me paraît positif, mais il est impossible de savoir dans quel espèce d'intérêt. Il se pourrait que ce fut par condescendance pour une liaison qu'il a dans la famille d'un de ces hommes. » (42).

Decrès entretient parfois des espions chez les fournisseurs. En 1802, lors du retour de nombreux émigrés, se présente au ministre le beau-frère du maître des requêtes Camus de Neuville, un certain Garet. Ce dernier expose au ministre son émigration où il fut chargé de la comptabilité du Corps de Rohan : « À cette époque, j'avais besoin de savoir ce qui se passait chez Vanderberghe. Le sieur Garet y fut placé au compte de ce munitionnaire aux appointements de 3000 francs. Il a bien servi Vanderberghe et m'a constamment tenu au fait de ses opérations. » (43).
Un autre administrateur et successeur de Decrès au ministère ne trouve pas grâce aux yeux du ministre. Lorsque l'Empereur lui demande un avis sur Malouet, alors en poste à Anvers, le commentaire de Decrès n'est guère élogieux : « Il est trop vieux, trop méticuleux et trop aisé à séduire par le premier sous-commissaire qui veut l'appeler le père des administrateurs. » (44).


Soucieux de sa carrière

On ne peut qu'être surpris de tant d'agressivité. Une hypothèse pour l'expliquer réside dans la crainte qu'éprouverait Decrès d'éventuels successeurs. S'il a pu conserver pendant quatorze ans son poste, il le doit peut-être, non seulement à ses qualités d'administrateur, mais aussi à sa capacité à se présenter comme indispensable en écartant tous les rivaux.
Soucieux de régénérer le corps des officiers de marine en le rajeunissant, pointilleux sur le rang social qu'ils doivent occuper, attaché à retrouver des valeurs oubliées sous la Révolution, jaloux de possibles concurrents, Decrès a fait l'objet de jugements sévères comme celui de Lecomte : « homme d'un grand mérite, bon administrateur, trop zélé courtisan, spirituel à la parole facile et légère mais comme marin très bourru, d'un caractère fort inégal, jetant souvent à ses subordonnés des saillies grossières ; ainsi, tout en lui rendant justice, on ne l'aimait guère dans la Marine » (45).
L'Empereur n'est pas plus tendre envers son ministre comme le rapporte le Mémorial de Sainte-Hélène : « Dans la Marine, la stérilité était réelle et Decrès était peut-être encore le meilleur. Il avait du commandement, son administration était rigoureuse et pure. Il avait de l'esprit, et beaucoup, mais seulement pour la conversation, il ne créait rien, exécutait mesquinement, marchait et ne voulait pas courir. Il eût dû passer la moitié de son temps dans les ports et sur les flottes d'exercice ; je lui en eusse tenu compte ; mais, en courtisan, il craignait de s'éloigner de son portefeuille, il me connaissait mal ; il eût été bien mieux défendu là que dans ma cour ; son éloignement eût été son meilleur avocat. »

Le portrait qu'ont laissé ces contemporains est celui d'un bon administrateur mais également celui d'un courtisan, d'un intriguant soucieux uniquement de sa carrière. D'ailleurs, le retour de Decrès pendant les Cent-Jours ne sera guère apprécié et certaines remarques prouvent, au contraire, la popularité de rivaux que Decrès s'était acharné à dénigrer : « La joie des officiers de marine est un peu tombée à la connaissance de la nomination du ministre. Toute la marine désirait Cafarelli ou Truguet. » (46).
Nul ne peut nier le souci constant de Decrès de ne pas déplaire à l'Empereur. Nous n'en citerons qu'un exemple, la lettre écrite par le ministre le 26 mai 1808 : « Je viens de recevoir le courrier de Votre Majesté du 22. J'y trouve une dépêche bien sèvère ; je désire n'en mériter jamais une semblable. Certainement je ferai tout ce qui dépendra de moi pour qu'à l'avenir mes expressions soient mesurées de manière à ne mériter aucun reproche, mais s'il m'en échappe qui aient le malheur de déplaire à Votre Majesté, je ne puis me justifier que par ce que mon irréflexion a d'involontaire et par la pureté de mes intentions. » (47). À la lecture d'un tel document, émanant d'un homme si dur avec ses subordonnés, le mot de servilité vient immédiatement à l'esprit.
Pour conclure nous voudrions verser une dernière pièce au dossier. Le 4 novembre 1809, Decrès écrit à l'Empereur une lettre désemparée. Il semble que le ministre soit bouleversé de ne pas recevoir, comme d'autres ministres, le titre de duc. Quelques jours plus tard, Champagny est nommé duc de Cadore, Clarke duc de Feltre, Maret duc de Bassano, Gaudin duc de Gaëte et Régnier duc de Massa. On pourra y voir le désarroi d'un courtisan qui craint la disgrâce mais, peut-être, le signe d'un attachement profond à l'Empereur : « Fontainebleau le 4 novembre 1809, en sortant des petits appartements de l'Empereur,
Sire,
L'imagination la plus froide deviendrait délirante à entendre Votre Majesté comme je viens de le faire. Puisque Votre Majesté a daigné s'exprimer de manière à me faire sentir que ces distinctions qu'Elle accorde à ceux qui sont sur ma ligne politique tiennent à des considérations telles que, tout intérêt personnel mis à part, l'ambition seule d'être plus intimement rattaché (sic) à vos institutions et à votre glorieuse dynastie suffit pour les faire désirer. Il ne m'est pas permis, Sire, de vous dissimuler la soif avec laquelle j'ose attendre que Votre Majesté me confère le titre de ceux auxquels les bontés toutes récentes de Votre Majesté m'autorisent à croire que je ne suis pas inférieur dans son estime. » (48).
 
P.L.

Notes

* Par exception aux usages, compte tenu des intentions de l'auteur dans ce texte, les citations sont imprimées en italique. NDLR.
(1) Par exemple, dans l'Histoire et dictionnaire du Consulat et de l'Empire, A. Palluel-Guillard ne consacre qu'une demi-ligne à l'homme qui dirigea les flottes de 1801 à 1815.
(2) Archives Nationales. Série AF IV : 1195. Lettre du ministre au Premier Consul. 27 frimaire an XII.
(3) Service Historique de la Marine. Série CC7. Dossier Jean-François Le Baron. S.H.M. sera désormais employé pour désigner le Service Historique de la Marine.
(4) Archives Nationales.Série Marine CC1/23 Rapport du 3 brumaire an XI et série CC1/24. Rapport du 19 frimaire an XIII. A.N. désignera les Archives Nationales.
(5) A.N. CC1/27. Lettre de décembre 1813.
(6) A.N. CC1/26. Rapport du 10 février 1809.
(7) A.N. CC1/27. Rapport de mars 1811.
(8) A.N. CC1/24. 21 brumaire an XII.
(9) A.N. Série CC1/23.Rapport de vendémiaire an XIII.
(10) Idem. Lettre du 27 frimaire an XI.
(11) A.N.Série CC1/20. Lettre aux préfets maritimes du 22 frimaire an XI.
(12) S.H.M. Série CC7. Dossier Jean Chrysostome Lacuée. Rapport du ministre au Premier Consul. Germinal an X.
(13) S.H.M. Série CC7. Dossier Philippe Fayolle. Note du 11 mars 1812.
(14) Lettre au ministre du 14 août 1805.
(15) A.N. Série CC1/25. Rapport de mars 1808.
(16) A.N. CC1/27. Rapport du 5 novembre 1812.
(17) Idem.
(18) A.N. Série CC1/23.
(19) A.N. Série CC1/27. Lettre au Conseil d'État du 13 novembre 1812.
(20) S.H.M. Série CC7. Dossier Charles Schröder.
(21) A.N. Série CC1/24.Lettre du 4 pluviose an XIII.
(22) Idem.
(23) Idem.
(24) A.N. CC1/25.Rapport de mars 1806.
(25) S.H.M. Série CC7. Lettre de Jean-Baptiste Venel et note du ministre. Juillet 1813.
(26) Idem. Rapport du préfet maritime. Août 1813.
(27) Idem. Lettre au ministre du 29 octobre 1813.
(28) S.H.M. Série CC7. Dossier Augustin Marie Duquesne. Lettre d'avril 1804.
(29) S.H.M.Série CC7. Dossier Louis Claude de Saulces de Freycinet. Lettre du 5 juin 1812.
(30) Idem.
(31) S.H.M. Série CC7. Dossier Pierre Petre.
(32) A.N. Série CC1/23. Lettre au préfet maritime de Brest. 6 nivose an XI.
(33) S.H.M. Série CC7. Dossier Bourde Villehuet.
(34) S.H.M.Dossier Pierre Pellée de Bridoire. Note du 15 janvier 1810.
(35) S.H.M. série CC7. Dossier Tessier de Marguerittes.
(36) A.N. Série CC1/23. Rapport du 9 vendémiaire an XI.
(37) S.H.M. Série CC7. Dossier Jean-Baptiste Hyppolite de Lasalle d'Harader.
(38) A.N. A.F.IV./1210. Lette du 1er frimaire an XII.
(39) A.N. A.F.IV/1195. Lettre du 16 nivose an XII.
(40) Idem. Note du 7 prairial an XII.
(41) A.N. A.F.IV/1191. Note du 13 floréal an XII.
(42) A.N. A.F.IV/1210. Rapport du 30 décembre 1806.
(43) A.N. A.F.IV/1210. Rapport à l'Empereur de janvier 1808.
(44) Idem. Rapport du 20 mai 1808.
(45) F. Lecomte. Mémoires pittoresques d'un officier de marine, p. 43.
(46) S.H.M. Série CC1/937.
(47) A.N. A.F.IV/1192.
(48) A.N. A.F.IV/1210.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
417
Numéro de page :
13-21
Mois de publication :
mars-avril
Année de publication :
1998
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