Août 1805 : autour de Boulogne, l'Armée des Côtes est en position le long des rivages atlantiques pour un éventuel débarquement en Angleterre. Les camps qu'elle occupe sont faits de baraques en bois et en pierre et le jeune officier Montesquiou-Fesenzac ironise sur une vie militaire passée à dormir, à chanter, à se raconter des histoires ou à se chercher querelle. Derrière ce relâchement apparent, jour après jour, se forge un formidable outil de guerre.
Une masse d’hommes ordonnée, instruite et disciplinée
Les prévisions du ministère tablent sur 526 918 hommes sur pied de guerre dont 401 845 fantassins. Même si les hospitalisés, les absents pour congé et les déserteurs diminuent de quelques dizaines de milliers d'hommes l'effectif, celui-ci demeure imposant. Jamais depuis l'an II, un gouvernement n'a disposé d'une force militaire comparable. Celle-ci est constituée, pour plus de la moitié, de conscrits de fraîche date. De 1800 à 1805, plus de 300 000 jeunes ont été appelés sous les drapeaux, dont plus de 150 000 provenant des classes de 1803 à 1805. Les conscrits ont été peu à peu incorporés dans des unités ainsi composées d'un noyau de soldats d'Ancien régime et de plus de 45 % d'anciens volontaires de 1791 et de 1792 et de requis de 1793-1794. Les demi-brigades créées en 1793 puis remaniées en 1795-1796 ont été complètement transformées par l'arrêté du 1er vendémiaire an XII (24 septembre 1803), dicté par une double exigence. Techniquement : il s'agissait pour Bonaparte de disposer d'une troupe mieux instruite, mieux encadrée et mieux gérée. Politiquement : après les complots qui avaient traversé l'armée, Bonaparte entendait briser les clientèles des généraux et apparaître comme le seul maître.
Les demi-brigades d'infanterie étaient à deux ou trois bataillons, leurs effectifs étaient amoindris et ne disposaient pas, la plupart du temps, d'un bataillon de dépôt pour entraîner les jeunes soldats. Désormais, malgré les réticences des briscards, les demi-brigades sont désignées, comme sous la monarchie, par le terme de régiments, et certaines sont entièrement refondues.
L'infanterie de ligne comporte 71 régiments à 3 bataillons et 19 régiments à 4 bataillons, par l'amalgame de plusieurs demi-brigades. Dans l'infanterie légère, 3 régiments sont à 4 bataillons, 24 à 3. Chaque bataillon comprend 9 compagnies dont 1 de grenadiers et regroupe 1 071 hommes. L'encadrement est renforcé : le colonel dispose désormais d'un major qui peut le remplacer et veiller à la comptabilité et à la police, à la discipline et à l'instruction.
Celle-ci est améliorée, d'abord par l'existence d'un bataillon de dépôt pour chaque régiment. Là sont à l'oeuvre pour « dégrossir » les recrues de nombreux sousofficiers. « Épine dorsale de l'armée », ces vieux serviteurs du roi ou de la république soumettent les conscrits au maniement du fusil (modèle 1777, modifié 1801, mesurant 1,51 mètre et pesant 4,37 kg), aux écoles du soldat, du peloton et du bataillon. Ils le font avec vigueur, rudesse et une compétence parfois limitée. L'incorporation des conscrits avec un fort contingent de soldats rompus au combat en colonnes ou en lignes, en ordre mixte ou en carrés de défense, offre un supplément d'éducation militaire aux jeunes soldats.
Enfin l'accroissement du nombre des officiers subalternes (27 capitaines et 27 lieutenants par bataillon) permet d'améliorer encore les manoeuvres. Il n'est pas rare de voir, au camp de Boulogne, des officiers réunir les sous-officiers pour leur donner un complément d'instruction sur les mécanismes des alignements et des déplacements de l'infanterie ou sur ceux de la division juxtaposant l'infanterie, la cavalerie et l'artillerie (combat interarme).
Si l'infanterie reste, par la nappe de feu de ses fusils et le choc de ses baïonnettes, « la reine des batailles », la cavalerie reçoit une mission nouvelle dans l'acte de guerre. La cavalerie jouit des mêmes dispositions que l'infanterie pour assurer une meilleure formation des cavaliers. L'essentiel de la réforme porte sur la formation d'une grosse cavalerie ou cavalerie lourde formée de cuirassiers. Ceux-ci, lourdement protégés (plastron, dossière en fer et matelassure rembourrée) et bien armés (deux pistolets et un sabre droit), servent à donner un coup de boutoir dans le dispositif ennemi et à obtenir la rupture du front, exploitée ensuite par l'infanterie. 12 régiments de cuirassiers regroupent 8 472 hommes. La cavalerie légère, constituée de 24 régiments de chasseurs, de 10 de hussards et de 2 de carabiniers, est chargée avec ses 33 202 cavaliers d'accomplir des missions de reconnaissance et de poursuite. La cavalerie de ligne (dragons), destinée à la soutenir, rassemble 31 140 hommes dont 23 370 cavaliers, les autres dragons devant combattre à pied.
L'artillerie qui n'a cessé de gagner en importance dans les combats de la Révolution est organisée en 8 régiments à pieds (2 bataillons, 11 compagnies par bataillon, 6 canons par compagnie) et en 6 à cheval (7 compagnies par bataillon). Les effectifs de l'artillerie sont de 43 000 hommes. On estime à 2 pour 1 000 hommes le nombre de pièces qui peuvent être alignées lors d'une bataille. Bien encadrés par des sous-officiers et des officiers formés souvent dans les écoles de la monarchie ou à l'École polytechnique, les artilleurs sont instruits dans l'école régimentaire, chaque régiment en comportant une. L'arrêté du 2 mai 1803 a modifié le système Gribeauval en dotant les unités de pièces (1) de 12 et de 6 et d'obusiers de 24. Le génie, dans sa nouvelle organisation (18 vendémiaire an X, 10 octobre 1801), comprend un état-major de 365 officiers, de 4 bataillons de sapeurs, de 6 compagnies de mineurs et d'employés ou gardes. Les officiers sont désormais formés à l'école d'artillerie et du génie de Metz. La gendarmerie, quant à elle, voit le nombre de ses brigades passer à 2 500 et ses effectifs atteindre les 15 600 hommes. Aux ordres de l'inspecteur général Moncey, les missions de la gendarmerie sont multiples : lutter contre les brigands, les insoumis et les déserteurs, fournir des renseignements sur l'opinion publique, arrêter au besoin des suspects politiques. La fidélité des gendarmes au régime les a fait choisir pour procéder à l'enlèvement du duc d'Enghien, en 1804. La Garde impériale dont le chef unique est Napoléon est déjà une petite armée dans l'armée. Elle regroupe 12 187 hommes d'élite répartis en régiments d'infanterie, de cavalerie (grenadiers, chasseurs à cheval et mameluks) et d'artillerie (2 compagnies à cheval).
Les divisions, créées en 1793 et réunissant plusieurs régiments d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie peuvent désormais être regroupées pour former des corps d'armée. Un général peut ainsi commander à deux ou trois divisions d'infanterie, à une brigade de cavalerie et à un détachement d'artillerie. Désireux de se constituer une réserve de cavalerie et d'artillerie pour emporter éventuellement la décision, Napoléon limite le nombre de cavaliers et d'artilleurs affectés aux divisions et aux corps d'armée.
Des officiers jeunes et expérimentés
La formation de nouvelles unités s'accompagne d'un rajeunissement du corps des généraux. À Marengo, les généraux de division étaient proches de la cinquantaine.
Ceux de 1805 sont à 64 % des hommes de 30 à 44 ans. Engagés très jeunes, ils ont à 85 % une ancienneté de service qui dépasse les 15 ans et une ancienneté de grade qui, pour 74 % d'entre eux, atteint ou est supérieure à 3 ans. Plus de la moitié ont acquis l'épaulette d'officier subalterne lorsque se déclenchait la Révolution. Plus du tiers sont des ci-devant. Ainsi un Chambarlhac de Lambespin, lieutenant en 1789, rencontre-t-il dans le corps des généraux de division des hommes comme Dufour, ancien bas-officier du roi ou comme Bonet, fils de pâtissier et lieutenant de volontaires en 1793. À leurs côtés se trouvent des étrangers comme le prince polonais Zajonczeck qui se battit auprès de Kosciusko et fit la campagne d'Égypte avec Bonaparte, ou des officiers de pays annexés à la France comme le marquis Colli-Ricci qui, au service de la France depuis six ans, combattit à Marengo.
De nombreux généraux de brigade trop âgés pour servir ont été mis à la retraite entre 1800 à 1804 ; ce fut le cas, par exemple, d'Alexis Saint-Martin retraité en 1801 à 78 ans ! Les colonels qui ont profité des places ainsi libérées et ont reçu les deux étoiles ont contribué au rajeunissement du corps des généraux de brigade. Ceux-ci, en 1805, ont à 62 % moins de 44 ans. Comme les divisionnaires, ils joignent le talent au mérite. À 59 %, ils ont plus de 20 ans de service et à 72 % plus de 4 ans d'ancienneté de grade. 21 % d'entre eux sont des ci-devant, déjà officiers sous l'Ancien régime. Le général Adrien Du Taillis, par exemple, issu d'une famille noble et élève du Génie en 1778, était garde nationale en 1789 avant de combattre à Valmy et de participer aux campagnes d'Italie et d'Orient. Par contre, le général Hulin, ancien soldat au régiment de Champagne-infanterie, « vainqueur de la Bastille », provient de la roture. Il servit à l'armée du Nord et à celle d'Italie avant de présider en 1803 la commission chargée de juger le duc d'Enghien. À côté de ces militaires venus de l'armée royale, d'autres comme le général Jean Dejean ont commencé leur carrière parmi les volontaires nationaux de 1791.
La mort et les mises à retraite pour cause de vieillesse ou pour des motifs politiques ou moraux ont permis aussi au corps des officiers subalternes de se rajeunir et on trouve parmi eux la même bigarrure quant aux origines sociales ou militaires. En majorité sortis du rang, les officiers doivent désormais faire preuve de leur talent durant 4 ans dans leur grade avant d'obtenir une promotion. Quant aux élèves de l'école de Fontainebleau (Saint-Cyr en 1808) organisée en juin 1803, Bonaparte fait, dès le 25 novembre, dresser un état de 40 élèves destinés à être envoyer au camp de Boulogne afin, écrit-il à Berthier, que cette jeunesse puisse acquérir très vite « l'expérience de la guerre actuelle ». Le 26 août 1804, il prescrit de désigner 100 élèves de plus de 19 ans et d'au moins 5 pieds 1 pouce pour servir dans l'infanterie ou la cavalerie. En fait, en 1805, les élèves de l'école de Fontainebleau ne sont que 87 à servir dans les régiments.
Le temps passé au camp de Boulogne est consacré par les officiers de tout rang, à l'étude et au perfectionnement dans l'art militaire. Le général Roguet rapporte qu'il existe dans le camp une forte émulation entre les cadres de l'armée, chacun s'appliquant à lire des livres sur l'exercice des troupes, sur les récits des campagnes militaires ou des études sur les fortifications. L'éducation théorique et l'application pratique alternent : Soult fait évoluer trois fois par semaine ses divisions et Ney fait manoeuvrer ses troupes en lignes, en colonnes ou en colonnes parallèles. Ney ne se borne pas à reproduire les tactiques des grands capitaines comme Frédéric II, il en invente de nouvelles, mettant par exemple au point l'attaque sur deux lignes, la troisième étant placée en réserve. À tout ceci, s'ajoutent, pour faire de l'armée un excellent instrument de guerre, une confiance et une fidélité renforcées à l'égard de Napoléon ainsi qu'un moral à toute épreuve.
Le moral de l’armée
Si le Consulat fut le temps de la stabilisation de la Révolution, il fut aussi celui des complots militaires. Les jacobins et parfois même les babouvistes ou communistes étaient encore nombreux parmi les soldats en activité ou parmi les vétérans de l'Hôtel des Invalides. Au lendemain du 18 brumaire, les uns et les autres protestèrent : s'étaient-ils si longtemps et si durement battus « pour servir de marchepied à un Cromwell ? ». Plus encore, l'opposition se rencontra parmi les généraux, républicains sincères ou jaloux du pouvoir acquis par l'un d'entre eux. Dès l'époque de Marengo, circulaient les noms de Bernadotte, de Moreau et même de La Fayette pour remplacer un Premier consul que l'on disait mort. Par la suite, lorsque Bonaparte fut prorogé pour dix ans dans ses fonctions de Premier consul, les généraux Lecourbe, Oudinot, Souham et Monnier songèrent à le faire disparaître. En mai 1802, Fouché démasqua les menées du général Simon, chef d'état-major de Bernadotte, pour renverser « le tyran ». Enfin, en 1804, Moreau fut soupçonné d'être l'allié de Cadoudal et de Pichegru pour enlever Bonaparte et établir, avec l'aide du duc d'Enghien, un gouvernement provisoire préparant le rétablissement de la royauté en la personne de Louis XVIII. À chaque fois, Bonaparte manoeuvra avec habileté : tantôt en étouffant l'affaire, non sans une violente semonce faite aux coupables dispersés ensuite dans de nouveaux postes ou de nouvelles fonctions, tantôt en faisant juger et condamner les comploteurs, ainsi Moreau dut-il s'exiler alors que sa traîtrise n'était pas avérée. Enfin, pour convaincre les officiers hostiles à son pouvoir personnel, le Premier consul utilisa le tableau d'avancement et distribua de l'argent et des honneurs.
Cependant, la proclamation de l'Empire et le sacre qui suivit rallumèrent les oppositions. « Le système monarchique ne fut pas accueilli avec faveur par tout le monde, rapporte l'officier Bial dans ses Mémoires. Les ambitieux croyaient y trouver plus d'avantages. D'autres, plus désintéressés, voyaient avec peine ce changement où la patrie n'avait rien à gagner ». Pour un autre officier, Vigo-Rousillon, la gloire de Napoléon était inséparable de la République. À abandonner l'une, ne perdrait-il pas l'autre ? Au camp de Boulogne, des officiers dirent à haute voix que proclamer l'Empire, c'était renouer avec la tyrannie contre laquelle ils avaient versé leur sang. À Polytechnique, des élèves ne dissimulèrent pas leur mécontentement. Les opposants furent partout minoritaires et la plupart des officiers s'empressèrent, comme l'écrit Bial, de participer à la ruée aux titres, aux places et aux honneurs.
Quand on consulte dans l'almanach impérial la liste des généraux de division ou de brigade, on voit que bien des opposants ont en effet fini par se taire pour conserver ou obtenir une nouvelle étoile. Grouchy qui s'était opposé au coup d'État du 18 brumaire a gardé son grade et sa fonction comme d'autres francs-maçons qui, nombreux parmi les généraux, sont ménagés par Napoléon.
On rencontre aussi à la veille d'Austerlitz des généraux proches des milieux jacobins, ainsi Chabert, Gency, Guillet, Legrand ou Amey, ce dernier regardé jadis par la police comme « un dangereux exagéré ». De l'autre côté de l'éventail zolitique, des généraux suspects de royalisme conservent leur commandement, ainsi Desperrières qui, défenseur du roi Louis XVI lors de la journée du 20 juin 1792, refusa de participer à la répression antiroyaliste du 13 vendémiaire. L'institution de l'ordre de la Légion d'honneur dont les croix sont largement distribuées au camp de Boulogne donne non seulement aux militaires de tout grade une nouvelle position sociale, elle est aussi une reconnaissance des valeurs morales de l'armée. En cherchant à les mettre en pratique dans la société civile pour éviter que l'individualisme ne la délite, Napoléon Bonaparte flatte l'armée. « La gloire des armes devient le bien suprême et la mesure du caractère » (2). L'armée constamment fêtée depuis ses victoires de Marengo et de Hohenlinden, voit ses exploits mis en scène sur les tréteaux des théâtres, célébrés dans les chansons populaires ou dans les odes des poètes lyriques, et représentés par les plus grands peintres et les meilleurs sculpteurs du moment. Les pasteurs de toutes les confessions se réunissent pour qualifier de « juste » et de « bénie par Dieu » la guerre qui s'engage. Toute une culture de la gloire guerrière se développe ainsi pour justifier les entreprises de l'Empereur et pour chercher à unir militaires et pékins, deux mondes qui s'ignoraient et parfois se méprisaient.