L’artillerie française dans la campagne de 1809

Auteur(s) : BRUN Jean-François
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La victoire de Wagram puis celle de Znaïm ayant marqué la fin du conflit avec l'Autriche, Napoléon peut désormais se consacrer au règlement diplomatique de cet affrontement. Dans le domaine militaire, un bilan s'impose, en particulier pour l'artillerie dont le rôle se transforma radicalement.

Une révolution totale

« Dans la guerre de siège comme dans celle de campagne, c'est le canon qui joue le principal rôle. Il a fait une révolution totale […]. C'est avec l'artillerie qu'on fait la guerre. » (1) La véracité de cette affirmation est corroborée par un certain nombre de constatations. Les blessures proviennent essentiellement non des armes blanches mais des armes à feu, balles, obus ou boulets. Les sièges, contrairement au Grand Siècle, ne donnent plus l'occasion d'envelopper entièrement la place forte d'un réseau de tranchées et de parallèles. L'on se contente de mener les travaux dans une direction donnée, afin de mettre en place une ou plusieurs batteries qui, en écroulant une partie du rempart, permettront un assaut de vive force. Enfin, dans un mode de guerre qui privilégie la manoeuvre en rase campagne, la position et le déplacement des pièces sur le champ de bataille acquièrent une importance considérable. L'engagement poussé des artilleurs se concrétise dès lors par les taux de perte les plus élevés de l'armée : 1 officier tué pour 22, contre 1 pour 23 dans la marine, 1 pour 29 dans l'infanterie et seulement 1 pour 44 dans la cavalerie (2). Mais la campagne de 1809 est l'occasion d'affiner un nouveau concept d'emploi qui sera systématisé par la suite, au point d'apparaître comme l'une des caractéristiques tactiques de la Grande Armée dans les dernières années de l'Empire.
Techniquement, l'artillerie continue à utiliser le matériel mis au point par Gribeauval (3). Ce dernier, désireux de remédier aux faiblesses constatées au cours de la guerre de Sept Ans, s'était efforcé, à partir de 1765, de réaliser un véritable système d'arme, c'est-à-dire un ensemble de matériels dérivant d'une conception générale unique. L'emploi de tables de construction avait permis de mettre au point une gamme de canons selon un modèle identique, au poids et aux dimensions près (4). Mais Gribeauval avait également cherché à accroître la mobilité des pièces de campagne en allégeant les tubes de 40% environ et en normalisant affûts et avant-trains, de façon à rendre ces derniers le plus possible interchangeables. Il s'agissait en fait de parvenir à utiliser l'artillerie comme une arme offensive, et de répondre par là aux préoccupations des tacticiens de la fin du XVIIIe qui, tel le comte de Guibert, prônaient la rapidité de manoeuvre et la concentration pour détruire l'adversaire. La modernité du système Gribeauval est telle d'ailleurs qu'il restera en service dans l'armée française de 1774 à 1827.
À l'issue des guerres de la Révolution, toutefois, ce matériel perfectionné a fait la preuve de son efficacité mais également révélé ses défauts. Pour l'artillerie de campagne notamment, le poids encore élevé oblige à affecter la pièce de 4 aux divisions d'infanterie et celles de 8 et de 12 à la réserve d'armée. Si bien qu'une commission réunie en 1803 décide de conserver le 12 en l'état, et de substituer un canon de 6 à ceux de 4 (trop peu puissant pour appuyer les troupes au contact) et de 8 (trop lourd pour suivre les unités de première ligne). Cette innovation permettrait en outre d'utiliser les stocks de munitions étrangères correspondant au nouveau calibre. Parallèlement est créé un obusier de 5 pouces 7 lignes, du même pied que le canon de 6, qui complète l'obusier de 6 pouces 1 ligne accompagnant le canon de 12. Toutes ces modifications ne remettent d'ailleurs aucunement en question les principes de construction édictés par Gribeauval.
Dans la réalité, la Grande Armée combat en 1805 principalement avec des canons de 4, 8 et 12, les canons de 6 remplaçant progressivement les deux premiers types au cours des mois suivants. Si bien que, lors de la plupart des guerres de l'Empire, le canon de 6 et l'obusier de 5 pouces 7 lignes appuient les divisions de cavalerie ou d'infanterie, tandis que le canon de 12 et l'obusier de 6 pouces 1 ligne constituent la réserve d'artillerie des corps d'armée (5). Faute toutefois d'un nombre suffisant de pièces de 6, le 4 et le 8 continuent à être employés sur le théâtre d'opérations espagnol.
Les objectifs prioritaires demeurent l'infanterie et la cavalerie adverses, les feux de contrebatterie n'étant utilisés que très exceptionnellement, lorsque l'artillerie ennemie menace de détruire les batteries. Concrètement le système Gribeauval offre deux modes de tir, « à boulet roulant » ou « à distance déterminée ». Dans le premier, le tube est à peu près parallèle au sol et le boulet retombe à 200 ou 300 m du canon avant d'effectuer une série de bonds ou de ricochets puis de finir sa course en roulant. Inefficace sur une cible défilée ou retranchée, cette méthode produit en revanche un très grand effet matériel et moral sur un but à découvert (à condition que le terrain ne soit pas marécageux, cultivé, coupé de chemins creux, de fossés, de rivières ou d'éminences). Le second mode recourt à l'observation directe. Néanmoins, compte tenu de la difficulté à évaluer les distances ou à observer les impacts au-delà de 1000 m, le tir, précis jusqu'à 600 m, s'avère simplement passable jusqu'à 1200, voire 1500.
En pratique, l'artillerie française ouvre le feu à boulets pleins à 600 m sur la cavalerie, à 700 ou 800 sur l'infanterie. De son côté, la portée utile de la boîte à mitraille est de 400 m, avec un effet en arc de cercle, tandis qu'un obus, lancé entre 700 et 1200 m, disperse ses éclats dans un rayon de 25 à 30 m. L'usure de l'âme intervient par ailleurs et les tubes, imprécis après 100 coups, se révèlent dangereux après 500, leur durée de vie n'excédant pas 800.
L'unité élémentaire, c'est-à-dire le pion de base pour la manoeuvre, demeure la « division » d'artillerie, qui correspond à nos batteries contemporaines. Cette dernière est formée dès l'entrée en campagne par la réunion d'une compagnie d'artillerie à pied ou à cheval (6) et d'une compagnie de train, étant entendu que le capitaine d'artillerie possède entière autorité et totale liberté sur les attelages qui lui sont affectés. Une batterie à pied compte 8 pièces, une batterie à cheval 6 seulement. Les bouches à feu sont associées deux par deux en trois ou quatre sections, aux ordres d'un sous-officier, le commandement de chaque pièce revenant à son pointeur.
Une batterie aligne ses tubes face à l'ennemi, séparés chacun par un intervalle de 8 m environ, canons à droite, obusiers à gauche (tout au moins initialement). En arrière sont successivement rangés les avant-trains, un caisson par bouche à feu (où se ravitaillent en une navette incessante les pourvoyeurs, une fois que les munitions des coffrets sont épuisées) et enfin, 30 ou 40 m encore en arrière, le reste des caissons, les outils et pièces de rechange et la forge. Étalé sur près de 150 à 200 m de profondeur, ce dispositif a pour but de minimiser les dégâts d'un tir adverse et de faciliter le changement de position. Durant l&#39

L’utilisation au combat

Lorsque l'éventualité d'une guerre contre l'Autriche se précise, à partir de la fin de l'année 1808, l'outil militaire sur lequel l'Empereur est susceptible de s'appuyer se révèle quelque peu différent de celui de 1805. La structure d'ensemble demeure identique. On a toujours des corps d'armée, essentiellement composés d'infanterie, qui constituent les pions de manoeuvre et peuvent recevoir le soutien de deux organismes particuliers, la réserve de cavalerie (au sein de laquelle sont notamment regroupés les régiments de cuirassiers et de carabiniers, spécialisés dans les actions de rupture, en l'occurrence la charge) et le grand parc d'artillerie, du génie et des équipages qui représente un véritable arsenal mobile.
Les batteries sont distribuées de façon logique. Toute division d'infanterie possède théoriquement deux batteries de 6 à pied ou bien une à pied et une à cheval. Les éléments organiques de corps d'armée alignent généralement une réserve tactique de deux batteries de 12 ainsi qu'un petit parc avec quelques munitions et affûts de rechange. La réserve de cavalerie possède quant à elle quelques batteries à cheval. Enfin, le grand parc conserve un petit nombre de pièces et des affûts de rechange, une partie des munitions d'artillerie et d'infanterie, des compagnies d'ouvriers et de train et enfin quelques compagnies d'artillerie dépourvues de tubes mais susceptibles de combler des vides en cours de campagne ou de garnir des places fortes. Grâce à ces précautions, la Grande Armée est à même de réparer et servir un maximum de bouches à feu en toutes circonstances, tout en disposant d'un organisme propre à assurer des flux logistiques réguliers avec le dépôt général, situé à l'autre extrémité de la ligne d'opérations.
On constate cependant un certain nombre de modifications par rapport à la situation de l'automne 1805. D'abord, l'effectif des bataillons d'infanterie a été réduit en 1808 d'un tiers (7). Par ailleurs, les unités entraînées de Boulogne qui constituaient la Grande Armée de 1805-1807 sont désormais dispersées. Les 1er, 5e et 6e corps d'armée sont en Espagne, le 2e en Italie, le 7e a été détruit à Eylau (8).
Ne reste que le 3e corps (qui forme l'armée du Rhin sous les ordres de Davout). L'accroissement des effectifs de la Garde de son côté ne compense pas la progressive disparition des combattants expérimentés au sein des régiments. Soucieux de ne pas évacuer la Péninsule ibérique, Napoléon est donc contraint de rassembler une nouvelle armée à partir des troupes rentrées en France, des 4e bataillons récemment recrutés (qui formeront des régiments provisoires) et de 100000 nouveaux conscrits. Dès lors, la rapidité de manoeuvre et l'endurance qui résultaient de l'expérience pragmatique de la guerre et de l'entraînement intensif mené au camp de Boulogne ne sont plus possibles. Il en va de même du combat en tirailleurs, qui suppose des soldats expérimentés. L'infanterie française perd ainsi de sa redoutable fluidité, à un moment où l'adversaire autrichien l'acquiert.
L'Empereur entre finalement en campagne avec trois grands corps d'armée français, confiés à Lannes (en avant-garde), Davout et Masséna, appuyés par la Garde et par la réserve de cavalerie commandée par Bessières. Mais comme ces effectifs, trop réduits, ne permettraient pas de mener une manoeuvre d'ensemble sur le théâtre, Napoléon décide, fait nouveau, d'utiliser les contingents alliés en première ligne, et non pour assurer seulement la sécurité des arrières, comme lors des campagnes antérieures (9). Le corps Masséna est donc renforcé de Bavarois et de Hessois, le 7e CA est bavarois, le 8e formé des troupes issues des petits États allemands et du Wurtemberg, le 9e composé de Saxons et de Polonais tandis que le 10e (en cours de réunion et qui doit servir de réserve) est westphalo-hollandofrançais. Une récapitulation du 15 septembre 1809 (10), immédiatement postérieure à la fin de la campagne, montre d'ailleurs que les unités françaises représentent à cette date 301 056 combattants et les troupes étrangères 118 970, soit respectivement 71,67 % et 28,32 % de l'effectif total. Mais, si l'on enlève les 87 254 hommes de l'armée d'Italie (11), la proportion des alliés au début de la campagne est plus forte.
La première phase de la guerre est marquée par un emploi tout à fait classique de l'artillerie, qui fournit l'appui direct aux unités. Du 19 au 23 avril a lieu une campagne de cinq jours, ponctuée de deux batailles (Abensberg le 20, Eckmühl le 22) et trois combats (Thann le 19, prise de Landshut le 21, prise de Ratisbonne le 23). Finalement, Napoléon est maître de Vienne à partir du 12 mai. Cependant l'armée adverse, intacte, est en ordre de bataille à quelques kilomètres, de l'autre côté du fleuve. Il faut donc franchir le Danube puis battre l'adversaire dans une plaine qui sert habituellement de terrain de manoeuvre aux troupes autrichiennes (d'où son appellation de « Marchfeld ») et dont la topographie se prête particulièrement à l'emploi de l'artillerie, notamment au « tir à ricochets ». Désireux de vaincre l'archiduc Charles avant qu'il n'ait été rejoint par « l'armée d'Autriche intérieure» de l'archiduc Jean, Napoléon fait une première tentative les 21 et 22 mai. C'est le combat d'Essling (Aspern) qui se conclut par l'échec français, faute de communications assurées entre les deux rives (12).
La nécessité d'attendre l'arrivée de renforts et de préparer soigneusement une nouvelle traversée amène l'Empereur à adopter une position d'attente articulée autour de l'île Lobau (4 km de large sur 6 de long). Cette dernière est transformée en une véritable place forte improvisée qui inclut les minuscules îlots voisins (13). Deux lettres de Napoléon décrivent précisément son organisation (14) . La gauche (en fait les deux petites îles « Masséna » et « Saint-Hilaire ») comprendra 4 pièces de 12 et 11 de 6, la droite (avec notamment l'île « Alexandre ») 10 pièces de 12 et 12 de 6, le centre enfin (île « Espagne », île « Lannes », plage gauche d'Enzersdorf) portera 26 pièces de 18, 4 de 12, 4 de 6, 10 obusiers et 26 mortiers. Par ailleurs, une réserve de 6 pièces de 18 et 12 de 6 sera dédiée aux tirs de contrebatterie.
Bref, au total, 125 tubes avec une forte proportion de gros ou très gros calibres. C'est que ce franchissement en force constitue une manoeuvre d'une ampleur quasi unique dans les campagnes napoléoniennes et nécessite une concentration des feux à sa mesure, comme le précise l'Empereur au commandant de l'artillerie de l'armée (17) . Mais il faut à la fois donner à ces dernières le temps de se mettre en place et parallèlement empêcher les Autrichiens d'occuper la zone de débouché. Habituellement, une telle mission est confiée à un corps d'armée. Or, la déroute des Saxons (9e CA) vient de créer un vide dans la ligne française, précisément à cet endroit. D'autre part, compte tenu de l'engagement de Davout et Eugène sur la droite et du mouvement de flanc de Masséna qui, de 11 à 13 heures, renforce la gauche face à la poussée ennemie, aucun groupement d'infanterie n'est disponible. Dès lors, l'Empereur innove en confiant à une masse d'artillerie seule le soin de couvrir la concentration de Macdonald et d'interdire temporairement toute progression adverse dans cette zone. Il utilise dans ce but les pièces de la Garde, ce qui s'avère logique puisque les autres corps d'armée sont soit engagés, soit sur le point de l'être, et ne peuvent de ce fait se démunir de leurs bouches à feu. Dans un premier temps, la cavalerie mène deux charges pour laisser à l'artillerie le temps de se réunir et de progresser. Elle encadrera ensuite les ailes du dispositif (la Garde à droite, les cuirassiers de Nansouty à gauche). Au même moment, sous les ordres de Lauriston, les 36 tubes de l'artillerie à pied de la Garde et les 24 de l'artillerie à cheval sont formés en colonnes par batteries et avancent en deux échelons jusqu'à demi-portée des rangs ennemis (soit 300 m environ). Les batteries se déploient alors au trot, détèlent et prennent position pour tirer. Tous ces mouvements sous le feu ont cependant entraîné la perte du quart des pièces, si bien qu'une partie de l'artillerie de l'armée d'Italie (4 compagnies à pied, 4 à cheval) est envoyée en renfort. L'ensemble représente finalement 85 bouches à feu (dont 18 canons de 12), formant une ligne de près de 2000m d'élongation, que sa convexité rend vulnérable aux tirs de flanc des Autrichiens. Malgré cela, pendant une demi-heure, la grande batterie canonne les rangs ennemis avant de s'ouvrir pour laisser passer les troupes de Macdonald (18). Mais, trop éprouvée, elle n'accompagne pas ces dernières, laissant ce soin à l'artillerie bavaroise qui assure l'appui direct. Les pertes sont en effet à la mesure de l'effort consenti : l'artillerie de la Garde recense 121 tués (dont 6 officiers) et 264 blessés pour un effectif théorique de 958 militaires. Il a même fallu remplacer au pied levé les hommes touchés par des grenadiers et des chasseurs à pied volontaires. On comprend, dans ces conditions, qu'au soir de la bataille, elle compte dans ses rangs 60 nouveaux chevaliers de la Légion d'honneur.

L’évolution du concept d’emploi

Au bout du compte, cette improvisation révèle une évolution tactique. À Friedland, Sénarmont, en portant l'artillerie immédiatement en avant des fantassins, avait préparé l'assaut de ces derniers par une manoeuvre d'appui offensive. Cette capacité de l'artillerie à agir temporairement seule est élargie à Wagram. Un ensemble de pièces est employé en tant qu'instrument autonome pour interdire un compartiment de terrain, alors que cette mission était jusqu'à présent dévolue exclusivement aux armes de mêlée, infanterie ou cavalerie, appuyées de quelques canons. Mais, compte tenu des performances limitées des pièces de l'époque, il était nécessaire de réunir un nombre très important de tubes pour atteindre une densité de feu suffisante.
L'Empereur d'autre part s'avère conscient de l'affaiblissement progressif de son infanterie, formée toujours davantage de recrues ou dépourvue parfois de motivation, notamment au sein des contingents alliés. Il tente donc de pallier la diminution de ses capacités de mouvement par l'accroissement du feu, d'autant que se répand, chez ses adversaires, la pratique du retranchement sur le champ de bataille même : pensons aux redoutes élevées à Borodino ou à Bautzen.
Deux lettres de cette période éclairent le fond de sa pensée. Analysant le combat de Raab (19), Napoléon souligne que « le canon, comme toutes les autres armes, doit être réuni en masse si l'on veut obtenir un résultat important ». Il se montre encore plus explicite à l'égard de son ministre, Clarke (20) : « Il faut d'autant plus d'artillerie à une troupe qu'elle est moins bonne […]. Il est des corps d'armée avec lesquels je ne demanderais que le tiers de l'artillerie qui me serait nécessaire avec d'autres corps d'armée. » D'où le recours désormais quasi systématique à une masse d'artillerie pour créer « l'événement » qui fera basculer le sort de la journée. Il utilise ainsi 90 pièces face aux trois redans du centre russe à La Moskowa. À Lützen, 90 tubes encore sont regroupés pour repousser les charges de cavalerie ennemies et croiser les feux sur le village de Kaya (déjà bombardé par les 32 canons du 3e corps). À Bautzen, Marmont dirige une batterie de 180 pièces (composée de sa propre artillerie et de celle de la Garde), écrasant le corps Blücher avant de reprendre la progression vers l'avant (accompagné de 80 bouches à feu). Enfin, une batterie de 78 canons est en place à Waterloo.
Cet emploi tactique nouveau suppose un certain nombre d'évolutions organisationnelles. Tout d'abord est désormais institutionnellement constituée une grande réserve d'artillerie de la Garde. Cette dernière, moins engagée dans les combats que la Ligne, peut en effet plus facilement fournir des pièces immédiatement disponibles pour constituer une grande batterie. Dès le 15 juillet 1809 (peu après la signature de l'armistice de Znaïm), la nouvelle organisation est mise sur pied (21) . La Garde voit sa dotation propre en artillerie passer de 60 à 102 bouches à feu. Surtout, elle est renforcée d'unités de la Ligne qui, rattachées au corps d'élite le temps d'une campagne, accroîtront le nombre de tubes à sa disposition (22) : 84 seront ainsi dédiés à l'appui direct (sachant qu'une partie sera bien évidemment utilisable pour renforcer la réserve) tandis que 18, de gros calibre (canons de 12 et obusiers de 6), seront servis par la Ligne (qui fournira en outre deux batteries à cheval). Bref, on arrive finalement à un total de 114.
Le système est réellement mis en pratique en 1812. En juin, la Garde possède organiquement 104 pièces. Mais, compte tenu des unités de Ligne rattachées, elle offre, tant pour l'appui direct que pour la réserve, une ressource de 212 canons et obusiers (23) , soit 17,58 % des 1 206 bouches à feu de campagne de la Grande Armée. La composition des batteries s'avère tout aussi révélatrice puisque la proportion d'artillerie lourde (pièces de 12) de la réserve atteint 22,64 %, contre seulement 15,17 % pour l'artillerie de l'armée prise dans son ensemble (24) . La viabilité de cette organisation semble ensuite suffisamment démontrée pour qu'en 1813 la réserve de la Garde soit successivement portée à 120 pièces en janvier puis 196 en avril (25) – ce qui est proportionnellement très important. Par ailleurs, dès le début, cette réserve s'avère indépendante du parc, qui continue à gérer une partie des munitions ainsi que quelques pièces de secours.
À l'autre extrémité de la chaîne des appuis, la diminution de la qualité manoeuvrière de l'infanterie nécessite, pour lui conserver un taux de performance identique sur le champ de bataille, un accroissement de sa capacité de feu, ce que reconnaît l'Empereur dès le début de la campagne d'Autriche (26) : « Tous les jours, je me convaincs du grand mal qu'on a fait à nos armées en ôtant les pièces de régiment. » D'où l'idée de doter les fantassins de quelques bouches à feu gérées en propre. La Révolution avait déjà accordé à chaque bataillon quatre tubes (réduits bientôt à deux). Supprimées en 1803, compte tenu de la pénurie en matériel, ces minibatteries sont recréées au profit essentiellement des unités destinées à opérer en Allemagne ou, plus tard, en Russie, mais non en Espagne. Aux termes de l'ordre du 24 mai et du décret du 9 juin 1809, un certain nombre de régiments disposeront ainsi de 2 pièces de 3 (27). Néanmoins, cette nouvelle organisation théorique ne reçoit d'application pratique qu'après la fin de la campagne. La première mention de leur existence réelle demeure l'appel du 15 novembre 1809 (28). Puis le décret du 11 février 1811 renforce dans 16 corps cette compagnie (29). Toutefois, la plupart de ces unités disparaissent, en Russie d'abord, en Saxe ensuite. À l'automne 1813, le manque de moyens (notamment en attelages) ne permet pas de les reconstituer. Rien n'interdit toutefois de penser qu'il a paru inutile aux spécialistes de refaire une artillerie finalement peu puissante, alors que l'infanterie dispose des batteries divisionnaires ou de corps d'armée.

Le recours systématique à une grande batterie

Ce bref exposé des faits amène cependant à formuler un certain nombre de réflexions. Wagram apparaît d'abord comme un affrontement d'artillerie, ce qui est logique dans la mesure où, après l'échec d'Essling, la guerre de mouvement a pratiquement été interrompue. Les deux partis ont eu de ce fait le temps de réunir un maximum de pièces (900 pour les Autrichiens, si l'on tient compte des bouches à feu armant les ouvrages destinés à contrôler les points de passage supposés des Français). Par ailleurs, le recours quasi systématique à une grande batterie (30) modifie quelque peu la physionomie générale des batailles : La Moskowa, Bautzen, Leipzig frappent les contemporains par l'intensité de la canonnade de part et d'autre. C'est que le ratio pièce / hommes n'a cessé de croître (31) : 1/1878 à Marengo (32), 1/590 à Austerlitz, 1/281 (ou 1/306) à Wagram, 1/204 à La Moskowa,
1/308 à Leipzig. De même, à l'issue de la deuxième journée de combat à Leipzig, la retraite s'impose car les caissons ne contiennent plus que deux heures de feu (33). On est loin de la manoeuvre conduite à Marengo avec un minimum d'artillerie ! Le recours accru au canon suppose également toujours davantage un sol capable de supporter le déplacement des pièces. C'est l'un des problèmes de Waterloo, où l'affrontement ne peut débuter pour cette raison qu'en fin de matinée. Enfin, l'accroissement du volume d'artillerie (tant en valeur absolue que relative) pose laquestion de l'augmentation des flux logistiques. Les munitions pèsent lourd, à tous les sens du terme, si bien que, durant l'armistice de l'été 1813, les itinéraires d'approvisionnement leur sont exclusivement réservés un jour sur deux (34).
Techniquement également, la constitution de grandes batteries génère un certain nombre de difficultés. Dans l'armée impériale, le commandant de batterie est responsable de l'ouverture et de l'arrêt du feu ainsi que du choix des cibles (la fumée qui enveloppe les batteries, le manque de moyens d'observation ou encore les conditions météorologiques dégradées rendant cette tâche parfois ardue). De son côté, le commandement supérieur d'une masse d'artillerie s'avère techniquement complexe, compte tenu de l'élongation du dispositif. La flèche relativement faible des canons de l'époque et la limitation des angles de tir imposent en effet quasiment d'aligner les pièces côte à côte (35), ce qui pose le problème de la coordination d'ensemble, d'autant plus difficile à réaliser que le nombre de tubes est important. Bref, si l'effet moral d'une grande batterie est indéniable, son efficacité réelle peut ne pas croître proportionnellement à l'augmentation du nombre de bouches à feu. D'où, parfois, chez les adversaires de l'Empire, des choix radicalement différents. Les Britanniques par exemple, en Espagne ou en Belgique, ne recourent jamais à de grandes batteries et préfèrent utiliser leur artillerie à cheval comme une réserve mobile pour renforcer un point attaqué ou profiter d'une opportunité en occupant temporairement une position.
Derrière ces modes d'emploi opposés se profilent deux conceptions tactiques différentes, essentiellement offensive pour les Français, de préférence défensive pour Wellington.
Au final, l'instauration de grandes batteries aboutit à maximiser les potentialités des armes à canon lisse, faisant des guerres napoléoniennes l'aboutissement de ce niveau technologique. En revanche, l'introduction des canons rayés dans la décennie 1850-1860 modifie radicalement la situation.
La saturation d'un compartiment de terrain devient réalisable avec un nombre restreint de pièces, ce qui entraîne la disparition des formations massives sur le champ de bataille, la dilution des dispositifs et la quasi exclusivité des combats par le feu.

Notes

1) Napoléon Ier, cité par J. Colin, Les transformations de la guerre, Paris, Flammarion,
1911.
(2) A. Corvisier, Dictionnaire d'art et d'histoire militaires, Paris, PUF, 1987, article “Pertes de guerre”.
(3) Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval (1715-1789), officier d'artillerie d'Ancien Régime, conçoit le premier système normalisé d'artillerie et parvient à l'imposer dans l'armée française.
(4) Le calibre des canons est exprimé par le poids en livres du boulet plein qu'ils lancent, celui des obusiers et des mortiers par le diamètre de la bouche de la pièce (sachant que l'obusier de 24 correspond au 5 pouces 7 lignes). Les pièces sont réparties en quatre catégories : de campagne (canons de 4, 8, 12, obusier de 6 pouces 1 ligne), de siège (canons de 12 long, 16 et 24, obusier de 8 pouces, mortiers de 8, 10 et 12 pouces, pierriers), de place (canons de 4 long, 8 et 12, mortiers de calibres divers) ou de côte (canons de 12 long, 18, 24 et 36).
(5) Néanmoins, lors de la campagne d'Autriche, les substitutions ne sont pas achevées puisque le 3e CA (Davout) utilise toujours des pièces de 4 et de 8 (et non des canons de 6) et que la cavalerie a encore quelques tubes de 8 (Correspondance de Napoléon Ier, Paris, Imprimerie impériale, t. XIX, lettre n°15 257 du 26 mai 1809 de Napoléon Ier au général Lariboisière).
(6) À l'époque napoléonienne, les artilleurs ne se déplacent pas assis sur les caissons mais progressent à côté des pièces. D'où la distinction entre artillerie à pied (où les servants, dépourvus de montures, marchent au rythme de l'infanterie) et artillerie à cheval (dont les servants sont montés). La rapidité de déplacement de cette dernière lui permet ainsi d'intervenir au plus vite sur le champ de bataille ou de procéder à des changements de position quasi immédiats.
(7) Les bataillons passent en 1808 de 9 à 6 compagnies, ce qui les met pratiquement sur le même pied que leurs homologues européens et les rend plus faciles à manoeuvrer, tout en accroissant d'un tiers le nombre d'unités élémentaires dont dispose l'Empereur sur le champ de bataille.
(8) Il en va de même des chefs : Ney, Soult, Victor, Mortier et Junot sont alors dans la Péninsule, Murat à Naples, Marmont en Dalmatie.
(9) Le commandement des corps d'armée étrangers est toutefois confié à des Français : Lefebvre (7e CA), Vandamme (8e CA), Bernadotte (9e CA), tandis que Jérôme Bonaparte dirige le 10e CA en tant que roi de Westphalie. Seuls les Polonais du grandduché, intégrés dans le dispositif d'ensemble mais n'agissant pas au sein de l'armée d'Allemagne, sont sous les ordres de l'un des leurs, Poniatowski.
(10) Service historique de la Défense, département de l'armée de terre C2*679.
(11) L'armée d'Italie est majoritairement composée d'unités françaises, auxquelles s'ajoutent des régiments italiens. Néanmoins, toutes ces troupes sont issues d'États dont Napoléon Ier est le souverain direct.
(12) À Essling, l'armée française semble aligner 152 pièces : 8 de la Garde, 56 du 2e CA, 64 du 4e CA, 24 de la réserve de cavalerie. Le lieutenant-colonel Saski (Campagne de 1809 en Allemagne et en Autriche, Paris- Nancy, Berger-Levrault, 1902, t. III, p. 406) comptabilise quant à lui 144 pièces ayant passé le Danube : 21 de 12, 30 de 8, 48 de 6, 12 de 4, 14 obusiers de 6 pouces et 19 de 24.
(13) Îles Masséna, Montebello, Espagne, Petit, Saint-Hilaire, Alexandre.
(14) Napoléon Ier, Correspondance…, t. XIX, lettres n°15 393 du 20 juin 1809 (“Résumé de la distribution de l'artillerie dans l'île Lobau”) et n°15 431 du 24 juin 1809 (“Ordre”).
(15) Napoléon Ier, Correspondance…, t. XIX, lettre n°15 417 du 23 juin 1809 au général Lariboisière.
(16) Napoléon Ier, Correspondance…, t. XIX, lettre n°15 257 du 26 mai 1809 au général Lariboisière.
(17) L'armée d'Italie, aux ordres d'Eugène de Beauharnais, est subdivisée en trois commandements : le corps de gauche (divisions Sahuc et Lecchi) sous les ordres du général Baraguey d'Hilliers, le corps du centre (divisions Seras, Durutte et Pacthod) dirigé par le général Grenier et enfin le corps de droite (divisions Broussier et Lamarque) avec Macdonald. Les troupes étant déjà pour une part au contact, Macdonald reçoit le commandement d'un groupement d'assaut composé de quatre divisions, tandis que l'armée de Dalmatie (Marmont) forme la réserve dans cette portion du champ de bataille.
(18) L'attaque française, toutes phases confondues, dure environ deux heures. Initialement, les troupes de Macdonald alignent près de 14 500 fantassins (divisions Broussier, Lamarque et Seras suivies par la division de Wrède du 7e CA). Mais les unités, formées essentiellement de jeunes recrues, ont dû adopter, faute d'entraînement poussé, un dispositif resserré qui accroît leur vulnérabilité au feu adverse. Le groupement d'assaut débute son mouvement vers 11h 30 avec 8 bataillons déployés et 13 en colonne, formant un rectangle de 700 m de large sur un kilomètre de profondeur environ. Il aborde l'ennemi avec 1 500 hommes seulement vers 13h30, mais il est évident qu'outre les tués et blessés, un certain nombre de soldats s'est vraisemblablement couché durant la progression, ce qui pose la question rarement abordée des paniques et de la peur en général.
(19) Napoléon Ier, Correspondance…, t. XIX, lettre n°15 358 du 16 juin 1809 à Eugène de Beauharnais.
(20) Napoléon Ier, Correspondance…, t. XIX, lettre n°15 678 du 18 août 1809 au général Clarke.
(21) Napoléon Ier, Correspondance…, t. XIX, lettre n°15 533 du 15 juillet 1809 au général Lariboisière. À cette date, les 699 tubes de l'armée d'Allemagne seront ainsi répartis : 154 détenus par les contingents étrangers, 545 par les unités françaises (116 pièces régimentaires, 255 au sein des corps d'armée, donc de l'infanterie, 48 à la réserve de cavalerie, 126 enfin pour la Garde et la réserve d'artillerie).
(22) Napoléon Ier, Correspondance…, t. XIX, lettre n°15 534 du 15 juillet 1809 au général Lauriston.
(23) J.-F. Brun, L'économie militaire impériale à l'épreuve des guerres de la VIe coalition, thèse de doctorat dactylographiée, Clermont-Ferrand, 1992, pp. 61 à 64.
(24) Les calculs ayant été effectués à partir des unités françaises réunies pour la campagne de Russie (J.-F. Brun, L'économie militaire…, pp. 61 à 64).
(25) 16 batteries à pied de 6 servant à l'appui direct des unités ou affectées à la réserve, 4 batteries de 12 pour la réserve et 6 batteries à cheval.
(26) Napoléon Ier, Correspondance…, t. XIX,  lettre n°15 275 du 20 mai 1809 au général Clarke, ministre de la Guerre.
(27) 67 compagnies d'artillerie régimentaire devant être mises sur pied. Le service de ces deux petites pièces nécessite cependant 13 caissons, 1 forge, 30 hommes (officiers compris) ainsi que 40 soldats du train.
(28) Service historique de la Défense, département de l'armée de terre, appel de l'armée d'Allemagne C2*681. Par ailleurs, le décret du 11 avril 1810, qui supprimait théoriquement le matériel et les attelages de ces compagnies au retour des régiments en France ou en Italie, ne semble pas avoir été appliqué.
(29) Forte désormais de 4 pièces, auxquelles s'ajoutent 18 caissons, 1 forge, 60 canonniers, 60 soldats du train et 100 chevaux.
(30) La réserve d'artillerie est d'ailleurs composée d'unités françaises, renforcées parfois de détachements italiens, mais exclut toute participation alliée. Bref, davantage encore que les cuirassiers ou carabiniers, la réserve d'artillerie apparaît comme un instrument particulier mis sur pied par l'État dominant au sein de la construction napoléonienne. Les contingents alliés ne sont là que pour faire masse et servir d'appoint au corps de bataille français. Le parallélisme s'avère ici frappant avec l'organisation interne des forces de campagne du pacte de Varsovie, où les Soviétiques conservaient le contrôle du feu nucléaire tactique.
(31) Les valeurs avancées résultent du rapport entre le nombre de présents et le nombre de pièces : 28 169 hommes et 15 pièces à Marengo, 82 000 hommes et 139 pièces à Austerlitz, 137 291 hommes et 488 pièces à Wagram (ou respectivement 188965 et 617 en incluant l'île Lobau), 120000 hommes et 587 pièces à La Moskowa, 185000 hommes et 600 pièces à Leipzig.
(32) Il faut néanmoins tenir compte du fait qu'à Marengo, une grande partie de l'artillerie française n'est pas parvenue à temps sur le champ de bataille. À titre de comparaison, l'ennemi dispose à cette occasion de 100 pièces pour 27 000 hommes environ.
(33) La « facture » de deux batailles est à l'époque estimée à 350 coups par pièce, soit de quoi fournir au total près de trois heures de feu intense, à raison de deux coups minutes.
Bien évidemment, la consommation réelle par pièce est moindre et s'établit ainsi :
149 coups à Austerlitz (division Suchet), 71 à Friedland (batterie Sénarmont), 162 à Wagram (à raison de 100 000 coups tirés par 617 tubes), 62 à La Moskowa, 220 à Lützen, 267 à Leipzig (sachant que les Autrichiens, au cours des deux journées d'affrontement, en tirent 200, contre 298 pour l'ensemble de leur campagne de 1809).
(34) J.-F. Brun, L'économie militaire…, p. 946.
(35) Sachant que les tirs convergents des batteries installées sur d'autres points du dispositif peuvent, dans une certaine mesure, renforcer l'action des batteries frontales.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
n°481
Mois de publication :
Octobre-décembre
Année de publication :
2009
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