Le boire et le manger paysan sous le Premier Empire

Auteur(s) : PRÉVOT Chantal
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Sur les 30 millions environ d’habitants de la France napoléonienne (considéré dans ses frontières actuelles), 24,5 millions étaient des ruraux (81 %) et 18 millions (60 %) vivaient directement d’un travail agricole, soit deux Français sur trois. Le monde paysan était pluriel et si l’on doit le tracer en grands traits, on distinguerait la classe pauvre des manœuvriers ou journaliers cherchant à s’employer dans les fermes alentour, des domestiques (hommes et femmes) plus ou moins bien lotis selon leur maître, des petits fermiers vivotant de leurs maigres ressources et des laboureurs disposant d’une surface et d’un matériel agricole suffisant pour en tirer des bénéfices. Les vignerons constituaient une population à part, plus homogène. Au-delà des denrées alimentaires communément partagées, la nourriture est un puissant indicateur de la qualité de vie et d’une forme d’ouverture à la modernité.

Le boire et le manger paysan sous le Premier Empire
Girodet, Petite paysanne à la poupée, collection particulière. Jacques Faujour – Musée Girodet

Vin, bière, liqueur, café, mais pas trop d’eau

La production de vins était l’une des principales ressources de l’agriculture. La Statistique générale et particulière de la France estimait en 1803, que 41 millions d’hectolitres avaient été produits (un chiffre à mettre en regard des 70 millions actuels pour une population deux fois plus élevée). Les vignes étaient présentes dans toute la France, y compris dans des départements peu propices à priori à cette culture, comme l’Eure, l’Ille-et-Vilaine ou les Vosges, car le vin, même s’il était une piquette, demeurait la boisson par excellence. Souvent coupé d’eau pour en atténuer l’âpreté en bouche, il se consommait très jeune tant il est vrai que la qualité de l’eau laissait à désirer, polluée par les déjections animales et humaines à proximité des puits ou des mares. On lui attribuait des vertus fortifiantes et antiseptiques qui ne faisaient que conforter sa forte consommation. Quant à l’eau-de-vie, dont la fabrication constituait le meilleur moyen de ne pas laisser perdre les fruits gâtés, elle connaissait mille variantes selon les lieux. Au début du XIXe siècle, la bière ou la « bierre » comme on l’écrivait alors, étendit ses conquêtes jusqu’au centre et fit même quelques incursions dans les terres du sud. Ainsi en Avignon, un voyageur en 1802 s’étonnait : « En été, les cafés sont tous les jours peuplés d’oisifs qui vont y boire de la bière ». Le prix bas de cette boisson en fit un succès dans les auberges et les estaminets largement fréquentés par les paysans. Il semble que l’Ouest résista, trop attaché au cidre. Mais dans les départements du Nord et de l’Est les brasseries prospéraient : ainsi en Haute-Saône on n’en comptait pas moins de douze en 1800 contre seulement une papeterie et six verreries dans un département pourtant très boisé et donc propice à ces deux dernières industries. Cependant la grande nouveauté fut le café qui se répandit dans toutes les couches de la société urbaine et rurale, et devint un aliment de base bien que son prix, comme celui du sucre, était relativement élevé. Présent sur les marchés de province depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, il bénéficiait d’un réseau étendu de vente. Son goût fort largement atténué par le sucre et le lait plaisait aux hommes comme aux femmes. Son implantation dans la vie quotidienne fut sujet à questionnement : ne serait-il pas toxique pour la santé ? Les médecins se querellèrent pour savoir s’il donnait de « l’énergie à l’estomac » ou au contraire « desséchait les fibres » de ce même estomac. La pénurie de café (et de sucre), conséquences du blocus continental, fut un drame national. La livre de café passa de vingt sous à cinq francs ! Dans les campagnes, il y eut des cafés « indigènes » (à base de pois, de carottes, de graines d’asperge torréfiés), des cafés des « bois » (à base de glands torréfiés). Mais les conclusions furent toujours les mêmes : rien ne pouvait remplacer le vrai café.

L’aliment roi, le pain

Quelle que soit la céréale utilisée, le pain représentait la base de la nourriture, toutes classes sociales confondues, et plus encore dans les campagnes que dans les villes. On le mangeait accompagné de lard, d’oignon ou de fromage, frotté d’ail, imbibé de bouillon, ou directement dans les soupes (ce que l’on appelait le « companage »). La variété des pains suivait une graduation complexe selon la qualité nutritive attribuait à la céréale et selon la couleur de sa farine. Dans les grandes fermes, trois sortes de pain étaient cuits : le pain des maîtres (de froment pur moulu à blanc), le pain des domestiques (moitié froment, moitié petit blé), et le pain des chiens (que du son). Selon la nature du sol et du climat, les paysans utilisaient aussi des moutures de seigle, d’orge, de maïs d’avoine ou de méteil (un mélange de seigle, d’orge et de blé). La grosseur de ces pains ronds allait d’une livre à douze livres ! Jamais un pain n’était jeté, tout pain rassis, remis au four, regagnait un peu « de la bonté qu’il avait perdue » à condition de le manger aussitôt. Le Manuel des habitans de la campagne et de la bonne fermière de Mme Gacon-Dufour conseillait de cuire pour les ouvriers agricoles certains pains plus longtemps pour qu’ils soient bien secs et deviennent ainsi des « pains à soupe » qui ne se déliteront pas dans le liquide.

Les céréales et les légumes omniprésentes

Déjà grandement présentes sur les tables paysannes grâce aux pains, les céréales l’étaient également par les nombreuses bouillies ou autres gruaux qui constituaient la base de bien des régimes alimentaires. Broyées ou moulues, les céréales se gardaient longtemps et formaient de précieuses réserves alimentaires pour l’hiver. Ces plats entre soupe épaisse et purée possédaient aussi l’avantage de convenir à toutes les étapes de la vie, petits enfants ou grands-parents, et même aux âges intermédiaires quand la dentition n’était pas toujours complète, ce qui était fréquemment le cas. Car non seulement l’hygiène dentaire était inconnue, mais le meulage des grains laissait de fines particules minérales qui rayaient et détruisaient les dents. Le maïs, dont la culture s’était répandue en Aquitaine et en Languedoc depuis le XVIIe siècle, remontait peu à peu vers le nord, atteignant le sud du bassin parisien, la vallée du Rhône et la Savoie. Surtout utilisé pour l’alimentation animale, il était consommé essentiellement sous forme de bouillie ou de galette dans les familles pauvres. Céréale douce, le maïs donnait des plats légèrement aromatiques avec une pointe de sucré.

Autres aliments très présents, les légumes entraient dans la composition de soupes, mangées parfois à tous les repas. Ils provenaient souvent de la production domestiques : le potager, accolé à la ferme, était vital pour les paysans. Les variétés qui y étaient plantées (haricots, pois, choux, salsifis, oignons et des condiments comme le persil, la sauge, la ciboulette) différaient de celles du moyen-âge. Ainsi la carotte était devenue d’un goût plus doux et d’une couleur plus orangée faisant presque oublier qu’elle était au départ une simple racine. Une petite cousine, la rave se fit moins âcre et plus petite pour devenir un radis. Mais la racine la plus estimée était le salsifis, un peu oublié de nos jours, alors très à la mode. Le rendement de ces jardins d’appoint, même amendés par du fumier, était très variable. Dans des villages de la Sarthe établis sur un sol ingrat de terre de lande, leur curé ne pouvait que constater : « Il y a peu de pays où le gens de campagne s’occupent moins de la culture de leurs jardins. Des choux, des pois, des poireaux, un peu d’oignons, d’oseille. Voilà où se borne le soin du jardinage. Les plus aisés sèmeront un sillon de navets avec des pommes de terre ». Car après des débuts tardifs et difficiles en France par rapport à l’Europe du Nord, cette nouvelle venue, la pomme de terre commençait à être cultivée dans tout le pays et même à devenir familière sur les tables du Premier Empire, même si elle demeurait confinée aux repas populaires. Si la majeure partie de la production restait encore destinée aux pâtées pour les cochons car nombre de paysans se méfiaient de ce tubercule que l’on trouvait fade et « venteux », son intégration dans l’alimentation humaine était en marche. Plusieurs facteurs y contribuèrent : tout d’abord, la « patate » n’était plus présentée comme une substitution (impossible) aux céréales mais comme un vrai accompagnement d’un plat ou comme plat principal. Ensuite, les disettes révolutionnaires mirent en avant cet aliment peu cher et dont la culture pouvait se contenter de sols peu fertiles et peu favorisés par le climat. C’est ainsi que la pomme de terre se diffusa en-dehors des régions du Nord (Flandre) et de l’Est (Alsace et Vosges lorraines où la culture en plein champ est attestée depuis le milieu du XVIIIe siècle) vers les terres de l’Ouest et du Sud qui restaient à conquérir. En 1803 le préfet de l’Aude notait, non sans fierté, que « la pomme de terre abonde par tout, et principalement dans les montagnes. On la cultive actuellement en plusieurs espèces ». Mais la cuisson, absolument nécessaire, de la pomme de terre, beaucoup plus longue que les autres légumes, entraîna un effet inattendu : une consommation en hausse du bois de cuisson (souvent le même que celui de chauffage) en une période de crise de l’exploitation des forêts due à la déréglementation engendrée par la Révolution. La préparation des repas se faisaient encore avec des moyens rudimentaires qui réclamaient une grande quantité de combustible : une marmite ou un poêlon sur un feu de cheminée, ou des cuissons sous la cendre. Ce mode de chauffage induisait également une cuisson plutôt grossière, car seule la hauteur du trépied permettait d’avoir une action sur l’intensité de la flamme et ainsi de modérer ou d’intensifier le degré de chaleur. L’adoption d’équipements culinaires plus modernes, tels les fourneaux ou les « potagers » ancêtres de nos « cuisinières » à gaz ou électriques, se faisait très lentement. Toujours dans un rapport de préfet, celui de la Haute-Vienne, on peut lire ses remarques écrites en 1808 : « [Le peuple] a constamment rejeté la méthode des fours économique qui lui a été proposée pour la cuisson de la pomme de terre. Ce végétal occasionne une grande consommation de combustible ».

Une viande rare

Sous le Premier Empire, alors que la viande restait pour bien des familles paysannes un mets réservé pour les fêtes et les dimanches dû à la rareté des bestiaux (bœuf et moutons) et des volailles, sa consommation, véritable marqueur social, se développait dans les milieux les plus riches qu’il soit urbain ou campagnard. L’affaiblissement des interdits religieux entre jours maigres et jours gras fut un élément déterminant, tout comme le retour dans les foyers de conscrits qui avaient pris goût aux aliments carnés à l’armée. Mais la pénurie de bestiaux restreignait la consommation de viande rouge aux villes et au petit nombre de personnes aisées de la campagne. Quoique la viande de bœuf était jugée la plus savoureuse, les cuisses ou ailes des volailles (poules, coqs, dindons, oies, pigeons) étaient d’un apport non négligeable. Le lapin n’avait pas encore acquis la place prépondérante qu’il aura à partir des années 1850 et restait une viande de second choix que l’on cuisinait pour les journaliers. Le providentiel porc était très répandu dans les pays de bocage et forestier, mais plus rare dans les plaines céréalières et les pays de vignobles. Glands, châtaignes, restes de céréales et pommes de terre bouillies formaient l’essentiel de son alimentation, ce qui l’excluait des fermes des plus pauvres qui préféraient garder ces mêmes aliments pour leur propre alimentation. Lorsque les finances le permettaient, l’aliment carné le plus acheté était le lard que la population des campagnes consommait sur des tranches de pain ou cuits avec des légumes. Dans l’imaginaire collectif, manger gras était gage de bonne santé et signe d’une certaine aisance et de réussite matérielle. Cette liste d’animaux consommable ne serait complète sans citer les escargots et les grenouilles qu’allaient chercher les enfants lors de leurs maraudes, ainsi que les petits oiseaux (grives et même rouges-gorges) qui faisaient l’objet de chasses et de pièges dans les forêts et les champs.

Toutes sortes de fromages locaux

Produit familial avant tout, les fromages reflétaient la diversité des terroirs : les laits de vache, de chèvres, de brebis servaient à fabriquer des pâtes douces ou fortes qui apportaient un complément alimentaire important dans les régions de montagne notamment. Peu de fromages étaient renommés et à l’instar du vin, beaucoup d’entre eux était de qualité très médiocre (et ajoutons que leur fabrication aurait fait frémir d’effroi tout inspecteur de l’hygiène). Seuls le Brie dans la région parisienne, le Mont d’Or dans la région lyonnaise, le Roquefort du Larzac et le Gruyère du Doubs faisaient l’objet d’un commerce. Les trois premiers se retrouvaient sur les tables bourgeoises et aristocratiques en compagnie du dessert. Le dernier, une pâte cuite, était envoyé à Bordeaux et embarqué sur les bateaux.

Ce tableau, rapide, ne doit pas faire oublier que la précarité alimentaire restait grande pour les familles dépourvues de terre et de bétail. Un printemps trop froid et trop pluvieux, un été sans chaleur avaient des conséquences désastreuses sur les récoltes, et donc sur la survie des paysans plus pauvres. Après les mauvaises moissons des années 1810 et 1811, les blés vinrent à manquer et les prix s’envolèrent. La crise fut durement ressentie dans les villes ouvrières comme Paris ou Caen, cette dernière ville vécut des émeutes de la faim réprimées immédiatement. Les conséquences dans les campagnes furent très variables selon les départements, car tous ne souffraient pas de déficit de récolte et certains terroirs pouvaient offrir une grande variété de ressources alimentaires en plus du pain. Ceux-ci réussirent mieux à nourrir leur population, que ce soit les pays de châtaignes ou que ce soit dans les campagnes qui avaient adopté la pomme de terre. Le recours aux ressources de la forêt (fruits des bois, champignons) ou de la mer (coquillages et crustacées des rivages) fut également d’une grande aide pour assurer les repas. Entre opulence des tables des riches laboureurs et des jours de fête, et misérabilisme des journaliers au chômage, la réalité de l’alimentation paysanne offrait un large spectre dont le dénominateur commun était la prépondérance du pain. Son règne sans partage jusqu’alors va lentement décliner à partir du Premier Empire en faisant place à des goûts et des saveurs nouvelles, telles les pâtes ou la tomate, à des légumes de meilleure qualité et à un plus grand apport d’aliments carnés rendu possible par l’élévation du niveau de vie.

Deux nouveaux invités aux tables campagnardes : les pâtes et la tomate

Déjà connues en Alsace et en Provence, les pâtes fraiches étaient de plus en plus consommées dans toute la France, essentiellement sous forme de vermicelles (des petits bâtonnets très fins – des vermisseaux- que l’on cuisait dans du bouillon pour en faire des soupes qui calaient l’appétit). Balzac qui savait si bien saisir l’histoire de son temps bâtit la fortune du Père Goriot sur cet aliment facile à fabriquer et à conserver, et sur les pâtes d’Italie, entendre par là, les macaronis et les lasagnes. On peut penser que les soldats qui avaient apprécié les pâtes lors des campagnes et des casernements en Italie, revenus dans leurs foyers furent des facteurs d’acclimatation de cet aliment dans notre pays. Cet essor fut contemporain du développement de la culture de la tomate dont la saveur était de plus en plus appréciée. Montée du midi, la « pomme d’amour » du Sud commençait à s’imposer plus au Nord, mais n’était pas encore indissociable des pâtes. Il fallut attendre la fin du XIXe siècle pour que les deux aliments se complètent l’un l’autre.

Réception à la campagne, un repas à deux services

[Le service était « à la française » c’est-à-dire tout le menu du service était servi en même temps. Les convives piochaient alors à leur guise et selon leurs goûts dans les plats déposés à leur portée, que ce soit des viandes chaudes ou des hors-d’œuvre froids]
Premier service : deux otages, dont un de pâtes, dites pâtes d’Italie, que la fermière aura fait faire chez elle ; et l’autre, de pain et de légumes. Un gigot à l’eau en guise de bœuf. Six hors d’œuvres froids, tels que cornichons, câpres de ménage, bigarreaux confits de vinaigre, oignons de même, beurre frais, beurre composé. De deux hors-d’œuvre chauds, comme chapon au gros sel, côtelettes de mouton parées, de quatre entrées, poulets aux oignons, canards aux navets, râble de lapin en fricandeau, petit lard à la purée de lentille ou de pois.
[Le second service, plus léger, mêlait recettes salées et sucrées]
Second service : chapon rôti, lapin rôti, jambon, œufs à la neige, petits pots à la crème, beignets, un gâteau de pommes de terre, des haricots verts, des artichauds, de la chicorée à la crème, des concombres, et deux salades, une cuite et une verte.
Viendra ensuite le dessert, qui ne sera pas plus difficile à composer, si la fermière a pris la précaution de s’en munir durant l’été [des fruits macérés dans l’eau de vie].
(Recueil d’économie rurale et domestique, par Mme Gacon-Dufour, Paris, Buisson, 1804).

Préparation des « racines » en dehors des soupes

De toutes les racines potagères, les salsifis ou scorsonères, sont les entremets les plus usités de l’hiver. C’est un légume aussi abondant que peu dispendieux, et qui se conserve jusqu’au printemps. La manière la plus ordinaire de les accommoder, c’est à la sauce au beurre, ou bien frits dans la poêle. Accommodés au parmesan ils offrent un manger fort agréable, et ressemblent à l’œil aux macaronis. Les carottes, les oignons, les poireaux et les navets, sont plus employés comme assaisonnements et garnitures, que comme mets principal. Cependant la carotte se montre à découvert dans le hochepot [ragoût] où la queue de bœuf se cache avec modestie pour lui laisser les honneurs du triomphe. Il en est de même à peu près de même du navet lorsqu’il accompagne un canard. (Encyclopédie domestique, t.III, Paris, 1822)

Chantal Prévot, 2017

Responsable des bibliothèques à la Fondation Napoléon, Chantal Prévot est également auteur d’articles et de livres sur l’histoire de Paris, sur la vie quotidienne sous les deux Empires, et de manière plus spécifique d’études sur le testament et le masque mortuaire de Napoléon Ier. Elle a écrit en 2010 un ouvrage sur les Les paysans de Napoléon. Aspects de la vie quotidienne et mentalités (éd. Soteca).

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