Une chronique de François Houdecek : le bouillon cube, un geste impérial

Auteur(s) : HOUDECEK François
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Les fêtes de fin d’année sont l’occasion de voir famille et amis autour de bons repas où mets et boissons se partagent en abondance. Passées ces agapes qui clôturent un millésime et en entament un nouveau, il n’est pas rare de vouloir se mettre un peu au vert. L’une des recettes très répandues durant cette période de détox est de se mitonner un bon bouillon. Rien de plus simple que cette préparation : ouvrir son placard de cuisine, en tirer une tablette de bouillon déshydraté et la jeter dans une casserole d’eau bouillante… 5 minutes, et c’est prêt ! Rapidité, efficacité et promesse de reposer son estomac ! Ce geste qui nous paraît anodin date de… 300 ans.

Une chronique de François Houdecek : le bouillon cube, un geste impérial
François Houdecek © Rebecca Young/Fondation Napoléon

C’est au tournant du XVIIe siècle que scientifiques, médecins et cuisiniers se penchèrent sur la manière de mieux nourrir la population et notamment les indigents. La réduction en bouillon sirupeux d’un jus de viande était connue de longue date et utilisée en médecine. Transformer cette décoction en tablette déshydratée fut finalement une étape aisée. Elle fut franchie probablement à la fin du XVIIe. Si la viande pouvait donner ces matières exploitables et conservables, qu’en était-il des os issus de l’abattage des animaux ? Denis Papin (1647-1713) en inventant sa célèbre marmite, ancêtre de notre cocote minute, mit en lumière que les os contiennent une grande proportion de gélatine qui pouvait avoir de multiples usages. Notamment, celui de transformer le sirop de bouillon en tablette soluble dans l’eau, ou en cas de réparation urgente : de colle ! De ces deux recettes découlèrent de nombreuses applications et recherches.

Les États européens, notamment français et anglais, comprirent l’enjeu économique et tout le potentiel de ces recherches pour nourrir les grands voyageurs qu’étaient les soldats et les marins. Un ouvrage intitulé Préceptes sur la santé des gens de guerre daté de 1775 nous apprend que Louvois avait voulu en son temps importer en France une méthode orientale de réduction de la viande en poudre, pour nourrir les soldats. Cette poudre eut moins de succès que les tablettes plus facilement conservables, et ce pendant plus d’un an . Avant les fantassins, les marines britannique et française adoptèrent les tablettes pour lutter notamment contre le scorbut. Le célèbre James Cook en emporta dans son exploration du globe et on imagine que La Pérouse en fit autant. La fabrication de ce « bouillon-cube » gagna même la vie civile et on signale dans un guide de 1781 le travail d’un sieur Meusnier, traiteur parisien de la rue Saint-Denis à l’enseigne « Au Pavillon royal », qui s’en était fait une spécialité. Le procédé retenu ici était le plus souvent celui de la gélatine de viande.

Une nouvelle recette de bouillon en tablette, cette fois à base de gélatine d’os, fut mise au point pendant la Révolution française par Jean d’Arcet (1724-1801), sénateur du Consulat, puis par son fils Jean-Pierre-Joseph d’Arcet (1777-1844). D’autres savants philanthropes, comme Antoine Alexis Cadet de Vaux (1743-1828), s’en firent les promoteurs, tandis que le gouvernement accorda son soutien aux chercheurs. Mais la nouvelle méthode eut du mal à s’imposer  Une raison probable de cet échec est, selon les mots d’Arcet, que la gélatine de viande « restaure par son odeur et réjouit par sa saveur », tandis que la gélatine d’os est au contraire « insipide » et doit être assaisonnée.

À l’os ou à la viande, les tablettes de bouillon de viande parcoururent l’Europe dans les poches de quelques officiers prévoyants. C’est ainsi que le 15 octobre 1812, s’apprêtant à quitter Moscou, Bacler d’Albe rassura sa femme : il avait dans sa besace quelques tablettes de réserve. Apparemment, Napoléon lui-même en consomma.  Dans l’Itinéraire de Buonaparte de l’île d’Elbe à l’île de Sainte-Hélène, Fabry note, à la date du 4 mars 1815 : « À trois heures du matin, [Napoléon] demanda du café qu’on lui servit sur-le-champ. Il déjeuna, deux heures après, avec des tablettes de bouillon qu’il avait dans son nécessaire. » Des tablettes dans le nécessaire de voyage ? Cela prouve que l’Empereur consommait régulièrement ce bouillon ré-hydraté.

Le succès des bouillons portatifs ne s’est jamais démenti depuis. Les procédés de fabrications s’industrialisèrent et donnèrent naissance, dans la seconde moitié du XIXe siècle, aux grandes marques européennes qui emplissent aujourd’hui encore les placards de cuisine.

Aussi, la prochaine fois que vous jetterez un bouillon-cube (ou Kub) dans l’eau bouillante, faites-le d’un geste impérial : cela rendra ce bouillon détox encore plus savoureux !

François Houdecek, janvier 2020

François Houdecek est responsable des projets spéciaux à la Fondation Napoléon.

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