La lecture de l’article a été pour moi une authentique surprise, à la fois désagréable et instructive : avec habileté, citations tirées (et triturées) de la Correspondance générale et des écrits de Sainte-Hélène à l’appui, l’auteur (hélas anonyme) entend convaincre ses lecteurs que c’est en Égypte que le futur empereur eut la révélation (c’est le cas de la dire) de l’importance du « droit musulman » et s’en inspira quelques années plus tard pour donner le Code civil à la France ! Si je ne pesais pas mes mots, je dirais qu’on a affaire à un tissu d’absurdités à prétention « historique » qui n’évoque ni l’histoire de la codification en France, ni les tentatives de la réaliser pendant des siècles, ni les différents essais de la Révolution, ni les sources précises et bien connues du Code (venues du droit romain et des coutumes françaises)… qui n’ont évidemment rien à voir avec la charia. Rien non plus, évidemment, sur la non-confessionnalité de l’Etat proclamée par le même Code, origine de la laïcité française.
Je dois avouer qu’avant de vous proposer cette chronique d’humeur, j’ai beaucoup hésité. Devais-je passer l’article sous silence (il a tout de même eu 5 000 « clics » en une semaine) ? Devais-je m’insurger et, partant, lui donner une publicité qu’il ne mérite pas ? J’ai finalement décidé de vous en parler car ce texte aberrant illustre un travail souterrain, presque de fond, mené sans retenue ni contradiction par certaines Confréries pour que leurs affidés (et les autres) s’approprient, au filtre de leur religion qu’ils veulent conquérante, des pans entiers de l’histoire de France.
Le site qui a publié cet article est hébergé au Maroc depuis 2010 et prétend mettre en avant « les évolutions positives de notre monde et participer à l’épanouissement de ses lecteurs en partageant des conseils souvent issus des préceptes de l’islam ». Il regorge de ce type de saillies pseudo-sérieuses qui, n’en doutons pas, donnent du grain à moudre et de l’eau au moulin à ceux qui, comme le dit lui-même le chapeau de l’article, ignorent encore que « le droit musulman implique une richesse de notions juridiques et techniques remarquables, qui permet à ce droit de répondre à tous les besoins d’adaptation exigés par la vie moderne ». Ainsi, à bas bruit, on bourre le crâne à des naïfs ou on fournit des armes qu’on n’ose qualifier d’intellectuelles à ceux qui ne le sont pas.
Dernière précision, « ajib » peut se traduire par « étrange et surprenant », mais aussi par « merveilleux, sublime, admirable ».
Je choisis sans hésiter la première traduction.
Thierry Lentz, historien et directeur de la Fondation Napoléon.
Février 2019