Le Congrès de Vienne et le nouveau visage de l’Europe après Napoléon Ier

Auteur(s) : SÉDOUY Jacques-Alain de
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Introduction

C’est une Europe entièrement différente de l’Europe centralisée, dominée par la France, qui émerge de l’Acte issu du Congrès réuni à Vienne de septembre 1814 à juin 1815, comme des deux traités de Paris de 1814 et 1815. Ces actes diplomatiques trouvent leur origine dans l’expérience vécue par la coalition qui a abattu Napoléon. L’équilibre nouveau  du continent est établi de telle manière qu’aucune puissance ne puisse le dominer comme l’avait fait la France. Mais les négociateurs ne s’en sont pas tenus à la simple notion d’équilibre des puissances, comme on l’entendait au XVIIIe siècle. À propos de problèmes particuliers, comme de la question générale de la sécurité européenne, une idée nouvelle de l’Europe commence à émerger qui esquisse la conception que nous en avons aujourd’hui.

Le désaccord des alliés est apparu patent à Langres en janvier 1814

Castlereagh, exposé aux manœuvres unilatérales de Metternich tout au long de la seconde moitié de 1813, a proposé aux membres de la coalition un traité leur fixant des engagements et des objectifs communs. Mais s’ils ont finalement signé ce traité à Chaumont en mars, ils se sont révélés incapables de s’entendre sur la répartition entre eux des dépouilles de l’Empire napoléonien, ne manifestant leur accord que sur les sacrifices à demander à notre pays. À l’instigation des Britanniques, ils exigent que la France soit ramenée à ses frontières de 1792. Talleyrand et les Bourbons vont se plier à ces exigences, ne tentant à aucun moment de lier le sort fait à la France à celui qui sera réservé au reste de l’Europe, ce qui leur aurait permis de jouer sur les divisions des alliés. Ils ont même expressément accepté que la France ne participe pas aux décisions qui seraient prises sur les questions territoriales lors du Congrès à venir.

Quant au Congrès lui-même, dont le principe a été admis à Langres pour résoudre les problèmes restés pendants, personne n’a la moindre idée de la manière dont il sera conduit. Le premier « Sommet » européen va devoir explorer des voies, aujourd’hui bien balisées par ce que l’on appelle la diplomatie multilatérale. Une seule chose est claire pour les Quatre : les questions territoriales relèveront de leur seule responsabilité, et les puissances secondaires, parmi lesquelles ils rangent notre pays, devront s’incliner devant leurs décisions. On retrouvera le même type de problèmes cent ans plus tard dans la négociation du traité de Versailles.

On sait comment Talleyrand, au cours des premiers jours de la réunion de Vienne, va démolir la fragile construction élaborée par les Quatre pour justifier leurs prétentions. Il croit entrer dans leur groupe. Il sera finalement berné par Metternich, qui lui opposera l’utilité de contacts bilatéraux entre délégations. Talleyrand, qui a cru pénétrer dans le conseil des « Grands », trouve une salle vide. Les négociations se dérouleront en dehors de ce cadre et pendant trois mois le représentant de la France en sera exclu, n’obtenant finalement de rejoindre le groupe des grandes puissances que sous l’aile des Britanniques. Ce sont eux, et non lui, qui trancheront entre les ambitions des uns et des autres. La crise diplomatique, dont l’affaire de la Saxe est le centre, se résoudra d’une manière qui va à l’encontre de notre intérêt national. La Prusse s’installe sur la rive gauche du Rhin, pour prix du maintien du roi de Saxe, cousin de Louis XVIII, sur son trône. La diplomatie familiale des Bourbons l’a emporté sur ce qu’exigeait la sécurité de notre pays.

L’équilibre entre les puissances sur le continent est considéré par la Grande-Bretagne comme une condition essentielle de sa sécurité

Elle veut écarter à jamais la menace qu’avait représentée la France napoléonienne. Les conditions relativement clémentes obtenues par notre pays en 1814 seront sérieusement aggravées après la défaite de Waterloo. Les Britanniques auront cependant alors à coeur de ne pas trop humilier notre pays, pour qu’une France blessée ne soit pas un élément de trouble dans la partie de l’Europe sur laquelle ils exercent leur hégémonie. Ils seront ainsi amenés à s’opposer en particulier aux prétentions des Allemands qui devront attendre un demi-siècle pour obtenir ce qu’ils avaient réclamé, le détachement de l’Alsace-Lorraine de la France.

La Grande-Bretagne s’est efforcée de museler l’élément perturbateur de l’ordre européen qu’avait été pendant vingt ans la France. Au nord, notre frontière est désormais sous la surveillance d’un royaume puissant, les Pays-Bas, renforcés de la Belgique, qui constitue une tête de pont britannique sur le continent. Celle-ci peut s’appuyer au nord sur un État qui lui est contigu et qui est lui aussi sous influence britannique, le Hanovre, promu pour la première fois de son histoire au rang de royaume. Au nord-est, notre frontière, affaiblie par la perte de places-fortes comme Sarrelouis ou Landau, conquêtes de Louis XIV, est placée sous le contrôle d’une puissance qui monte en Europe, la Prusse. Sur les Alpes, le royaume de Piémont-Sardaigne, qui a annexé la république de Gênes, joue le même rôle et peut s’appuyer sur l’Autriche, installée en Lombardie-Vénétie. Au sud, enfin, l’Espagne est devenue, grâce aux campagnes de Wellington, un allié de la Grande-Bretagne. Le traité de juillet 1814 interdit le retour du « pacte de famille ».

Ainsi, Castlereagh a rempli le programme que Pitt s’était fixé en 1805 à l’égard de la France. Si l’on ajoute qu’au sud de l’Europe le royaume de Naples est sous l’influence discrète de la Grande-Bretagne, soucieuse de s’assurer la maîtrise des routes maritimes de la Méditerranée orientale, et qu’au nord le petit Danemark, qui contrôle l’accès à la Baltique, s’est placé sous sa protection pour bénéficier de son soutien dans la querelle qui l’oppose à la Suède au sujet de l’indemnité que celle-ci lui doit pour l’annexion de la Norvège, on peut considérer que tout l’Ouest de l’Europe est sous l’hégémonie de la Grande-Bretagne. Celle-ci n’a pour autant rien abandonné, bien au contraire, de ses ambitions sur les mers du globe.

À l’est, cependant, une autre puissance domine, la Russie. Avec le nouveau royaume de Pologne, constitué pour l’essentiel par l’ancien grand-duché de Varsovie et les provinces polonaises jadis annexées par la Russie et associé à la couronne impériale russe, elle s’avance loin au coeur de l’Europe, presque jusqu’à l’Oder. On comprend la crainte que l’Autriche en éprouve et la volonté de Metternich de trouver dans la Grande-Bretagne le contrepoids que la France de Napoléon n’a pas su lui offrir en 1813. On comprend aussi que la Prusse, dont la frontière est faible à l’est, soit condamnée à être un allié fidèle de la Russie. Une Russie qui, au surplus, a su s’agrandir au nord avec la Finlande et au sud avec l’annexion de la Bessarabie, qui touche aux bouches du Danube.

Entre les deux grandes puissances, dont la rivalité ne se limite pas à l’Europe mais s’étend à la Turquie et à la Perse, l’Allemagne constitue une sorte de zone tampon. Elle est suffisamment organisée pour ne pas permettre la résurgence de conflits qui menaceraient la paix en Europe et dans lesquels la Grande-Bretagne risquerait d’être entraînée. Mais son organisation est assez lâche pour que l’une des deux puissances qui, maintenant que la Suède s’est retirée du continent européen, la dominent, l’Autriche et la Prusse, ne puisse en prendre le contrôle. Au surplus, la première regarde maintenant autant, sinon plus, vers l’Italie où elle est largement possessionnée en Lombardie-Vénétie, tandis qu’une couronne de petits États qu’elle domine lui permet d’étendre son influence jusqu’aux États du Pape. La seconde, elle, n’a pas encore compris le parti qu’elle pouvait tirer de la position dont elle jouit en Allemagne : à l’ouest, elle exerce pour le compte de l’Allemagne toute entière le rôle d’une sentinelle qui monte la garde face à la France sur le Rhin, tandis qu’elle reste solidement implantée à l’est. Elle peut, si elle le veut, prendre la confédération germanique en tenaille. Pour le moment, son ambition est seulement de fédérer autour d’elle le nord de l’Allemagne, laissant le sud à l’Autriche.

Cependant, l’œuvre des traités de 1814-1815 ne s’arrête pas à cet équilibre des puissances, dans lequel on trouve un relent de la « politique de cabinet » du XVIIIe siècle

Sur un certain nombre de questions, les négociateurs de Vienne ont su trouver des solutions nouvelles qui traduisent l’émergence d’une idée de l’Europe qui connaîtra au siècle suivant, après des guerres meurtrières, un développement remarquable. Cette idée trouve son origine dans le sentiment d’appartenir à un continent commun, de partager les mêmes idéaux, de dominer le monde enfin.

Il en va ainsi en ce qui concerne le règlement du problème des préséances diplomatiques, jadis sources de frictions, parfois même de guerres, et qui mènera plus tard aux conventions de Vienne sur les immunités diplomatiques, puis sur le droit des traités. C’est encore le cas pour la navigation sur les grands fleuves européens, pour laquelle le Congrès de Vienne établit un régime de liberté qui existe encore aujourd’hui. Le développement économique du continent sera ainsi irrigué par de grandes artères où les marchandises circuleront librement. C’est enfin le cas pour la Suisse, dont la position centrale en Europe est essentielle pour l’équilibre du continent et dont la neutralité sera garantie par tous les États européens.

Mais c’est surtout, parmi ces balbutiements de l’idée d’Europe, la notion que la sécurité de chacun dépend de la bonne volonté de tous, qui cheminera au siècle suivant sous le vocable de « sécurité européenne », qui est la plus intéressante. Au printemps 1815, les Britanniques ont fait triompher l’idée d’un seul traité, dans lequel seraient inclus tous les compromis territoriaux auxquels on était arrivé, contre la thèse d’une multitude de traités entre les puissances intéressées. Ce sera l’« Acte de Vienne » dans lequel chacun est le garant de l’équilibre général, même si les solutions qui s’appliquent à lui ne le satisfont que partiellement.

Par ailleurs, l’idée d’une garantie que les puissances accorderaient au nouvel ordre européen a fait l’objet de discussions à Vienne. Le tsar s’en était fait le champion dès 1805 et Castlereagh a cru bien faire de lui en reparler, peu de temps avant de quitter Vienne pour rentrer à Londres. L’affaire a cependant échoué sur l’obstination de la Russie à ne pas admettre que cette garantie soit étendue à la frontière entre elle et la Turquie. Les Turcs n’ont pas fait non plus preuve de souplesse et le retour de Napoléon au pouvoir a fait passer ce problème au second plan.

Il redevient d’actualité à Paris à l’automne 1815. Mais tandis que le tsar, de plus en plus sous l’empire d’une exaltation mystique, propose un pacte unissant les souverains européens pour la défense des principes chrétiens censés inspirer leur politique (ce sera la « Sainte Alliance » de septembre 1815), Castlereagh, beaucoup plus pragmatique, inscrit dans le projet de traité soumis aux alliés, qui renouvelle en novembre contre notre pays les engagements de Chaumont, une disposition aux termes de laquelle les puissances pourront se réunir « à des époques déterminées » pour se concerter sur tout problème qui pourrait menacer l’ordre nouveau institué en Europe. C’est une disposition novatrice, à laquelle personne n’a objecté sur le moment et que Castlereagh s’est bien gardé de souligner auprès de son gouvernement, peu désireux de s’engager sur le continent. C’est en réalité une sorte de « Conseil de Sécurité » européen qui est mis en place, à la différence qu’il ne siègera pas de manière permanente et que les petites puissances n’y seront admises que pour les affaires qui les intéressent.

Cette concertation européenne, à laquelle notre pays sera admis en 1818, sera à l’origine des Congrès qui vont rythmer la vie diplomatique sur le continent jusqu’en 1822. Elle se prolongera bien au-delà et prendra même une forme permanente dans la seconde partie du siècle, dans certains domaines particuliers.

L’ordre européen issu des traités de 1814-1815, en ignorant la montée des nationalismes qui allait marquer le XIXe siècle, comportait évidemment un élément de fragilité. Mais des mécanismes ont été créés et un état d’esprit prévaut qui vont permettre d’amortir les chocs. En 1914, le visage de l’Europe n’est plus tout à fait celui de 1814 en raison de l’unité de l’Allemagne et de l’Italie et de l’effondrement de l’empire turc dans les Balkans. Mais cette évolution s’est accomplie sans heurts majeurs. Les crises sont restées locales.

La guerre qui éclate en 1914 sera la conflagration générale qui mettra un terme à l’ordre institué à Vienne un siècle auparavant et il reste intéressant de savoir pourquoi les amortisseurs qui avaient joué tout au long du siècle n’ont cette fois pas fonctionné.

Bibliographie succincte :


– J. Bérenger et G.-H. Soutou. L’ordre européen du XVIe au XXe siècle, colloque 15-16 Mars 1996, Presses de l’Université, Paris, Sorbonne 1998.
– Henry Kissinger, Le chemin de la paix, Paris, Denoël, 1972.
– Pierre Renouvin (sous la direction de), Histoire des relations internationales, Tome IV : La Révolution française et l’Empire napoléonien, par André Fugier, Tome V : L’Europe des nationalités et l’éveil des nouveaux mondes, par P. Renouvin, Paris, Hachette, 1954.
– Paul W. Schroeder, « The transformation of European Politics 1763-1848 », The Oxford History of Modern Europe, Oxford, Clarendon Press, 1994.

Notes

 

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien (acte du colloque de Vichy, septembre 2003)
Numéro de la revue :
451
Numéro de page :
27-29
Mois de publication :
février-mars
Année de publication :
2004
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