Le corps médical britannique à Sainte-Hélène (1815-1821)

Auteur(s) : BENHAMOU Albert
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Le corps médical de Sainte-Hélène a joué un rôle important dans l'histoire de la captivité de Napoléon. Plusieurs médecins ont été tour à tour impliqués comme agents, informateurs, intermédiaires, et éventuellement comme médecins, quoique sans grand succès. Leur position dans l'armée ne se prêtait guère à une indépendance de jugement. Pourquoi était-ce le cas, et quel fut leur rôle ?
Le corps médical britannique à Sainte-Hélène (1815-1821)
Dr Archibald Arnott (c) DR

L'armée britannique a été organisée en régiments après le retour de la monarchie en 1660. Chaque régiment devait inclure un chirurgien et son assistant. Les premiers hôpitaux de campagne furent introduits par le duc de Marlborough pour suivre ses armées sur le continent pendant les guerres du XVIIIe siècle. Les services médicaux furent ensuite améliorés au cours des guerres napoléoniennes. En octobre 1811, Wellington réclama un « inspecteur général des hôpitaux » pour son armée engagée dans la guerre d'Espagne. James McGrigor, nommé à ce poste, fut très vite apprécié par son chef qui écrira au gouvernement, dès avril 1812, qu'il le considérait « comme un des fonctionnaires les plus industrieux, les plus capables et les mieux couronnés de succès qu'il n'ait jamais rencontré ».

Chirurgiens, médecins et pharmaciens

Après l'expédition de Walcheren en 1809, où l'on compta 106 soldats morts au combat contre 4 000 décès dus aux maladies, une commission de médecine (Medical Board) fut créée pour organiser les services médicaux. Mais des conflits d'intérêt régnaient entre les trois fonctions médicales, à savoir les chirurgiens, les médecins et les pharmaciens, qui étaient chacune représentées par un membre distinct au sein de cette commission. Les médecins et les pharmaciens avaient étudié leur discipline à l'université et, de rang social souvent élevé, jouissaient d'une grande considération. Bien que leur science fût encore à l'état embryonnaire et loin d'être reconnue, ils avaient accès aux postes de prestige dans les services généraux, dont le contrôle des hôpitaux et des fournitures. La corruption n'y était cependant pas absente et le manque d'efficacité portait un préjudice au bien-être des blessés et des malades sur le terrain, comme McGrigor l'avait constaté en Espagne.
 
Les chirurgiens, issus de milieux modestes, avaient moins de formation médicale. Aussi leur statut était le moins respecté. Dans les listes de l'armée (Army List), ils étaient cités en dernier dans la composition des régiments, n'étant considérés ni comme soldats ni comme gentlemen ! Les officiers d'origine aristocratique les traitaient souvent avec dédain. Et, à la marine, ils étaient souvent appelés à être les barbiers de service ! Cependant, grâce à une expérience mûrie sur les champs de bataille et aux nombreux services rendus aux soldats, le chirurgien gagna progressivement en prestige au cours des guerres napoléoniennes. Son rôle finit par être reconnu par tous les chefs militaires, dont Wellington.
 
À la fin des hostilités, McGrigor fut nommé à la Commission de Médecine et, dès juin 1815, il fut promu au poste de directeur général. Fort de son expérience de terrain, à l'inverse des autres membres, il commença à réorganiser les services médicaux. Et il y avait beaucoup à faire. En effet, dans la marine par exemple, la guerre avait coûté, depuis 1794, la vie à 63 000 hommes environ, dont à peine 7 000 morts au combat, contre près de 45 000 décès pour cause de maladie ! De telles statistiques appelaient à des changements dans les services médicaux.
 
Tout au long de son long mandat de trente-six ans, McGrigor introduisit de nombreuses réformes dont l'envoi de préfabriqués pour servir de dispensaires sur les zones de guerre, la mise en place d'un système pour l'évacuation des blessés, reprenant le modèle des « ambulances volantes » créées par Larrey, l'obligation pour les corps d'armée d'émettre régulièrement des bilans de santé, l'établissement de statistiques sur les morts, les blessés et les malades, l'assistance aux veuves de guerre grâce à des sociétés caritatives (l'Army Friendly Society en 1816, puis l'Army Benevolent Society en 1820), et un processus d'examen très minutieux dans la sélection des chirurgiens souhaitant obtenir une commission auprès d'un corps d'armée. Mais un manque de mise en pratique, dû à la longue période de paix qui suivit Waterloo, fera oublier les leçons apprises lors des guerres napoléoniennes. Bon nombre de problèmes surgiront lors de la guerre de Crimée, et il faudra attendre 1857 pour voir s'instaurer une organisation médicale plus efficace, et indépendante, avec la formation du Royal Army Medical Corps (RAMC), toujours en place aujourd'hui. C'est dans le contexte des bouleversements qui accompagnèrent la fin de l'Empire en 1815 que se situèrent ces premières réformes dans l'organisation médicale de l'armée britannique. Au même moment, débutait la captivité de Napoléon à Sainte-Hélène.

L’arrivée de Napoléon

Avant le départ de l'Empereur en exil volontaire, le docteur Louis Maingault avait été placé auprès de lui comme médecin personnel. Mais, Napoléon croyant pouvoir bénéficier d'un asile politique en Angleterre, se retrouva captif des Anglais. Une fois que fut connu le lieu assigné à sa détention, au beau milieu de l'Atlantique Sud, Maingault décida de ne pas suivre son illustre patient. Il fallut lui trouver un remplaçant de dernière minute. Le choix se porta sur Barry O'Meara, le chirurgien irlandais qui se trouvait en service sur le Bellérophon. Il s'était intéressé au sort des Français depuis leur venue à bord du navire britannique, et les avait soignés du mal de mer.  
 
Depuis 1659, Sainte-Hélène se trouvait sous l'autorité de la Compagnie des Indes Orientales, véritable multinationale. L'île était une étape bien appréciée dans la route maritime entre l'Asie et l'Angleterre. Des centaines de navires marchands y faisaient escale chaque année lors de leur long contournement du continent africain. Cet avantage géographique ne périclita qu'avec l'ouverture du canal de Suez en 1869. Ce passage saisonnier apportait aussi son lot d'inconvénients : un certain nombre de maladies contagieuses se répandaient d'Asie vers l'Europe en touchant les comptoirs maritimes. Ce fut le cas notable de la grippe qui frappa Sainte-Hélène en 1816, alors que, inversement, grâce à l'établissement de mesures préventives, l'île fut épargnée par l'épidémie de choléra qui avait débuté en Asie à cette époque, avant de se répandre quelques années plus tard sur l'ensemble du continent européen.
 
Pour la garde de Napoléon, le gouvernement britannique réquisitionna l'île. Au moment de l'arrivée du captif en octobre 1815, la Compagnie des Indes Orientales employait un régiment d'infanterie et un d'artillerie, soit 700 hommes au total, presque tous recrutés à l'extérieur. Le docteur David Kay avait la responsabilité de l'intendance médicale. Il prendra sa retraite en 1820 et sera remplacé par le docteur Matthew Livingstone, arrivé en 1815 et qui sera bien connu des exilés français puisqu'il pratiquait les accouchements. La Compagnie dépêcha aussi un chirurgien pour son régiment d'artillerie, James Roche Verling, qui fit le voyage à bord du navire Northumberland, en même temps que Napoléon et son entourage. Pour la pharmacie, la commission de médecine y avait nommé son représentant, James W. Simpson, depuis mai 1815. Bien évidemment, avec les captifs, le gouvernement britannique renforça considérablement la présence militaire à Sainte-Hélène, notamment par un régiment d'infanterie et une marine. Cet afflux, qui augmenta la population de moitié, ne fut pas sans créer des problèmes de logistique et d'approvisionnement car l'île ne survivait que grâce à l'importation de presque tous ses produits de consommation.
 
Au début de sa captivité, Napoléon était en bonne santé et O'Meara lui servait surtout de compagnon, avec qui il conversait en italien. Il était aussi le canal informel de communications entre le prisonnier et son geôlier, lorsque tout autre moyen officiel devenait difficile voire impossible. Notamment, les tensions augmentèrent sensiblement après l'installation de Napoléon à Longwood, car les conditions de surveillance et les restrictions de liberté s'y faisaient plus ressentir.

Hudson Lowe, Longwood et les médecins

Le gouvernement britannique nomma le lieutenant-général Sir Hudson Lowe comme gouverneur civil et militaire. Il arriva à Sainte-Hélène en avril 1816 avec un état-major choisi par ses soins. Pour sa mission, il avait judicieusement emmené un « inspecteur des hôpitaux », quoique cette fonction eût pu paraître excessive au vu des besoins. Son choix s'était porté sur Alexander Baxter, un chirurgien qui avait déjà servi sous ses ordres en Méditerranée. Cette décision relevait cependant des prérogatives de la commission médicale, qui nommait des docteurs en médecine à de tels postes, et non de simples chirurgiens régimentaires. Le nouveau gouverneur, qui était intelligent et perspicace, et aussi un administrateur fort pointilleux, avait sans doute ses motifs, jugeant utile de s'adjoindre une autorité médicale afin de mieux contrôler les questions de santé lors de sa mission à Sainte-Hélène. Baxter remplit bien ce rôle, et fut considéré comme un pion aux mains du gouverneur. Par exemple, en février 1818, le décès de plusieurs personnes dans l'île, dont Cipriani, le maître d'hôtel de Napoléon, avait fait penser à une de ces contagions apportées par la flotte marchande de passage, d'autant que certains navires étaient arrivés avec leur équipage presque entièrement malade. Cependant, à la demande du gouverneur, Baxter fit taire les rumeurs et émit un rapport de santé pour expliquer les cas de décès qui avaient eu lieu. Hudson Lowe craignait sans doute qu'un constat de contagion l'eût obligé à faire évacuer l'île, et son prisonnier ! Quelque temps plus tard, Baxter était impliqué dans l'affaire des « faux bulletins » de santé de Napoléon, une tache qui lui resta indélébile.
 
Plusieurs régiments d'infanterie se sont succédés à Sainte-Hélène pour la garde de Napoléon. Le premier, le 2e bataillon du 53e régiment, embarqua en août 1815 avec les Français. Il fut cantonné sur le plateau de Deadwood dès novembre 1815, avant l'installation de Napoléon à Longwood. Au cours de l'année 1817, les réductions d'effectifs militaires engagées depuis l'arrêt des hostilités s'appliquèrent à ce régiment. Un certain nombre de soldats rentrèrent en Angleterre avec la demi-solde, alors que d'autres optèrent pour s'engager dans le 1er bataillon qu'ils rejoignirent en Inde. Là, l'épidémie de choléra fut la cause de nombreux décès, dont le major Fehrzen, qui avait entretenu de bons rapports avec Longwood, et même Papps, le chirurgien du régiment. Le 2e bataillon du 66e régiment arriva entre avril et mai 1816. Cantonné à Jamestown, il fut aussi concerné par les réductions d'effectifs. Une partie rentra en Angleterre, alors que l'autre rejoignit le 1er bataillon, arrivé en juillet 1817 pour remplacer le 53e régiment sur le plateau de Deadwood. Le chirurgien-assistant du régiment était Walter Henry. Le chirurgien du régiment, Matthew Heir, quitta l'île en avril 1819 et ne sera remplacé qu'en mars 1821 par Francis Burton, médaillé de Waterloo après avoir servi dans le 4e régiment placé en plein centre du champ de bataille. En février 1820, le 66e régiment quitta le cantonnement de Deadwood, pour s'installer à Jamestown et à Francis Plain, et y fut remplacé par le 20e régiment. Ce régiment, le dernier en poste près de Longwood jusqu'au décès de Napoléon, avait pour chirurgien Archibald Arnott, et son assistant George Henry Rutledge.

Et aussi la Royal Navy

Pour protéger l'île, le gouvernement britannique avait obtenu de l'Amirauté l'envoi d'une flotte sur place. Tout naturellement, celle de l'amiral Cockburn, qui y avait mené Napoléon, eut cette première tâche. Le chirurgien sur le navire amiral Northumberland était William Warden. Lors de la traversée, et ensuite à Sainte-Hélène, il eut l'occasion d'avoir des conversations avec Napoléon et son entourage, assisté par le comte de Las Cases comme interprète. Par quelques lettres, Warden rapporta ces anecdotes à sa fiancée, restée en Angleterre. À son retour à Londres, on lui suggéra de publier ces lettres. Le premier ouvrage à décrire un Napoléon sous un angle plus humain que celui des bulletins de la Grande Armée vit ainsi le jour et eut un succès retentissant. L'ouvrage causa quelque souci à son auteur et provoqua un interdit pour tout officier ou soldat en poste à Sainte-Hélène de mentionner la situation du captif dans leur correspondance, même privée. Le docteur O'Meara, lui, passa outre cet interdit car il correspondait avec un ami de l'Amirauté à Londres, et ses lettres, appréciées en haut lieu, furent même discrètement encouragées. À la suite du départ houleux du général Gourgaud de l'entourage de Napoléon en début 1818, et de ses indiscrétions à Londres, O'Meara fut renvoyé du service de Longwood en juillet 1818. Comptant sur des appuis à l'Amirauté, qu'il n'obtint pas, il fut radié de ses services. Désenchanté et se sentant trahi, il se vengea à coup d'articles de presse et d'ouvrages pour décrire les mauvais traitements que subissait l'illustre captif aux mains de son geôlier Hudson Lowe. Sur le coup, cette guerre médiatique causa plus de mal à Hudson Lowe que de bien à Napoléon mais, à terme, elle fit d'O'Meara un des piliers de la légende napoléonienne. Après le renvoi d'O'Meara, Napoléon resta sans médecin et se refusait évidemment à recevoir tous ceux que le gouverneur lui proposait. Le chirurgien Verling fut cependant installé à Longwood et soigna avec succès les compagnons de Napoléon qui regrettèrent son départ en septembre 1819.  
 
La flotte de Cockburn fut relevée en juin 1816 par celle de l'amiral Malcolm, qui entretint des relations cordiales avec Longwood et tenta, en vain, d'intercéder dans la relation qui se détériorait entre Napoléon et Hudson Lowe. Les rapports entre le gouverneur et l'amiral empirèrent eux aussi et, après à peine un an de mission, la flotte de Malcolm fut remplacée en juin 1817 par celle de l'amiral Plampin. Des circonstances personnelles ont cependant fait de lui le pion de la politique de Lowe. Le chirurgien de marine John Stokoe en fit les frais car il se trouva mêlé aux récriminations du gouverneur envers O'Meara. Après avoir été appelé au chevet de Napoléon en janvier 1819, et s'être fait offrir de devenir son médecin personnel, on fit pression sur lui pour qu'il demandât son renvoi de l'île. D'autant que le gouverneur avait su, une fois encore, utiliser les bons services du médecin-chef Baxter pour bâtir une contre-expertise médicale et ridiculiser le pauvre chirurgien de marine dans son diagnostic de santé envers son « patient ». À peine rentré en Angleterre, Stokoe fut cependant renvoyé à Sainte-Hélène ! Il pensa qu'on allait lui accorder de remplacer O'Meara auprès du captif. Mais ce fut plutôt une cour martiale qui l'attendait, avec pas moins de dix chefs d'accusation. Il fut radié des services médicaux de l'Amirauté, bien qu'ayant été un vétéran de Trafalgar.  
 
La leçon fut retenue à Sainte-Hélène et, dès lors, aucun médecin britannique ne souhaita s'approcher de Longwood! Quant à Baxter, jugeant sans doute que sa réputation médicale allait souffrir des rôles que le gouverneur lui faisait jouer, il demanda à rentrer en Angleterre pour raison de santé, prétextant que le climat de l'île la ruinait… Un motif de départ bien connu des habitants de l'île – dont Mme de Montholon, qui put elle-même l'utiliser pour son départ en juillet 1819 –, mais le geôlier refusait absolument de l'admettre pour son prisonnier. Cependant, après le renvoi de Stokoe en septembre 1819, il ne restait à Napoléon que vingt mois à vivre. La flotte de Plampin resta jusqu'en juillet 1820, lorsqu'elle fut enfin relevée, après trois années de bons et loyaux services, par celle de l'amiral Robert Lambert. À cette époque, les tensions entre Longwood et Plantation House étaient presque entièrement tombées. Le gouverneur avait fait construire de nombreuses routes au travers de l'île et avait grandement étendu le périmètre de liberté des captifs. Napoléon, pour la première fois, avait repris les promenades après quatre années d'isolement, pouvant se déplacer dans ce vaste périmètre sans être suivi par un officier de service, ni être importuné par les sentinelles. Depuis l'été 1819 et durant toute l'année 1820, il s'adonna au jardinage et aux promenades en calèche. Mais son obésité d'alors ne lui permit pas de monter à cheval comme avait été son habitude durant sa vie.

La situation s’aggrave

Depuis septembre 1819, Longwood avait un nouveau médecin, corse de surcroît, envoyé d'Italie par la famille Bonaparte : François Antommarchi. Il remplaça Verling à Longwood mais, tant auprès de Napoléon qu'auprès de son entourage, le nouveau venu ne se montra pas à la hauteur des espérances. Or la santé de l'illustre patient commença à donner des signes d'inquiétude à l'automne 1820. Maux gastriques, douleurs au flanc droit, froideurs glaciales aux extrémités, difficultés respiratoires, nausées, sueurs froides, nuits sans sommeil, manque d'appétit, fièvres nocturnes, et ainsi de suite, devenaient les symptômes de la détérioration progressive de la santé de Napoléon. Il perdait du poids et passa en six mois d'une obésité remarquée, comme en témoignent divers croquis de 1820, à une silhouette qu'on disait être celle qu'il avait eue dix ans auparavant. En se voyant si émacié, une fois qu'il changeait de vêtements, il s'écria que « le Diable avait croqué ses jambes » !
 
La date du 17 mars 1821 est considérée comme le prélude de la mort de Napoléon. Ce jour-là, il décrivit à son entourage une douleur gastrique comme un « coup de canif » et il ne quitta plus le lit. Tous les symptômes augmentèrent alors en fréquence et en intensité, jusqu'à la dernière heure. Son médecin étant incapable d'enrayer la crise, Bertrand et Montholon eurent raison des réticences du malade à faire appel aux secours d'un médecin britannique. Ils convoquèrent le docteur Arnott, du 20e régiment, à son chevet.
 
Certainement par crainte de représailles, Arnott déclara à Hudson Lowe que son captif n'était pas malade et que la seule chose qui le remettrait sur pied était de lui annoncer qu'un navire venait d'ancrer pour le ramener en Europe ! Il continua dans ces déclarations presque jusqu'au décès de son patient. Le soir du 5 mai 1821, un peu avant 18 heures, tandis que le soleil se couchait sur Sainte-Hélène après de violentes intempéries, Napoléon rendit l'âme. Les habitants de l'île venaient à peine d'apprendre qu'il était malade, tant on craignait de mentionner ce sujet devenu tabou depuis l'affaire Stokoe. Avant de mourir, Napoléon avait laissé à son entourage des instructions très précises. Il souhaita notamment que l'on pratiquât une autopsie afin de découvrir l'origine de sa maladie mortelle et pour prévenir son fils d'une maladie qu'il croyait héréditaire. Son père, Charles de Buonaparte, était mort d'un cancer de l'estomac en 1785. Antommarchi, en présence des médecins militaires britanniques et du médecin civil Livingstone, pratiqua l'ouverture du corps. Elle décela un certain nombre de problèmes de santé chez Napoléon, et dévoila la raison évidente de son décès : il avait souffert d'un ulcère gastrique perforant, compliqué par un cancer qui avait rongé les 7/8es de la paroi interne de l'estomac. L'ulcère, quoique ayant un trou suffisant pour y passer le petit doigt, n'avait pas été mortel, car il avait été heureusement obturé par la partie adjacente du foie, en contact par-dessus. Sans cette circonstance, Napoléon serait mort d'une septicémie plusieurs mois auparavant. Mais son estomac était dans un état si lamentable qu'il lui aurait été impossible de survivre bien longtemps. Cet état avait, de plus, causé une hémorragie interne car, pendant près de deux semaines avant son décès, Napoléon avait commencé à vomir des matières noirâtres, comme du «marc de café ». Ce rejet s'explique par le sang de l'hémorragie qui s'oxyde à cause de l'acidité des fluides gastriques. Autrement dit, une anémie couvait et aurait eu raison de Napoléon plutôt tôt que tard. Enfin, il ne faut pas exclure le choc causé par la tentative de la dernière heure des médecins britanniques qui, convaincus que Napoléon souffrait d'une obstruction abdominale, lui firent avaler une forte dose de calomel pour libérer les intestins. Ce médicament, tout à fait contre-indiqué dans le cas de maladie gastrique, causa une crise telle qu'elle jeta Napoléon dans un coma dont il ne s'est presque pas relevé avant le décès. La médecine de l'époque, encore bien balbutiante, était incapable de le sauver.

Bilan médical

Quelques mois avant la mort de Napoléon, McGrigor avait su profiter du retour de Baxter en Angleterre pour imposer son choix d'un médecin en charge des hôpitaux à Sainte- Hélène. Il s'agissait de Thomas Shortt, un docteur en médecine écossais. Cette nomination, faite sans concertation avec Hudson Lowe, n'était pas pour lui plaire et les tensions devinrent visibles dès l'arrivée du docteur fin décembre 1820. Au moment de l'autopsie de Napoléon, Shortt déclara nettement qu'il considérait que le foie de Napoléon était bien plus gros que normal et, fort de l'autorité que lui conférait sa position, alors que les autres médecins ne tombèrent pas tous d'accord avec lui, il fit coucher cette opinion dans le premier rapport d'autopsie remis à Hudson Lowe. Le gouverneur, qui avait passé tant d'années à lutter contre l'hypothèse que Napoléon était malade du foie, comme l'avaient soutenue O'Meara et Stokoe, força Shortt à biffer la phrase qui aurait jeté un discrédit sur la ligne de conduite officielle. D'autant que l'hépatite était réputée comme une maladie endémique de l'île, et aurait pu justifier le renvoi du captif vers un meilleur climat. Le médecin en chef n'en garda pas moins le rapport original dans ses archives, et raya la phrase en question en indiquant, en marge : « Les mots oblitérés ont été supprimés par ordre de sir Hudson Lowe. »
 
La médecine à Sainte-Hélène était loin d'être indépendante lorsqu'une circonstance touchait à la santé de l'île, surtout si elle concernait le « prisonnier de l'Europe ». Les médecins ont été les instruments de la politique du gouverneur. Mais Napoléon a lui aussi abusé de la médecine, pour se faire passer pour plus malade qu'il ne l'était lorsqu'il était en bonne santé. À Longwood, on le savait. Hudson Lowe s'en doutait. Et le ministre Bathurst avait fini par l'apprendre par les assertions de Gourgaud. Pour le gouvernement, Lowe s'était laissé abuser par O'Meara. Embarrassé, le gouverneur montra depuis lors un zèle à refuser d'admettre que son prisonnier était malade, à moins que ce dernier ne lui permît de s'en rendre compte, par une seconde opinion médicale. Évidemment, Napoléon ne se serait pas laissé consulter par un médecin dont l'indépendance pouvait être mise en doute. Aussi, lorsqu'il tomba réellement malade, personne ne le croyait plus, pas même son entourage à Longwood, sauf quelque temps avant son décès. Dès son arrivée, Antommarchi avait dû entendre chuchoter que la maladie de Napoléon était feinte, afin de justifier un retour en Europe. Et il ne montra aucune assiduité à son chevet, jusqu'aux derniers stades de la maladie. Dès qu'il s'agit de la captivité de Napoléon à Sainte- Hélène, pour la médecine comme pour d'autres aspects, il faut souvent partager les torts entre le geôlier et son illustre prisonnier.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
487
Numéro de page :
10-17
Mois de publication :
Avril-juin
Année de publication :
2011
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