Le coup de dés de Bonaparte. Les risques militaires de l’expédition d’Egypte

Auteur(s) : JOURQUIN Jacques
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L'expédition d'Égypte qui apparaît a posteriori comme un coup extrêmement risqué – et qui échoua politiquement et militairement – n'était cependant pas le fait d'un coup de tête de Bonaparte ou d'un coup de sang du Directoire pressé de voir s'éloigner le vainqueur d'Italie. En plus des motifs sérieux qui y conduisaient, de bonnes probabilités de succès justifiaient apparemment la décision. Mais ce fut quand même un coup de dés. Ce  » coup de dés  » que Bonaparte n'avait pas voulu jouer pour l'invasion de l'Angleterre.

L’étude des risques

Quelles pouvaient être les chances favorables ou les risques d'échec ?
En dehors des difficultés climatiques que tous les Européens négligent à l'époque (comme le fera en partie Napoléon en Russie) l'Égypte était impuissante militairement et on en eut la preuve. Volney avait cependant prévenu: « …si des ennemis de Dieu et du Prophète osaient y débarquer, Turcs, Arabes, paysans, tout s'armerait contre eux ; le fanatisme tiendrait lieu d'art et de courage… ». D'où l'attitude de Bonaparte vis-à-vis de l'islam, peut-être plus calculatrice que respectueuse.
La Turquie, en admettant que la solution diplomatique échouât, pouvait-elle intervenir par la force ? Elle le pouvait, et elle le fit. Mais les guerres russo-turques de 1769 à 1774 et de 1787 à 1792 avaient montré la médiocrité pour ne pas dire plus de l'armée ottomane. Par ailleurs les Français occupaient déjà les îles Ioniennes, les Balkans secouaient l'autorité de La Porte, Malte pouvait aisément être conquise (elle le fut), les positions géo-stratégiques étaient donc fortes.
Qu'en était-il des puissances militaires de la Prusse, de la Russie et de l'Autriche ? Talleyrand avait largement argumenté que ces trois pays n'avaient aucun intérêt à s'opposer à la France dans ce projet. Mais, si elles le faisaient ? Les deux premières (surtout la première) étaient bien loin du théâtre d'opérations. La Russie interviendrait peut-être en aidant les Turcs, mais on pouvait douter de l'efficacité de cette aide à une armée si mal en point. (Pourtant, la flotte russe-turque commença à reprendre les Iles Ioniennes aux Français en octobre 1798). La troisième, l'Autriche, sortait d'une série noire de défaites en Italie d'où Bonaparte avait menacé Vienne, et ses forces, faute d'ouvrir à nouveau un front en Italie alors qu'on négociait à Radstadt, étaient mal placées pour s'opposer aux Français.

La menace anglaise

Restait l'Angleterre, la dernière combattante de la coalition. Cette nation de seulement onze millions d'habitants avait la suprématie navale sur toutes les mers du globe et donc les moyens (en plus des raisons) de s'opposer à l'expédition, à condition que cette opposition soit celle de la Royal Navy. L'armée en effet n'était pas de taille et ne le sera pas de sitôt.
Pour Bonaparte, la décision militaire se ramenait donc à un calcul de chances avec la marine britannique. En effet, prélever un corps expéditionnaire de 36 000 hommes (dont 2 200 officiers, ce qui est un fort pourcentage) avec leurs armements et leurs approvisionnements sur les armées de la République n'était pas un problème difficile, juste une question d'organisation ardue mais dont le vainqueur d'Italie connaissait bien la réponse. Le vrai risque résidait dans le transport et sa sécurité. Le transport par des bateaux marchands aisément trouvables dans les ports français et italiens de la Méditerranée était possible. L'escadre militaire en revanche restait le point délicat de toute l'opération.
On sait que la belle marine de Louis XVI avait gravement souffert en bâtiments et en hommes depuis 1789. En janvier 1798, l'amiral Brueys était en Adriatique avec quelques vaisseaux, le reste était à Toulon. On demanda donc à Brueys de rallier Toulon, et on fit les comptes. Quand on eut éliminé les navires vénitiens de mauvaise qualité saisis l'année précédente et les bâtiments en trop mauvais état on put mettre à la disposition de Brueys treize vaisseaux : le navire amiral L'Orient (ancien Sans-culotte !) un impressionnant trois-ponts de 118 canons lancé en 1790, le plus grand vaisseau de son temps) ; trois de 80 : le tout neuf Franklin, Guillaume-Tell, Tonnant ; huit de 74 : Aquilon, Généreux, Guerrier, Heureux, Mercure, Peuple-Souverain, Spartiate, Timoléon ; un de 64 : Conquérant. Plus six frégates et des petits bâtiments. Mais trois vaisseaux étaient fort âgés : Conquérant (cinquante-huit ans), Guerrier (quarante-sept), Peuple-Souverain (quarante-six), le plus vieux ne pouvait supporter que de l'artillerie légère. Pour parler vulgairement, on avait raclé les fonds de tiroirs.
Cette escadre n'était pas sans valeur technique – elle avait même des bâtiments  » du dernier cri  » – mais elle souffrait d'équipages médiocres, en nombre insuffisant même si chaque vaisseau portait 400 à 500 soldats. Les bâtiments étaient surchargés en hommes et matériel. Enfin l'ensemble ne pourrait pas marcher plus vite que le convoi qui, rassemblé, comptera 300 voiles environ : difficulté majeure que connaîtront les convois américains de l'Atlantique pendant la Seconde guerre mondiale.
En face d'elle, une marine britannique forte de 140 vaisseaux au total contre 45 pour toute la flotte française, bien équipée, bien entraînée, bien commandée avait tout pour faire échouer la tentative.

Un véritable coup de dés

C'est là que réside en fin de compte le seul coup de dés de Bonaparte. Car même si le Directoire fut bien le décisionnaire de l'expédition on peut douter qu'elle ait eu lieu sans Bonaparte. Pour son expédition il dût mobiliser la totalité de la flotte française en Méditerranée et les rapports de situations sinon de forces faisaient qu'elle courait le risque d'être détruite et avec elle le convoi. Est-ce son ignorance des choses de la mer qui inspira sa conduite ou le fit-il en connaissance de cause comme il le prétendit postérieurement ? L'inspection de la Marine pour le projet de débarquement en Angleterre lui avait pourtant révélé la faiblesse de nos forces navales.
Si la conjugaison du tempérament impétueux de Nelson (voir plus loin) et d'une incroyable chance française évita la perte de l'escadre pendant la traversée et donc inéluctablement celle du convoi, le même tempérament de l'amiral anglais aboutit au désastre d'Aboukir. Aurait-il alors échoué que l'équation restait la même : la lutte de la seule escadre française de la Méditerranée contre le potentiel de la flotte britannique ne pouvait que se terminer par une défaite navale. Ainsi donc, Bonaparte prit le risque probable d'échouer dans sa traversée et le risque absolu – qui se réalisa – de se laisser enfermer dans sa conquête. L'issue par la terre qu'il chercha ensuite en Syrie ne pouvait réussir. Avec des effectifs trop faibles et l'impossibilité de recevoir des renforts, il se heurta assez vite aux forces ottomanes soutenues par les Anglais (peut-être plus tard par les Russes ?) et une victoire à Saint-Jean-d'Acre n'aurait fait que retarder l'échéance.
Quoi qu'il en soit, Bonaparte a placé son destin du 29 mai au 1er juillet 1798 dans les mains d'un amiral anglais avec une grande probabilité d'échec.

L’Angleterre "dans le brouillard"

Au printemps de 1798, l'Angleterre avait pris très au sérieux les menaces d'invasion de son territoire ou, en tout cas, le gouvernement de Pitt avait fait semblant d'y croire pour pouvoir lever d'importantes contributions militaires et intimider l'opposition libérale. Il suspendit l'Habeas Corpus et remit en vigueur l'Alien Bill. Des dispositifs de sécurité furent installés le long des côtes et des mesures de protection imposées à la population. Au sein du cabinet, on envisageait également une invasion du Portugal ou de l'Irlande (tentative qui eut bien lieu mais avec des forces très faibles). Pitt écrivait le 31 mai :  » Les Français vont probablement essayer le projet grandiose d'envahir l'Irlande en partant de Toulon.  » En fait, les Anglais ne savaient rien de précis, troublés en outres par les forces rassemblées dans le Midi et appelées  » aile gauche de l'armée d'Angleterre « . Bien que quelques dizaines de personnes fussent au courant et que les préparatifs inclussent documents, matériel et personnels concernant le monde arabe, les gouvernants britanniques ne purent percer le secret de l'expédition d'Égypte.

Nelson à l’affût

L'Amirauté pour sa part, donnant la mesure de son organisation et de son expérience, ne se contenta pas d'hypothèses. Le 2 mai, Spencer, le premier Lord, fit connaître à Lord Jervis qui bloquait une escadre espagnole à Cadix son intention d'envoyer une escadre de renfort en Méditerranée. Et le même jour Lord Jervis avait devancé les projets de son supérieur en envoyant Nelson avec six bâtiments pour approcher Toulon et recueillir des informations. Si la décision était prudente, le choix de Nelson qui s'avérera judicieux n'allait pas de soi.
Né en 1758, fils d'un recteur de village, il n'avait dû qu'à son mérite et à son entêtement de réussir dans une carrière réservée à la noblesse. Engagé à douze ans, il a fait campagne aux Caraïbes, en Amérique où il apprend à détester les Français. Après les années de paix il reprend la mer en 1793, se distingue et accède au grade de commodore.
Après quelques coups de main téméraires en Corse, dans la rivière de Gênes et une contribution intelligente à la victoire du cap Saint-Vincent (1797) contre les Espagnols qui vaut à son supérieur Jervis le titre de comte de Saint-Vincent, il est promu contre-amiral, chevalier de l'Ordre du bain. S'il a perdu un oeil à Calvi et un bras devant Ténériffe, il est dans la maturité de son talent et de son audace.
En le choisissant, l'Amirauté a failli peser lourdement sur l'histoire de France et de l'Europe en cette année 1798 (et bien plus qu'à Trafalgar). Avec un amiral d'un caractère différent, la poursuite de Bonaparte de Toulon à Alexandrie aurait peut-être abouti mais la bataille d'Aboukir aurait, sûrement cette fois, connu une issue différente.
Bonaparte n'a pas trente ans, Nelson pas encore quarante. Ils ont en commun l'audace, la témérité même, en plus de la compétence dans leurs domaines respectifs. Bonaparte croit en son étoile, Nelson à la protection du Tout-puissant qui l'a choisi pour battre les Français. Ils ont tous deux une totale confiance dans leur destinée avec le même sens du plan soigneusement préparé et de la vitesse dans l'exécution. C'est cette vitesse qui va d'abord nuire à Nelson.
Sur son vaisseau le Vanguard, Nelson s'est donc dirigé vers Toulon mais la tempête des 19 et 20 mai le saisit au sud des îles d'Hyères et manque de le faire sombrer. Démâté, il trouve refuge aux îles San Pietro, au sud-ouest de la Sardaigne, et fait réparer en quatre jours, officieusement, car les autorités sardes sont tenues de ne pas aider la marine anglaise. Mais elles le font en sous-main. À la fin du mois il est à nouveau en faction devant Toulon et apprend que les Français en sont partis.
Quoique le dernier de la liste des contre-amiraux, il reçoit alors un renfort de dix vaisseaux de Lord Jervis, ce qui lui donne un commandement de vice-amiral, et avec son escadre il se lance à la poursuite de la flotte française. Il a maintenant quatorze vaisseaux face aux treize de l'amiral Brueys qui escorte les navires marchands français, une artillerie moins forte (plus de 1 000 canons contre près de 1 200) mais des équipages entraînés et un commandement expérimenté. Malheureusement pour lui il a perdu ses frégates qui ont rejoint Gibraltar après la tempête croyant qu'il s'y rendait pour réparer.

La poursuite de Nelson

Le 9 juin, Nelson se lance donc à la poursuite des Français sans savoir où ils se dirigent, mais par hasard il prend la même route par le travers de la Corse. Le 10 Bonaparte est devant Malte où il restera jusqu'au 19. Pendant ce temps, Nelson est descendu le long des côtes de l'Italie et le 17 est entré à Naples pour y apprendre que Bonaparte s'est dirigé vers Malte. Il reprend la mer aussitôt, passe par Messine pour y recevoir une information précise : Bonaparte a pris Malte et en est reparti. Il en a l'intuition : la destination des Français est bien l'Égypte.
La flotte de Nelson est rapide, la flotte française terriblement lente à cause de ses centaines de bâtiments marchands, la première file de 40 à 45 lieues par 24 heures, la seconde marche à la moitié de cette vitesse. Le 21 juin, Nelson peut estimer qu'il a une trentaine de lieues de retard sur Bonaparte. La largeur de l'immense convoi français, la possibilité pour Nelson d'élargir son champ d'exploration en dispersant son escadre, l'étroitesse du domaine de recherche entre le sud de la Crète et la ligne droite Malte-Alexandrie donnent à l'Anglais plus de chances de rattraper le Français que ce dernier n'en a de lui échapper. Mais Nelson n'a plus de frégates pour l'éclairer, il tient son escorte rassemblée pour le combat, et fonce droit sur Alexandrie : c'est ainsi qu'il double la flotte française sur sa droite car l'amiral Brueys pris dans un orage avait dû la rameuter et choisir de longer les côtes de Crète.
Nelson arrive à Alexandrie le 29 juin et ne trouve personne, et pour cause. Il décide aussitôt de repartir en chasse : fatale précipitation ! Car Bonaparte avait dépêché pour éclairer sa route la frégate la Junon à bord de laquelle se trouvait Vivant Denon qui raconte :  » le vent nous manqua dans la nuit du 27 au 28  » et quand la frégate entra dans le port, les Anglais en étaient repartis la veille. Vivant Denon ajoute :  » je me vouai dès lors au fatalisme et me recommandai à l'étoile de Bonaparte « . Moins rapide pour atteindre directement Alexandrie, Nelson tombait sur les Français ; moins pressé d'en partir il les accueillait à l'arrivée.
Au bord de la dépression nerveuse, Nelson remonte alors vers le nord, explorant au large des côtes d'Asie mineure puis au plus près les côtes méridionales de la Crète.
Toujours pas de flotte française. Peut-être ne va-t-elle pas en Égypte ? Du 20 au 25 juillet il doit s'arrêter à Syracuse pour se ravitailler.
Reparti en chasse avec autant d'opiniâtreté que d'impatience, il se dirige vers la Grèce où il apprend enfin, le 28, avec certitude que les Français sont partis pour l'Égypte et, pour la seconde fois, il fonce sur Alexandrie. Il ne mangeait et ne dormait plus qu'à peine. Le 1er juillet, dans l'après-midi, il découvre enfin la flotte de Brueys au mouillage à Aboukir. Contre toutes les règles, il l'attaque sans perdre un instant. Une partie de ses vaisseaux prend le risque de se glisser entre les vaisseaux français et la côte, et son escadre prend les Français entre deux feux. Le lendemain, les Français n'avaient plus de flotte en Méditerranée. Seuls deux vaisseaux et deux frégates avaient pu s'enfuir. Tous les autres bâtiments étaient détruits ou pris, les Français avaient perdu 1 700 tués, 1 500 blessés, 3 000 prisonniers. Nelson et sa flotte exténués étaient vainqueurs. Comme a pu le dire Victor Hugo pour la campagne de Russie :
 » On était vaincu par sa conquête « .
 
J.J.

L’interminable traversée

Edouard de Villiers du Terrage, polytechnicien, ingénieur des Ponts et Chaussées (1780-1855), un des meilleurs mémorialistes de l'expédition d'Égypte, donne une bonne idée des conditions de la lente navigation de l'escadre. Il est à bord du Franklin, un des voiliers les plus rapides de la flotte…
Départ le 19 mai. Extraits de son Journal :
23 mai :  » Nous doublons le cap Corse… Nous avançons peu : le vent est faible et le convoi nous retarde « .
25 mai :  » En panne. Il nous faut attendre notre convoi ainsi qu'un autre qui doit amener des troupes d'Ajaccio « .
27 mai :  » Toujours en panne… Nous sommes en face du détroit de Bonifacio « .
29 mai :  » Les deux convois venant d'Ajaccio et de Gênes nous ont rejoints « .
1er juin :  » Nous sommes en panne pour attendre le convoi « .
2 juin :  » Encore vis-à-vis de Cagliari « .
3 juin :  » Toujours dans l'incertitude. Nous attendons un convoi qui doit venir de Civita-Vecchia « .
5 juin :  » Nous marchons aussi vite que le convoi le permet « .
7 juin :  » Nous naviguons vers Malte. Nous avons en vue à gauche, la Sicile et à droite Pantellaria « .
9 juin :  » Nous approchons de Goze et apercevons du côté de Malte des voiles inconnues  » (c'était le convoi de Civita-Vecchia avec Desaix).
Séjour à Malte.
18 juin :  » Un capitaine danois prévient secrètement l'amiral que la flotte anglaise, composée actuellement de quatorze vaisseaux, nous attend dans la Méditerranée « .
19 juin :  » À midi, nous faisons route vers l'est « .
21 juin :  » Nous marchons si lentement que nous ne sommes encore qu'à seize lieues de Malte… Sans le convoi, nous serions bientôt arrivés « .
23 juin :  » Il semble que nous allons à Candie  » (Crète).
26 juin :  » Nous longeons [Candie] sans nous en approcher. On réunit le convoi, dispersé hier par un coup de vent « .
27 juin :  » Nous nous dirigeons maintenant sur Alexandrie « .
30 juin :  » À midi, nous voyons l'Afrique « .
E. de Villiers du Terrage, Journal et Souvenirs sur l'expédition d'Égypte (1798-1801) mis en ordre et publiés par le baron Marc de Villiers du Terrage, Paris, Plon, 1899. Le texte ne constitue malheureusement qu'une partie du journal rédigé à partir des notes prises. Le reste a été perdu.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
418
Numéro de page :
21-25
Mois de publication :
mai-juin
Année de publication :
1998
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