Le coup d’État de 1851 vu par l’Europe

Auteur(s) : BRULEY Yves
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Le 2 décembre 1851 Louis-Napoléon Bonaparte fait son coup d’état. Celui que Thiers pensait pouvoir manipuler va surprendre l’Europe tout entière. Les réactions seront contrastées. En effet comment comprendre cette action, n’est-elle pas l’annonce d’un retour à l’Empire? Mais sous quelle forme? Cette nouvelle intéresse toute l’Europe, des Cours monarchiques, tsariste, à la population européenne de ses bas-fonds à la bourgeoisie. La France s’impose une fois de plus comme un moteur de Révolution, de réaction… Les monarques européens sont satisfait de voir être écartés les anarchistes et les démagogues, mais craignent également de voir ressurgir la politique du premier Empire… Cet article passionnant nous livre les tensions internes, l’accueil de cet évènement dans huit pays européens, exposant les raisons des partisans et des opposants de celui qui sera très vite Napoléon III.

Le coup d’État de 1851 vu par l’Europe
"Quatrième journée : La victoire", illustration pour "Histoire d'un crime", Ernest Dargent
© Photo RMN-Grand Palais - Bulloz

Obnubilés par « la Débâcle », les historiens de la politique étrangère de Napoléon III ont consacré infiniment plus d’énergie à comprendre comment la diplomatie française avait pu en arriver à la crise fatale de 1870, qu’à se pencher sur la manière dont elle avait porté le Second Empire sur les fonts baptismaux. C’est un fait : les études sur les réactions des puissances européennes au coup d’État sont rares. De façon significative, le livre plus que centenaire de Gustave Rothan L’Europe et l’avènement du Second Empire (1) est en réalité – malgré les apparences – un recueil d’études sur la Seconde République et ne consacre qu’un seul chapitre au sujet annoncé par le titre. Et encore sa problématique est-elle davantage la proclamation de l’Empire que le coup d’État.Au surplus, l’auteur, qui était diplomate à Berlin lors du 2 décembre, tend à considérer les réactions des Prussiens comme significatives de celles de l’ensemble de l’Europe, ce qui est loin d’être la réalité.

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Entre satisfaction et inquiétude

Pour se faire une idée précise des réactions de l’Europe au coup d’État, il faut retourner aux archives, puiser à la source, et consulter les correspondances diplomatiques des représentants français dans les capitales européennes pour les mois de décembre 1851 et janvier 1852. À les lire, les nouvelles des événements semblent avoir pris les gouvernements européens par surprise : certains ministres ou souverains affirment certes qu’ils s’y attendaient, la plupart pensaient sans doute à une crise ou à un coup de force à brève échéance en France, mais nul ne savait ni le jour ni l’heure. Mais on est surtout frappé par l’impact considérable de l’événement : la vie s’arrête, les affaires courantes deviennent insignifiantes, en attendant les nouvelles des péripéties parisiennes. Le sort de l’Europe et de sa tranquillité paraît se jouer à Paris. Il suffit pour s’en rendre compte de citer cet extrait d’une lettre du vice-consul de France à Bologne, le 9 décembre 1851 : « Je ne puis trouver les termes pour vous dépeindre l’agitation des esprits depuis samedi dernier, jour du premier bulletin de Trieste. Des plus hautes classes de la société jusqu’aux piliers de cabarets, tout se passionne au sujet de la crise du 2 courant à Paris. Amis et ennemis de la France ont les yeux tournés sur elle comme sur le suprême moteur. » (2) « Suprême moteur » de la Révolution pour les uns, de la réaction pour les autres : quoi qu’il advienne, c’est la France qui tirera l’Europe, et c’est vers elle que l’on se tourne pour guetter les hésitations de l’histoire et saisir la nouvelle tendance des événements.

Il ne faut pas perdre de vue le contexte général en Europe : c’est celui d’un retour à l’ordre sur l’ensemble du continent, d’une reprise en main des pouvoirs monarchiques et souvent absolutistes. Les réactions au coup d’État ne peuvent guère se comprendre en dehors de ce vaste courant européen qui, au milieu du siècle, a mis fin à la commotion révolutionnaire de 1848-1849. Le mouvement de réaction va-t-il se poursuivre ou vat- on verser de nouveau dans la révolution ? Telle est la question que se posent les observateurs en suivant le cours des événements parisiens.

Dans ce contexte, l’Europe qui apprend le coup d’État et ses suites présente, tel Janus, deux visages : l’un est satisfait, l’autre est inquiet. Le coup d’État, c’est d’abord la victoire des partisans de l’ordre sur le « parti démagogique », sur les « rouges », les révolutionnaires : pour beaucoup, Louis-Napoléon rend un grand service à l’Europe en écartant le péril de l’anarchie. Le ministre français des Affaires étrangères ne s’y est pas trompé : ses circulaires aux agents français après le succès du 2 décembre insistent beaucoup sur l’immense service rendu par la France à l’Europe, dans l’espoir d’en tirer le plus grand profit diplomatique. Mais le succès du Prince-Président a un autre versant : c’est la réapparition de l’aigle sur le drapeau français, c’est l’ombre de l’Empire qui resurgit, c’est la crainte d’une nouvelle France impériale et conquérante. « L’Empire est fait » : Thiers l’a dit ; les grandes puissances l’ont pensé.

On voit bien que l’Europe, face au coup d’État, se trouve en fait devant la question de la nature profonde du principe napoléonien, entre l’ordre intérieur et la subversion extérieure, entre la révolution et la stabilité. Lequel de ces deux sentiments est le plus fort dans les capitales européennes ? En réalité, les réactions sont très différentes selon les pays.

La faveur des Autrichiens

Parmi les grandes puissances, celle qui a fait le meilleur accueil au coup d’État est incontestablement l’Autriche. Pour le comprendre, il faut considérer les sujets de préoccupation de la diplomatie viennoise dans les jours qui précèdent. C’est l’annonce de la mort du roi de Hanovre, qui fait craindre des mouvements révolutionnaires – dont on suppose d’ailleurs à Vienne qu’ils sont soutenus sournoisement par la Prusse afin de créer le prétexte d’une intervention militaire. C’est l’agitation des révolutionnaires hongrois et surtout l’accueil triomphal dont Kossuth vient de bénéficier en territoire britannique. On soupçonne l’Angleterre de soutenir non seulement les Hongrois, mais aussi les mazziniens qui fomentent des troubles dans le royaume de Naples « grâce à la complicité du gouvernement anglais » (3). En un mot, pour Vienne, le trublion de l’Europe en novembre 1851, ce n’est pas la France, c’est l’Angleterre.

Les nouvelles du coup d’État parviennent rapidement à Vienne, grâce au télégraphe, et sont accueillies très favorablement. Ce sentiment ira en augmentant, surtout après le succès du plébiscite du 20 décembre. L’ambassadeur français, Lacour, écrit au sujet des conséquences de ce qu’il appelle « le coup hardi du 2 décembre » : « Les nouvelles qui se succèdent journellement continuent à être accueillies avec la satisfaction la plus manifeste et la plus générale. Tout le monde comprend que ce ne sont pas seulement l’intérêt et la destinée de notre pays qui étaient en question, mais qu’il s’agissait encore de la stabilité des autres gouvernements et de la tranquillité du reste de l’Europe. L’inquiétude et le malaise causés par la perspective de la crise jugée infaillible pour l’année prochaine font que chacun applaudit à la courageuse initiative qui a porté le Président de la République à aller au devant. […] Dans toutes les classes de la société, au sein du corps diplomatique, dans les réunions où se rencontrent les personnages les plus éminents de ce pays, l’opinion se prononce avec unanimité en faveur du Président. […] On espère aujourd’hui dans l’influence que les événements de Paris peuvent exercer, et on souhaite le triomphe de Louis- Napoléon comme la meilleure garantie qui puisse échoir à l’ordre social. » (4)

Le gouvernement autrichien publie au journal officiel un article très favorable à Louis-Napoléon Bonaparte : « Nous ne doutons pas de ses sentiments, et nous avons assez confiance dans le talent incontestable dont il est doué pour espérer qu’il saura non seulement s’emparer du pouvoir, ce qui est facile, mais nous pensons encore qu’il saura le conserver, ce qui est plus difficile, et n’est même possible pour lui aujourd’hui que s’il exerce ce pouvoir dans l’intérêt de la paix, du droit et de la tranquillité de l’Europe. » (5) Le Prince- Président est présenté comme l’homme qui contribue à la bataille de tous les gouvernements conservateurs contre le « parti de la destruction », ceux qui « n’ont d’espoir que dans de nouveaux bouleversements pour accomplir leurs desseins ». Le chancelier d’Autriche, Schwarzenberg, est encore plus précis : il voit dans la victoire du Président la fin de « la fâcheuse influence qu’ont possédé si longtemps, grâce aux vices du régime parlementaire, les coryphées de la tribune et de la presse. […] [C’est] la ruine des vieux partis, le coup de grâce porté aux idées et aux théories de gouvernement qui ont tellement faussé les esprits dans toute l’Europe. » (6) En un mot, l’Autriche y voit un encouragement dans sa politique contre-révolutionnaire, et en effet, le 31 décembre 1851, la Constitution qu’elle avait dû concéder en 1848 est abolie. Même l’idée que le coup d’État ouvrirait la voie à l’Empire et à une politique belliqueuse trouve peu de partisans à Vienne : « Ces bruits trouvent généralement peu d’accès ici. À la différence de ce qui a lieu à Berlin, les journaux organes des opinions les plus conservatrices les combattent avec une grande force d’argumentation. » (7) La perspective d’une restauration impériale ne semble pas troubler davantage le gouvernement autrichien : alors que l’agent belge à Vienne était venu exprimer ses inquiétudes pour son pays auprès de Schwarzenberg, celui-ci lui répond cum grano salis que l’empire d’Autriche est généralement favorable à la forme monarchique du pouvoir… (8)

Ce qui domine donc en Autriche, c’est le sentiment d’une victoire du principe d’autorité, qui est appelée, pense-t-on, à faire école en Europe : si la révolution est contagieuse, la réaction peut l’être aussi… À cette pensée s’ajoutent les enjeux stratégiques. L’Autriche pense tirer avantage de la situation nouvelle pour profiter de la froideur qui existe déjà entre Berlin et Paris, arracher la France à l’influence anglaise et établir une alliance privilégiée avec elle. Cet axe Paris-Vienne aurait pour but de rééquilibrer le jeu des puissances en Allemagne au détriment de la Prusse, mais aussi d’entraîner la France aux côtés de l’Autriche en Italie pour y « combattre l’ennemi commun » (9), c’est-à-dire « le parti révolutionnaire ».

Les certitudes italiennes

En Italie, comment les nouvelles sont-elles accueillies ? Il faut d’abord noter que les informations arrivent tardivement dans la Péninsule. À Rome, l’ambassadeur de France, le comte de Rayneval, ne sait rien avant le 8 décembre : c’est le consul à Civitavecchia qui, ayant reçu les premières nouvelles, a fait route nuitamment et diligemment jusqu’à Rome pour l’informer. Dès l’annonce, l’ambassadeur veille à l’ordre parmi les troupes françaises qui occupent la Ville, parmi lesquelles on ne rencontre d’ailleurs aucune difficulté. Puis il se rend auprès du secrétaire d’État. L’accueil est favorable : le cardinal Antonelli voit dans ces événements « la fin de très grandes et bien terribles incertitudes, et des gages incontestables de sécurité pour l’avenir » (10). À Rome, l’ensemble du corps diplomatique s’exprime unanimement dans le même sens.

Puis Rayneval voit le pape Pie IX : « Mes premières prières de chaque jour, m’a dit Sa Sainteté, sont pour la France. C’est pour moi un devoir de reconnaissance et, d’ailleurs, je m’attends à ce que la France, dont les destinées pèsent d’un si grand poids sur celles du reste du monde, soit providentiellement amenée à mettre elle-même un terme aux maux qu’ont engendrés des passions en grande partie sorties de son sein. » (11)

Dans les États pontificaux, c’est « une approbation presque générale » (12), surtout après l’annonce du succès du plébiscite. Il n’y a que le « parti démagogique » qui, « au dire du cardinal Antonelli, est très déconcerté et porte la tête très basse » (13). Beaucoup de mazziniens demandent même leurs passeports pour quitter les États romains : dans ces circonstances, ils ne croient plus au succès d’un quelconque soulèvement parmi les sujets du pape, et ils préfèrent se mettre à l’abri. Personne ne croit possible une nouvelle révolution à Rome tant que l’ordre règne à Paris. Même les libéraux paraissent fort satisfaits : « Leurs sympathies sont vives pour Mr le Président de la République et ils les expriment avec entraînement » (14) note le consul à Ancône.

À Naples, où les premières informations arrivent le 8 par une estafette venue de Civitavecchia, le gouvernement et le roi accueillent la nouvelle « avec des transports de joie » (15). Le coup d’État est vu comme un éclatant échec du « parti démagogique » et seuls « les hommes à opinions ardentes n’ont pas dissimulé leur désappointement et leur indignation » (16).

À Florence, les nouvelles sont arrivées encore plus tard qu’à Rome et Naples. Mais très curieusement, dès le 3 décembre, « la nouvelle d’un soulèvement à Paris était colportée dans la ville » (17). On se demande de quelles rumeurs il pouvait s’agir, car il était impossible que le 3 décembre des Florentins fussent déjà au courant des événements du 2 à Paris. Le ministre de France en Toscane note d’ailleurs dans sa dépêche du 5 décembre que ce sont « des bruits sans fondement ». Le 7 décembre, il ne sait toujours rien, et se borne à constater des rixes et une agitation inexpliquée dans la ville entre les « rouges » et les Autrichiens : « La journée du 4 a été signalée par une collision regrettable entre des soldats autrichiens et des hommes du peuple. […] Le soir même devant un café […] un officier autrichien fut frappé à la tête d’un coup de canne plombée, qui l’étendit à terre. Son état est des plus dangereux. On m’assure qu’une rixe a eu lieu aussi à Livourne entre des Toscans et des soldats […]. Le général a fait infliger aux soldats une sévère bastonnade. » (18)

C’est seulement le 11 décembre que le diplomate reçoit des informations par la valise diplomatique. La satisfaction est très grande à la cour du grand-duc, au point que le premier ministre n’hésite pas à prononcer de fortes paroles : « La fortune du Président est aujourd’hui celle de toute l’Europe ; c’est notre ancre de salut, il n’y en a pas d’autre. » (19) Et, en effet, le gouvernement toscan en tire des bénéfices, car les « démagogues » locaux (ou « les hommes de la démocratie avancée ») sont « complètement déconcertés ». On croit donc à l’avènement d’une nouvelle ère de stabilité, et – baromètre des plus fiables – les milieux d’affaires de Livourne y sont très sensibles : aussitôt après le coup d’État, les banquiers et négociants « apportent une beaucoup plus grande confiance » (20) dans leurs relations d’affaires avec la France.

À Turin, les réactions sont évidemment moins unanimes. Le Piémont-Sardaigne est un État constitutionnel, parlementaire, libéral, très hostile à l’Autriche. Comme partout, la grande majorité de l’opinion accueille favorablement la nouvelle. La dictature sortie du coup d’État à Paris impressionne beaucoup à Turin. « Les orateurs de la gauche ont perdu, depuis quelques jours, l’éloquence infatigable des dernières semaines », note le représentant français dès le 11 décembre (21). Le gouvernement piémontais, sentant que le vent a tourné, se décide même à prendre des mesures contre les révolutionnaires réfugiés en Piémont ou contre les journaux les plus violemment hostiles à Louis- Napoléon Bonaparte. Mais les milieux dirigeants craignent une alliance franco-autrichienne, qui se ferait au détriment du Piémont. Paris se veut rassurant. Le gouvernement français rappelle son attachement à l’indépendance des États italiens et fait dire par son représentant à Turin que, pour la France, « le Piémont tient en Italie la première place » (22).

Réactions contrastées

En Allemagne, les réactions sont plus contrastées encore qu’en Italie. Globalement, les « petits » États allemands, surtout en Allemagne du Sud, ont accueilli avec chaleur le renforcement du pouvoir en France. Outre l’éloignement des craintes révolutionnaires qui s’annonçaient pour l’année 1852, la satisfaction est dans la perspective d’un nouvel équilibre stratégique en Allemagne. Édouard Thouvenel, ministre de France à Munich, écrit dès le décembre qu’à la cour comme à la ville « tous se félicitent de voir notre pays à la veille de rentrer dans un ordre régulier : la France manquait pour ainsi dire à l’Europe, son poids était nécessaire pour rétablir l’équilibre et nulle part on ne le sentait mieux que dans les États secondaires de l’Allemagne » (23). Dans la capitale bavaroise, même les légitimistes français parlent des événements avec faveur. Pas plus qu’à Vienne, la presse révolutionnaire qui s’efforce d’éveiller la crainte d’une guerre de conquête de la nouvelle France napoléonienne, « n’a aucun effet sur les esprits sensés ». Au contraire, loin de ces appréhensions, les États du midi de l’Allemagne voient plutôt dans le renforcement de la France une garantie pour leur autonomie. Ces États, où l’on « se rappelait sans amertume la Confédération du Rhin » (24), seront un an plus tard les premiers à reconnaître Napoléon III et l’Empire.

Naturellement, il n’en est pas de même à Berlin, où l’annonce des événements dès le 5 décembre a créé une sensation immense : « Dans les salons, dans les réunions publiques, dans les rues comme dans les familles, on ne parle que de ces événements » (25). La nouvelle du coup d’État n’a pas inquiété le gouvernement : au contraire, le représentant français constate d’abord « un sentiment de très vive satisfaction à la cour ». Manteuffel, le Premier ministre, parle d’un « grand service rendu à la France et à l’Europe », qui paraissent sauvées des « convulsions anarchiques qui les menaçaient en 1852 » (26).

Mais, dans la classe politique, aucun parti n’est vraiment satisfait. Le tour d’horizon que fait, dans l’une de ses dépêches, le représentant français à Berlin est assez éloquent. « L’aristocratie piétiste et rétrograde », qui soutient les légitimistes, est furieuse. « L’aristocratie éclairée », c’est-à-dire la droite des deux chambres, mais aussi « le parti constitutionnel » qui forme la gauche, sont tous deux frappés d’une « grande consternation et d’un extrême dépit » : pour eux, c’est la cause du système parlementaire en général qui est atteint, non seulement à Paris mais aussi dans toute l’Europe. La gauche s’en plaint par conviction, et la droite par calcul : le Deux-Décembre est un coup porté aux libéraux dans l’ensemble de l’Allemagne ; or, les libéraux allemands auraient pu devenir un jour un puissant levier pour les ambitions unificatrices de la Prusse. « Quant aux démocrates, ils regardent leur cause comme momentanément perdue. » (27)

La première impression passée, le gouvernement prussien luimême s’inquiète ou fait mine de s’inquiéter pour deux motifs. Le premier souci affiché est la crainte de la restauration impériale en France : « On craint que le chef couronné de la France ne soit graduellement conduit à donner des gages expressifs à son armée », et « qu’une politique guerrière soit la conséquence inévitable d’une restauration impériale » (28). Comme le remarquait le représentant français à Vienne, « on essaie de ce côté du Rhin, de raviver le foyer révolutionnaire, en répétant à tout propos que le nouveau gouvernement de la République ne saurait faire autrement que de revenir aux errements de l’Empire » (29). Il avait bien senti l’arrière-pensée. Pour lui, cela ne fait pas de doute que ces réactions de « patriotisme teutonique », qu’on croit pouvoir raviver contre le fantôme de l’Empire français, ne sont pour la Prusse qu’un moyen de pression afin d’empêcher qu’une autre inquiétude – véritable celle-là – puisse se réaliser : le rapprochement entre Paris et Vienne. En effet, le coup d’État s’est produit au moment où l’Autriche tentait d’entrer en force dans le Zollverein avec tous ses États pour en prendre le contrôle au détriment de la Prusse… Surtout, on pense à Berlin que l’Autriche a l’intention de reconnaître Louis- Napoléon comme empereur des Français en échange d’une reconnaissance de François-Joseph comme empereur d’Allemagne. Plus généralement, on redoute à Berlin la formation d’un axe franco-autrichien destiné à diriger les affaires générales en Europe.

Presque mécaniquement, l’une des conséquences du coup d’État est un resserrement des liens entre la Prusse et la Russie.

Le paradoxe russe

Comment le coup d’État a-t-il été perçu à Saint-Pétersbourg ? Les nouvelles y arrivent plus tard que dans les autres cours d’Europe, mais les premières réactions sont d’abord aussi positives : on évoque le péril écarté pour 1852, le « coup porté » à la « démagogie européenne », le service rendu à la « tranquillité dans toute l’Europe » et à « la conservation de l’ordre social chrétien en Europe » (30). La loyauté de l’armée française envers le nouveau pouvoir impressionne très favorablement : c’est une nouvelle qui rassure beaucoup le gouvernement russe, et sa confiance dans la stabilité du continent est telle que le tsar décide même de licencier des troupes (un escadron de réserve de 12 000 hommes). Nicolas Ier, rapporte le général de Castelbajac, pense depuis longtemps « qu’un nouveau 18 Brumaire était indispensable pour purger [la France] de tous ces hommes de désordre engagés dans les sociétés secrètes qui ne reculent devant aucun moyen pour parvenir à leur détestable but » (31). Le tsar est aussi frappé par la détermination et la fermeté du Prince-Président, et il en conçoit une bonne opinion de l’homme. Fin janvier 1852, il fait encore l’éloge de Louis-Napoléon Bonaparte et y ajoute « une approbation complète de la Constitution », dont il admire « particulièrement le préambule » (32).

Mais en même temps, le tsar et surtout Nesselrode – de l’avis de l’ambassadeur français – commencent à s’alarmer d’un possible rétablissement de l’Empire. Ils souhaitent pour la France une république autoritaire et conservatrice, non une forme monarchique : « Restez dans la république forte et conservatrice, et gardez-vous de l’empire », dit le tsar au diplomate français (33). On voit bien le paradoxe de la position historique de la Russie, censée être la puissance garante de l’Europe monarchique, mais prenant la défense du principe républicain en France, et qualifiant même l’aspiration de Louis-Napoléon à la dignité impériale d’« ambition vulgaire » (34)… À ces préjugés russes, le ministre français des Affaires étrangères, Drouyn de Lhuys, répondra en novembre 1852 : « Entre trois monarchies, nous préférons celle qui n’a été renversée que par l’intervention d’une immense force étrangère à celles qui sont tombées d’elles-mêmes. » (35)

Comme la Prusse, la Russie avait besoin du spectre révolutionnaire pour maintenir son influence protectrice sur l’Europe monarchique. Elle a perdu cette arme le 2 décembre. Il lui restait la légende noire de l’Empire, l’épouvantail napoléonien, pour obliger la France à la modestie et, de connivence avec l’Angleterre, tenter de réaliser ses desseins en Orient. Le tsar pense que « le retour [de la France], plus décidé qu’il ne l’avait été depuis 1815, aux principes conservateurs et l’adoption du gouvernement représentatif doivent nécessairement l’éloigner de l’Angleterre et la rapprocher des gouvernements continentaux » (36). Qu’en est-il de l’opinion anglaise après le coup d’État ?

Crise gouvernementale

L’Angleterre a subi avec force le contrecoup des changements intervenus en France, qui ont provoqué à Londres une crise gouvernementale. Lord Palmerston, qui tient alors le Foreign Office, prend sur lui d’approuver le coup de force : « L’Angleterre, dit-il à Walewski, aussi bien que l’Europe entière est directement intéressée à ce qu’un état de choses stable s’établisse en France ; or il est certain que la situation dans laquelle se trouvait ce pays ne pouvait pas se prolonger. » (37) Et il ajoute : « Tous les hommes sensés d’Europe doivent faire des souhaits ardents pour que le Président l’emporte. » Ses propos, largement amplifiés par le gouvernement français, mécontentent les autres ministres du cabinet britannique qui, manœuvrés par lord Russell, se plaignent de ne pas avoir été consultés. Désavoué, Palmerston est remercié par la reine Victoria le 16 décembre. C’est lord Russell, l’instigateur de sa chute, qui le remplace. En réalité, Russell est nettement moins favorable à Louis-Napoléon que Palmerston, et son discours consiste à répéter simplement que l’Angleterre ne veut pas se mêler des affaires intérieures des autres États et qu’elle désire le maintien de bonnes relations avec la France. Pour résumer d’une formule – s’il se peut – la position du nouveau cabinet britannique, on peut citer ce propos de l’ambassadeur français à Madrid au sujet de son collègue anglais : « Certes il n’est pas partisan du 2 décembre, mais il reconnaît à la France le droit de se sauver du mal à sa manière. » Pourtant, dès le 16 février, Russell est lui-même renversé et c’est lord Malmerbury, un ami personnel du Prince-Président, qui devient secrétaire d’État aux Affaires étrangères de Sa Gracieuse Majesté. À la fin de 1852, Victoria reconnaîtra l’empereur Napoléon, au grand regret des Prussiens, des Russes et surtout des Belges.

Vive émotion en Belgique

Car c’est en Belgique que l’émotion provoquée par le coup d’État a été la plus vive et que les réactions ont été les plus négatives. Certes, l’opinion générale est d’abord au soulagement. En effet, les craintes révolutionnaires pour 1852 étaient aussi réelles en Belgique qui, par sa proximité avec la France, se trouvait exposée elle-même à en subir le contrecoup. En outre, une grande partie du peuple belge, à l’image des milieux économiques, voit avec faveur l’ère de stabilité dans laquelle semble entrer le puissant voisin. « J’ai pu déjà constater, écrit le consul général de France à Anvers le 27 décembre, la favorable influence qu’exerce, sur les dispositions du peuple belge à notre égard, l’affermissement d’un pouvoir respecté. » (38)

Mais les craintes et les tensions avec le gouvernement ne tardent pas à apparaître. D’abord au sujet de la presse belge, très libérale, qui accueille les opposants français les plus virulents : la France fait pression pour que la liberté de la presse en Belgique ne s’applique pas au-delà des Belges eux-mêmes… Mais surtout, le gouvernement belge – et singulièrement le roi Léopold – sont pris d’inquiétude au sujet d’un possible rétablissement de l’Empire en France. On s’imagine que le premier acte du nouveau Napoléon sera l’incorporation forcée de la Belgique à la France… Le port d’Anvers est même préparé pour accueillir la flotte anglaise en cas d’invasion, ainsi que la Cour elle-même, qui s’y placerait sous protection britannique !

L’accueil en Suisse

Comme en Belgique, l’accueil est aussi inégal en Suisse, en raison des tensions qui surgissent rapidement au sujet de la presse et des réfugiés politiques français ayant passé la frontière. Le gouvernement helvète répond que la Suisse « s’opposera à toute action propagandiste, qui de son sol pourrait être tentée à l’égard des États voisins, mais qu’en même temps elle saurait conserver sur son propre foyer le feu sacré de la liberté » (39). Ceci dit, le parti conservateur est satisfait, car les espérances que le parti radical fondait sur les troubles annoncés en France pour 1852 afin de triompher en Suisse sont écartées…

En Espagne, les esprits à la Cour sont surtout occupés au mois de décembre par l’accouchement de la reine Isabelle et par l’heureuse naissance de sa primogéniture. Mais, comme en Belgique, « un violent esprit d’hostilité commence à se manifester contre [la France] dans la presse d’opposition. Ses attaques lui sont indubitablement suggérées par des correspondants français, qui se vengent, à l’extérieur, du silence qui leur est imposé en France » (40). La bataille politique du 2 décembre se poursuit donc au-delà des frontières.

Quel sentiment dominant ?

En conclusion, quelle vue générale des réactions de l’Europe au coup d’État peut-on donner ? Quel est le sentiment dominant ? Tout d’abord, il faut faire la part entre le discours officiel et les arrières-pensées : on a vu qu’en Prusse, par exemple, les opinions antinapoléoniennes sont le paravent d’inquiétudes liées à la politique générale en Europe, et à une possible « redistribution des cartes » de l’équilibre européen et allemand. L’enthousiasme autrichien est quant à lui étroitement lié aux avantages que Vienne compte tirer de la situation. Ensuite, on observe que les pays les plus proches de la France sont ceux avec lesquels il a existé des tensions diplomatiques à la suite du changement de régime en France. Cela tient à leur propre régime politique autant qu’à leur proximité géographique : les pays les plus libéraux se sentent les plus concernés par l’effondrement du système parlementaire en France, et ils sont les destinations naturelles des réfugiés et opposants français.

Mais, au fond, le meilleur résumé des sentiments de l’Europe en décembre 1851 a sans doute été donné par le jeune diplomate français Édouard Thouvenel, ministre de France en Bavière, le 9 décembre : « L’Europe fatiguée de la situation précaire dans laquelle elle a vécu depuis quatre ans, n’aspire plus qu’au repos et les événements accomplis à Paris lui font éprouver une impression de soulagement qui donne la mesure de ses craintes antérieures. » (41)

Dans les semaines qui suivent le coup d’État, telle est l’impression principale, celle d’un péril écarté, qui concernait toute l’Europe, celle d’une France reprenant une place stable et forte dans le concert européen. Tout le paradoxe des débuts du Second Empire est déjà là : alors même qu’en 1815 le concert européen, mieux connu sous le sobriquet de Sainte Alliance, s’était fondé sur le rejet de Napoléon, en 1852, c’est un Napoléon qui redonne à la France une place de premier rang au sein des grandes puissances. Cette place, il a commencé à la conquérir par le coup d’État, en donnant à l’Europe des gages de conservatisme et en apparaissant comme le parangon des adversaires du « parti démagogique ».

Grâce au Deux-Décembre, la diplomatie du Second Empire sera crédible lorsque, dans la question d’Orient et la guerre de Crimée, elle fondera sa politique sur le principe de la stabilité et la défense de l’équilibre européen, alors menacé par… la Russie ! C’est sur ce discours conservateur que la France de Napoléon III parviendra à prendre la tête du concert européen, au congrès de Paris en 1856, réalisant du même coup la prophétie de Chateaubriand au congrès de Vérone en 1822 : « La France donnera encore des lois à l’Europe quand elle sera bien conduite, en profitant des espérances que notre force renaissante commence à inspirer de toutes parts. »

Il ne faisait pas de doute pour l’Europe que cette « France bien conduite » et cette « force renaissante » étaient nées le 2 décembre.

Notes

(1) Souvenirs diplomatiques. L'Europe et l'avènement du Second Empire, Paris, Calmann Levy, 1890.
(2) Lettre à l'ambassadeur de France à Rome, Archives de l'Ambassade de France près le Saint-Siège, IIe série, vol. 30.
(3) Dépêche de Lacour, Vienne, le 13 décembre 1851, Archives du ministère des Affaires étrangères (AMAE), Correspondance politique (CP), Autriche, vol. 446, f. 85.
(4) Dépêche du 9 décembre, ibidem, f. 71.
(5) Cité dans la dépêche du 9 décembre, ibidem, f. 74-75.
(6) Ibidem, f. 72.
(7) Dépêche du 14 décembre, ibidem, f. 88.
(8) Schwarzenberg déclare à l'agent belge que « tout gouvernement qu'il plairait aux Français de se donner, mais qui voudrait vivre en bonne harmonie avec ses voisins et respecterait le droit public européen et l'état des possessions des États tel qu'il résulte des traités, n'avait aucune opposition à attendre de la part de l'Autriche ». Dépêche de Lacour du 14 décembre 1851, ibidem, f. 83.
(9) Schwarzenberg à Lacour, dépêche du 14 décembre, ibidem, f. 87.
(10) Dépêche de Rayneval, Rome le 10 décembre 1851, AMAE, CP, Rome, vol. 997, f. 293.
(11) Dépêche du 14 décembre, ibidem, f. 297.
(12) Dépêche du consul à Ancône du 14 décembre 1851, ibidem, f. 200
(13) Dépêche du 10 décembre, ibidem, f. 293.
(14) Dépêche citée du consul à Ancône.
(15) Dépêche de Barrot, Naples le 8 décembre 1851, AMAE, CP, Naples, vol. 182, f. 83.
(16) Ibidem, f. 84.
(17) Dépêche de Monttessuy, Florence le 5 décembre 1851, AMAE, CP, Toscane, vol. 186, f. 269.
(18) Dépêche du 7 décembre, ibidem, f. 272-273.
(19) Dépêche du 15 décembre, ibidem, f. 277.
(20) Dépêche du consul général de France à Livourne, 11 décembre, ibidem, f. 274.
(21) Dépêche d'His de Butenval, Turin le 11 décembre 1851, AMAE, CP, Sardaigne, vol. 329, f. 284.
(22) Dépêche du ministre des Affaires étrangères, Turgot, à His de Butenval, Paris le 26 décembre 1851, ibidem, f. 301.
(23) Dépêche du 7 décembre 1851, AMAE, CP, Bavière, vol. 229, f. 93.
(24) G. Rothan, op. cit., p. 326.
(25) Dépêche de Lefebvre, Berlin le 7 décembre, AMAE, CP, Prusse, vol. 310, f. 83.
(26) Dépêche du 5 décembre, ibidem, f. 72, 77.
(27) Dépêche du 14 décembre, ibidem, f. 99.
(28) Dépêche du 7 janvier 1852, ibidem, f. 159.
(29) Dépêche de Vienne le 14 décembre, CP, Autriche, vol. cit., f. 88
(30) Dépêche du général de Castelbajac, Saint-Pétersbourg le 28 janvier 1852, AMAE, CP, Russie, vol. 206, f. 231.
(31) Ibidem, f. 219.
(32) Dépêche du 28 janvier 1852, ibidem, f. 231.
(33) Cité par G. Rothan, op. cit., p. 305.
(34) Dépêche, ibidem, f. 234.
(35) Cité par G. Rothan, op. cit., p. 346.
(36) Dépêche confidentielle du 29 janvier 1852, f. 235.
(37) Dépêche de Walewski, Londres le 5 décembre 1851, AMAE, CP, Angleterre, vol. 684, f. 100-101
(38) Dépêche d'Herbet, Anvers le 27 décembre 1851, AMAE, CP, Belgique, vol. 31, f. 213.
(39) Dépêche de Reinhard, Berne, le 5 décembre 1851, AMAE, CP, Suisse, vol. 569, f. 42.
(40) Dépêche du général Aupick, Madrid le 24 décembre 1851, AMAE, CP, Espagne, vol. 839, f. 104.
(41) Dépêche du 9 décembre, CP, Bavière, vol. cit., f. 94.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien - Hors-Série
Numéro de la revue :
1
Numéro de page :
49-57 p.
Mois de publication :
Trimestriel de décembre
Année de publication :
2008
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