L'armée du Nord était concentrée derrière la forêt de Beaumont, ce dont les Anglo-Prussiens n'avaient qu'une vague idée. Leurs espions, qui étaient parfois des royalistes français, faisaient remonter beaucoup d'informations, mais brouillées par les leurres organisés par les Français : renforcement des places plus à l'Ouest, manoeuvres des garnisons au vu et au su de tous, abattages des arbres sur les routes pour faire croire à des dispositions purement défensives, secret gardé le plus longtemps possible sur le moment de l'arrivée de l'empereur, etc. Wellington comme Blücher ne pensaient pas être attaqués de sitôt :
Depuis quelques temps, le bruit courait que Bonaparte avait l'intention d'entrer en Belgique, écrivit un officier anglais ; et d'après quelques mouvements qui furent faits, même au mois de mai, on était autorisé à croire que le duc de Wellington lui-même le regardait comme possible. Cependant, plusieurs officiers dans l'armée pensaient que Bonaparte ne serait pas assez hardi pour se porter contre les Prussiens en s'exposant à être attaqué par nous, ou à se porter contre nous, en laissant son flanc droit et ses derrières ouverts aux Prussiens ; et très peu croyaient qu'il pût rassembler une armée suffisamment forte pour attaquer à la fois nos forces réunies [1].
Wellington s'attendait à être attaqué du côté de Mons et avait tourné son dispositif dans cette direction. Son armée était forte de 100 000 hommes (86 000 fantassins, 13 500 cavaliers) et 222 canons. Entre 10 et 15 000 hommes étaient échelonnés dans diverses garnisons permettant de sécuriser l'accès à la mer du Nord où croisaient les vaisseaux de la Royal Navy. Plusieurs nationalités cohabitaient : à côté des Britanniques (dont beaucoup appartenaient à la Kings German Legion), 15 000 Hanovriens, plus de 30 000 sujets du roi des Pays-Bas, 10 000 Allemands du Brunswick et du Nassau complétaient les effectifs d'une armée que l'on dit par commodité « anglaise » alors qu'il serait plus exact de la qualifier d'anglo-hollandaise [2].
La comparaison du tableau suivant avec ceux présentant l'organisation des armées française et prussienne montre que l'armée anglo-hollandaise n'était pas organisée comme celles des puissances continentales. Depuis un bon siècle, ces dernières l'étaient non plus en régiments mais en divisions puis, avec Napoléon, en corps d'armées[3]. Ces regroupements comprenant de l'infanterie, de la cavalerie et de l'artillerie constituaient des masses presque autonomes capables de résister suffisamment longtemps à un ennemi supérieur en nombre (une journée au moins pour un corps napoléonien) pour attendre des renforts. Rien de semblable chez Wellington en 1815 : les unités étaient de puissances inégales, ce qui faisait tout remonter au commandant en chef, lui-même en charge d'un commandement opérationnel. On peut dire sans exagérer que l'armée anglo-hollandaise était organisée « à l'ancienne », ce qui ne retire rien à la qualité des combattants, parmi lesquels un tiers des Britanniques s'étaient aguerris dans la péninsule Ibérique.
Commençant à douter de sa tranquillité, le général en chef prussien Blücher avait ordonné quelques mouvements et conseillé à ses subordonnés de rester en alerte. Il avait été bien inspiré car la première journée de campagne allait entièrement reposer sur ses épaules. Il disposait de 116 700 soldats, dont un peu plus de 10 000 cavaliers, et 312 canons. L'ensemble était rôdé, bien organisé et commandé par des hommes d'expérience. Le général en chef lui-même avait plus de soixante-dix ans et, comme on l'a dit, une soif inextinguible de revanche.
Alors que l'offensive française commençait, un fait imprévu intervint dans la matinée du 15 juin. On apprit en effet que le général de division Bourmont avait quitté son poste. Démissionnaire le 22 mars, ce « gentilhomme de grand chemin » -par ailleurs excellent général- avait souhaité rentrer en grâce. Napoléon l'avait placé à la tête d'une division du 4e corps (Gérard). Resté royaliste, il avait ruminé ses regrets pendant des jours avant de se décider à quitter son commandement et à franchir les lignes ennemies avec une partie de son état-major. Il s'en expliqua dans une lettre laissée à Gérard, promettant de ne pas combattre « dans les rangs étrangers » et de ne livrer aucun renseignement. On a fait grand cas de cet événement, en imputant une partie des causes de la défaite aux informations que, malgré sa promesse, Bourmont aurait livrées aux Prussiens et aux Anglais. Le Moniteur du 18 juin annonça sa désertion et le qualifia de « traître passé à l'ennemi ». Le biographe de Bourmont, Gustave Gautherot, a contesté avec succès qu'il ait donné le plan de campagne à l'ennemi. Même si la désertion est avérée et à inscrire à son débit, le général ne put en effet livrer aucune information décisive dans la mesure où, selon Gérard lui-même, il n'avait pas encore reçu ses ordres pour la journée au moment où il quitta son poste. Il arriva dans les lignes prussiennes vers huit heures du matin, alors que l'attaque française avait commencé cinq heures plus tôt : les mesures prises par Blücher (seulement informé de la présence de Bourmont dans ses lignes en début d'après-midi) le furent pour faire face à une situation objective et non sur la foi des révélations du « traître ». Selon le colonel Clouet, complice de son équipée, Bourmont avait fait jurer à ceux qui l'accompagnaient de ne rien révéler de ce qu'ils savaient, engagement qu'il s'appliqua à lui-même lors de la rencontre de débriefing qu'il eut avec un colonel dépêché par le général von Zieten, commandant du 1er corps prussien. Plus tard, Blücher le croisa et refusa de le recevoir. Alors que ses officiers lui faisaient valoir qu'il devrait le faire au moins par courtoisie et parce que Bourmont avait arboré la cocarde blanche, le vieux maréchal aurait répliqué, en allemand, l'équivalent de : « Qu'importe la cocarde, Jeanfoutre sera toujours Jeanfoutre ». Vingt ans plus tard, à la demande de Bourmont, Wellington allait certifier qu'il n'avait reçu de lui aucun renseignement utile [4]. En ce matin du 15 juin 1815, Napoléon avait de toute façon réalisé son « dernier coup de génie militaire » [5].
Malgré quelques dysfonctionnements dans la transmission des ordres, l'armée du Nord se mit en marche à partir de trois heures, en direction de Charleroi. On avait lu dans les bivouacs une proclamation impériale :
Soldats,
C'est aujourd'hui l'anniversaire de Marengo et de Friedland, qui décidèrent deux fois du destin de l'Europe. Alors, comme après Austerlitz, comme après Wagram, nous fûmes trop généreux. Aujourd'hui, cependant, coalisés contre nous, les princes que nous avons laissés sur le trône en veulent à l'indépendance et aux droits les plus sacrés de la France. Ils ont commen
Tableau 1 : Corps de bataille de l’armée anglo-hollandaise
Ier Corps Pce d'Orange Deux divisions britanniques 31 200 h
(Gaux Cooke et Alten), deux divisions
néerlandaises (Gaux Perponcher
et Chassé), une division de cavalerie néerlandaise.
IIe Corps Lord Hill Deux divisions britanniques 15 150 h
(Gaux Clinton et Colville
Troupes Pce Frédéric Une brigade indienne (Gal Anthing) et 10 400 h
néerlandaises une division néerlandaise (Gal Stedman)
Contingent Duc Guillaume Huit bataillons, quatre escadrons, deux batteries 6 800 h
du Brunswick –Frédéric
Contingent Gal Von Kruse Trois bataillons 2 900 h
de Nassau
Réserve Wellington Deux divisions britanniques (Gaux Picton et Cole) 3 500 h
générale
Réserve Lord Uxbridge 8 brigades britanniques et hanovriennes
de cavalerie (Gaux Somerset, Ponsonby, Dörnberg,
Vandeleur, Grant, Vivian, Arenschildt, Erstorff) 11 200 h
Tableau 2 L’armée de Blücher
Ier Corps Gal Von Zieten 4 brigades (Gaux Steimetz, Otto von Pirch 30 700 h
(appelé Pirch II), Jagow, Henkel von Donnersmarck),
une réserve de cavalerie (Röder), 96 canons
IIe Corps Gal Ludwig 4 brigades (Tippelskirch, Kraft, Brause, Langen), 31 700 h
von Pirch une réserve de cavalerie (Wahlen-Jürgass),
80 canons
IIIe Corps Gal 4 brigades (Borcke, Kemphen, Luck, 24 000 h
Von Thielmann Stüpnagel), une réserve de cavalerie
(Hobe) et 48 canons
IVe Corps Gal Von Bülow 4 brigades (Hake, Rijssel, Losthin, Hiller), 30 300 h
une réserve de cavalerie (Pce Guillaume de Prusse),
88 canons
cet article est extrait Thierry Lentz, Les Cent-Jours, 1815, T.4 de la Nouvelle Histoire du Premier Empire, 2010 avec l'aimable autorisation des éditions Fayard