Le dernier exil de Napoléon III

Auteur(s) : GANIÈRE Paul
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La nouvelle de la capitulation de l’armée du maréchal de Mac Mahon à Sedan le 3 septembre 1870 et de la reddition de Napoléon III aux forces prussiennes parvient à Paris au début de l’après-midi du lendemain. Immédiatement, la capitale est en ébullition et, pour tous les observateurs, il paraît évident que le Régime impérial ne pourra survivre à un tel désastre. Effectivement, quelques heures plus tard, la foule parisienne envahit le Palais-Bourbon. Après avoir décreté la déchéance de l’Empereur, un certain nombre de députés se rendent à l’Hôtel-de-Ville et proclament la République.

Le dernier exil de Napoléon III
La famille impériale à Chislehurst © Fondation Napoléon, collection Martial Lapeyre

Dans le même temps, des manifestants chantant la Marseillaise et poussant des cris hostiles au Régime commencent à envahir les jardins des Tuileries. Les membres de son entourage auxquels se joignent les ambassadeurs d’Italie et d’Autriche pressent l’Impératrice de fuir, non seulement pour sauver sa vie mais aussi « pour emporter avec elle l’autorité légale où qu’elle aille ». La souveraine, à laquelle Napoléon III avait conféré le titre de Régente pour la durée de son absence, finit par se résigner. Sa fidèle lectrice, Mme Lebreton, décide de ne pas l’abandonner. Comme il ne saurait être question de sortir par la porte principale du château devant laquelle se tiennent déjà les insurgés, les deux femmes, sans bagages et presque sans argent, gagnent le pavillon de Flore, empruntent les galeries du Musée du Louvre et parviennent enfin sur la place de Saint-Germain l’Auxerrois.
Le temps presse et on entend au loin les grondements de la foule. Par chance, un fiacre vient à passer. Les fugitives y prennent place et, après diverses péripéties, trouvent enfin asile auprès du dentiste américain de la Cour, le docteur Evans, auquel elles vont demander de les aider à passer en Angleterre.
Evans, grand ami de la France et tout dévoué à la Famille Impériale, les conduit dès le lendemain matin dans sa propre calèche jusqu’à Pacy-sur-Eure, puis dans une mauvaise voiture de louage jusqu’à Rivière-Thibourville, un peu au-delà d’Evreux où elles vont passer la nuit. Le 6 septembre, sans avoir été reconnues, l’Impératrice et sa lectrice, toujours accompagnées par le docteur Evans prennent le train jusqu’à Lisieux et, vers trois heures de l’après-midi, arrivent enfin à Deauville où séjournait depuis plusieurs semaines l’épouse du dentiste.

Il s’agit maintenant de trouver un bateau acceptant de les conduire en Grande-Bretagne. Le docteur Evans réussit à convaincre un Anglais, sir John Burgoyne, de les accueillir à bord de son yacht, la « Gazelle ». Le départ a lieu dans la nuit du 6 au 7 septembre mais quelques heures plus tard une violente tempête ralentit la marche de la frêle embarcation et ce n’est que le 8 à l’aube que l’on peut enfin accoster dans le petit port de Ryde, sur la côte Est de l’île de Wight.

Dans la matinée du même jour, Evans apprend par la lecture d’un journal local que le Prince Impérial, après avoir franchi la frontière franco-belge dès l’annonce du désastre de Sedan vient d’arriver sain et sauf à Hastings, situé sur la côte Sud de l’Angleterre. Sans lui donner la véritable raison de ce départ précipité, il invite l’Impératrice à s’embarquer sans plus attendre pour Plymouth puis à se rendre à Brighton où, précise-t-il, il lui sera aisé de lui trouver un logement plus confortable qu’à Ryde. Sa Majesté accepte. Aussitôt arrivé à Brighton, Evans se rend discrètement à Hastings distant seulement d’une trentaine de kilomètres, afin de s’assurer de la présence du jeune Prince. Dès son retour à Brighton il s’empresse d’avertir l’Impératrice de l’heureux résultat de sa démarche : celle-ci exprime le désir de partir sur-le-champ.
Eugénie arrive auprès de son fils le 9 septembre à 10 heures du matin et décide de demeurer à Hastings. En raison de la modicité des ressources hôtelières offertes par la petite ville et de l’arrivée en Grande-Bretagne des premiers fidèles venus de France pour partager le malheur de sa souveraine, cette installation s’avère précaire. Une nouvelle fois, l’inlassable dévouement du docteur Evans va être mis à contribution car l’Impératrice lui confie le soin de chercher, dans le voisinage de la capitale britannique, une résidence où elle pourra demeurer avec son entourage dans l’attente du retour de Napoléon III dont elle espère la libération prochaine.
Depuis une semaine, l’Impératrice écrasée par le poids de la catastrophe qui l’avait obligée à quitter précipitamment Paris, à courir les routes et à franchir la Manche dans les conditions les plus hasardeuses, avait vécu dans une sorte de brouillard. Dès l’instant où elle réalise qu’il va lui falloir s’organiser et à se préparer à séjourner sur une terre étrangère pour une période dont nul ne peut prévoir la durée, elle prend enfin conscience qu’elle et les siens sont désormais des exilés.

Le choix et l’installation à Camden Place

Le hasard allait venir en aide au docteur Evans en l’amenant dans la petite ville de Chislehurst située dans le comté de Kent, à onze miles de Londres (environ 20 kilomètres), au centre d’une région valonnée et verdoyante. Aux abords du village peuplé de quelques milliers d’habitants résidant pour la plupart dans des cottages modestes mais coquets, il découvre sur une hauteur une gentilhommière de style georgien, reliée à la route principale par une allée carrossable bordée de hêtres majestueux (1). Elle se compose d’un corps de bâtiment central construit en pierre et en briques de deux étages, flanqué à droite et à gauche de pavillons en saillie comportant chacun un rez-de-chaussée surmonté d’une terrasse « à l’italienne ». L’ensemble, d’aspect un peu lourd, a cependant belle allure et semble à première vue suffisamment spacieux pour abriter l’Impératrice et les membres de son entourage.
Cette demeure présente par ailleurs d’appréciables avantages : son exposition, face au soleil, son isolement rendant facile la surveillance des alentours, sa position au milieu d’un grand parc orné de parterres, de statues et planté de nombreuses essences, notamment des cèdres plus que centenaires, ses écuries spacieuses et ses bâtiments de service habituellement dissimulés aux regards. Enfin, connaissant de longue date les sentiments religieux de la souveraine et son désir de pouvoir aisément se rendre à Londres, Evans apprend avec satisfaction que Chislehurst possède une église catholique, Saint-Mary Church, et qu’une ligne de chemin de fer permet à ses habitants de gagner le centre de la capitale en moins d’une demi-heure.
Cette résidence s’appelle Camden Place, en mémoire de William Camden (également appelé Cambden ou Campden), célèbre historien et archéologue improprement qualifié d’antiquaire en raison de son goût pour les oeuvres d’art, qui l’avait fait bâtir au xvie siècle. Elle avait appartenu par la suite à différents propriétaires dont le dernier est un M. Strode qui avait été le fondé de pouvoir de la riche miss Howard, maîtresse de Napoléon III avant son accession au trône impérial et qui, à défaut de l’habiter lui-même l’avait loué à un certain M. Foder. Deux détails retiennent l’attention du docteur Evans. Le premier est d’ordre sentimental : une trentaine d’années plus tôt, la maison avait été occupée par M. Rowles dont la fille, Emily, avait fait l’objet d’une cour pressante de la part du futur Napoléon III récemment évadé du fort de Ham et réfugié en Angleterre. Le second a trait à la grille donnant accès au parc : elle n’est autre, en effet, que celle qui, quatre ans plus tôt, se trouvait à l’entrée principale de l’Exposition Universelle de Paris et que Strode avait achetée lors de la démolition des batiments (2).
Après avoir exposé à l’Impératrice les raisons pour lesquelles il considérait Camden Place « comme une retraite idéale pour fuir les agitations et les tracas du monde », Evans est invité par la souveraine à en négocier la location. Foder, auquel il s’adresse en premier lieu, se dit prêt à renoncer à son droit d’occupation au profit de Sa Majesté et de ses amis. Evans se rend alors auprès de Strode et signe avec lui un bail fixant le montant du loyer annuel à la somme dérisoire de 500 livres sterling, soit 6.000 francs.

Le 24 septembre, Eugénie prend possession de sa nouvelle demeure. Partie de Hastings par le train, elle arrive à Chislehurst au milieu de l’après-midi et est aussitôt conduite en voiture à Camden Place. En en franchissant le seuil, elle remarque la devise que Strode avait fait gravée au dessus de l’horloge surmontant la porte d’entrée : « Malo mori quam foedari », (Plutôt la mort que la désertion). « Voilà une devise faite pour moi », soupire-t-elle.
Elle pénètre d’abord dans un vaste hall, de forme arrondie et éclairé par le haut, précédant une longue galerie ouvrant sur le parc, au sol recouvert d’un tapis à carreaux rouges et verts, ornée des portraits des ancêtres de M. Strode, de bustes, de cabinets d’ébène à incrustations de nacre et de cuivre. A une de ses extrémités se trouvent les salons. Le premier auquel on accède est garni de meubles de différents styles, parmi lesquels on remarque un certain nombre de pièces d’origine française. Les étagères, les consoles sont couvertes d’objets d’art, de bibelots, d’objets divers. « Un bazar de palais », dira ironiquement le précepteur du Prince Impérial, Augustin Filon.
On pénètre ensuite dans le grand salon qui occupe la plus grande partie d’un des deux pavillons latéraux. Il est éclairé sur trois de ses côtés par plusieurs fenêtres prenant jour sur des parterres fleuris. Les murs en sont tendus de tapisseries des Gobelins et le plafond est décoré de curieuses peintures. Il possède en outre une cheminée en porcelaine de Sèvres qui inspire à l’amiral Duperré, aide de camp du Prince Impérial, cette réflexion plutôt désobligeante : « C’est beau : on dirait un café ».
En opposition aux deux salons, se trouve la salle à manger habillée de boiseries en acajou provenant du château de Bercy (3) démoli en 1861 lors de la construction de la ligne de chemin de fer de Paris à Lyon et dont, par un curieux hasard, une partie avait été achetée par l’Impératrice pour sa soeur, la duchesse d’Albe. Décidément, les souvenirs du passé la poursuivaient jusque dans l’exil !

A côté de la salle à manger se trouve une petite pièce qui servira à la fois de salle de billard et de fumoir et un peu plus loin une autre dans laquelle on aménagera la salle d’études du Prince Impérial. Afin de rappeler à son fils celle qu’il occupait quelques mois plus tôt aux Tuileries, l’Impératrice s’efforcera d’en reconstituer le décor et y fera accrocher plus tard un grand portrait de l’Empereur.
Un large escalier, cerné par une lourde rampe de cuivre permet d’accéder aux étages. Eugénie choisit pour en faire sa chambre la pièce située au-dessus du grand salon. Elle présente un caractère assez impersonnel qu’elle s’emploiera à corriger en y disposant ses plus chers souvenirs dès qu’elle pourra entrer en possession de ses biens personnels ayant échappé au désastre des Tuileries. Dans une pièce contigüe, elle installe une sorte de boudoir qu’elle ornera de miniatures représentant les membres de sa famille. C’est là qu’elle aimera se recueillir et recevoir ses intimes.
Un peu plus loin logeront Mme Lebreton et le Prince Impérial. A l’autre extrémité de l’étage, elle réserve l’appartement de l’Empereur, composé d’une chambre et d’un cabinet de travail. Toutes ces pièces sont spacieuses, bien disposées pour laisser à leurs occupants une certaine indépendance.
Les appartements du second étage sont plus petits, assez sobrement meublés. Ils sont cependant suffisants pour abriter quelques personnes de la suite impériale qu’Eugénie désire garder auprès d’elle. Ces pièces changeront à plusieurs reprises d’affectation durant le séjour de la petite Cour à Camden Place (4).

Le soir de leur arrivée, les Français s’aperçoivent qu’ils manquent d’un grand nombre d’objets de première nécessité, en particulier de linge de maison, de vaisselle courante, d’ustensiles de cuisine. Malgré cette petite contrariété inhérente à une installation aussi improvisée, l’Impératrice se déclare satisfaite et le lendemain se rend en compagnie du Prince Impérial à l’église du village pour y entendre la messe et remercier le Ciel d’avoir trouvé refuge à Chislehurst. Aucun siège n’ayant été prévu à leur intention, tous deux prennent place au milieu des paroissiens qui affectent à leur égard une parfaite discrétion.

Progressivement, la vie va s’organiser. Presque chaque jour, de nouveaux venus accourus de France se présentent à Camden Place. Autour de la souveraine se forme ainsi une petite Cour où chacun retrouve sa place et son rang. Mme Lebreton, la confidente et la femme de confiance de Sa Majesté, Mme de Saulcy, les docteurs Conneau et Corvisart, Filon, le précepteur du Prince Impérial que viendra bientôt rejoindre le secrétaire privé Pietri, résideront à Camden Place. Le duc de Bassano, Grand-chambellan du Palais et la duchesse, Mlles Aguado et de Larminat, demoiselles d’honneur, les ménages Clary et Davillier, familiers des Tuileries sous l’Empire, s’installeront tant bien que mal à Chislehurst qui deviendra ainsi une annexe de la Cour.

Arrivés trop tard, les anciens ministres Chevreau et Rouher devront se contenter d’une résidence dans le village de Richemond, situé à quelques kilomètres. Pour leur part, la duchesse de Mouchy, les Murat, la duchesse de Talleyrand préféreront demeurer à Londres où ils jouiront d’une installation plus confortable et se rendront plusieurs fois par semaine à Camden Place pour y constituer, selon une formule alors fort à la mode dans les milieux français, « une barrière contre l’étranger ». Pourquoi cette expression en apparence péjorative ? Tout simplement parce que les exilés, tout en reconnaissant la courtoisie de l’accueil que leur avaient réservé les Anglais, constataient avec peine la sympathie que les milieux officiels britanniques affichaient pour la cause allemande.
Plusieurs anciens serviteurs seront eux aussi au rendez-vous et retrouveront à Camden Place les fonctions qu’ils exerçaient précédemment aux Tuileries. Parmi eux on reconnaît la femme de chambre de l’Impératrice, Joséphine Pollet dite Pepa, le maître d’hôtel Delafosse, les cuisiniers Alexandre et Pfetinger, le sommelier Giraud, les huissiers Biguer et Girard. Tous logeront dans des locaux aménagés à leur intention dans les communs du château, à l’exception du dévoué Ulmann, valet de chambre personnel du Prince Impérial auquel sera octroyée la faveur d’occuper un réduit à proximité de l’appartement de son maître.
Au contact de tout ce petit monde, l’Impératrice semble retrouver son entrain et, à en croire le docteur Evans qui va bientôt regagner Paris, commence « à redevenir elle-même » tout en conservant, ajoute-t-il, « une certaine tristesse dans le regard ». Sa principale préoccupation consiste pour l’heure à avoir des nouvelles des opérations militaires qui continuent à se dérouler en France et à évaluer le rôle que les Bonaparte pourraient être amenés éventuellement à jouer lorsque s’ouvriront enfin des négociations avec le gouvernements prussien en vue de mettre un terme aux hostilités.

Le vote de la déchéance des Bonaparte

Se berce-t-elle d’illusions ? Pas tout-à-fait. Le chancelier Bismarck qui s’était refusé jusqu’alors à reconnaître le gouvernement issu de la Révolution du 4 septembre, n’a-t-il pas fait savoir que, s’il était amené à traiter avec les représentants de Napoléon III, il était prêt à se contenter de la cession « d’une partie minime du territoire français ». Par ailleurs, Eugénie, qui à plusieurs reprises a reçu à Camden Place la visite d’émissaires se disant chargés de missions secrètes, se croit assurée du concours des 170.000 hommes de l’armée du maréchal Bazaine enfermée dans la place forte de Metz et qui, une fois libérés, s’emploieraient à rétablir l’ordre et à restaurer l’Empire.

Se souvenant qu’elle est toujours Régente – une récente et orageuse visite du prince Napoléon à Camden Place lui a récemment rappelé les responsabilités attachées à cette qualité – et dans l’impossibilité dans laquelle se trouve présentement l’Empereur de prendre une quelconque décision, elle estime indispensable de se rendre auprès de lui afin d’envisager la conduite qu’il conviendrait d’adopter au cas où l’adversaire ferait des ouvertures plus précises. A cet effet, elle décide de gagner Wilhelmshöhe, ancienne résidence de Jérôme Bonaparte lors de son bref passage sur le trône de Westphalie située près de Cassel, où le malheureux souverain était interné depuis la capitulation de Sedan.

Après avoir traversé la Belgique et une partie de l’Allemagne, elle arrive à destination le 30 octobre. Les premiers moments d’émotion passés, les deux époux parlent politique. Napoléon ne croit pas aux bonnes intentions de Bismarck et veut laisser à ses adversaires républicains toute la responsabilité d’un traité de paix qui, selon lui, comportera la perte d’une ou même deux provinces françaises.
« Je ne saurais, précise-t-il, me maintenir huit jours sur le trône après une paix conclue sur ces bases ».
Eugénie s’efforce en vain de le faire revenir sur sa décision :
« Alors, soupire-t-elle, notre fils ne régnera pas ».
« Qui sait », se borne à répondre l’Empereur en lissant sa moustache.

Avec douceur et obstination, cet éternel rêveur s’emploie alors à la persuader que l’anarchie qui régnait présentement sur la France ne saurait durer et qu’une réaction en faveur du Régime impérial « viendrait d’elle-même ». Pour l’heure, ajoute-t-il, la sagesse leur commande donc de laisser évoluer la situation et de se résigner momentanément à l’exil.

Napoléon parle ensuite du lieu où il conviendra de se fixer en attendant l’heure « de cet inévitable retour ». Avant même l’arrivée de sa femme à Wilhelmshöhe, il avait longuement réfléchi à ce problème et envisagé plusieurs possibilités. La première consistait à s’installer à Trieste dans une villa léguée au Prince Impérial par ses cousins Murat, une autre à se rendre en Espagne où l’Impératrice possédait une nombreuse famille et d’importants intérêts, une autre encore à se réfugier dans le château d’Arenenberg, en Suisse auquel le rattachaient les souvenirs de sa jeunesse et de sa mère, la reine Hortense.

A vrai dire, pour des motifs d’ordre politique ou sentimental, aucune de ces solutions ne lui avaient paru satisfaisantes. Aussi la description que lui fait son épouse de sa retraite à Camden Place et des nombreux avantages qu’elle présente le comble d’aise. L’Angleterre demeure à ses yeux, en effet, « un pays libre » dont il a longtemps apprécié l’hospitalité avant son accession du trône, dont il parle couramment la langue et où il compte de nombreux amis. C’est donc là qu’il retrouvera les siens lorsqu’il sera libéré et restera à l’écoute du monde, prêt à tout instant à répondre à l’appel de ses anciens sujets.

L’Impératrice insiste alors pour partager la captivité de son époux, mais ce dernier refuse :
« Non, Eugénie (il prononçait Ugenie), tu partiras demain. Tu dois retrouver notre fils. Je suis prisonnier de guerre et veux le demeurer. Ta présence m’ôterait ce caractère ».
L’Impératrice est obligée de s’incliner et refait en sens inverse le chemin qui lui avait permis d’arriver à Wilhelmshöhe. Dès les premiers jours de novembre, elle est de retour à Camden Place.
Ne pouvant plus désormais être appelée à jouer un rôle politique, elle n’en continue pas moins à suivre avec passion le déroulement des événements, à déplorer les terribles souffrances imposées aux Français par la poursuite de la guerre et à s’intéresser aux efforts déployés par le gouvernement provisoire pour tenter de redresser une situation apparemment désespérée. Par ailleurs et en attendant le retour de son mari, elle se consacre entièrement à la bonne marche de sa maison et à l’éducation de son fils.

Pour assurer le train de vie qu’elle estime conforme à sa dignité, Eugénie a besoin d’argent et sa situation financière paraît alors assez préoccupante. Un certain nombre d’historiens assurent que bien avant la chute de l’Empire et avec l’agrément de son époux, elle avait fait transférer à l’étranger (on parlait de l’Espagne, de la Suisse et même déjà de l’Angleterre) des sommes importantes provenant des économies réalisées sur la liste civile attribuée au souverain et dont le montant s’élevait à 25 millions de francs par an. Sans la moindre preuve, on avançait des chiffres allant de 5 à 100 millions de francs selon les auteurs. Ce qui est certain, c’est que le gouvernement provisoire avait tout fait pour propager ces rumeurs et qu’après son départ de Paris, on fredonnait volontiers ce couplet :
Des deux Napoléon, le sort est inégal
Tous deux ont suivi des chemins inégaux
Le premier de l’Europe a pris les capitales
Le second de la France a pris les capitaux.

En admettant qu’il y ait eu une part de vérité dans ces affirmations, l’Impératrice ne pouvait en s’installant à Camden Place puiser dans cette réserve afin de ne pas donner prise à ce qu’elle appelait « une odieuse calomnie ». Pour se procurer de l’argent, il lui fallait donc recourir à des ressources contrôlables et celles-ci se réduisaient à assez peu de chose.

A la veille de la capitulation de Sedan, Napoléon III avait confié aux officiers de son état-major la plus grande partie du trésor qu’il avait emporté de Paris et que l’on estimait à environ un million de francs, de sorte qu’en arrivant à Wilhelmshöhe il ne lui restait plus que 260.000 francs qu’il mit à la disposition de ses compagnons d’infortune. Afin de se procurer de l’argent frais, il donna l’ordre de vendre un immeuble dont il était propriétaire à Rome, le palais César. L’opération lui rapporta 600.000 francs, mais se méfiant de la générosité de son épouse, il ne lui fit parvenir que 300.000 francs, conservant par divers lui l’autre moitié de cette somme.
Eugénie possédait pour sa part des immeubles à Paris, un domaine à la Jonchère, une villa à Biarritz, des propriétés dans les Landes et les Basses-Pyrénées. Malheureusement, ces biens étaient sous séquestre et donc momentanément irréalisables. Restaient une soixantaine de milliers de francs figurant depuis de longues années sur un compte au nom de l’Empereur à la banque Baring de Londres et surtout ses bijoux dont elle venait récemment de rentrer en possession au terme d’un étrange parcours.

On sait, grâce à des indiscrétions commises par des membres de son entourage que, dès l’annonce des premières défaites de l’armée française, la duchesse de Malakoff, cousine de l’Impératrice, aidée de la fidèle femme de chambre Pepa, avait réuni les principales parures de Sa Majesté et les avait fait porter, enveloppées dans du papier journal, chez la princesse de Metternich, épouse de l’ambassadeur d’Autriche à Paris. Par la suite, un des collaborateurs de ce dernier les avait déposées à la banque d’Angleterre, ce qui avait permis à leur légitime propriétaire de les récupérer peu après son arrivée en Grande-Bretagne. En femme d’affaires avisée, elle va en vendre la plus grande partie à des princes hindous désireux d’orner de pierres précieuses leurs tuniques et leurs turbans à l’occasion de la visite que le prince de Galles, futur Edouard VII, devait faire prochainement en Orient.
Selon certaines estimations, cette opération aurait rapporté la somme respectable de 1.300.000 francs. Dans l’immédiat, sa sécurité matérielle était ainsi assurée.
Au milieu de toutes ces difficultés, Eugénie va éprouver quelques satisfactions. La première en recevant un message de la reine Victoria qui tient à lui faire savoir « qu’elle n’était pas insensible au coup qui l’avait frappée et qu’elle n’oublierait pas les anciens jours ». Elle apprend de plus que le prince de Galles aurait voulu que fût mis à sa disposition le château de Chiswick, dans le Middelsex, à 10 kilomètres au Sud de Londres, qui passait pour l’une des plus belles demeures d’Angleterre mais qu’il avait dû renoncer à ce projet en raison des réserves émises par le Premier ministre Gladstone et le ministre des Affaires Étrangères, lord Granville. Par contre, dans le même temps, ses familiers lui rapportent qu’un certain revirement commence à s’opérer dans l’opinion anglaise devant les intentions prêtées au chancelier Bismarck d’annexer les provinces françaises de l’Est sous prétexte de mettre la Prusse à l’abri d’une nouvelle agression.

En France par contre, la situation continue à se dégrader. Le 27 octobre, le maréchal Bazaine, qui n’avait fait aucune tentative sérieuse pour rompre le blocus, décide de livrer la place de Metz et son armée à l’ennemi. Un peu partout, ce qui reste des forces françaises est obligé de reculer malgré une résistance souvent héroïque. Enfin, le 28 janvier 1871, Paris, assiégé depuis quatre mois, capitule à son tour et le gouvernement provisoire négocie un armistice avec l’adversaire, afin de permettre l’élection d’une Assemblée Nationale chargée de décider de la poursuite des hostilités ou du retour à la paix.
Les élections ont lieu le 8 février. L’Assemblée, qui ne compte que cinq députés bonapartistes, est composée dans une très large mesure de partisans de la paix. Réunie à Bordeaux, elle désigne, « en attendant qu’il soit statué sur les institutions de la France » Adolphe Thiers, vieil adversaire du Régime impérial, comme chef du pouvoir exécutif qu’elle autorise le 13 février à engager des négociations avec l’adversaire. Les prétentions de Bismarck sont désormais connues : cession de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine accompagnée du versement d’une indemnité de guerre de 5 milliards de francs-or payable en trois ans. Pour presque tous les Français, le Régime déchu est responsable des malheurs de la Patrie.
Le 1er mars, l’Assemblée confirme la déchéance des Bonaparte, à l’unanimité moins six voix, et, deux jours plus tard, approuve les initiatives prises par le gouvernement en vue du retour à la paix, par cinq cent-quarante-sept voix contre cent sept et vingt-trois abstentions. Désormais, le chancelier Bismarck estime sans objet la captivité de Napoléon III et décide de le libérer. Ce dernier quitte Cassel le 17 mars. Parvenu à la frontière belge, il prend place dans le train spécial que le roi Léopold II a mis à sa disposition et parvient à Ostende où il s’embarque pour l’Angleterre.

Avant de quitter le territoire belge, il apprend les débuts de la Commune de Paris et murmure : « Deux révolutions devant l’ennemi en quelques mois ».

Sans doute pense-t-il à cet instant que seul un gouvernement fort pourra aider la France à sortir de l’anarchie dans laquelle elle épuise ses dernières ressources et, une fois de plus, se plait-il à imaginer que les Français pourraient fort bien reconnaître bientôt en lui le seul homme capable de redresser la situation.

L’Empereur débarque à Douvres le 20 mars. Il paraît amaigri, le teint livide, voûté, marchant avec peine. Au dire des témoins, la maladie et le chagrin l’on vieilli de dix ans. Il n’est pourtant âgé que de soixante-trois ans !

Massée sur le quai, une foule imposante manifeste son enthousiasme. Stupéfait, visiblement ému, il agite son chapeau et ne peut retenir ses larmes. À peine est-il descendu de la passerelle que le capitaine du port, Henry Payn, se porte à sa rencontre et lui rappelle qu’il avait eu l’honneur de le saluer en ce même endroit lors de sa visite officielle en Grande-Bretagne en 1855.

La police lui fraye difficilement un passage et il va se trouver bientôt devant sa femme et son fils. La première se jette dans ses bras en pleurant, le second, grandi, très pâle, s’efforce de conserver son calme. Prenant bourgeoisement le bras de l’Impératrice, Napoléon se dirige vers le « Lord Warden Hôtel » où le gouverneur de la ville vient lui présenter ses devoirs. De là, une ruelle permet au couple impérial de gagner la gare d’où doit partir le train pour Chislehurst. Au milieu de cet étroit passage il croise les princes d’Orléans qui se préparent à rentrer en France. Moment difficile : après une brève hésitation, Eugénie s’efface et fait une profonde révérence. Les hommes se saluent, puis les deux groupes poursuivent leur chemin, chacun de son côté.

Curieux destin, en vérité que celui de cet ancien Empereur des Français, vaincu et exilé, accueilli comme un ami par ces mêmes Anglais qui, cinquante-six ans plus tôt, en août 1815, avaient considéré comme un hors-la-loi et déporté à Sainte-Hélène sans autre forme de procès son oncle, le premier Napoléon, venu lui aussi leur demander asile.

L’installation et la vie de Napoléon III à Camden Place

L’installation de Napoléon III à Camden Place, suivie peu après de l’arrivée de nouvelles personnes de sa suite va modifier l’ordonnance de la Maison. D’autre part, l’Impératrice avait chargé quelques-uns de ses amis demeurés à Paris d’intervenir auprès de Thiers afin d’obtenir la restitution des meubles et objets personnels abandonnés aux Tuileries et frappés de saisie par le gouvernement provisoire au lendemain de son départ de la capitale. Le chef de l’exécutif, après avoir reconnu le bien-fondé de cette requête, prend une ordonnance, aux termes de laquelle la dynastie déchue pouvait rentrer en possession de ses biens qui, par miracle, avaient échappé au pillage et à l’incendie du palais des Tuileries. Ainsi, allait-on bientôt voir arriver à Chislehurst de lourdes caisses en provenance de France et dont le contenu devait permettre de donner aux appartements impériaux une apparence moins impersonnelle.

Très vite, l’Empereur adopte un emploi du temps dont il ne se départira qu’exceptionnellement. Il passe ses matinées dans son cabinet de travail. La pièce, encombrée d’objets divers et dont les murs sont chargés de panoplies, est presque chaque jour et en toute saison surchauffée, car son occupant est de plus en plus frileux. Au centre, se trouve la table de travail derrière laquelle se dresse une lourde armoire contenant des papiers de toute sorte, en particulier le manuscrit des Mémoires de la reine Hortense. C’est là que Napoléon dictera à Pietri le texte d’une brochure justificative sur « Les causes et la capitulation de Sedan ». C’est-là également qu’il rédigera sous le nom de comte de La Chapelle une étude sur « Les forces militaires de la France » dans laquelle il exposera son plan de réformes de l’armée, basé sur le service obligatoire dont il avait vainement demandé l’instauration en 1867 et dont il considérait le rejet par une large partie de l’opinion comme une des raisons fondamentales de la défaite.

L’Impératrice apparaît à l’heure du déjeuner. Elle a déjà lu les journaux et, au cours du repas qu’elle prend presque toujours en tête-à-tête avec son époux, discute des nouvelles du jour. Après le déjeuner, lorsque le temps le permet, l’Empereur fait en sa compagnie une courte promenade dans le parc et tous les témoins constatent que sa démarche accuse une fatigue de plus en plus pesante. Les autres jours, il arpente la galerie en devisant avec tel ou tel de ses compagnons et en fumant cigarette après cigarette, ou bien s’installe devant un cylindre tournant placé devant une des fenêtres de la salle de billard afin de prendre un peu d’exercice, ainsi que lui ont conseillé ses médecins.

On prend le thé dans le petit salon à cinq heures de l’après-midi. A sept heures précises le dîner est servi dans la salle à manger. En général, plusieurs personnes de la suite sont invitées à la table impériale. Après le repas, les hommes passent dans la salle de billard pour y fumer un cigare tandis que les dames s’installent dans le grand salon où, assez souvent, une des personnes présentes joue au piano quelque refrain à la mode. A neuf heures et demie, le Prince Impérial va se coucher et à onze heures, l’Empereur se lève suivi de l’Impératrice : avant de se retirer, celle-ci répond au salut de l’assistance par une révérence.

Une seule entorse est apportée à cet emploi du temps. Le dimanche matin, Eugénie et son mari se font conduire à Chislehurst et, au bras l’un de l’autre font leur entrée dans l’église Sainte-Marie pour assister à la messe dans un banc qui leur est réservé au premier rang des fidèles. A leur sortie, les habitants de la petite ville, touchés par tant de simplicité, les attendent sur le parvis pour les saluer respectueusement.

L’un des moments importants de cette journée de dimanche se situe vers trois heures de l’après-midi, heure à laquelle arrive en gare de Chislehurst le train en provenance de Londres. A son bord se trouvent souvent des Français venus de Paris et désireux de rencontrer leur ancien souverain. Ils sont porteurs de nouvelles de la capitale, parfois même de petits souvenirs. L’Empereur les accueille avec joie, s’enferme avec eux dans son bureau, les harcèle de questions, les retient volontiers à dîner. Ceux qui, dans les temps heureux, avaient été des familiers des Tuileries passent quelquefois plusieurs jours à Chislehurst avant de reprendre le chemin du retour.

Au nombre de ces visiteurs du dimanche, on compte également des Anglais, en particulier des amis de l’époque où Napoléon résidait à Londres en proscrit. Les plus assidus sont lord et lady Sydney, lord Buckhurst, membre éminent du parti libéral et secrétaire d’Etat pour l’Irlande. Le Premier ministre Gladstone lui-même se rend à plusieurs reprises à Camden Place car, depuis que Napoléon et Eugénie sont devenus des personnalités privées, il estime qu’une telle démarche n’a plus de signification politique.

Une première fois, au début de l’année 1872, la reine Victoria se rend elle aussi auprès des malheureux exilés. Arrivée par le train en gare de Chislehurst, elle gagne Camden Place en compagnie de ses deux derniers enfants, le prince Léopold et la princesse Béatrice dans un landau attelé à quatre chevaux. L’Empereur, suivi de l’Impératrice et du Prince Impérial se porte à sa rencontre en bas du perron. La Reine, qui ne l’a pas vu depuis 1857, le trouve « très gros et très gris », mais se dit « frappée par sa modération et constate qu’il a conservé ses bonnes manières ». L’entrevue dure une heure au cours de laquelle on parle du passé, des horreurs de la Commune, des incertitudes de l’avenir. A sa sortie la souveraine et ses hôtes français sont acclamés par la foule qui s’était amassée aux abords du château.
Par la suite, Victoria reviendra à plusieurs reprises à Chislehurst et le couple impérial sera lui aussi invité au château de Windsor. Napoléon III se dira toujours très touché par ces marques d’amitié : « Je suis très heureux de me trouver en Angleterre », dira-t-il un jour au sortir d’une de ces entrevues.

Ainsi et surmontant le côté pénible que comporte inévitablement leur situation, les exilés sont parvenus à faire régner à Camden Place une atmosphère apparemment paisible. L’entente entre les époux impériaux est parfaite. Eugénie semble avoir oublié les infidélités de son mari qui l’avaient autrefois si profondément humiliée et, connaissant maintenant dans les moindres détails les conditions dans lesquelles s’était opérée la reddition de Sedan, regrette très sincèrement les paroles très dures dont elle avait accablé l’Empereur en apprenant la fatale nouvelle. Pour sa part le Prince Impérial, conscient de l’importance du rôle qu’il peut être appelé à tenir un jour sur l’échiquier politique, travaille avec ses précepteurs et témoigne à ses parents une affection touchante.

Quant à l’Empereur, il se dit en paix avec sa conscience et affecte la plus grande confiance dans le jugement de l’Histoire. Il parle des récents événements avec calme et dignité, s’abstenant toujours de rendre responsable de ses malheurs tel ou tel membre de son entourage, donnant ainsi à tous ceux qui ont l’honneur de l’approcher « un magnifique exemple de courage moral ».
« La Nation m’a imposé la guerre de Prusse, déclare-t-il certain jour. Mais je l’ai faite et mal faite. Il serait facile de me trouver des excuses. Pourtant, je ne veux pas me disculper. Je me dégraderais en défendant ma cause contre mon peuple. Et puis, j’étais chef d’Etat. Il n’y a pas de circonstances atténuantes pour un Empereur ».
Parallèlement à cette sérénité retrouvée, sa santé s’améliore, ce qui l’amène à étendre le champ de ses promenades et même à entreprendre un certain nombre de voyages à Londres accompagné de son fils auquel il fait visiter des musées, des bibliothèques et aussi des usines, des casernes et divers établissements publics.

A la demande de son mari, Eugénie se rend à Madrid au mois d’août 1871, officiellement pour rendre visite à sa mère. Elle va y demeurer deux mois et profiter de ce séjour pour régler ses affaires et vendre en dépit de sa répugnance à s’en séparer, les propriétés qu’elle possède en Espagne. Les modalités et le montant de ces transactions sont inconnus. Il est pourtant certain que les sommes ainsi réalisées furent considérables car leur gestion, confiée aux dirigeants de la banque Rothschild de Londres, permettra désormais au couple impérial de mener une existence fastueuse, ce qui n’empêchera pas l’Impératrice de poursuivre pendant plus de quarante ans ses démarches auprès des successifs gouvernements français pour rentrer en possession de propriétés qu’elle estime toujours lui appartenir.
Pendant l’absence de sa femme, Napoléon, en compagnie de son fils, va passer quelque temps à Torquay, sur la côte Sud de l’Angleterre. Il en profite pour se rendre également dans l’île de Wight pour y visiter le « Great Eastern », magnifique navire de 25.000 tonnes et de 270 mètres de long, muni de six mâts et de cinq cheminées qui, malgré bien des déboires, n’en est pas moins considéré comme une des plus belles réalisations de la marine britannique. Partout, dès qu’il est reconnu, il est salué avec respect.

Tout le monde se retrouve à Camden Place à la fin du mois de septembre et les deux époux s’accordent pour estimer qu’il est temps de donner au Prince Impérial une instruction sérieuse. A cet effet, on l’inscrit au King’s Collège de Londres, situé à deux pas de la gare de Charing Cross où il se rendra chaque jour sous la surveillance du dévoué Filon. A peu de temps de là, on décide qu’il entrera à la Royal Academy de Woolwich, dans la banlieue Ouest de la capitale d’où, après deux années d’études, il pourra sortir officier d’artillerie, l’arme préférée des Bonaparte.

L’année 1872

L’année 1872 s’annonce particulièrement difficile pour la France et les Français. L’humiliation de la défaite, l’explosion et la répression de la Commune ont profondément troublé les consciences et laissé des cicatrices douloureuses. Le gouvernement présidé par Thiers est fragile, la République fait peur et les partisans d’une restauration monarchique sont divisés entre les fidèles du comte de Chambord et ceux du comte de Paris. Dans le même temps, les élections partielles paraissent favorables aux défenseurs de l’Empire. Il n’en faut pas davantage pour que Napoléon III retombe dans ses éternelles songeries et commence à nourrir des espoirs insensés.

Un jour de janvier 1872 où Rouher (qui sera bientôt élu député de la Corse) lui expose les troubles qui agitent le pays, il répond avec assurance :
« Lorsque je serai revenu à Paris, j’arrangerai tout cela ».
Peu après, d’autres témoins l’entendent couramment répéter : « Napoléon 1er est bien revenu de l’île d’Elbe. Pourquoi, moi, je ne reviendrai pas d’Angleterre » ? Et d’ajouter : « Je sais bien que l’Empire vient de perdre cinquante pour cent de son prestige, mais il lui en reste cinquante pour cent. Cela, réuni à l’impossibilité où sont les partis républicain, légitimiste, orléaniste de rien organiser suffira pour nous ramener ».

Le regard de Napoléon se porte au delà des frontières de la France. Il sait que l’actuelle République instaurée au lendemain d’une émeute inspire des inquiétudes dans les chancelleries étrangères, qu’à Berlin, Vienne, Saint-Petersbourg et même Londres, on ne serait pas fâché de la voir remplacer par un Régime plus stable ayant à sa tête un souverain que les malheurs auraient assagi. Décidément tout le porte à croire, selon sa propre expression que l’heure « ou le temps sera venu » ne va pas tarder à sonner, aussi presse-t-il son fils, à chacune de leurs rencontres, de prendre conscience des responsabilités qui seront bientôt les siennes et se plaît-il à ponctuer leurs conversations de cette affirmation péremptoire : « Nous sommes la solution nécessaire ».

Fort curieusement, et sans que les exilés s’en doutent le moins du monde, le gouvernement français est régulièrement tenu au courant de cet état d’esprit. Il existe, en effet, à la préfecture de Police de Paris plusieurs cartons remplis de rapports adressés à un officier de paix du nom de Lombard par un certain Gustave dont il n’a pas été possible de percer l’identité mais qui, en raison de la précision des renseignements communiqués, semble avoir appartenu à l’entourage immédiat des souverains déchus. On connaissait ainsi en haut lieu les détails des arrivées et des départs des visiteurs de Camden Place, la teneur des conversations qui s’y tenaient et même les grandes lignes des projets échafaudés par l’Empereur.

Dans l’ignorance de cette « trahison », ce dernier poursuit imperturbablement son rêve et va même jusqu’à jeter les bases d’un véritable complot. En novembre 1872, il invite son homme de confiance, le général Clary, à se rendre en France afin de prendre contact avec ceux qui, le jour venu, seront appelés à jouer un rôle déterminant. En première place se trouve le général Bourbaki, ancien commandant de la Garde Impériale et pour l’heure commandant le 14e corps d’armée stationné à Lyon, dont la fidélité lui semble indiscutable.

Le 9 décembre, peu après le retour de Fleury, Napoléon expose son plan d’action devant ses amis réunis à Camden Place. Dès que les dernières dispositions seront prises, il quittera discrètement l’Angleterre à bord d’un yacht affrété sous un faux nom, abordera en Flandre, traversera la Belgique en évitant Bruxelles, puis par Cologne et Bâle gagnera Genève, puis Thonon, Annecy et Lyon. Le général Bourbaki soulèvera alors sa garnison et, à la tête de ses troupes accompagnera l’Empereur jusqu’à Paris.

Non sans raison, Napoléon redoute une vive réaction de la part de la majorité des membres de l’Assemblée Nationale à l’annonce de son retour sur le territoire français et imagine rapidement la parade. La plupart des députés résidant à Paris et se rendant chaque jour à Versailles pour y tenir séance en empruntant un train spécial appelé « le train des parlementaires », il suffira de bloquer le convoi dans le tunnel de Saint-Cloud pour prévenir toute opposition de leur part. Pendant ce temps, le ministère prévu par l’Empereur se mettra en place sous la présidence de Rouher, avec le comte de Keratry à l’Intérieur et le maréchal de Mac Mahon, duc de Magenta à la Guerre. Afin de s’assurer le soutien des troupes casernées dans la capitale, le général Fleury sera dans le même temps nommé gouverneur de Paris.
Persuadé de la réussite de l’opération, Napoléon en fixe même la date : ce sera le 31 janvier 1873 et, une fois encore, assure : « Moi seul peux dénouer la situation ».

Le prince Napoléon assiste à cette conférence. Après avoir écouté son cousin, il déclare avec sa brusquerie habituelle : « Tout cela est bel et bon, mais il faut au moins être certain de pouvoir se mettre en selle pour se placer à la tête des troupes. L’Empereur pense-t-il être en état de le faire ? ».
La question est d’importance et le principal intéressé est d’ailleurs le premier à savoir que toute entreprise de ce genre menée par un homme diminué ou infirme serait inévitablement vouée à l’échec. Aussi, s’empresse-t-il de répondre : « Je le crois. Après-demain je dois aller voir mon fils à Woolwich. Je tâcherai de faire la route à cheval ».

Effectivement, le 11 décembre, Napoléon tente l’expérience. Au bout d’un kilomètre, il ressent des douleurs si violentes dans le bas-ventre qu’il est obligé de regagner Camden Place en voiture. Il se résigne alors à demander aux médecins de lui venir en aide, mais n’en abandonne pas pour autant son intention de tenter prochainement « la grande aventure ». La date en sera simplement retardée et reportée au 20 mars, 58e anniversaire du retour de Napoléon 1er de l’île d’Elbe.

La maladie et la mort de Napoléon III

La maladie dont souffrait l’Empereur avait des origines lointaines et afin d’en mieux comprendre l’évolution, il convient de faire un retour en arrière.
Avant même son accession au trône, le futur Napoléon III avait souffert à plusieurs reprises de rhumatismes et de crises de goutte. Selon les témoins, il paraissait déjà « plus vieux que son âge », ce qui ne l’empêche pas de mener une vie active et de faire preuve, lorsque les circonstances l’exigeaient, d’une remarquable résistance physique, notamment lors de sa participation à l’insurrection italienne dans les rangs des carbonari, de ses deux tentatives pour renverser le gouvernement de Louis-Philippe, de sa captivité au fort de Ham, de son obstination à conquérir le pouvoir, du coup d’Etat du Deux-Décembre, prélude de la restauration de l’Empire.
Dès son avènement, il confie la charge de Premier médecin à un homme qui lui est tout dévoué, le docteur Louis Conneau, mais dont les talents professionnels paraissent assez limités. Celui-ci est assisté dans sa tâche par un certain nombre de praticiens, dont les plus connus sont le professeur Pierre Rayer avec le titre de médecin ordinaire, le docteur Lucien Corvisart, d’abord médecin par quartier puis adjoint au Premier médecin, spécialiste des affections digestives, le docteur Hippolyte Larrey, chirurgien militaire et fils du grand Dominique Larrey, chirurgien de la Grande Armée, Paul Dubois, professeur d’obstétrique à la Faculté et fils de l’ancien accoucheur de l’impératrice Marie-Louise. De toute évidence, ces trois derniers praticiens, dont la valeur et l’honorabilité ne sauraient être mises en doute, ont dû essentiellement leur nomination, au souvenir des fonctions exercées par leurs ascendants auprès du premier Napoléon.
Au cours de l’année 1852, on continue dans les milieux officiels à évoquer les rhumatismes et les manifestations arthritiques dont souffre de temps à autre Sa Majesté. Pour la première fois, le 1er mai 1853, un rapport secret adressé au préfet de Police de Maupas apporte une indication nouvelle et, tout en rappelant que le souverain « était toujours dans un état de maladie et de souffrance » révèle que « la vessie paraissait être l’organe particulièrement atteint ». Deux ans plus tard, le chirurgien Jobert de Lamballe, consulté dans le plus grand secret, confirme ce diagnostic et parle de « spasme vésical ».
De 1856 à 1859, Napoléon va faire chaque année une cure à Plombières dont les eaux passent pour avoir des vertus sédatives et diurétiques. Au cours de l’année qui suit son dernier séjour dans cette petite station des Vosges, l’état du malade s’aggrave brusquement.

Mise à jour par Denis Hannotin (17 mars 2023)

En mai 1856, sur le conseil d’Henri Conneau (du moins c’est ce que l’on peut imaginer), l’ambassadeur Persigny fait venir de Londres, incognito, le « Physician accoucheur » de la reine Victoria, le docteur Robert Ferguson (Ferguson, Robert, 1799-1865. Né en Inde. Premières études à Heidelberg. Docteur à Édimbourg en 1823, ami de Walter Scott et du gendre de celui-ci, John Gibson Lockhart. Grandes qualités intellectuelles, très cultivé, proche de Lord Palmerston, familier d’un certain nombre de cercles littéraires, ami du poète William Wordworsth, de Henry Taylor et de beaucoup d’autres, et bon chanteur. En 1827, il a fondé la London Medical Gazette. Chirurgien du Westminster Lying-in Hospital puis professeur d’obstétrique au Kings College à Londres en 1831. Fellow du College of Physicians en 1837. “Physician accoucheur to Queen Victoria” en 1840. À ce titre il a plusieurs fois assisté le docteur Charles Locock (1799-1875) pour les accouchements de la reine. En 1857 il est médecin consultant auprès de la reine et médecin généraliste. Il avait épousé en premières noces une Cecilia Labalmondière, morte en 1842, puis en secondes noces en 1846 Mary Macleod of Dunvegan. Il a été indiqué à l’Empereur par Henri Conneau. À rapprocher peut-être du fait que lorsque celui-ci fut libéré de Ham, en 1846, ainsi que mentionné plus haut, Louis-Napoléon Bonaparte lui “acheta une clientèle médicale à Londres” pour 900 L, celle de Berrier-Fontaine, Foley-place, et qu’il connaissait son compatriote, l’ami de Mérimée, Antonio Panizzi (1797-1879), le conservateur du British Museum. Ferguson a publié Perpueral Fevers en 1839 et Theories of Insanity en 1859.).
Arrivé à Paris le samedi 3, celui-ci voit l’Empereur deux fois : le dimanche aux Tuileries à six heures du soir – Napoléon III étant seul – et le lundi, à 13 heures 30, en présence de Conneau. L’empereur fait part au médecin de sa situation : crainte de tentatives d’empoisonnement, tremblements, confusion, mélancolie, grande fatigue, maux de tête, mauvaises nuits, cauchemars, contractions spasmodiques dans les doigts, peu d’appétit, hémorroïdes il y a un certain temps, sensibilité extrême de la peau, perte de libido, oppression cardiaque, endormissements laborieux … Le diagnostic de ce dernier est simple : l’épilepsie n’est pas loin, fatigue nerveuse, surcharge de travail et manque d’exercice physique ; s’étant limité à un examen superficiel, il ne fait pas mention de troubles vésicaux. Il prescrit diète, moins de tabac, un bain chaud chaque matin, pas de fruits, pas de pâtisseries, repos et « eaux thermales ».
Après avoir vu l’Empereur, Ferguson a un entretien avec l’impératrice, qui, relevant de ses couches, est encore très faible, mais lui semble très gaie, comptant beaucoup sur lui pour la santé de son mari. Ferguson voit également le prince impérial. Au moment de quitter le médecin Français, il ajoute quand même : « I hear you are the intimate confident of H. M. that you have a sincere regard for him – You will loose your friend and Emperor if you do not stop his exhausting and bad habits. He is on the verge of Epilepsy. It may not be to day, or tomorrow or even this year or the next – but five years will see a great change – if the malady be not arrested and he and his Dynasty may be swept off (« Je comprends que vous êtes un intime de Sa Majesté et que vous avez beaucoup de considération pour elle – Vous perdrez votre ami et Empereur si vous ne mettez pas fin à ses exténuantes et détestables habitudes. Il est au bord de l’épilepsie. Ce ne sera peut-être pas pour aujourd’hui, pour demain ou même dans l’année, ou l’an prochain, mais dans les cinq ans vous constaterez un grand changement – et lui, ainsi que sa destinée pourraient être balayées. » Le docteur Barthez, à Biarritz en octobre 1859 écrit à sa femme : « L’Empereur n’a cessé d’être souffrant ; je n’ai pas réussi à le soulager […] mon insuccès vient par la faute de l’Empereur qui n’a pas la volonté de se priver des choses qu’il aime. »)». Lorsqu’ils se séparent Napoléon III offre à Ferguson une tabatière en argent et or contenant 8 000 francs en billets de banque. De retour à Londres, Ferguson se rend chez la reine pour lui faire un compte-rendu puis chez Persigny le 15 mai (Courriel de Felix Lancashire, Assistant archivist, Royal College of Physicians, daté du 6 janvier 2022 et Pamela Forde, 15 février 2022.). Parallèlement, l’ambassadeur d’Angleterre à Paris, Lord Cowley, est informé.

Fin de la mise à jour par Denis Hannotin

Le 10 mai, son état ne s’est pas amélioré. Le ministre de l’Instruction publique, Hippolyte Fortoul note dans son Journal : « L’Empereur est visiblement affaibli (Journal Hippolyte de Fortoul, Genève, Droz, 1889, p. 342.) ». L’Empereur devait partir pour Plombières le 1er juillet et y rester jusqu’au mois d’août. Il ne reverra pas Fortoul, qui lui aussi, va partir pour les eaux, à Ems, et n’en reviendra pas.
L’état de l’Empereur continuant à se dégrader, les médecins conseillent des cures à Vichy dont les eaux ferrugineuses et plus minéralisées que celles de Plombières devraient avoir, espèrent-ils, d’heureux effets à la fois sur l’anémie consécutive à des hématuries récentes, et sur les troubles arthritiques. Ils vont ainsi commettre une grossière erreur. Le docteur Alquié, qui dirige le traitement, recommande, en effet, l’absorption d’eau des sources de l’Hôpital et des Célestins qui, fortement alcalines, augmenteront le taux d’acide urique et, par conséquent, précipiteront le processus lithiasique. Il convient cependant de préciser à leur décharge que personne n’avait soupçonné jusqu’alors l’existence de calculs dans la vessie impériale. Il est vrai également que le malade s’était fait accompagner par sa maîtresse du moment, la belle Marguerite Bellanger, aux côtés de laquelle, si on en croit les récits de l’époque, il « menait joyeuse vie », ce qui, on s’en doute, ne pouvait contribuer à l’amélioration de son état.
Quoiqu’il en soit, Napoléon retourne à Vichy en 1862, 1863 et 1864. En octobre de cette même année, alors qu’il se trouve au camp de Châlons pour assister aux manœuvres de l’armée, il est réveillé en pleine nuit par des douleurs abdominales si violentes « qu’il croit être arrivé à la dernière heure de sa vie ». Larrey appelé aux premières heures du jour, pressent qu’elles sont dues à la présence d’un calcul dans la vessie et propose de sonder le malade afin d’en avoir la confirmation. Napoléon III, qui se refuse à accepter ce diagnostic, s’y oppose en prétextant qu’à plusieurs reprises le docteur Conneau avait été amené à procéder à une telle intervention pour combattre un rétrécissement du canal de l’urètre consécutif à une blennorragie contractée dans ses années de jeunesse et que les conséquences en avaient été d’abondantes hémorragies et de fortes poussées de fièvre. Plus encore, il lui demande la discrétion la plus absolue : « Personne, lui dit-il avec insistance, ne doit savoir ce qui m’est arrivé. Je vous demande votre parole d’honneur de ne rien révéler à personne, même pas à l’Impératrice, de ce que vous avez constaté ».
Larrey s’incline en rappelant à Sa Majesté que le respect du secret professionnel lui interdit toute indiscrétion.
L’alerte passée, l’Empereur reprend son existence habituelle, jalonnée par de nombreuses aventures amoureuses qui, chez un homme doué d’un tempérament généreux, l’épuisent et le plongent parfois dans un état d’abattement dont font état plusieurs de ses biographes. Certains rapportent qu’il présente « un teint jaunâtre et un air maladif », reste le plus souvent assis pour recevoir ses visiteurs et, lorsqu’il se lève, marche « les jambes écartées comme un cavalier qui serait resté trop longtemps sur sa monture ».
En 1866, Eugénie avoue son inquiétude au prince de Metternich, ambassadeur d’Autriche à Paris : « L’Empereur est exténué… Je crains que nous allions vers la décadence ».
Un jeune praticien, le docteur Guillon, est alors invité à formuler son avis. Il confirme, lui aussi, la probable présence d’un calcul dans la vessie et laisse entendre qu’il faudrait sans doute envisager une intervention chirurgicale pour en débarrasser le malade, mais personne dans l’entourage impérial ne veut envisager cette hypothèse et Guillon ne sera plus appelé.
La situation ne cesse pourtant de s’aggraver : l’amaigrissement s’accentue, les accès de somnolence se multiplient, les mictions sont de plus en plus pénibles et l’on constate fréquemment la présence dans les urines de sang et de pus. L’Empereur lui-même reconnaît qu’il souffre beaucoup et qu’il « n’a plus de ressort ». Pour calmer les douleurs, on lui prescrit de la teinture d’opium (laudanum de Sydenham) qui l’assomme encore davantage et, pour lui donner meilleure mine lorsqu’il doit recevoir des visiteurs importants, on lui farde le visage. Par contre, malgré la fatigue qui l’accable, son intelligence demeure intacte, mais il redoute les discussions prolongées, en particulier celles au cours desquelles l’Impératrice lui reproche trop souvent ses infidélités. Parallèlement, ses familiers constatent avec peine que sa ténacité et son énergie légendaires faiblissent et qu’il se montre de plus en plus influençable.
Les bruits les plus alarmistes commencent à circuler dans le public et pour rassurer l’opinion, un communiqué de la Cour annonce que « Sa Majesté continue à souffrir de douleurs d’origine rhumatismale ». La presse d’opposition n’est pas dupe et dans son journal « Le rappel », le polémiste Henri de Rochefort écrit avec sa férocité coutumière : « Depuis le Malade imaginaire, c’est bien la première fois qu’on soigne un rhumatisant à la sonde. Autant dire que l’Empereur ayant une légère migraine, les médecins ont décidé de l’amputer d’une jambe ».
Aux Tuileries, nombreux sont ceux qui voudraient qu’il fît enfin appel à un praticien dont les avis ne sauraient être discutés. Successivement, on avance les noms du célèbre Maximilien Chelius, professeur à l’Université d’Heidelberg (5), du docteur Caumond, spécialiste du broiement des calculs vésicaux par les voies naturelles, du docteur Félix Guyon que l’on dit déjà promis à un bel avenir et qui sera considéré plus tard comme le fondateur de l’École urologique française. Tous ces hommes sont réputés pour leurs capacités, mais aussi pour leur franc-parler et peut-être faut-il voir dans cette dernière qualité la raison pour laquelle ils seront tous récusés par l’Impératrice. Finalement, sur les instances de la duchesse de Mouchy, le choix se porte, en dépit de ses opinions républicaines, sur le docteur Germain Sée, professeur de pathologie médicale à la Faculté de Paris.
Le 19 juin 1870, le nouvel élu se rend dans le plus grand mystère au palais de Saint-Cloud où résident alors les souverains. Aux termes d’un examen soigneux, il confirme la présence d’un volumineux calcul dans la vessie et insiste pour que le malade en soit débarrassé dans les plus brefs délais, soit par la voie hypogastrique (opération de la taille) soit par les voies naturelles (lithotritie).
Avant de se retirer, Sée remet à Conneau un long Mémoire dans lequel il se dit convaincu qu’à défaut d’une intervention rapide, l’état général de l’Empereur continuerait à se dégrader et que les pires conséquences seraient à redouter. On ne sait trop pour quelles raisons, mais très probablement sur l’ordre de l’Impératrice, le Premier médecin garde cette note secrète. Plus encore, il se veut rassurant, mais dans l’entourage du malade bien rares sont ceux qui sont dupes de cet optimisme de façade.
Comme il fallait s’y attendre, les douleurs persistent, les hématuries se répètent, les poussées fébriles se succèdent si bien que le 2 juillet, soit seulement deux semaines plus tard, on organise une nouvelle consultation à laquelle sont convoqués, outre Germain Sée, les docteurs Nélaton, professeur de clinique chirurgicale, Fauvel, élève du célèbre Velpeau malheureusement décédé trois ans plus tôt, Ricord, spécialiste des maladies vénériennes très réputé pour son adresse à pratiquer des sondages délicats. Bien entendu, les docteurs Conneau et Corvisart sont présents.
Sée, non seulement maintient son point de vue mais, compte tenu du volume supposé du calcul, insiste en faveur de l’ouverture de la vessie. Nélaton à qui, en raison de son âge (il est né en 1807 et Sée en 1818) et de sa notoriété reviendrait le redoutable honneur d’intervenir au cas où cette éventualité serait retenue, assure que la présence d’un calcul dans la vessie est loin d’être prouvée et avance l’hypothèse que les symptômes présentés par le malade pourraient provenir soit d’un abcès de la prostate, soit d’une « pyélonéphrite purulente mais non lithiasique ». Pour leur part, Conneau et Corvisart pencheraient plutôt pour un simple « catarrhe des voies urinaires ».
Le docteur Sée fait alors remarquer à ses confrères qu’il suffirait de pratiquer un examen de la vessie à l’aide d’un explorateur pour trancher la question. Nélaton se récrie : « Pourquoi recourir à ce moyen douloureux ? L’Empereur va bien en ce moment : pourquoi le tourmenter et l’effrayer ? Laissons-lui passer la bonne saison : il sera toujours temps d’agir au commencement de l’automne ».
« Cependant, insiste Sée, si l’Empereur occupait en qualité de malade ordinaire un lit dans une salle d’hôpital, que feriez-vous demain matin à la visite ? »
« Je le sonderai », reconnaît Nélaton.
« Pourquoi, dans le cas présent, encourir le risque de ne rien faire et ne pas agir tout-de-suite ? ».
« Mon cher confrère, réplique Nélaton, vous êtes encore bien jeune. Vous ne savez pas ce que c’est que de soigner un souverain. Ce n’est pas un malade comme les autres : il faut savoir attendre et dissimuler son diagnostic ».
En réalité, Nélaton ne peut ignorer que Napoléon soit atteint de la maladie de la pierre, mais ce qu’il ne dit pas pour justifier son attentisme, c’est qu’il avait opéré un an plus tôt de la même affection le maréchal Niel et que celui-ci était décédé peu après sans avoir repris connaissance. Depuis qu’il se trouve au chevet de l’Empereur, ce souvenir l’obsède, aussi ne cesse-t-il de répéter que la sagesse lui commande la plus grande prudence. Fauvel et Ricord, approuvés par Conneau et Corvisart, s’efforcent eux aussi de dégager leur responsabilité et émettent les plus grandes réserves sur l’opportunité d’une intervention qu’ils jugent prématurée. Une fois encore, on va donc se contenter d’attendre.
Il y a également une raison politique à cet étrange comportement. Les relations entre la France et la Prusse sont alors tendues à l’extrême et, dans les milieux officiels, on redoute l’imminence d’une guerre entre les deux pays. Ainsi n’ose-t-on imaginer en haut lieu les conséquences que pourrait avoir dans une telle conjoncture l’impossibilité pour l’Empereur de ne pouvoir se porter à la tête de ses troupes.
Effectivement, la guerre est déclarée le 19 juillet et le 28, Napoléon quitte la petite gare de Saint-Cloud en compagnie du Prince Impérial en direction de l’Est. Pendant les semaines qui vont suivre, torturé par des douleurs intolérables, tremblant de fièvre, soumis à des envies d’uriner si fréquentes qu’il fait bourrer son pantalon de serviettes, il va faire preuve d’un courage surhumain pour demeurer plusieurs heures par jour à cheval au milieu des officiers de son état-major. Mais, sans volonté, incapable de prendre une décision, il ne peut assister qu’impuissant et la mort dans l’âme aux échecs successifs de ses troupes mal préparées et largement dominées par celles de son adversaire.
Les généraux, les ministres voudraient qu’il revienne à Paris. Le premier d’entre eux, Emile Olivier, va même jusqu’à déclarer à l’Impératrice : « L’Empereur est un obstacle à la victoire : il ne peut commander et empêcher qu’un autre commande ».
Eugénie est furieuse. Pour elle, un Bonaparte ne peut rentrer dans sa capitale qu’en vainqueur. D’ailleurs ajoute-t-elle, son retour, alors que l’on commence à connaître les nouvelles des premiers revers essuyés par l’armée française, serait le début d’une Révolution à laquelle le Régime impérial ne saurait résister.
Napoléon III va donc rester au milieu de ses troupes, ballotté au gré d’événements qu’il ne saurait contrôler, mais parfaitement conscient de l’effondrement de ses rêves et s’exposant vainement au feu de l’ennemi dans l’espoir que sa mort pourrait peut-être préserver la couronne de son fils. C’est donc un homme usé, livide, effondré sur les coussins de sa calèche qui, le 2 septembre 1870 au matin, quitte Sedan où il s’est laissé enfermé avec une partie de ses forces pour se diriger vers les lignes prussiennes et se constituer prisonnier.

On sait déjà qu’au cours de sa captivité à Wilhelmshöhe, puis dans les premiers mois de son exil à Camden Place, l’état de santé de l’Empereur s’était quelque peu amélioré et que, sous l’action du repos, ses douleurs avaient eu une nette tendance à s’apaiser. La réapparition des symptômes urinaires avait commencé à se manifester à dater du mois de juillet 1872 et ceux-ci s’étaient progressivement aggravés jusqu’à la triste expérience du 11 décembre (6).
Cette fois, il est impossible de dissimuler plus longtemps au souverain déchu la nature du mal dont il souffre, ainsi que la nécessité de se soumettre à une intervention chirurgicale s’il veut retrouver une existence sinon normale, du moins compatible avec les obligations qu’il voudrait encore assumer. Napoléon III qui s’était toujours refusé à regarder la vérité en face (il est vrai que les membres de son entourage avaient tout fait pour le bercer d’illusions) paraît profondément surpris : « Jamais, avoue-t-il, je ne me serais laissé entraîner à faire la guerre si j’avais su que j’étais atteint de la maladie de la pierre et qu’une opération était urgente ».
Ces paroles permettent de mesurer dans toute sa tragique ampleur la responsabilité assumée devant l’Histoire en juillet 1870 par ses médecins, en particulier le docteur Conneau et selon toute vraisemblance par l’Impératrice en lui cachant la réalité et la gravité de son mal. Mais l’heure n’est plus aux reproches ni aux regrets. Il faut aujourd’hui accepter la situation et se résigner à prendre dans les plus brefs délais les décisions qui s’imposent.
Dans un premier temps, on pense dans l’entourage de l’Empereur qu’il serait de bonne politique de s’adresser à des chirurgiens français. Le nom de Nélaton est avancé, ainsi que celui de Guyon, mais l’Impératrice ne veut entendre parler ni de l’un ni de l’autre. On parle également d’un disciple de Nélaton, le docteur Péan, réputé brillant et habile opérateur, et du docteur Dolbeau, professeur de pathologie externe et spécialiste des lithotrities périnéales qu’il avait été le premier à pratiquer et auxquelles il avait attaché son nom. Une nouvelle fois, Eugénie oppose son veto. Comme le temps presse, on s’adressera donc à des praticiens anglais.
Le 15 décembre, à la demande des docteurs Conneau et Corvisart, sir James Paget, médecin de l’hôpital Saint Barthélémy de Londres et sir William Gull, professeur de physiologie et de médecine interne qui avait eu la chance, deux ans plus tôt, de soigner et de guérir le prince de Galles d’une grave maladie, se présentent à Camden Place. Ils confirment la présence dans la vessie impériale d’un calcul qu’ils estiment de la grosseur d’un oeuf de pigeon et conseillent de confier le malade aux soins de sir Henry Thompson, membre du Collège royal des chirurgiens d’Angleterre qui venait d’opérer avec succès le roi Léopold de Belgique. Tout le monde se range à cet avis. Quelques jours plus tard, sir Henry se rend à son tour auprès de l’Empereur, l’examine longuement et annonce son intention de pratiquer par les voies naturelles une lithotritie en plusieurs temps en raison de la fatigue du patient et du volume de la pierre.
Le 1er janvier 1873, le chirurgien, qui a demandé à être assisté par sir William Gull et par deux de ses élèves, les docteurs Clover et Foster, s’installe à Chislehurst. Le lendemain, après avoir fait inhaler à son patient quelques bouffées de chloroforme, il pratique une première intervention qui lui permet de constater que le calcul vésical était beaucoup plus gros et dur qu’il ne l’avait supposé. Il réussit pourtant à en broyer quelques fragments qui seront éliminés au cours des heures suivantes sans grandes difficultés.
A l’issue de cette opération, il ne cache pas son admiration pour le courage dont l’Empereur avait fait preuve au cours de la désastreuse campagne de 1870 : « Quel héroïsme extraordinaire, déclare-t-il à l’Impératrice, cet homme a dû déployer à la bataille de Sedan pour demeurer assis pendant cinq heures sur la selle de son cheval à laquelle il lui fallait se cramponner. Il a dû souffrir le martyre ».
Le lendemain, Napoléon est calme et ne présente aucune réaction fébrile. On décide donc de le laisser reposer encore un peu avant d’entreprendre une autre lithotritie dont la date est fixée d’un commun accord au 6 janvier. Cette fois, sir Henry voudrait aller plus loin et extraire la plus grosse partie de la pierre, mais un fragment broyé quatre jours plus tôt obstrue l’urètre et rend difficile le passage du lithotriteur. Il parvient cependant à ses fins et obtient des résultats « très considérables », bien, ajoute-t-il « qu’il s’en faille encore de beaucoup que la pierre fût complètement écrasée ».
Dans la soirée du 6 et au cours de la journée du 7 janvier, Napoléon présente un pouls rapide, urine très peu et demeure de longues heures assoupi. Le 8 au matin, il semble aller un peu mieux, les douleurs se sont apaisées, le pouls est redevenu normal mais la diurèse est toujours insuffisante, ce qui fait redouter une atteinte rénale dont les conséquences pourraient s’avérer redoutables. Les médecins n’en décident pas moins de tenter le lendemain une troisième lithotritie et annoncent qu’au cas où ils ne parviendraient pas à broyer la totalité de la pierre, ils se verraient contraints à pratiquer l’opération de la taille.
A la suite de cette consultation, Rouher se montre résolument optimiste : « Il n’y a vraiment pas lieu de désespérer parce que Sa Majesté éprouve encore des difficultés en urinant, déclare-t-il à qui veut bien l’entendre. Ce sont les derniers éclats qui partent. D’ici deux ou trois jours, l’Empereur urinera comme vous et moi ».
Ce même soir, sir William Gull prescrit au patient l’absorption d’une cuillerée à soupe de sirop d’hydrate de chloral afin, lui dit-il, de l’assurer d’un sommeil réparateur à la veille d’une journée qu’il prévoit décisive. Les docteurs Conneau et Corvisart vont se relayer toute la nuit au chevet du malade qui dort profondément. Au réveil, en raison d’une certaine accélération du pouls (85 battements à la minute), sir Henry Thompson décide de reporter au lendemain l’intervention projetée. Eugénie annonce alors qu’elle veut profiter de ce répit pour rendre visite à son fils afin de le renseigner sur l’état de son père et aussi, ajoute-t-elle, « parce qu’elle éprouve le besoin de prendre l’air ».
A 10 heures, au moment de partir pour Woolwich, elle se dirige vers la chambre de l’Empereur. Sur le seuil se tient le docteur Conneau qui murmure :
« Non, Madame, ne partez pas ».
« Qu’y a-t-il », s’inquiète-t-elle ?
« Une crise, répond le médecin. Il vaut mieux que vous ne vous éloigniez pas de Camden Place ».
Lorsque l’Impératrice pénètre dans la chambre, elle aperçoit son mari affalé sur ses oreillers, le regard éteint, respirant avec peine. Le malheureux sort quelques instants de sa torpeur et, d’une voix à peine perceptible, demande au docteur Conneau :
« Henri, étais-tu à Sedan » ?
« Oui, Sire ».
« N’est-ce pas que nous n’avons pas été des lâches à Sedan » ?
Après cet effort, l’Empereur sombre à nouveau dans l’inconscience. Immédiatement, l’Impératrice envoie chercher l’abbé Godard, curé de Chislehurst, qui administre l’extrême-onction au mourant et à 10 heures quarante-cinq, Napoléon III rend le dernier soupir. Près du lit, Eugénie demeure effondrée : elle ne se relèvera qu’avec l’arrivée du Prince Impérial que l’on est allé chercher à Woolwich :
« Je n’ai plus que toi, Louis », lui dit-elle en sanglotant.
« Non, maman, lui répond-il en se jetant dans ses bras. Pas Louis, Napoléon ».
Très pâle, écrasé de chagrin, ce jeune homme de seize ans vient brusquement de prendre conscience qu’il incarne désormais tous les espoirs des Bonaparte.

L’autopsie et l’enterrement de Napoléon III

L’autopsie de l’Empereur, pratiquée le 9 janvier vers cinq heures de l’après-midi par le docteur Burdon Sanderson en présence de sir Henry Thompson, de sir William Gull, des docteurs Conneau et Corvisart, confirme la présence dans la vessie d’une « pierre phosphatique » brisée par le milieu, vraisemblablement au cours de la deuxième lithotritie. Le volume et le poids de ces deux moitiés de calcul permettent de se faire une idée de son volume initial : elle pesait, en effet, un peu moins de vingt-deux grammes et mesurait environ cinq centimètres de longueur sur un peu moins de trois centimètres d’épaisseur (7). En outre, elle était accompagnée de deux ou trois fragments de la grosseur d’un grain de chanvre.

Par ailleurs, la muqueuse vésicale et la portion prostatique de l’urètre présentaient des signes « d’inflammation subaiguë ». Mais surtout cette lithiase avait provoqué une dilatation des uretères et des bassinets, ainsi qu’une profonde altération du tissu rénal, en particulier du rein gauche, se caractérisant par « une atrophie de la substance glandulaire de l’organe ». Par contre, le coeur, les poumons, l’encéphale et les méninges étaient sains. En conclusion, on pourra lire dans le procès-verbal de l’opération que « la mort était survenue par suite d’arrêt de la circulation et devait être attribuée à la constitution générale du patient et que l’affection des reins qui avait accompagné cet état était d’une nature telle et si avancée que dans n’importe quel cas elle aurait promptement déterminé une issue fatale ».

En d’autres termes, la lithiase vésicale dont avait souffert l’Empereur avait entraîné une grave détérioration du tissu rénal. On peut donc affirmer que le malade aurait dû être débarrassé depuis longtemps de cette énorme pierre qui obstruait sa vessie et qu’il avait finalement succombé à une attaque d’urémie. Une fois encore, les résultats de l’autopsie remettaient en cause la responsabilité des médecins dans le déroulement de cette lamentable affaire.

Ces constatations devaient plonger sir William Gull dans la plus grande perplexité. N’allait-on pas l’accuser de ne pas avoir diagnostiqué l’existence des lésions rénales et mesuré la gravité du risque qu’une intervention chirurgicale pouvait faire courir à un malade aussi fragilisé. Aussi, afin de ne pas se compromettre davantage, il quitte précipitamment Camden Place sous prétexte de se rendre de toute urgence auprès d’un autre patient, évitant ainsi de prendre part à la discussion générale tenue par ses confrères au terme de l’autopsie et d’apposer sa signature au bas du procès-verbal (8).

Après le départ des médecins, le corps de l’Empereur est embaumé et placé dans un cercueil ouvert et doublé de velours cramoisi, la tête du défunt reposant sur un coussin de soie. Il est revêtu de l’uniforme de général de division, pantalon rouge, ceinture de soie dorée autour de la taille, épée au côté, tunique bleu foncé barrée du Grand-cordon de la Légion d’honneur. Sur la poitrine sont accrochés la médaille militaire, la médaille des guerres d’Italie et les insignes de l’Épée de Suède décernés aux souverains ayant personnellement remporté des victoires. Les mains, gantées de blanc, tiennent un crucifix d’acajou. Sous la légère couche de fard qui recouvre ses joues, le teint semble avoir pris une coloration d’ivoire, les moustaches sont lissées, la barbiche dite « à l’impériale » soigneusement taillée.

Le cercueil est descendu dans le hall transformé en chapelle ardente décorée de drapeaux tricolores et éclairée par des cierges montés sur des candélabres d’argent.

Pendant deux jours, la colonie française est admise à défiler devant la dépouille. Le 14 janvier, dans la soirée, le cercueil est scellé et placé dans un second cercueil en bois d’acajou orné de clous dorés. Sur le couvercle, est vissée une plaque portant l’inscription :

Napoléon III
Empereur des Français
Né à Paris le 20 avril 1808
Mort à Camden Place
Chislehurst
le 9 janvier 1873
R.I.P.

Peu après la fermeture de la bière, le prince de Galles se fait annoncer. L’Impératrice et le Prince Impérial se portent à sa rencontre et l’accompagnent jusqu’à la chapelle ardente où il se recueille quelques instants.

La date des obsèques a été fixée au 15 janvier afin de laisser aux personnalités et aux délégations venues de France le temps d’arriver. Le jour dit, à dix heures vingt, le char funèbre tiré par huit chevaux caparaçonnés de noir quitte Camden Place et se dirige vers le village de Chislehurst. Le deuil est conduit par le Prince Impérial précédant le prince Jérôme-Napoléon et tous les membres de la famille du défunt. Derrière eux viennent les maréchaux Leboeuf et Baraguay d’Hilliers, sept amiraux, vingt-cinq généraux, huit ambassadeurs, trente-cinq préfets, cent quatre-vingt-dix députés, sénateurs et conseillers d’Etat. Pour des raisons de protocole, l’Impératrice n’assistera pas à l’office.

Dix mille Français de tout rang et de toutes conditions, la plupart n’ayant jamais obtenu la moindre faveur du Régime impérial, sont venues des diverses provinces porteurs de bannières cravatées de crêpe, de couronnes, de gerbes de fleurs, de petits bouquets de violettes. Parmi eux, on distingue de nombreux Alsaciens et Alsaciennes en costume traditionnel, ainsi qu’une centaine d’ouvriers parisiens qui n’ont pas oublié que Napoléon III avait été le premier souverain à s’intéresser à leur sort.
L’église Sainte-Marie ne pouvant contenir plus de deux à trois cents personnes, la presque totalité de l’assistance se tient à l’extérieur. Le service est célébré par le Très Révérend Danell, évêque de Southwart, assisté du Révérend Searle, ancien diacre de Turnbridge Wells. L’oraison funèbre est prononcée par l’abbé Godard.
A sa sortie de la chapelle, le Prince Impérial est salué par une longue acclamation. Les drapeaux s’inclinent, les hommes se découvrent et crient :
« Vive l’Empereur ! »
Très digne, le Prince se tient un instant silencieux sous le porche, puis, lorsque les vivats se calment enfin, demande :
« Non, mes amis. Ne dîtes pas « Vive l’Empereur » : l’Empereur est mort. Dîtes plutôt : « Vive la France » !
La foule répond :
« Vive Napoléon IV » !

La solennité de cette cérémonie et l’attitude des participants impressionnent fortement l’opinion britannique. Le lendemain, on peut lire dans les colonnes du « Times » : « Jamais un souverain détrôné n’eut de telles funérailles. Dans le village de Chislehurst, on retrouvait l’atmosphère des Tuileries de 1870 ». Un autre grand journal le « Morning Post » écrivait de son côté : « Malgré les malheurs de la fin de son règne, la France a tenu à rendre un ultime hommage à Napoléon III ».

A l’issue du service religieux, le corps est inhumé dans la chapelle située à gauche de l’autel de la petite église Sainte-Marie. Sur le cercueil, une main pieuse vient jeter une poignée de terre provenant du jardin privé des Tuileries.

La mort du Prince Impérial

Dans l’esprit de l’Impératrice, cette inhumation ne doit avoir qu’un caractère provisoire, car elle espère toujours que son fils régnera un jour et qu’elle pourra alors ramener en France les cendres de son époux. Le sort en décidera autrement.

En janvier 1875, le Prince quitte l’École de Woolwich avec le grade d’officier de l’armée britannique. Trois ans plus tard, pour lutter contre la monotonie de l’exil et faire la preuve de ses talents militaires, il s’engage, en dépit de la résistance de sa mère, dans les rangs de l’armée anglaise devant se rendre en Afrique du Sud pour y réprimer une révolte des Zoulous et le 1er juin 1879, il tombe glorieusement les armes à la main, frappé de dix-sept blessures « toutes reçues par devant ».

La douleur de l’Impératrice est terrible. Le corps, ramené en Angleterre arrive à Camden Place le 11 juillet. Le cercueil, recouvert des drapeaux français et britannique est déposé dans le hall, à l’endroit même où avait été exposée la dépouille de Napoléon III, cinq ans plus tôt.

Les obsèques sont célébrées le lendemain. La levée du corps a lieu en présence du duc de Gloucester, généralissime des armées britanniques. La lourde bière est portée par des officiers d’artillerie et déposée sur un affût de canon tiré par huit chevaux. Les cordons du poêle sont tenus par les quatre fils de la reine Victoria, le prince de Galles et les ducs d’Edimbourg, de Connaught et d’Albany, le prince de Monaco, le prince royal de Suède, le duc de Bassano, Grand-chambellan du Palais sous l’Empire et l’ancien ministre de la Maison de Napoléon III, Rouher. Derrière le corps suit le cheval favori du Prince « Stag », conduit par le chef des écuries impériales revêtu de la livrée vert et or.

Viennent ensuite le prince Napoléon, ses deux fils, Victor et Louis, et tous les membres de la Famille Impériale. Derrière suivent de nombreux dignitaires et hauts fonctionnaires du Régime déchu, ainsi que tous les ambassadeurs des pays représentés auprès du gouvernement de Londres, à l’exception de celui de France. Tout le long du trajet, deux cents cadets de l’École de Woolwich, des détachements de lanciers, de marins, d’artilleurs rendent les honneurs, conférant au cortège « un caractère véritablement royal ».

Une foule imposante, composée en grande partie de Français ayant traversé la Manche pour rendre un dernier hommage au « petit Prince », est massée aux abords de l’église. Durant toute la cérémonie, l’Impératrice, comme elle l’avait fait pour l’enterrement de son époux, demeure enfermée dans sa chambre, réconfortée par la présence de la reine Victoria et de deux de ses filles, les princesses Alix de Hesse et Béatrice de Battenberg, tandis qu’au loin retentissent le grondement des salves d’artillerie, les roulements des tambours voilés de crêpe et les accents des marches funèbres.

A l’issue du service religieux célébré par Mgr Danell et l’oraison funèbre prononcée par le cardinal Manning, archevêque de Westminster, le corps du Prince Impérial est porté dans la chapelle située à droite de l’autel, à l’opposé de celle où reposait son père (9). Le soir, après que la foule se soit enfin dispersée, Eugénie vient longuement se recueillir sur la tombe. Elle est si abattue qu’elle n’a même plus la force de pleurer.

La mort de son fils ruine les derniers espoirs de la malheureuse Impératrice : elle sait désormais qu’il n’y aura pas de retour des Bonaparte en France. Elle décide alors de faire bâtir un mausolée pour y abriter les restes de ses chers disparus et où elle-même reposera un jour.
Elle songe d’abord à acquérir Camden Place et d’y faire construire une chapelle dans le parc, mais en raison de l’incompréhension de son propriétaire elle doit très vite abandonner ce projet. Après quelques mois de recherches, elle se décide à acheter à Farnborough, dans le Hampshire, près de la ville d’Aldershot située à une soixantaine de kilomètres au Sud-Ouest de Londres, un petit château en briques rouges qu’elle décide d’aménager en « sanctuaire du souvenir » (10). Sur une butte boisée, elle rêve déjà de faire édifier une chapelle qui deviendra le lieu de repos de la Famille Impériale.

La reine Victoria approuve ce projet. Sans perdre de temps, Eugénie décide de sa réalisation. Le choix d’un architecte s’avère délicat. Elle aurait aimé s’adresser à Viollet-le-Duc qui avait notamment procédé sous l’Empire à la rénovation de la basilique de Saint-Denis et à celle de Vézelay, des cathédrales de Paris, d’Amiens, de Toulouse, de la cité de Carcassonne et du château de Pierrefonds. Mais cet ancien familier des Tuileries et de Compiègne affiche depuis la proclamation de la République des idées radicales et porte publiquement sur le Régime déchu des jugements sévères. Elle va donc se tourner vers l’architecte Destailleur qui avait assuré la restauration de plusieurs châteaux de la vallée de la Loire et venait d’achever la construction du manoir de Waddeston, dans le Buckinhamshire, pour le compte du célèbre banquier Ferdinand de Rothschild.
Dès les premiers mois de 1882, Destailleur se met à l’ouvrage. Il commence par diriger les travaux d’agrandissement et d’embellissement de la résidence principale qu’il orne notamment de tourelles, de pignons de bois et de clochetons. L’année suivante, l’Impératrice, entouré de sa petite Cour, prend possession du domaine. Aussitôt commence l’édification sur l’emplacement prévu d’une petite église gothique placée sous le patronnage de Saint-Michel, protecteur de la France, surmontée d’une coupole rappelant, dans l’esprit de Destailleur, le Dôme des Invalides. Dans la crypte, aménagée sous le choeur, seront déposés les corps des défunts. De plus, à proximité de cette chapelle, on élèvera un monastère, appelé un peu pompeusement « l’abbaye de Saint-Michel », destiné à abriter des moines prémontrés chargés de veiller sur les tombeaux.
Les travaux ne seront terminés qu’à la fin de 1887. Le 9 janvier 1888, jour anniversaire du quinzième anniversaire de la mort de l’Empereur, ses restes et ceux du Prince Impérial seront solennellement transportés de Chislehurst à Farnborough et déposés dans des sarcophages de granit, à droite et à gauche d’un autel. Aux côtés des membres de la Famille Impériale, la reine Victoria, les rois de Danemark et de Suède assistent à la cérémonie.
De ce jour, l’Impératrice éprouve une sorte de sérénité à la seule idée que les siens reposent désormais auprès d’elle. Des fenêtres de sa chambre à coucher, elle peut voir le dôme de la petite église, devant laquelle elle fera planter une bouture du saule ayant abrité la tombe de Napoléon 1er à Sainte-Hélène et des marrons ramassés dans le jardin des Tuileries.
Presque chaque jour, lorsqu’elle séjourne à Farnborough et que le temps le lui permet, elle se rend dans le mausolée : « Ce sera ma dernière demeure », se plaît-elle à répéter.
En 1895, à la suite d’un différend portant sur des problèmes d’intendance, les moines prémontrés seront remplacés par des moines bénédictins de l’abbaye de Solesmes qui officieront jusqu’en 1941. À cette date, et en raison des difficultés résultant de la guerre, des moines britanniques prendront la relève et ce sont eux qui veillent aujourd’hui sur les tombes.

L’Impératrice mourut le 11 juillet 1920 à Madrid, âgée de 94 ans. Une des dernières joies de sa longue existence avait été la défaite de l’Empire allemand et le retour de l’Alsace et de la Lorraine à la France. Son corps, ramené en Angleterre, fut inhumé à Farnborough le 20 juillet en présence du prince Victor-Napoléon accompagné de son fils, le prince Louis-Napoléon, chef actuel de la Maison Impériale alors âgé de six ans, du roi d’Angleterre George V, du roi d’Espagne Alphonse XIII et de nombreux représentants des Maisons souveraines d’Europe. Depuis lors, elle repose dans une niche qu’elle avait fait aménager au-dessus de l’autel de la crypte, entre les deux hommes qui avaient symbolisé ses ambitions, ses espoirs et ses peines, l’empereur Napoléon III et leur fils, le Prince Impérial.
Depuis cette date et à plusieurs reprises, des voix se sont élevées pour demander que la dépouille de Napoléon III soit ramenée en France, voire même dans la chapelle des Invalides au côté de celle du fondateur de la dynastie. Elles n’ont guère été entendues, d’une part parce qu’un grand nombre d’hommes politiques, ne voulant voir en Napoléon III que « le vaincu de Sedan » et non, comme le voulaient les défenseurs de sa mémoire, « un des plus grands hommes d’État ayant fait la fortune de la France » s’y sont toujours opposés, ensuite parce que les moines de Farnborough affirment que les tombes dont ils ont la garde appartiennent au Domaine anglais et que seul le Pape pourrait les délivrer de la mission sacrée que leur avait confié l’Impératrice. De plus, en supposant que le gouvernement français obtienne un jour des autorités britanniques et vaticanes leur agrément pour un éventuel retour en France des restes de Napoléon III et pour laisser à Farnborough ceux d’Eugénie et du Prince Impérial, ils n’en continueraient pas moins à considérer cette décision comme « inconvenante », car selon eux, « nul n’avait le droit de désunir ce que Dieu et l’amour avaient scellé ».
Par la suite, on songea à ramener les corps des membres de la Famille Impériale dans l’église de Saint-Augustin à Paris construite de 1860 à 1868 à l’intersection des boulevards Haussmann et Malesherbes récemment percés. On invoqua également le désir des municipalités de Chambéry, de Nice et d’Ajaccio de recevoir les dépouilles des défunts, les deux premières afin de marquer leur reconnaissance à la mémoire de Napoléon III pour le rattachement de la Savoie et du Comté de Nice à la France, la troisième en raison des origines corses de la Famille Impériale. Malheureusement, ces initiatives demeurèrent toujours des voeux pieux et aucune démarche sérieuse ne fut jamais tentée pour les faire aboutir.
On en est là aujourd’hui. Est-ce à dire que Farnborough restera à jamais le lieu d’exil du dernier souverain ayant régné sur le trône de France ? Dans l’état actuel des choses, nul ne peut répondre à cette question.

(afin de favoriser la lecture de cet article, les titres ont été ajoutés par l’équipe du site napoleon.org)

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

CABANÉS (docteur). – Les morts mystérieuses de l’Histoire (2e série).
Les indiscrétions de l’Histoire (2e série).
CASTELOT (André). – Napoléon III (2 volumes).
DECAUX (Alain). – Le Prince Impérial.
DESTERNES (Suzanne) et CHANDET (Henriette). – Louis, Prince Impérial.
La vie privée de l’impératrice Eugénie.
DUFRESNE (Claude). – L’impératrice Eugénie.
EVANS (docteur Thomas W.). – Mémoires.
FILON (Augustin). – Le Prince Impérial.
GIRARD (Louis). – Napoléon III.
GIRAUDEAU (Fernand). – Napoléon III intime.
KURTZ (Harold). – L’impératrice Eugénie.
LECOMTE (Georges). – Napoléon III, sa maladie, son déclin.
ROUX (Georges). – Napoléon III.
X… – Farnborough Abbey : A history and guide.

Notes

(1) La plupart de ces arbres ont été déracinés au cours d'un ouragan qui a dévasté le Sud de l'Angleterre en octobre 1987.
(2) Cette grille sera démontée et fondue au cours de la Seconde Guerre Mondiale.
(3) Ce château s'élevait au carrefour de l'actuel boulevard Poniatowski et de la rue de Charenton.
(4) Après avoir cessé d'abriter les membres de la Famille Impériale. Camden Place a subi de nombreuses modifications intérieures, à l'exception de la salle à manger qui a conservé l'aspect qu'elle avait alors. La demeure est aujourd'hui occupée par un club de golf, dont les "greens" ont été aménagés dans l'ancien parc qui a ainsi perdu son caractère originel.
(5) Le choix de Chelius peut paraître étonnant, car ce brillant praticien était surtout connu en Allemagne pour ses travaux sur la chirurgie oculaire.
(6) A en croire certains témoignages, il était arrivé à l'Empereur au cours des mois d'été et d'automne 1872 de ne pas descendre dîner dans la salle à manger tant il aurait du mal à se lever et à marcher. Ces affirmations vont à l'encontre de l'optimisme dont il avait fait preuve en réponse aux doutes formulés par le prince Napoléon sur sa capacité à monter à cheval.
(7) Ce caillou, en deux morceaux, se trouve aujourd'hui dans une vitrine du musée du Second Empire à Compiègne.
(8) Quelques semaines plus tard s'élèvera en France une violente campagne à l'encontre des médecins anglais accusés d'avoir précipité la mort du second Napoléon comme elle l'avait fait pour le premier. Dans une conversation avec un de ses confrères français, sir William Gull tentera de se justifier en prétendant qu'il avait déconseillé l'opération, de ce qui était manifestement contraire à la vérité. Sir Henry Thompson, pour sa part, assurera que lors de sa première visite à Camden Place. Napoléon lui avait paru en état de supporter une intervention qui constituait alors, de l'avis de tous les médecins présents, sa seule chance de salut.
(9) La mort du Prince Impérial sous l'uniforme britannique avait profondément ému les Anglais. Le directeur du "Morning Post" ouvrit une souscription pour l'édification d'un monument à sa mémoire dans l'abbaye de Westminster. Pour des raisons politiques, le Premier ministre Gladston s'y opposa. La reine Victoria donna alors l'ordre d'élever ce monument dans une chapelle de l'église Saint-George de son château de Windsor, lieu de sépulture des membres de sa dynastie et d'en décorer le vitrail des armes impériales.
(10) Le château de Farnborough a été vendu en 1927 par la princesse Clémentine, mère de l'actuel prince Napoléon et est aujourd'hui occupé par un collège.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
362
Numéro de page :
21-38
Mois de publication :
octobre
Année de publication :
1988
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