Le féminisme de l’impératrice Eugénie

Auteur(s) : ROLLET Henri
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Au milieu du XIXe siècle, on peut dire que tout reste à faire en France quant à la promotion de la femme dans la vie culturelle, à la reconnaissance de ses dons et de ses réalisations, à son accession aux responsabilités professionnelles.
En ces domaines, l’Impératrice a exercé une influence qui n’a pas été reconnue. Non pas qu’elle ait professé la doctrine féministe mais son esprit incline en ce sens, son action s’en inspire. Est-ce du fait de sa nature très indépendante, ou en raison du pouvoir qu’elle a exercé ou encore par une revanche sur ses peines et humiliations d’épouse? Sans doute pour toutes ces raisons nous la voyons témoigner d’un intérêt sincère et vif pour les femmes d’exception. Elle cherche à les fréquenter, au risque du scandale, à les gagner nonobstant les refus, à favoriser leurs activités, à les honorer par des initiatives sans précédent. Nous constatons aussi qu’elle dispose de son pouvoir au service des adolescents, des jeunes filles et même de leurs aînées pour favoriser leur accès à la culture et aux diplômes qui la consacrent. À chaque instant de cette action personnelle, Eugénie se trouve en porte à faux ou en conflit avec ceux qui partagent ses convictions religieuses. Chaque fois nous la voyons juger que celles-ci ne sont pas cause et passer outre aux réserves d’hommes qu’elle tient pourtant en très haute estime.
Quatre personnalités ont particulièrement intéressé la souveraine, suscité son admiration et obtenu des témoignages de son appui. Ce sont Rachel, George Sand, Marcello et Rosa Bonheur.

Le féminisme de l’impératrice Eugénie

L’Impératrice Eugénie et la tragédienne Rachel

Le sentiment qui porte Eugénie vers la femme d’exception nous le trouvons dans ses relations avec Rachel. Mérimée avait un jour amené la tragédienne chez Mme de Montijo. Elles s’étaient liées et souvent Rachel envoyait sa loge à la grande dame, d’autant plus heureuse de l’accepter qu’elle estimait préférable de voir jouer les classiques que de les entendre expliquer par une religieuse qui tout naturellement les dépouillait de leur violence et de leur passion. A la Comédie Française, si Pacca s’amusait de la salle et des gens, Eugénie ne voyait que le spectacle. Au premier rang de l’avant-scène, les yeux dilatés, pâle, ne respirant plus, l’enfant regardait marcher, crier, lutter l’héroïne. Elle se croyait avec elle sur le théâtre, évadée dans cet univers sublime où elle se trouvait plus chez soi que dans le quotidien. Quand Rachel était une héroïne de Corneille… Il fallait l’entendre dans la fameuse scène des imprécations de Camille, où, variant ses intonations avec un art subtil et puissant, elle arrivait à l’explosion de la haine en lançant : « Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore ».
De son côté, Rachel sentait si bien vibrer cette petite spectatrice qu’elle la voulait tout près d’elle dans l’avant-scène du rez-de-chaussée à gauche, car l’émotion qui ravageait le jeune visage, les larmes qui coulaient, inspiraient l’actrice.
Les années passent et voici Eugénie impératrice.

Un soir, revenant de la Comédie Française, elle entend Napoléon vanter la noblesse des gestes de Rachel. Pour Eugénie qui cherche encore son style, c’est une illumination. Elle mande l’actrice aux Tuileries et la prie de lui donner quelques leçons de maintien. Devant la psyché de sa chambre de toilette, sur les indications de la tragédienne, elle répète la gamme des saluts : salut d’audience officielle, salut de grand cercle, salut de visite particulière, révérence, inclinaisons de la tête, adieux familiers de la main. C’est ainsi que Rachel qui enseigna « la révérence profonde et lente, pendant laquelle ses yeux faisaient circulairement le tour de l’assistance afin que chacun put croire qu’elle leur était particulièrement adressée ».
Bien vite, l’Impératrice passe maîtresse dans un art auquel son élégance naturelle la dispose. Quand les leçons ne sont plus nécessaires, Eugénie continue de recevoir Rachel, de l’écouter. L’actrice lui apporte un écho des bruits de la ville et des potins des coulisses, mais aussi l’expression de son extraordinaire personnalité.

L’Impératrice invite à ses entretiens quelques dames du palais, son amie Cécile de Nadaillac, Mérinée, Tascher. On cause, on rit, Tascher fait quelques imitations d’animaux. Jeux innocents mais trop familiers. On en médit à la Cour, on s’en gausse à la ville. Un jour l’Empereur survient, mécontent. Le lendemain Rachel est priée de cesser ses leçons. Mais l’Impératrice continuera de la voir chez elle, entre ses tournées en Russie et aux États-Unis. Il nous semble que Rachel se soit trompée quant au mobile de la souveraine quand elle disait : « L’Impératrice à présent qu’elle sait marcher et saluer, n’a plus besoin de moi. Mais elle me conserve sa bonne grâce pour embêter l’Empereur. Il est agacé de me voir si souvent chez elle. Il a peur des potins. Il a bien raison ».

Rachel mourut au Cannet, le 3 janvier 1858, à l’âge de trente-six ans. L’Impératrice ne devait jamais l’oublier. Durant les longues années d’exil, elle parlait souvent de la tragédienne. Un soir, l’évoquant, elle attaqua la tirade de Phèdre.

Pour une femme qu’on ne voyait pas : George Sand

Sous le Second Empire, George Sand apparaît châtelaine en Berry et écrivain républicain, assagie, considérée de ses gens et liée avec les hommes de Lettres qui comptent. Le pouvoir la ménage. Napoléon III qui avait bénéficié de sa sympathie quand il n’était que le prisonnier de Ham et qui l’avait reçue avec bienveillance à l’Élysée, lui accordant de nombreuses grâces, lui demeure très favorable. En mars 1867, de la tribune du Sénat, Sainte-Beuve pourra dire : « L’Empereur… honore de son amitié George Sand » (1). Mais celle-ci ne s’adresse plus à lui et fait passer ses sollicitations en faveur de ses amis par l’Impératrice, la princesse Mathilde ou le prince Napoléon.

Chez Eugénie nous retrouvons ce sentiment singulier fait d’admiration et d’estime, voire de réconfort qu’elle ressent pour une femme forte, indépendante et qui a réussi. Cette réaction est d’autant plus remarquable en l’occurrence, que si l’écrivain engagé reste une force à ménager, son anticléricalisme s’affirme depuis 1851 et en réaction contre la politique religieuse de l’Empire. L’auteur de La mare au diable se situe à l’opposé de la souveraine. Mais il y a encore autre chose.
La « bonne dame de Nohant » telle que nous nous la représentons, est de son vivant au ban de la société _ on l’oublie parfois. Qu’on nous permette d’évoquer un souvenir personnel. Un soir que nous étions reçu chez le comte Mathieu de Lesseps, fils aîné du second mariage de Ferdinand, et, à ce titre cousin issu de germain de l’Impératrice, la conversation vint sur le Berry où se trouvait le domaine familial. Étourdiment, sans réfléchir, je réunis les deux gloires du pays et lui dis : « Votre Père était le voisin de George Sand, ils devaient se rencontrer souvent… ». Et j’imaginai, une seconde, de passionnantes conversations entre ces grands esprits. Mais il me regarda avec effroi et répondit : « À quoi pensez-vous, Monsieur? C’était une femme qu’on ne voyait pas! ». Ce propos venu tout droit des milieux proches de la Cour, donne sa valeur à l’attitude de l’Impératrice.

En 1855, George Sand qui vient de perdre sa petite fille, Nini Clésinger, effectue un voyage en Italie pour se distraire. Elle arrive dans les États pontificaux, en proie à une crise violente d’anticléricalisme. Pourquoi cet état d’esprit ? D’abord par une disposition qui lui est naturelle, un certain voltairianisme a été exaspéré par le récent chagrin; puis elle en veut à ceux qui avec plus de foi que de prudence lui ont fait espérer un miracle en faveur de l’enfant, elle ressent une sorte de révolte; enfin ses réactions personnelles la rendent encore plus hostile à la politique cléricale du régime.
Observant tout avec un parti pris d’hostilité, elle écrit un livre qui est un véritable pamphlet. À un ami italien qui le lui reproche, elle répondit « que la censure impériale ne lui permettait pas de louer Mazzini et Garibaldi. Puisque l’on ne peut parler de ce qui à Rome est muet, paralysé, invisible, il faut éreinter Rome, ce qu’on en voit, ce que l’on y cultive : la saleté, la paresse, l’infamie… Il est donc bon de dire ce que l’on devient quand on retombe sous la soutane, et j’ai très bien fait de le dire à tout prix… ».
Ce livre, Daniella, qui n’ajoute rien à sa gloire, lui valut beaucoup d’ennemis. La Presse qui le publia en feuilleton allait être suspendue quand George Sand s’adressa à l’Impératrice. L’apitoyant sur le sort des protes et des ouvriers innocents qui allaient être privés de leur gagne-pain, elle obtint que la pieuse Eugénie demandât la parution du journal. Ce geste, extraordinaire de libéralisme, ne valut à la souveraine aucune reconnaissance de l’auteur.

La romancière de Lélia fut plus heureuse en obtenant grâce à l’Impératrice, une bourse au lycée pour le petit-fils de Marie Dorval, un gros billet pour remplacer le bateau brisé par la tempête d’un vieux marin à Tamaris et une pension pour le poète tisserand Magu.
En 1860, George Sand consacre ces quelques lignes à Eugénie qui ne paraîtront qu’après sa chute : « Et cette jeune Impératrice ? Parlons-en, car elle joue déjà une grande partie. Elle arrive avec les chics espagnols bien portés, le goût des émotions fortes, le regret des combats de taureaux, nous ne voulons pas dire celui des autodafés, la dévotion bienvenue, le jeu de l’éventail, la passion du costume, les cheveux poudrés d’or, la taille cambrée, toutes les séductions, même celle de la bonté, car elle est bonne et charitable avec grâce, enfin tout ce qui frappe l’imagination, les sens, le coeur au besoin. Voilà tous les hommes amoureux d’elle (2)… ».

En 1861, George Sand pensa faire paraître les lettres qu’elle avait reçues de Musset, mort depuis peu. Elle consulta Sainte-Beuve qui déconseilla fortement cette publication. Touché de la confiance de George et ayant su que la communauté de Nohant ne roulait pas sur l’or, le critique eut l’idée de faire attribuer le prix Gobert de vingt mille francs à la romancière. L’Académie française en discuta. Vigny se déclara favorable, Guizot hostile en raison de phrases « scandaleuses » sur le mariage et la propriété qu’il cita. Mérimée et Saint-Beuve protestèrent, puis on passa au vote. George n’eut que six voix  – celles de Sainte-Beuve, Ponsard, Vigny, Mérimée, Nisard et Sylvestre de Sacy – contre dix-huit. Thiers reçut le prix (3).

Le couple impérial fit alors offrir un dédommagement éventuel équivalent au prix par l’intermédiaire d’un ami discret. George Sand refusa par une lettre à Buloz. « Dans plus d’une circonstance j’ai trouvé l’Empereur généreux, l’Impératrice charitable et bonne. Je ne leur ai jamais rien demandé pour moi et je n’ai besoin de rien. Mais en raison de leurs grands procédés à mon égard et de la bonne intention dont témoigne l’ouverture qui vous a été faite, j’entends bien que mon refus soit un remerciement sans fausse fierté et sans la moindre nuance d’ingratitude. Dîtes cela à l’ami si aimable et si excellent qui s’est chargé du message (4)… ».

La Cour fut irritée de l’échec et c’est alors que l’Impératrice, toujours attachée à George Sand, suggéra dans de nombreuses conversations que, mieux qu’un prix, l’Académie devrait offrir un fauteuil à l’écrivain. La suggestion fit quelque bruit et peu après parut une brochure intitulée Les femmes à l’Académie où l’auteur anonyme décrivait la réception sous la Coupole d’une personnalité qui ne pouvait être que Madame Sand. Celle-ci répondit dans une autre brochure Pourquoi les femmes à l’Académie ? où en professant son respect pour l’Académie et en reconnaissant le talent de ses membres, elle affirmait n’avoir aucune envie d’appartenir à une institution qu’elle jugeait vieillie et inactuelle. La seconde intervention, très discrète, d’Eugénie en sa faveur ne rencontra aucun écho chez la femme de lettres, toujours républicaine.

Ces rapports distendus devaient mal finir. En 1870, George Sand publia Malgré tout, un roman où elle met en scène une aventurière espagnole, ambitieuse et excentrique, en qui la plupart des lecteurs reconnurent Eugénie de Montijo. Qu’on en juge :
« Elle ôta son chapeau et répandit sur ses épaules sa riche chevelure d’or rouge… Je fus élevée, dit-elle, à Madrid, à Paris, à Londres, à Naples, à Vienne, c’est-à-dire pas élevée du tout. Ma mère, belle et charmante ne m’a jamais appris qu’à bien porter la mantille et le jeu non moins important de l’éventail… J’appris plusieurs langues, choses des plus utiles dans une carrière comme la mienne… Ma mère voyagea… partout elle fut acclamée comme la plus séduisante personne du monde ; … elle aima et les hommes qu’on aime n’épousent pas. Je vis ses amours, elle ne s’en cachait pas beaucoup et j’étais curieuse ».
L’Impératrice fut ulcérée. Grâce à la double intervention de Mme Cornu et de Flaubert, l’auteur l’assura qu’elle n’avait jamais représenté la comtesse de Teba sous ces lignes et se déclara « blessée » par l’accusation. La souveraine lui fit alors savoir par Flaubert qu’elle « n’avait jamais eu l’intention d’insulter le génie » (5).

Dans le climat de mars 1870 et celui d’après le règne, personne ne mit en doute cette assimilation de l’Impératrice à l’héroïne. Mais, récemment, un article de la Revue du Souvenir Napoléonien (6) émit une autre hypothèse : « Je me demande si en réalité elle n’avait pas pensé pour peindre Carmen d’Ortosa, à sa propre fille Solange, en grossissant fortement le trait ».
George Sand a-t-elle voulu attaquer directement l’Impératrice? Les Buloz père et fils, qui dirigeaient alors la Revue des Deux-Mondes où parut en livraison le roman, ne le crurent pas. Il est difficile de se prononcer tant le mécanisme de la création est complexe chez le romancier.

Retenons cependant ce mot de génie, hommage d’une souveraine déçue à l’opposante digne mais irréductible qu’elle n’était jamais parvenue à réconcilier avec le régime.

Marcello le sculpteur : Adèle d’Affry

D’origine helvétique, petite-fille du comte d’Affry qui commanda les Suisses au dix août, Adèle d’Affry avait aimé la sculpture dès l’adolescence et vivement surpris les siens en pétrissant la glaise et en maniant le ciseau. En 1856, âgée de dix-neuf ans, elle épousait Charles Colonna, duc de Castiglione. Six mois plus tard ce mari adoré était emporté par une fièvre typhoïde.
Surmontant son immense chagrin, la jeune duchesse revint à son art, étudiant avec le sculpteur Clésinger, le peintre Regnault, se liant avec Carpeaux qui l’aima, se mêlant aux jeunes étudiants en médecine sous l’habit masculin et faisant de la dissection avec eux.

La sculpture est alors réputée au-dessus des forces physiques d’une femme, son étude dans une école d’artistes, a fortiori celle de l’anatomie à la Faculté semblent inconvenantes pour une jeune fille. Aussi l’Histoire n’a-t-elle retenu que le nom de la statuaire Sabine Steinbach, à la cathédrale de Strasbourg avant le XIXe siècle. Sous la Restauration, Félicie de Fauveau se fait une place modeste au milieu des sculpteurs contemporains, à l’effarement de son milieu familial. La princesse Marie d’Orléans, fille de Louis-Philippe annonce un réel talent qu’une mort prématurée l’empêcha de développer. Mme Lefevre-Deumier reste alors la seule femme sculpteur de son temps. Mais si ces artistes ont été tolérées, le public dit, non sans une nuance de dédain: « C’est de la sculpture de femme ».

Très consciente de cet état de choses, la jeune duchesse hésite à affronter le jugement du public. Elle s’y résout pour le Salon de 1863; comme elle ne veut rien devoir à sa position mondaine, elle choisit d’exposer sous un pseudonyme, et masculin de surcroît: Marcello.

Les trois bustes qu’elle soumet sont reçus à l’unanimité par le Comité du Salon. Exposante, elle est présentée à l’Impératrice, alors qu’elle s’est jusque-là tenue dans les milieux de l’opposition royaliste. Tout de suite, elle plaît à Eugénie attirée par les femmes qui s’affirment grâce à une activité prestigieuse. Elle est aussitôt invitée à Fontainebleau en juin.
Là, sous les yeux même de la souveraine, elle commence à sculpter une petite Madone. Eugénie montre tant d’enthousiasme pour cette modeste cire que Marcello décide de la lui offrir. La remise officielle est faite par Nigra, ministre d’Italie et ami personnel de l’Impératrice. Celle-ci accepte avec joie la Madone et la fait placer de telle sorte qu’elle l’ait sans cesse sous ses yeux.

Les souverains la prennent en amitié. Dès le 8 avril 1864, Marcello reçoit une commande de l’Empereur pour une reproduction en marbre de sa Bianca Capello destinée au château de Fontainebleau où elle sera livrée en 1865. À l’automne, le sculpteur est invité à une Série de Compiègne où il rencontre le prince d’Orange, la princesse Mathilde, Nigra, Rouher, Claude Bernard et les artistes Cabanel, Gustave Boulanger, Amaury Duval.

En 1865, Marcello sculpte une Gorgone qui enthousiasme Théophile Gautier: « Quelle grâce terrible et quel attrait inquiétant. Elle fait peur et elle fascine comme les reptiles qui se tordent autour de son front plein de sombres et venimeuses pensées. Malgré son horrible chevelure, cette Gorgone a un charme étrange… ». Et l’écrivain de saluer cette « George Sand de la sculpture contemporaine ». Précisément l’auteur de Lélia vient rue Bayard, contempler l’œuvre que le gouvernement britannique achète ; Napoléon III en commande une réplique.
Entre temps, apprenant que Marcello sculpte deux bustes de Marie-Antoinette dauphine et au Temple, l’Impératrice lui envoie « pour l’inspirer » un buste, grandeur nature, en biscuit de Sèvres ancien, de la Reine.

Voici que l’État commande un buste d’Eugénie destiné à la Salle du Conseil Municipal, dans l’Hôtel-de-Ville de Paris. La duchesse est ravie et sculpte le portrait demandé. Mais elle n’atteint pas à une ressemblance parfaite. Mérimée le lui suggère en termes délicats: « J’ai beaucoup pensé au portrait. Je le trouve excellent, mais je voudrais que vous fissiez une retouche aux coins de la bouche, d’après nature. La bouche me semble celle de Sa Majesté quand elle rit, tandis que les autres traits sont les siens quand elle pense à des choses importantes» .
Que se passe-t-il alors ? Nous savons seulement que l’Impératrice se montra très mécontente. Marcello reçut une lettre d’Haussmann lui signifiant le refus de la Commission des Beaux-Arts. Baltard chargé de le voir, avait-il remis un avis défavorable ? Le buste fut envoyé à Lyon. Marcello s’en montra bouleversée : « Je suis tancée, réprimandée, presque punie pour avoir fait un buste qui est vraiment une bonne chose… ».

Puis Napoléon lui commanda un groupe Hécate et Cerbère, un ensemble aux dimensions imposantes qui fut placé dans le parc de Compiègne. Il est aujourd’hui sur l’esplanade du faubourg de Celleneuve à Montpellier. Après le très beau Chef abyssin, sa dernière grande œuvre de l’Empire fut la Pythie de l’Opéra.
Si la duchesse accepte de fréquenter la Cour, ce fut en réponse à l’insistance de la souveraine, mais sans joie « Je me croyais plus au théâtre que dans la vie réelle, chacun récitait un rôle et n’en changeait guère… Les miens où étaient-ils? Je les ai trouvés depuis, c’étaient ces hommes de valeur et de force qui joignaient à l’ardeur de l’imagination, l’infatigabilité au labeur ».

C’est le sculpteur qui parle. Mais, artiste, il doit à l’Impératrice la proclamation de son talent au niveau le plus élevé, des commandes d’État qui l’ont affirmé, imposé. Au moment où Marcello tente de « percer » la souveraine l’a beaucoup aidée. Et cette consécration d’une pionnière a valeur de symbole. Désormais l’accès de l’art présumé impossible aux femmes, leur est ouvert. Désormais on admet qu’une artiste puisse s’élever jusqu’au chef d’œuvre. Désormais, et l’Impératrice n’y est pas étrangère, l’expression: « de la sculpture de femme » a vécu.

La Légion d’honneur de Rosa Bonheur

Parmi les peintres à la mode du Second Empire, une femme occupe une place de choix: Rosa Bonheur. Née en 1822, elle a étonné ses maîtres par sa précocité. En 1848, elle a remporté sa première médaille au Salon avec le Labourage en Nivernais. Elle a trouvé sa voie, l’évocation de la nature et s’y tiendra, de scène rustique en scène rustique, du Marché aux chevaux à la Fenaison en Auvergne.

Amie de George Sand, elle la rappelle un peu. Elle s’habille souvent en homme et quand elle se montre femme c’est sans égard à la mode. Elle est ardente, pleine de vie, libérée des préjugés, préoccupée des droits de la femme. Sans doute fait-elle un peu scandale, mais n’est-ce pas là le propre des artistes ? La société bien pensante admire et achète ses tableaux, mais ignore l’auteur qui n’en a cure.

Or, le 15 juin 1864, l’Impératrice, qui séjourne à Fontainebleau décide d’aller voir cette personne en marge. Accompagnée de Mérimée, elle arrive à l’improviste dans la villa de Barbizon où Rosa Bonheur vit et peint. Elle l’a trouve vêtue, dit Mérimée, « d’une blouse et d’un drôle de jupon sans crinoline, les cheveux coupés court, l’air très intelligent »(7). L’Impératrice admire ses tableaux et reste une heure à causer avec elle de la condition de la femme et des réformes à lui apporter. Au moment de partir, Eugénie lui dit: « Je n’ose pas vous proposer un sujet, mais promettez-moi de me faire un tableau et de me rendre visite ». Elle lui tendit la main que l’artiste baisa et l’embrassa. Mérimée observe, à cette occasion qu’il est dommage que la souveraine n’essaye pas plus souvent de gagner le cœur de ses sujets comme elle vient de le faire.

Un an après, au moment où sa seconde régence allait prendre fin, l’Impératrice provoqua une espèce de sensation en conférant la Légion d’honneur au peintre. Non pas que Rosa Bonheur fut la première femme décorée comme on l’a écrit parfois. Elle fut la septième. Mais sur les six qui l’avaient précédée, l’une était une combattante de la Révolution retirée aux Invalides, Angélique Duchemin veuve Brulon (1851), quatre, des religieuses dont la célèbre Sœur Rosalie, décorées au titre de leur dévouement aux malheureux, et la sixième, Mme Abicot de Ragis, reçut la croix pour avoir fait courageusement face à des insurgés en 1852. L’originalité de Rosa Bonheur est d’avoir été la première femme décorée à titre civil pour services rendus à l’Art, dans l’exercice de son métier. En ce sens, il s’agit d’un événement dans l’histoire du féminisme et l’Impératrice tint à le souligner par ce geste exceptionnel dans les Annales de l’Ordre d’une décoration par la souveraine.

Écoutons l’artiste relater la scène : « En 1865, je m’occupais, un après-midi, de mes tableaux (8), j’avais sur mon chevalet Les Cerfs dans le Long Rocher quand j’entendis des claquements de fouet de postillon et un roulement de voiture. Ma petite bonne Félicité entra dans l’atelier toute troublée :
« Mademoiselle, Mademoiselle!… Sa Majesté l’Impératrice ». J’eus tout juste le temps de passer un jupon sur mon pantalon de laine et d’ôter ma longue blouse bleue pour mettre une jaquette de velours ».
« J’ai ici, me dit l’Impératrice, un petit bijou que je vous ai apporté de la part de l’Empereur. Il m’a autorisé à profiter de mon dernier jour de régence pour vous annoncer votre nomination dans la Légion d’honneur. Et donnant l’accolade au nouveau chevalier en l’embrassant, elle épingla la croix sur ma jaquette de velours noir. Quelques jours après je reçus une invitation à déjeuner à Fontainebleau où la Cour impériale résidait. Le jour dit, on vint me chercher en voiture de gala. Je me trompais de porte en arrivant et j’allais me perdre quand M. Mocquard vint me tirer d’embarras et m’offrit le bras pour me conduire ».

Ce que Rosa Bonheur ne raconte pas c’est l’incident qui marqua son arrivée. Les souverains en effet furent mis en émoi par des cris venant de la Cour des Adieux. Un gros homme vêtu d’un complet de velours, demandait à pénétrer au palais brandissant un billet d’invitation au nom de Mademoiselle Bonheur. L’Empereur se pencha par la fenêtre et éclata de rire, Eugénie fut prise d’une grande gaieté et ordonna de laisser entrer le visiteur. « La livrée, soulagée mais stupéfaite, laissa passer ce « double sexe » et lui rendit les honneurs avec une comique contrainte »(9).
« Au déjeuner, je fus placée à côté de l’Empereur et pendant tout le repas, il me parla de l’intelligence des animaux. L’Impératrice m’emmena ensuite pour faire une promenade sur le lac, dans sa gondole. Le Prince Impérial qui était déjà venu me voir à By, nous accompagnait. Cette visite à la Cour m’intéressa beaucoup, mais je crois que je dus désappointer la princesse de Metternich qui s’amusait à m’épier, s’attendant sans doute à me voir commettre quelque maladresse d’étiquette »(10).
Cette décoration causa une grande joie à l’artiste. Elle fit sensation, nous l’avons dit, dans l’opinion. Parmi les nombreux commentaires que suscita l’événement, retenons celui d’un journal qui ne passait pas pour très favorable au pouvoir, L’Opinion nationale : « Nous applaudissons des deux mains. Décidément notre civilisation commence à reconnaître que les femmes ont une âme. Et la signature au bas du décret prouve qu’elles ont également de l’intelligence, même quand elles sont sur le trône »(11).

L’Impératrice ne se contente pas de s’intéresser à quelques personnalités exceptionnelles, l’instruction féminine retient son attention. Elle s’est consacrée à trois progrès dans ce sens qui sont dans l’ordre chronologique: le baccalauréat des filles, leur accès à l’instruction publique et enfin les études supérieures de médecine.

Le baccalauréat de Julie Daubié

En 1861, le ministre de l’Instruction publique, Roulland, reçoit une lettre d’une institutrice, Julie-Victoire Daubié qui lui demande de l’autoriser à se présenter au baccalauréat. C’est une démarche sans précédent, le ministre refuse. Mais l’année suivante Julie Daubié renouvelle sa requête. Roulland ordonne une enquête : qui est donc cette obstinée ?

Originaire de Fontenay-le-Château, où elle est née en 1824, elle est la fille d’un comptable (12). Élevée dans la pauvreté, elle s’est instruite auprès de son frère Joseph, un curé de campagne. Passionnée de savoir, elle a appris le latin, puis l’allemand et elle est devenue institutrice. Pédagogue dans l’âme, elle réfléchit sur sa mission d’éducatrice et observe que les institutrices sont le plus souvent inférieures à leur tâche parce qu’elles sont « dépourvues de diplômes et plus encore de méthodes ». Nullement anticléricale, cette sœur de prêtre n’admet pas qu’une religieuse puisse enseigner avec la seule autorisation de la supérieure. Attentive à ce qui se vit autour d’elle, consciente de la misère de l’ouvrière, elle a présenté un ouvrage à l’Académie de Lyon: « La femme pauvre au XIXe siècle, par une femme pauvre ». Écrit sans complaisance, ce livre décrit la condition affreuse des travailleuses en ce début de la Révolution industrielle, l’exploitation des « ouvriers de huit ans », l’ignorance où on laisse les femmes, la sous-rémunération des institutrices « moitié moins payées que les hommes ». L’Académie de Lyon a couronné cette étude.

Convaincu, dès lors, d’avoir affaire à une femme exceptionnelle, le ministre l’est moins qu’elle doive passer le baccalauréat. Il s’interroge. Mais la question est désormais posée, autour de lui. Et c’est ainsi que la candidature de Julie Daubié et ses titres viennent à la connaissance de l’Impératrice.
Celle-ci aime le savoir et souffre des lacunes de son instruction, elle s’efforce d’y remédier, un peu chaque jour. Elle est sensible aussi à une certaine injustice de la condition féminine et désireuse de l’atténuer. Elle aime les femmes de valeur et voit dans leur succès comme une revanche de la dépendance et souvent de l’humiliation que les hommes leur ont fait subir. C’est dire que le cas de Julie Daubié a beaucoup pour lui plaire.

À sa manière spontanée, Eugénie s’enthousiasme pour cette requête. Si Julie Daubié est digne du diplôme de bachelière de quel droit le lui refuserait-on ? L’Impératrice intervient auprès du ministre. Celui-ci se déclare aussitôt personnellement d’accord, mais il faut davantage : un arrêté pris en Conseil des ministres. L’Impératrice que rien n’arrête, fait saisir le Conseil des ministres qui autorise Julie Daubié à se présenter aux épreuves du baccalauréat.

Et voilà comment, au milieu des garçons de dix-sept ans, railleurs ou dédaigneux, on voit une femme de trente-sept ans se présenter à la Faculté de Lyon devant les examinateurs et recueillir quatre boules blanches (13). C’est une date dans l’histoire de la condition féminine : la France compte désormais une bachelière, en partie grâce à son Impératrice.
Quelques années plus tard, elle sera reçue à la licence de Lettres et entreprendra une thèse sur la condition de la femme dans la société romaine que sa mort, en 1874, laissera inachevée.

Cette intervention préalable de l’Impératrice aide à comprendre les bons rapports qu’elle va entretenir avec Duruy et l’aide qu’elle lui apportera à propos de l’enseignement féminin.

L’enseignement public

En 1863, à l’extrême surprise de l’intéressé, Napoléon III a décidé de confier le ministère de l’Instruction publique à un historien qui l’a aidé de ses conseils dans l’élaboration de son ouvrage sur César. Inspecteur général de l’enseignement secondaire et professeur à l’École Polytechnique âgé de cinquante-deux ans, Duruy a voté « non » aux plébiscites de 1851 et 1852 et renoncé provisoirement à publier le troisième tome de son Histoire des Romains parce qu’il était favorable à César.

Duruy n’est pas hostile à l’enseignement libre, mais il ne reconnaît aucun droit sur l’enseignement public à l’Église, aucun privilège. « Le sens de ma nomination, c’est que l’Université est désormais appelée à faire d’elle-même sa fortune », dit-il. Mais les souvenirs qu’il conserve de son éducation et du rôle des clercs dans l’enseignement, lui inspirent un mépris à l’égard du clergé que « l’impatience rehausse parfois et une certaine hargne (14) ». Ceci s’explique par la faiblesse du personnel ecclésiastique au lendemain de la longue crise de la Révolution et de l’Empire. L’Église a retrouvé ses privilèges avant de former les hommes capables de les assumer.

Dès 1864, il s’est attaché à développer l’enseignement primaire des garçons en attendant l’obligation scolaire qu’il parviendra à faire voter en 1867. De là, date le violent conflit qui va l’opposer à Mgr Dupanloup, lequel voit là une atteinte à la liberté des familles.

Or, ce libre penseur sincère et non sectaire jouit de la confiance de la pieuse Impératrice. A première vue, il n’a rien pour lui plaire. Chrétienne fervente, pratiquant sa religion en Espagnole, blessée dans ses convictions par les attaques contre le pouvoir temporel du Pape, comment serait-elle favorable au grand maître de l’Université qui conteste la position privilégiée de l’Eglise dans l’enseignement, son quasi monopole quant à l’éducation des filles et en qui les évêques dénoncent un adversaire déterminé? Eh bien! C’est pourtant ce qui se produit.

C’est durant la seconde régence d’Eugénie que commence leur collaboration. Quand la réforme de l’enseignement primaire vient devant le Conseil des ministres, la souveraine informée par Duruy, lui apporte son plein appui et le projet est adopté.

En 1867, Duruy fait annoncer discrètement la création de cours pour jeunes filles destinés à compléter l’enseignement donné dans les écoles libres; ils seront dispensés dans les locaux municipaux par des hommes, professeurs de l’enseignement secondaire public. Les élèves s’y rendront accompagnées, les cours dureront de six à sept mois pendant trois ou quatre ans.
Or, l’enseignement secondaire féminin a été si négligé par l’État que l’Église y exerce un quasi monopole et ceci en toute indépendance. Duruy veut procurer aux jeunes filles un complément de culture, de qualité, à base de morale, supérieur à ce que donnent à la même époque les religieuses. À quelle fin? Pour que disparaisse le divorce intellectuel qui existe entre l’homme et la femme.

Ce projet soulève une opposition passionnée chez les évêques comme dans les milieux conservateurs. Non pas qu’un Dupanloup soit, comme on l’a dit trop facilement, hostile à l’instruction des filles, il en est au contraire un chaud partisan ; le prélat qui a loué Madame Bovary, sait le danger que court une femme ignorante, mais il veut que ce savoir soit dispensé par l’Église – qui « élève les filles sur ses genoux » – par l’intermédiaire de professeurs femmes, en écartant les sujets scabreux et tout ce qui pourrait favoriser l’athéisme.

Et puis l’évêque d’Orléans sait bien que ce sont les femmes de la bourgeoisie française qui pratiquent. Hormis ceux de la noblesse et quelques groupes de chrétiens fervents, les hommes désertent l’église à l’âge adulte. A leurs compagnes seules revient la mission de refaire sans cesse chrétiennes les générations nouvelles. C’est dire quelle responsabilité est dévolue à l’école des sœurs.
Une polémique passionnée se développe entre les tenants de l’une et l’autre thèse. Passant outre, avec une peine infinie, Duruy finit par obtenir l’ouverture de cours dans une quarantaine de villes, l’Ouest excepté. A Paris, c’est en Sorbonne que Paul Albert professe.

Or, non contente de correspondre avec Duruy et de l’encourager, l’Impératrice prend position de façon spectaculaire. Remplaçant, depuis 1860, leur mère décédée auprès des filles de sa sœur, la duchesse d’Albe, elle les envoie suivre le cours de la Sorbonne. Et qui les accompagne? Mademoiselle Redel, la jeune gouvernante que Duruy a fait agréer à l’Impératrice et qui deviendra en 1875 la seconde Madame Victor Duruy.

Comment expliquer une telle prise de position ? C’est que la très pieuse Eugénie n’est pas bigote et que ce complément d’instruction lui paraît de nature à arracher la femme à la condition diminuée où elle vit. Il y a chez Eugénie une volonté d’élever la condition féminine, un certain féminisme, dont témoignent bien des actes caractéristiques. Aussi quand Duruy lui écrit « ces jeunes filles françaises doivent pouvoir exercer et fortifier leur esprit par la même instruction que reçoivent leurs frères dans les lycées; elles y ont également droit et sont aussi aptes à les recevoir », il la touche parce qu’il correspond à une aspiration profonde chez elle.
Très ému, Duruy lui écrit que ses efforts ont « vaincu d’injustes attaques par la seule autorité de son exemple ». Ainsi une amitié s’établit entre la souveraine et le ministre, respectueuse chez celui-ci, confiante de la part d’Eugénie.

Les études « supérieures » de médecine

La collaboration entre Eugénie et Duruy s’est prolongée au-delà de la révocation du ministre et dans un domaine cher à la souveraine.

En 1865 une jeune femme reçue bachelière à Montpellier, demande à suivre les cours de l’École de Médecine d’Alger. Duruy le lui accorde, pensant que « le docteur en cornette pourra pénétrer sous la tente et dans le harem de l’Arabe, là où le docteur en rabat n’entrera jamais ». En 1866, une dame Brès, sage-femme, demande à se présenter au doctorat en médecine. Duruy le lui accorde, malgré de vives résistances.

Or l’Impératrice, avertie, approuva. « Elle était très frappée des services que les femmes médecins rendraient en Algérie pour nous attacher les Arabes, en Orient pour y étendre notre influence, même en France, si nous donnions à nos sages-femmes une instruction supérieure, et à des Sœurs de Charité une connaissance plus sûre des médicaments qu’elles distribuent souvent à des familles pauvres… » (15). Eugénie en parla donc avec le ministre avant et après qu’il eut quitté la rue de Grenelle. En revenant d’Égypte, elle était plus déterminée encore (16). Duruy devenu sénateur, s’y consacra.

Un projet prit corps au printemps de 1870. Le directeur de l’Assistance Publique, Husson, promit son appui. Des professeurs des hôpitaux dressèrent un programme d’études; ils s’engagèrent à réserver dans leur service, des cliniques spéciales pour les élèves femmes. Duruy choisit la maison qui allait devenir le chef-lieu de la nouvelle école. La souveraine lui avait promis une somme importante pour les premières dépenses.

À plusieurs reprises, Eugénie presse Duruy d’avancer les démarches, elle tient essentiellement au patronage de Milne Edwards le doyen de la Faculté des Sciences. Son impatience s’accroît à la lecture d’un journal annonçant que la carrière médicale vient d’être ouverte aux femmes en Russie. Elles pourront suivre les cours mais sans prendre les grades. L’Impératrice écrit :
« Mon cher Monsieur Duruy,
Vous voyez le temps presse. Avez-vous parlé à M. Milne Edwards ? Dans le Figaro d’aujourd’hui, j’ai fait la coupure que je vous envoie. Entre « autorisées à exercer » ou laisser prendre des grades, il n’y a que la différence de la tolérance à un droit. Mais ceci m’importe peu et nous allons nous laisser devancer après avoir eu les premiers l’idée; pressez-vous donc et croyez à tous mes sentiments.
Eugénie ».

Enfin le projet, les statuts et le programme d’une « École libre pour l’Instruction médicale des femmes » sont prêts. L’autorisation d’y donner des cours publics est notifiée le 8 juillet, à Duruy. Pourquoi une telle école ? c’est que l’Université détient toujours le monopole de l’enseignement supérieur. Il faut donc recourir à des « écoles » dispensant un savoir de niveau universitaire, ce que Duruy a fait en fondant l’École pratique des Hautes Études. En autorisant des cours publics le ministère de l’Instruction publique a été à la limite du possible pour favoriser la nouvelle institution. En même temps Milne Edwards et Nélaton, le chirurgien de Garibaldi et de l’Empereur, acceptent de siéger au Comité fondateur.

Le cadre juridique du nouvel établissement est une Association pour l’Instruction médicale des femmes. Elle est constituée à Paris sous le patronage de l’Impératrice, présidente d’honneur. Le but de l’Association est de fonder et de gérer « une École libre de médecine ». Les élèves qui suivent les cours font « des dissections et des manipulations chimiques et pharmaceutiques pour la préparation des médicaments. Elles sont exercées à la pratique de la petite chirurgie ».

À l’hôpital les élèves sont placées dans les services des professeurs – médecins et chirurgiens – membres de l’Association. Elles sont confiées aux Sœurs de Charité sous la surveillance du directeur de l’établissement.
L’ouverture de l’école est fixée au mois d’octobre suivant.

La guerre venue, ce projet est abandonné. Mais d’autres inscriptions suivent celle de Mme Brès, des étrangères d’abord, des Françaises ensuite. En vingt ans, on constatera 117 étudiantes mais la carrière hospitalière leur restera fermée. Docteur en médecine (1875) Mme Brès essuiera le refus de l’Assistance Publique quand elle voudra se présenter à l’externat. On peut penser que l’école conçue par la souveraine et Duruy aurait réuni plus de femmes et plus vite que n’en amena la succession d’inscriptions individuelles. Peut-être en raison de son haut patronage eut-elle plus facilement désarmé l’Assistance Publique ?

Conclusion

En considérant cette œuvre, une question vient à l’esprit: Comment une Espagnole, à l’instruction négligée, a-t-elle pu concevoir et mener à bien une telle action au service des femmes ? Trois éléments de réponse nous semblent susceptibles d’être indiqués ici.

Le contact de personnalités féminines à commencer par la reine Victoria, a beaucoup apporté à Eugénie. Elle a constaté ce qu’une Rachel, une George Sand, une Marcello, une Rosa Bonheur parvenaient à réaliser à force d’étude et de travail. Ce fut une révélation pour elle. Peut-être l’insuffisance de sa propre reine Isabelle II dont elle a souffert, a-t-elle agi a contrario.

Comme Impératrice, elle n’a jamais cessé d’apprendre et d’étudier, de Rachel aux maîtres de la fin du règne, Fustel de Coulanges, Maspéro. Elle a sans cesse accepté de recevoir, de compléter sa culture et de développer son jugement. Ainsi a-t-elle mieux mesuré les valeurs dont certaines femmes étaient porteuses.

Enfin, les résultats de son influence pour l’exercice du pouvoir lui ont montré combien elle pouvait agir. En se découvrant à ses propres yeux, elle a pris conscience des responsabilités que des femmes instruites et considérées seraient à même d’assumer. Et elle a voulu les y aider.

Conférence prononcée à la mairie du 1er arr. de Paris le 10 décembre 1985

Notes

(1) André Bellessort. Saint-Beuve et le XIXe siècle. Paris, 1927.
(2) Le Temps, 5 septembre 1871.
(3) Il faut cependant observer qu'il s'agit d'un prix d'Histoire.
(4) Revue du Souvenir Napoléonien, no 309, janvier 1980, article: "George Sand et les Bonaparte", par Georges Lubin.
(5) Flaubert. Correspondance, Paris. Conard, 1910.
(6) No 309 de janvier 1980, par Georges Lubin.
(7) André Billy. Mérimée. Paris, 1951.
(8) Depuis 1860, elle avait installé son atelier au château de By, au milieu de la forêt de Fontainebleau. Le décret signé Eugénie est daté du 8 juin 1865.
(9) Ferdinand Bac. Op. cit.
(10) L. Roger-Miles. Rosa Bonheur. Société d'Edition artistique. Paris, 1900.
(11) Harold Kurtz. Op. cit.
(12) Claude Pasteur. Les pionnières de l'Histoire. Paris, 1963.
(13) Une boule blanche suffisait pour être reçu, une noire pour signifier le refus.
(14) Adrien Dansette. Du 2 décembre au 4 septembre. Le Second Empire. Paris, 1972.
(15) Victor Duruy. Notes et souvenirs. Paris, Hachette, 1901.
(16) On observera qu'en ce qui concerne l'Algérie, elle tend à rejoindre ainsi la politique audacieuse de Napoléon III, à servir l'indigène dans le respect de son identité.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
358
Numéro de page :
49-56
Mois de publication :
04
Année de publication :
1988
Année début :
1848
Année fin :
1870
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