Le général Drouot, "le sage de la Grande Armée".

Auteur(s) : JUILLET Jacques
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Le général Drouot, "le sage de la Grande Armée".
DROUOT

Quelquefois le héros trahi par la Fortune porte une âme supérieure à son destin sur terre”.Synesios
Grand de ses vertus morales et civiques, l'un des rares amis de l'Empereur par sa droiture et sa fidélité, le général comte Drouot, aurait compté au XIIe siècle parmi les moines-soldats de l'Ordre du Temple dont Saint-Bernard a brossé le portrait : “Ils vont et viennent sur un signe de leur Commandeur. Ils portent les vêtements qu'on leur donne. Ils se méfient de tout excès ne désirant que le nécessaire. Ils méprisent les biens terrestres. Ils agissent selon leur devise : “Non nobis Domine sed Nomini Tuo da gloriam”.
Son attachement pour Napoléon relevait de l'admiration et de l'affection qu'il portait au plus grand capitaine de tous les temps, au souvenir de qui il sacrifia carrière, honneurs et mondanités.
L'Empereur apprécia hautement son caractère et ses talents militaires, et de Sainte-Hélène dicta ces lignes à O'Meara et à Bertrand :
“Drouot vivrait aussi satisfait avec 40 sous par jour qu'avec la dotation d'un souverain : sa morale, sa probité, sa simplicité lui eussent fait honneur dans les plus beaux jours de la République romaine…”.
“J'avais des raisons suffisantes pour le supposer supérieur à un grand nombre de mes maréchaux. Je n'hésite pas à le croire capable de commander à 100.000 hommes”.

Drouot à cheval. Gravure populaire du temps (Documentation Tallandier)L'austérité de sa vie le classe parmi les quelques humains qui ont conformé leurs actes à ce que dictait leur conscience. Sa culture lui permit de passer le reste de son âge à méditer les Antiques après avoir déroulé la première partie de son existence dans le métier militaire et les dernières campagnes napoléoniennes (1809-1815).
Antoine Drouot naquit à Nancy (rue Saint-Thiébault) le 11 janvier 1774 dans une famille pauvre et honnête de boulangers ; il fut le troisième de douze enfants : “Mes parents s'appliquèrent surtout à m'inspirer des sentiments religieux et à me donner l'amour du travail et de la vertu” (1).
D'esprit éveillé, cherchant les occasions de s'instruire, il réussit à l'examen des boursiers pour entrer au collège des Frères des Ecoles chrétiennes de Nancy. De retour chaque soir de l'école il prenait la hotte sur le dos et allait livrer le pain de porte-en-porte pour aider son père. Afin d'apprendre et de tenir un bon rang en classe, il se levait très tôt et à la lueur du four à pain, il lisait Tite-Live ou César, l'arithmétique et l'histoire naturelle.
Alors qu'il s'orientait vers les ordres contemplatifs et il avait choisi la Chartreuse, les événements révolutionnaires l'amenèrent à une profonde réflexion : il s'agissait d'abord de défendre la patrie pour laquelle son frère engagé dans l'armée de Sambre-et-Meuse venait d'être tué par un boulet de canon (1792).
Comme l'a justement écrit le comte de Ségur, qui fut aide de camp de Napoléon Ier : “L'armée dans les temps difficiles est le noyau autour duquel se groupent les forces vives de la nation car elle est le refuse des plus hautes vertus et le symbole de la dignité et de l'honneur”.
Fort d'une éducation familiale et scolaire de qualité où le sens du devoir allait de pair avec la force d'âme, l'amour du travail avec le goût de l'effort, Antoine Drouot estima que sa place était avec les autres au combat et se présenta à l'Ecole d'artillerie de Châlons-sur-Marne.
Afin de ne pas grever le budget familial, il se rendit à pied de Nancy à Châlons. Il entra dans la salle d'examen portant sa tenue de marche, ce qui provoqua rires et quolibets des autres candidats. Drouot avouera plus tard que ce fut la plus forte émotion de son existence.
C'était le 1er janvier 1793. Le célèbre physicien Laplace, – fils d'un laboureur normand devenu grâce à d'Alembert professeur de mathématiques à l'Ecole royale militaire alors qu'il n'avait que vingt ans, – interrogea Drouot de même qu'il l'avait fait quelques années plus tôt pour Napoléon Bonaparte. Laplace fut si fortement impressionné par les réponses de ce candidat animé d'une belle flamme intérieure et d'une large intelligence, qu'il poussa l'examen au-delà du cadre habituel. L'illustre professeur l'embrassa en le proclamant major de sa promotion qui comptait 180 candidats.
Après un bref stage à l'Ecole d'artillerie de Châlons il fut, en raison de ses aptitudes et de ses notes, nommé second lieutenant au Ier régiment d'artillerie à pied dans l'armée du Nord ; il fit ses premières armes à Hondschoote, le 8 septembre 1793, en dirigeant la 14e compagnie dont le capitaine et le lieutenant étaient absents ; il avait dix-neuf ans, se révéla un chef et le tir de ses canons ébranla l'adversaire autrichien.
Affecté ensuite à l'armée de Sambre-et-Meuse, sous les ordres du général Jourdan, il participa à la bataille de Fleurus (26 juin 1794) comme premier lieutenant.
Puis il fut envoyé à la direction d'artillerie à Bayonne où l'explosion d'une bouche à feu lui brûla le visage ; sa vue resta délicate et cet accident sera la cause de sa cécité en 1834. Rappelé fin 1797 à l'armée de Rhin, commandée par le général Hoche, il rejoignit en décembre 1798 l'armée de Naples du général Championnet. Les 18-20 juin 1799 à la Trebbia il couvrit la retraite du général Macdonald devant les forces du général russe Souvarof.
De retour en France il fut nommé à l'état-major du général Elbé, commandant l'artillerie de l'armée du Rhin, – futur héros de la Bérésina –, et prit part au combat de Hohenlinden le 3 décembre 1800.
A La Fère, commandant de la 14e batterie du Ier régiment d'artillerie à pied (21 janvier 1802), il apprit la grave maladie de son père et put assister à sa mort.
Fait chevalier de la légion d'honneur le 5 août 1804, il demanda à servir au camp de Boulogne où Napoléon créait la Grande Armée. Ce voeu ne fut pas exaucé et il fut dirigé vers Toulon sous le commandement du général Lauriston. Pendant huit mois, il fut embarqué pour des croisières de surveillance tandis qu'il souffrait affreusement du mal de mer. Et le 30 juillet 1805, à bord de la frégate “l'Hortense” il vogua vers les Antilles dans la flotte de l'amiral Villeneuve chargé de dépister Nelson ; il devait commander l'artillerie de débarquement.
Après plusieurs manoeuvres Villeneuve fit demi-tour vers Cadix d'où il sortit pour subir le désastre de Trafalgar. Drouot y échappa de justesse ayant reçu à Cadix l'ordre de rejoindre la Grande Armée comme chef de bataillon au 4e d'artillerie (ancien régiment de Bonaparte) où il prit ses fonctions le 20 septembre 1805.
Peu après il fut appelé par le général Gassendi à la direction de la manufacture d'armes de Maubeuge. En septembre 1807 il fut envoyé à celle de Charleville et dans ces deux postes il déplora de ne pas participer aux batailles d'Austerlitz, Iena, Auerstaedt, Eylau, Friedland. Toutefois il reçut les félicitations de ses chefs pour avoir réorganisé les parcs d'artillerie et interdit les “petits souvenirs” que distribuaient les fournisseurs de l'armée afin d'obtenir les marchés. Son intégrité fut exemplaire. Son souci du détail et ses capacités manuelles lui permirent d'améliorer les conditions de travail de ses hommes auprès desquels il acquit une réputation de sévérité et d'équité (2).
Le 24 février 1808, promu major, il fut affecté sur ordre du général Lariboisière comme directeur du parc d'artillerie de l'armée d'Espagne à Madrid où, après l'insurrection du 2 mai, il transforma le Buen Retiro en arsenal fortifié.
Le 15 décembre 1808, il fut désigné par l'Empereur pour prendre le commandement du régiment d'artillerie à pied de la Garde. Dirigé sur l'Allemagne, il arriva à Vienne fin mai, réorganisa son régiment et attira ainsi l'attention de Napoléon qui s'entretint avec lui à Schoenbrünn en juin 1809 pour la première fois, et ce fut l'étincelle d'une amitié à toute épreuve.
Le 6 juillet 1809, il combattit à Wagram où il fut blessé au pied droit en commandant une batterie de cent pièces qui brisa la résistance des Autrichiens. Promu trois jours plus tard officier de la Légion d'honneur et colonel de l'artillerie à pied de la Garde, Napoléon le complimenta.
Quand il était désigné pour une nouvelle fonction, il craignait de ne pas être à la hauteur de la tâche. Peu à peu sa supériorité s'imposait dans la gestion des manufactures d'armes, des parcs d'artillerie, dans l'instruction des recrues ou au combat. Les responsabilités décuplaient son énergie et sa maîtrise. Il fut aimé de ses canonniers comme de l'Empereur “à qui il ressemblait” sur bien des points.
Dès lors Drouot sera de toutes les batailles, spécialiste des charges d'artillerie qui décidèrent de leur sort. Il faisait charger ses pièces à mitraille et tirer lorsque la cavalerie ennemie n'était qu'à 200 mètres de ses canons.
Nommé baron de l'Empire le 14 mars 1810 (3), il participa à la campagne de Russie avec la Garde Impériale, se signala à la Moskowa le 7 septembre 1812 où son artillerie fit merveille et mérita le grade de commandant dans l'Ordre de la Légion d'honneur. Pendant la retraite de Russie, son énergie et son talent lui permirent de sauver la majeure partie de ses canons jusqu'au 10 décembre ; son attitude fut un exemple de force morale et de vaillance.

Détail du tableau “Les Adieux de Fontainebleau” par Horace Vernet. M. V. (Documentation Tallandier).Promu général de brigade le 10 janvier 1813 et aide major général de la Garde, il fut choisi comme aide de camp par l'Empereur. En Allemagne ses batteries jouèrent un rôle déterminant dans le succès des batailles de Weissenfels, Lützen, Bautzen où il acquit le grade de général de division, puis le 16 octobre à Wachau où il commanda une batterie de 150 canons. Les 16-19 octobre il fut à Leipzig combattant l'épée à la main au milieu de la Garde.
Créé comte de l'Empire le 24 octobre 1813 (4), il décida de la victoire de Hanau (30 octobre) en barrant par ses tirs d'artillerie la route de France à l'ennemi.
Jusqu'en 1813 il n'avait pas profité des distributions généreuses de Napoléon dont les autres, ses camarades de combat avaient été abreuvés. On apprit alors que le premier officier d'artillerie d'Europe était le général Drouot. Il avait été cité plusieurs fois au Bulletin de la Grande Armée. Il était aux côtés de l'Empereur, ayant mérité sa confiance au point qu'à Dresde, le 16 juillet 1813, il avait reçu cet ordre écrit : “Pendant l'absence du duc de Vicence vous prendrez le commandement de ma maison, savoir du service du grand maréchal et du service du grand écuyer. Vous prendrez mes ordres et les donnerez à ma maison. Napoléon”.
Voué corps et âme à sa tâche quotidienne, il avait l'habitude de méditer quand les autres dormaient. Il priait chaque jour “et sans le laisser voir”. L'heureuse faculté de se priver de sommeil fut remarquée par son aide de camp, Planat, qui ne se rappelait pas “l'avoir vu dormir pendant les combats”. Cet avantage rendait sa puissance de travail extraordinaire.
Une fois la décision prise et annoncée, il allait droit son chemin sans s'inquiéter de ce que disaient les autres. Sa rigueur morale, sa compétence militaire, sa lucidité, sa modestie, son refus de l'intrigue et sa franchise l'écartèrent – ce qui n'est pas commun – des critiques de ses contemporains relatées abondamment dans les Mémoires.
En 1814, la campagne de France lui donna de nouvelles occasions de s'illustrer, à la Rothière (1er février), Champaubert (10 février), Vauchamp (14 février), Mormant (16 février), Craonne (7 mars), Laon (9-10 mars). Après Arcis-sur-Aube il fut élevé à la dignité de grand-officier de la Légion d'honneur (23 mars).
Le 6 avril 1814, jour de l'abdication de l'Empereur, il était à ses côtés à Fontainebleau avec le maréchal Moncey et le général Petit.

Autographe de Drouot, fac-similé d'un rapport à l'Empereur, en date du 14.1.1814Par le traité de Fontainebleau (11 avril 1814) Napoléon était autorisé à emmener pour sa garde et parmi les 2 000 volontaires qui se présentaient, 400 officiers, sous-officiers et soldats dont trois généraux : Drouot, Bertrand et Cambronne. Drouot fut le gouverneur militaire de l'île d'Elbe, Cambronne commanda la Garde, Bertrand dirigea le Palais et l'administration.
Devant les difficultés pour le loger décemment, Napoléon déclara : “Drouot sera toujours content pourvu qu'il ait un cabinet de travail et des livres”. L'Empereur connaissait ses goûts spartiates et son désintéressement exemplaire et quand il décida d'accroître ses revenus à l'île d'Elbe, il ne fut pas surpris de son refus : “On dirait que l'Empereur Napoléon dans l'adversité n'a trouvé des amis qu'à prix d'or”. Or il n'avait reçu aucune dotation et après Waterloo vivra avec une unique pension de retraite (5).
De l'île d'Elbe, il écrivit, le 5 mai 1814, à son aide de camp le capitaine Planat :
“Je prends possession de la solitude à laquelle je me suis résigné… Je veux vivre ici libre… La lecture fera ma principale et ma plus chère occupation. Après 22 ans de fatigues et de dangers combien il est doux de se livrer à ses occupations préférées”.
L'étude fut toujours sa passion dominante, mais plus encore ce fut un enchantement pour lui de vivre dans l'intimité de son Empereur dont il fut le confident à l'île d'Elbe et de découvrir le grand homme dans sa vraie nature, loin des honneurs, des victoires, des obligations de la Cour. Il est celui qui l'a vu tel qu'il était vraiment. Et son attachement fait d'admiration et d'affection confère à Napoléon si calomnié une stature indiscutable, car “n'est-il pas beau pour le héros d'avoir mérité le culte du sage”, d'un homme de si noble vertu que Drouot.
Pour le soldat, Napoléon incarnait la France, sa patrie. Pour l'érudit stoïcien, il était le génie qu'on respecte. Pour le fils du boulanger nancéen, l'Empereur l'avait distingué et appelé près de lui. Pour le chrétien, le souverain déchu méritait son dévouement entier et son amitié reconnaissante.
Drouot écrira au déclin de sa vie : “Les marques d'estime, de confiance et d'affection que l'Empereur m'a constamment données ont fait la gloire et le bonheur de ma vie ; elles restent gravées dans mon coeur ainsi que le souvenir des bienfaits dont il m'a comblé”.
Dans les bivouacs de la prodigieuse campagne de France, Drouot avait ressenti pour son chef une passion chevaleresque parce que, sous la carapace du prince et du conquérant, battait un coeur d'homme dont la bonté agissante pour les blessés au soir des batailles répondait à son idéal de charité. Cette âme dont Chateaubriand a dit qu'elle “fut le plus puissant souffle de vie qui jamais anima l'argile humaine” fusionnait avec l'âme du moine-soldat forgée dans la pauvreté et le courage. Dieu et l'Empereur, en même temps les servir fascinait sa conscience et son amour de la perfection.
Le parallèle entre les deux hommes ne laisse pas de surprendre : même goût du silence et de la solitude, même acharnement à l'étude, mêmes exemples chez les héros antiques, même nombreuse famille, mêmes privations de jeunesse, même piété filiale, même vocation vers les mathématiques et l'artillerie, mêmes qualités de chef et de tacticien, même puissance de travail, même patriotisme, même amour de la gloire, même souci de laisser une trace exemplaire de leur existence. Leurs oppositions étaient complémentaires : le génie tourmenté à l'humilité du sage, la préoccupation dynastique à l'oubli de soi-même.
Quant au besoin de faire la guerre maintes fois reproché à Napoléon, Drouot y a opposé un démenti catégorique : “L'Empereur était fatigué de la guerre, il ne la faisait que par devoir et avec répugnance”. Un des meilleurs biographes de l'Empereur, Emil Ludwig, remarque que toutes les guerres furent imposées à Napoléon comme elles l'avaient été à la France avant son règne.

Le général Drouot, par Horace VernetA l'île d'Elbe, le 15 février 1815, Napoléon s'entretint avec Drouot de son intention de revenir en France : les conditions du traité de Fontainebleau n'étaient pas respectées pour le versement de la pension ; on empêchait sa femme et son fils de le rejoindre ; on envisageait de le déporter à Sainte-Hélène à l'instigation de Talleyrand et de Metternich ; enfin les Français humiliés sous Louis XVIII souhaitaient son retour.
Cette éventualité provoqua chez Drouot une crise de conscience : il ne voulait pas porter les armes contre sa patrie ni croire que l'armée ayant prêté serment au Roi ne barrât la route à l'Empereur. Il mit toute sa ferveur à tenter de le dissuader et Napoléon lui déclara : “Il ne sera pas tiré un seul coup de fusil”.
Ainsi rassuré, il pensait aussi que la Providence qui avait élevé si haut le général Bonaparte ne pouvait le laisser au gouvernement de l'île d'Elbe. Chrétien et homme de devoir il s'en remit au “Fiat voluntas tua” et décida de rester fidèle au serment qu'il avait prêté à l'Empereur de lui obéir en soldat. Une année plus tard, Napoléon dictera à Sainte-Hélène : “Si j'avais cru le sage Drouot je n'aurais pas quitté l'île d'Elbe”.
Le 26 février embarqué sur “l'Inconstant”, le Ier mars débarqué à Golfe-Juan, Drouot commanda le bivouac dans les dunes de Cannes. Puis il fut rasséréné lors du ralliement du 5e de ligne à Laffray et du 4e hussards à Grenoble.
Après que l'aigle impériale eût volé de clocher en clocher de Notre-Dame de l'Espérance à Notre-Dame de Paris, le général comte Drouot continua de servir fidèlement l'Empereur.
En mai 1815, il fut chargé d'élaborer d'urgence des rapports sur l'artillerie, l'organisation de la Garde ; son avis fut sollicité pour des nominations, des mouvements de troupes si bien que le 16 juin, il reçut l'ordre de “mettre immédiatement en marche pour Fleurus la Garde Impériale (infanterie, cavalerie et artillerie)”.
Drouot était à l'unisson avec son Empereur, car il savait que cette guerre lui était imposée par la peur des souverains entretenue par des Talleyrand, Fouché et autres dignitaires que Napoléon avait généreusement promus.
A Waterloo, le 18 juin 1815, il arracha Napoléon à la tentation de se faire tuer. “Quand tout est perdu, c'est l'heure des grandes âmes”.
Il avait été créé pair de France et, quoique Napoléon eût abdiqué, il tenta le 23 juin, par une harangue à la tribune de l'Assemblée, de ranimer le patriotisme en exposant les ressources qui restaient pour préserver la France d'être envahie par l'ennemi. Sa voix se perdit dans le désert des appétits personnels, hormis Davout, La Bédoyère et Regnault de Saint-Jean-d'Angély.
La commission exécutive élue par la Chambre des Représentants et qui comptait Carnot et Caulaincourt parmi ses cinq membres nomma, le 23 juin, le général Drouot, commandant en chef de la Garde Impériale qui venait d'arriver sous les murs de Paris. Il n'accepta qu'après avoir reçu le consentement de l'Empereur, cette mission de maintenir l'ordre et il y réussit. Puis il dut conduire la Garde sur les bords de la Loire et fut obligé d'arborer à regret la cocarde blanche. Il obéit en soldat discipliné n'ayant en vue que de sauver la Garde.
Le 25 juillet sur le rapport de Fouché, ministre de la Police, Louis XVIII déféra par ordonnance devant le conseil de guerre dix-neuf généraux coupables de haute trahison. Le général Drouot était du nombre.
“L'homme le plus droit, le plus modeste que j'aie connu, instruit, brave, dévoué, simple de manières, d'un caractère élevé, antique, non seulement refusa de fuir, mais voulut prévenir son arrestation en allant lui-même se constituer prisonnier”. Le maréchal Macdonald qui a écrit ces lignes ajoutait : “Comme je le lui conseillai, il aurait pu fuir afin de se soustraire aux vengeances du moment”. Il attendit et fut écroué à la prison de l'Abbaye le 14 août 1815 “pour avoir combattu contre son pays” (!) alors qu'aucun coup de feu n'avait été tiré pendant la marche triomphale de Cannes à Paris.
L'instruction de son procès dura huit mois. Il comparut devant le conseil de guerre de la Ire division militaire composé des généraux Danthouard, Rogniat, Taviel, du colonel de Marcillac, du commandant Pons, du comte de Vergennes et du capitaine Dutuis. Le chef de bataillon Delon, rapporteur, avec un courage et une indépendance qui devaient lui coûter sa carrière – après le procès il fut destitué – conclua à la non culpabilité de l'accusé.
Son avocat, Girod de l'Ain, plaida qu'il n'avait jamais prêté qu'un serment à Napoléon et que celui-ci était resté son souverain à l'île d'Elbe, souverain reconnu par toutes les puissances d'Europe dans un traité connu de tous et qu'en conséquence Drouot n'était pas coupable de trahison.
Lui-même exposa sa défense : “Je n'ai été guidé que par l'honneur, la probité et la fidélité à mon serment à l'Empereur. Je tiens par dessus tout au témoignage de ma conscience… Tant que la reconnaissance, la fidélité au serment, l'obéissance et l'attachement au souverain seront des vertus parmi les hommes, ma conduite sera justifiée aux yeux des gens de bien… Si vous croyez que mon sang soit nécessaire pour assurer la tranquillité de la France, mes derniers moments auront encore été utiles à mon pays”.
Le 6 avril 1816, il fut acquitté à la minorité (selon l'article 31 de la loi du 5 brumaire an V) par 3 voix contre 4. Louis XVIII qui avait demandé son exécution comme il le fit pour Ney, La Bédoyère et Lavalette, s'empressa (!) de l'envoyer chercher en voiture et le reçut en lui demandant la même fidélité qu'il avait montrée envers Bonaparte. Drouot se tut, prit congé et ne revint plus jamais aux Tuileries où il avait travaillé aux côtés de l'Empereur. Il avait 42 ans. “Fils d'un temps qui n'était plus”, le général comte Drouot vécut dès lors dans la retraite jusqu'à sa mort trente années plus tard, donnant par son attachement à Napoléon un des plus beaux exemples de fidélité qu'offre l'Histoire.
Comme il le pressentait et l'avait souhaité, il se retira dans sa ville natale chez l'un de ses frères (55 rue des quatre Eglises) non loin de l'église Saint-Sébastien où il avait reçu le baptême et auprès de sa mère qu'il vénérait et perdit en 1817.
Il commença une étude des campagnes de 1792 à 1815. “Ce travail m'occupe de cinq à six heures par jour et me procure tant de plaisir que je ne puis l'interrompre”.

Diverses signatures de Drouot (montage)Il vivait ainsi en pensée avec l'Empereur et coïncidence étonnante ! il traitait des mêmes sujets que Napoléon dictait à Sainte-Hélène. Une sympathie mystérieuse reliait les deux hommes au-delà des mers…
N'ayant pu accompagner son chef et partager sa captivité en 1815 puisqu'alors il avait été investi du commandement de la Garde et se devait à ses grenadiers, il avait formé le projet de s'y rendre par ses propres moyens. “J'économise le plus possible afin de pouvoir rejoindre Napoléon”. Il tint à demeurer indépendant et sans charge afin d'être libre à tout moment de “pouvoir, si Dieu le veut, accomplir ce voyage”.
Pendant la Restauration on voulut le rappeler dans l'armée avec le grade de lieutenant-général : il refusa “ne voulant pas se rapprocher des honneurs pendant que son bienfaiteur gémissait dans les fers sur un rocher de l'Atlantique”.
En 1816 la reine Hortense lui écrivit comme à “un des hommes que l'Empereur estimait le plus” afin de lui confier le préceptorat de son fils, le futur Napoléon III : il déclina cette offre.
La retraite volontaire n'était pas l'oisiveté : “Je ne vois personne et je passe mon temps soit au milieu des miens, soit avec mes livres. J'étudie… mais je suis obligé de ménager mes yeux”. Cette existence sédentaire et méditative détériora sa santé au point qu'en 1818 il fut atteint d'une fluxion de poitrine. Les médecins lui conseillèrent les exercices au grand air. Il se remit à monter à cheval et entreprit d'explorer les champs de bataille afin de compléter ses notes sur les campagnes napoléoniennes.
Le 19 février 1820, il lui fut notifié qu'on lui versait les arrérages de sa demi-solde soit 45.000 F : il refusa ne voulant rien devoir au monarque installé sur le trône par les ennemis de Napoléon et de la patrie.
En mars 1820, l'Empereur le demanda pour remplacer le grand-maréchal Bertrand qui, obéissant au désir de sa femme, voulait quitter Sainte-Hélène. Il attendait de recevoir ses passeports sollicités dès 1816 ; il avait l'argent du voyage ; il était prêt et exultait de joie.
Hélas ! en juin 1821 il apprit la mort de l'Empereur (5 mai 1821). Frappé comme d'un coup de foudre, sa douleur fut immense et on le vit pleurer. Abandonner le projet qui avait illuminé sa retraite le plongea dans un projet qui avait illuminé sa retraite le plongea dans un abattement profond. Ce fut le temps le plus cruel de sa vie : il avait perdu son bienfaiteur qui ne l'avait pas oublié. En effet Napoléon lui léguait 200.000 francs et lui suggérait d'épouser sa petite cousine Pallavicini.
Son culte pour Napoléon célébré par l'exil volontaire l'incita à refuser au duc d'Orléans la charge de précepteur de ses fils.

Statue du général Drouot, à Nancy, par David d'Angers. – Dessin de Chevignard“Rien n'est plus difficile, même aux hommes supérieurs, que de supporter le repos. Quand l'âme et le corps se sont habitués au travail solennel des grands événements, ils ne peuvent plus souffrir la simple et pacifique succession des jours. Cette paix froide est leur tombeau. Ils regrettent cette tragédie des choses humaines où ils vivaient naguère leur part et leur action. L'histoire ne compte qu'un très petit nombre d'hommes qui aient passé de la vie publique à la vie privée en conservant la tranquille possession d'eux-même. La plupart se consument dans un ennui vulgaire, d'autres demandent aux passions des sens l'oubli d'eux-mêmes et de leur dignité ; les plus élevés succombent au poison mystérieux du chagrin…”.
L'âme d'Antoine Drouot était plus grande que les événements dont la Providence lui avait donné le spectacle, de la boutique d'artisan de son père au trône d'un Empereur, au bivouac d'un conquérant, à l'exil d'un chef d'Etat, à la mort d'un ami vénéré.
Après deux années de silence, il décida en 1823 d'acheter une ferme à trois lieues de Nancy afin de partager son temps entre l'étude et les champs. “J'ai toujours aimé la campagne” avait-il coutume de dire.
Invité par des amis il passa deux hivers à Paris, mais il revint à Nancy “avec un plaisir infini” : “J'ai entendu trop de bruit dans ma vie pour ne pas désirer le silence et je redoute les foules agitées, le brouhaha d'une capitale”.
Il tenta une exploitation de sa ferme. “Ne me faites point de compliments comme agriculteur, je suis bien ignorant et environné de gens qui le sont peut-être encore plus que moi”. Il avait un troupeau de moutons et essaya d'améliorer l'espèce par une meilleure qualité de la laine. Mais sa tentative se heurta à la jalousie des éleveurs et il dut abandonner son projet agricole.
Ayant été admis à la retraite le 6 février 1825 (5473 francs par an) il fit “l'acquisition d'une jolie petite maison située au milieu d'un jardin à cent toises de la porte de la ville ; j'y jouis des agréments de la ville et j'ai tous les avantages de la campagne. Ma maison se compose d'une cuisinière et d'un jardinier de mes anciens canonniers, qui panse le cheval et fait tous les ouvrages qui ne dépendent pas de la cuisine”.
Une sciatique interrompit ce bonheur frugal. Il marcha avec une canne et renonça à monter à cheval (6). Il accepta la présidence de la Société d'Agriculture de Nancy dans laquelle il était entré en 1820. Il continua de siéger à l'Académie Stanislas de Nancy dont il faisait partie depuis 1817. Par contre il ne brigua jamais, malgré sa grande culture et ses connaissances scientifiques, la moindre place dans les instituts parisiens et aucun cercle, il faut le dire ne lui proposa même le titre de correspondant !
En 1830 le roi Louis-Philippe lui offrit le commandement des 3e et 5e divisions militaires. Après avoir accepté par devoir et rétabli l'ordre à Metz interpellant les soldats en ces termes : “Vous n'êtes quelque chose que par la discipline”, il dut quitter son commandement pour raison de santé et regagner Nancy.
Il déclina le gouvernement de l'Ecole Polytechnique que Louis-Philippe lui proposa. Il n'accepta, le 18 octobre 1830, que la grand-croix de la Légion d'honneur et sa réhabilitation en qualité de pair de France (il l'avait été par Napoléon durant les Cent-Jours).
Partageant son temps de retraite entre la prière, la lecture, l'étude et les oeuvres de charité, il vécut dans l'austérité d'un lacédémonien rapportant à Dieu tout le cours de sa vie. Il écrivait ses pensées : “Il faut à l'homme pour être heureux ni richesses ni dignités mais le strict nécessaire pour la joie du corps, la culture désintéressée des lettres pour la joie de l'esprit, l'accomplissement du devoir pour la joie de la conscience, l'amour de Dieu et des hommes pour la joie de l'âme”.
Epris de sciences, il avait aussi l'amour des Lettres acquis pendant ces laborieuses études de jeunesse et sa philosophie mêlait les préceptes évangéliques aux vertus des hommes illustres de Plutarque. “Un chef d'oeuvre était pour lui un être vivant avec lequel il conversait, un ami du soir. Par les livres il échappait à l'actualité, il vivait dans tous les siècles”, il vivait dans l'harmonie platonicienne des sphères du Beau, du Bien et du Vrai.
Outre Plutarque, ses auteurs favoris étaient César, Tacite, Tite-Live, Vauvenargues et Pascal. Il n'accordait qu'une importance relative aux oeuvres d'imagination, et l'on se souvient des sarcasmes de Bonaparte envers ses officiers qui ne lisaient que des romans !
L'Imitation de Jésus-Christ était son livre de chevet : il y trouvait l'expression de son idéal moral fondé sur l'acceptation de la Volonté Divine, l'efficacité de la prière, l'amour du prochain, le pardon des offenses et le jugement de la conscience.
Antoine Drouot avait l'amour des pauvres et des humbles, peut-être parce qu'il avait été comme eux. Il n'enviait personne, mais ne pouvait supporter que ses anciens soldats fussent dans le dénuement. Il affecta à ses compagnons infortunés la quasi totalité de ses dotations qu'il avait reçues sous l'Empire. Du legs testamentaire de Napoléon il ne toucha que 60.000 francs, mais il les employa ainsi que son traitement de la Légion d'honneur au soulagement de vieux grognards de la Grande Armée ou de leur famille. Il appliquait la maxime de Saint-François d'Assise : “Faire le bien là où l'on est”.
Le général Drouot à l'île d'Elbe (7) fut sur le point de se marier avec Mademoiselle Henriette Vantini, fille du chambellan Vantini. Il n'était plus un jeune homme, il n'était pas un bel homme, mais il avait un nom honorable de vaillance et de probité. Elle voulait apprendre le français, lui l'italien : il y eut échange de leçons. Elle se mourait d'amour. Lui par pudeur de ses sentiments n'osait révéler son affection. La mère de la jeune fille s'en plaignit. Drouot effrayé proposa le mariage. Mais il crut devoir prévenir sa mère. De Lorraine elle répondit : “Non pour un mariage si loin et avec une étrangère”. Et le général Drouot, quadragénaire, général de division, comte de l'Empire, gouverneur de l'île d'Elbe s'inclina par respect filial. Ce fut l'unique aventure sentimentale qu'on lui connût. Il a écrit lui-même : “Tant que j'ai été militaire, j'ai été détourné par les charges de mon état et par la passion avec laquelle je l'exerçais … On m'a proposé plusieurs partis ; je ne les ai point acceptés parce que j'étais trop vieux pour les personnes qu'on me proposait” (8).
Devenu complètement aveugle en 1835, il supporta ses souffrances avec une admirable sérénité : “Je ne suis pas venu en ce monde pour être toujours favorisé … Quand je me rappelle les dangers et les maux auxquels j'ai échappé je ne me permets aucun murmure. Et pourtant le ciel m'a frappé dans la consolation de l'étude et de la lecture qui adoucissaient mes maux …
La cécité n'est pas un aussi grand mal que l'on pourrait croire. Il y a une satisfaction à être privé de la vue des objets extérieurs pour faciliter la méditation intérieure”.
Son existence dans les ténèbres aiguisa les facultés d'un cerveau qui était d'une rare puissance et apte à la méditation philosophique. Et pendant quatorze années il se livra à la réflexion. Il avait écrit une relation commentée des événements dont il avait été le témoin. Un jour il décida de détruire ses notes sur les campagnes napoléoniennes. Il prétexta de son défaut de talent pour rédiger. La profondeur de pensée paralyse parfois la faculté d'expression, mais il semble dans son cas que Napoléon étant mort, les notes qu'il tenait à lui soumettre avaient perdu tout intérêt.
Une personne charitable se proposa pour lui faire la lecture des gazettes quotidiennes et de ses ouvrages préférés. Afin de continuer d'écrire, il avait fabriqué un appareil qui guidait la main sur la ligne à suivre.
Il vivait retranché du monde. Ayant horreur de perdre son temps et redoutant les bavardages inutiles, il ne recevait que ses parents et ses compagnons d'armes. Il fêtait en solitaire quelques dates anniversaires : Wagram, l'île d'Elbe, le 18 juin (Waterloo) et le 5 mai (1821).
Afin d'entretenir le souvenir de l'Empereur, il fit don au musée de Nancy du sabre et de l'étoile des Braves que Napoléon avait portés et lui avait remis. Il ajouta par lettre que “si Napoléon aimait la gloire, il avait aimé encore davantage la France” et que “l'Empire était le plus haut point de gloire où la France soit parvenue depuis Charlemagne”.

En 1840, il souffrit de ne pouvoir assister au retour des Cendres de l'Empereur et fut rempli d'émotion à la lecture qui lui fut faite de la relation des cérémonies par le journal de la Meurthe.
Ce fut le moment de ses plus beaux écrits spirituels :
“J'ai éprouvé pendant le cours de ma vie bien des changements de situation, mais je n'ai jamais été ce qu'on appelle malheureux. J'ai connu le véritable bonheur dans l'obscurité, l'innocence et la pauvreté de mes premières années ; je l'ai ressenti plus rarement dans les honneurs, les biens et les plaisirs que le monde a pu offrir à mon âge mûr ; je l'ai toujours trouvé dans l'humilité et les infirmités de ma vieillesse. J'ai été quelquefois soumis à des épreuves bien dures, mais les souffrances physiques et morales n'ont jamais été sans compensations ; elles ont été presque toujours accompagnées ou suivies de consolations qui en adoucissaient l'amertume. Je n'ai que des actions de grâces à rendre à la Divine Providence. Elle ne m'a jamais abandonné et dans toutes les circonstances de ma vie, j'ai senti les effets de sa protection et de son inépuisable bonté … J'attends la mort et puisque telle est la Volonté de Dieu, je m'en réjouis, car je vais retrouver ma mère, mon père et mon Empereur”.
Son Empereur, qui, à Sainte-Hélène, put faire le tri amer de ses rares amis, donna à celui de ses généraux qui n'avait jamais trahi ses devoirs le titre frappé à l'Antique de “Sage de la Grande Armée”, “la tête la plus forte et le coeur le plus droit que j'aie jamais rencontrés”.

Le 24 mars 1847 l'âme de Drouot quitta la terre. Le R.P. Lacordaire prononça un éloge funèbre dont les accents nimbent Drouot d'une auréole de Bienheureux : “Puisse-t-il avoir reçu aux rives de l'Autre Monde la palme donnée à ceux qui ont choisi de suivre la voie de la Vérité”.
L'article nécrologique le plus élogieux fut publié dans le Times : “Le comte Drouot vient de mourir à Nancy … il a été le bras droit de l'Empereur, car Napoléon gagnait les batailles avec sa Garde et son artillerie et Drouot était général d'artillerie de la Garde … Le général Drouot est digne entre tous d'être l'orgueil de ses compatriotes et l'objet du respect de l'ennemi. Dans la paix comme dans la guerre il n'eut qu'un désir, celui de servir au poste qui lui était assigné. Soldat de la Grande Armée, il était surtout un homme de coeur et de conscience”.
Son nom fut inscrit au côté Ouest de l'Arc-de-Triomphe de l'Etoile et un monument dû au ciseau de David d'Angers fut érigé à sa mémoire en 1855 à Nancy.
Comme il est pénible de constater que le seul compagnon de l'Empereur dont le témoignage mérite d'être cru sans réserve, ait été laissé de côté par les thuriferaires et les détracteurs.
Il est en effet de mode dans notre société où l'on brûle le lendemain ce que l'on a adoré la veille, que les visages de pusillanimes et d'opportunistes soient plus aisément retenus que ceux d'honnêtes gens, tant il est difficile d'admirer sans subir le complexe de la comparaison à son détriment.
Dans l'ascension des âmes les qualités de droiture, de fidélité et de bonté, le sens du devoir jusqu'au sacrifice ont plus de valeur que les hochets de carrière ou de fortune gagnés trop souvent par l'occultation de la conscience. “C'est par l'âme seulement que l'homme peut s'évader du temps et de l'espace et approcher de la perfection morale”.
 
“Il vient un temps où tout croule de ce qu'on a planté, semé, construit, écrit comme si rien ne devait subsister de notre passage”. L'Ecclésiaste rappelle à la modestie celui qui s'en va, mais dans le coeur de ceux qui restent, le souvenir d'un vrai grand homme est impérissable et son exemple aide à vivre. Tel fut Antoine Drouot, le Sage de la Grande Armée.


Je remercie le colonel Henri Ramé d'avoir bien voulu relire cet article et le compléter de notes intéressantes.

Bibliographie

Armoiries du comte DrouotAMBERT (gal). – Le général Drouot (1880).
BERTRAND (gal). – Cahiers de Sainte-Hélène (1951).
BLOY (Léon). – L'âme de Napoléon, in Mercure de France (1966).
CAULAINCOURT (duc de Vicence). – Mémoires (1933).
CHUQUET (Arthur). – Inédits napoléoniens (1914-1920).
DHUMEZ (H.). – Napoléon au Golfe-Juan et à Cannes (1932).
DROUOT (gal). – Lettres in la Sabretache (1907-1911) ; Notice biographique rédigée par lui-même (1835).
FONTAINE (J.). – Notice sur le général Drouot (1848).
GIROD de l'AIN (Maurice). – Les grands artilleurs (1890).
GODLEWSKI (Guy). – Trois-cents jours d'exil : Napoléon à l'île d'Elbe (1961).
GRUYER (P.). Napoléon, roi de l'île d'Elbe (1936).
LACORDAIRE (R.P.). – Eloge funèbre du général Drouot (1847).
LAGARDE (H. de). – Le général Drouot, in le Figaro (1932).
LAS CASES (Cie de). – Le Mémorial de Sainte-Hélène (1824).
LEPAGE (H.). – Notice sur le général Drouot (1847).
LÉVY (Arthur). – Napoléon intime (1893).
LUDWIG (Emile). – Napoléon (1924).
MACDONALD (maréchal). – Souvenirs (1892).
MADELIN (Louis). – Histoire du Consulat et de l'Empire (1937-1954).
MARCHAND (Cie). – Mémoires (1955).
MASSON (Frédéric). – Napoléon et sa famille (1894-1921).
O'MEARA (Docteur). – Napoléon en exil (1824).
PLANAT DE LA FAYE. – Souvenirs (1895).
PONS DE L'HÉRAULT. – Souvenirs de l'île d'Elbe (1934).
PRÉVOST et ROMAN D'AMAT. – Dictionnaire des biographies françaises (1980).
SAINT-BERNARD. – De laude novae militae templi.
SAVARY (duc de Rovigo). – Mémoires (1828).
SÉGUR (Cte Ph. de). – Mémoires d'un aide de camp de l'Empereur (1873).
SERIEYZ (William). – Drouot et Napoléon ou la vie héroïque et sublime du général Drouot avec préface du général Weygand (1931).
SIX (Georges). – Dictionnaire biographique des généraux de l'Empire (1934).
SOREL (Albert). – L'Europe et la Révolution française (1904).
THIERS (Adolphe). – Histoire du Consulat et de l'Empire (1869).
TULARD (Jean). – Napoléon (1983).
Additif concernant les notes du colonel Ramé.
CHASTENET (Geneviève). – Pauline Bonaparte, la fidèle infidèle (1986).
FLEURIOT DE LANGLE. – La Paolina, soeur de Napoléon (1944).
MARTINEAU (Gilbert). – Pauline Bonaparte, princesse Borghèse (1986).
RÉVÉREND (vicomte Albert). – Armorial du Premier Empire (1894).
– Titres et confirmations de titres sous le Second Empire (1909).
TURQUAN (Joseph). – Les soeurs de Napoléon (1901).

 

Notes

Notes complémentaires (Colonel H. Ramé) :
 
(1). Le père du général Drouot, prénommé Claude était né le 18 août 1743 à Thiaucourt, non loin de Toul, et sa mère s'appelait Anne Royer.
Son frère Christophe, né en 1775, tomba au champ d'honneur en 1794, n'ayant eu ni alliance ni postérité.
François, par contre, qui naquit à Nancy le 27 décembre 1786, n'y mourut que le 5 février 1876 ; il fut pharmacien et se maria deux fois : d'abord le 11 mai 1812, avec Anne-Christine Lescure, qui mourut en donnant le jour à son fils Anne-Joseph, le 16 avril 1816 ; puis le 5 avril 1829, avec Constance Henriot, qui décéda le 26 février 1854, en laissant une fille Barbe-Sophie. Celle-ci, née le 23 septembre 1833, épousa le 17 juillet 1855 Louis Grandeau, qui fut doyen de la Faculté des Sciences de Nancy.
Mais c'est apparemment Anne-Joseph, né et décédé à Nancy, le 14 avril 1816 et en septembre 1897, qui est le personnage principal de cette descendance, car il fut député du département de la Meurthe, pendant tout le Second Empire. Selon toute vraisemblance, ce fut lui qui obtint la signature du décret impérial du 26 décembre 1863, autorisant la réversion du titre de comte de son oncle Antoine au bénéfice de son propre père François, qui devint le 2e comte Drouot. Anne-Joseph devint, à la mort de celui-ci, le 3e comte. Il avait épousé le 22 mai 1844. Anne-Marie Maudel, qui décéda à Bruxelles, le 6 décembre 1870, après lui avoir donné deux fils : l'aîné, prénommé Paul, naquit le 9 février 1845, fut avocat et 4e comte ; il se maria le 11 septembre 1877, avec Hélène Cotelle, qui lui donna au moins un fils Raymond, né le 29 juin 1873 ; le cadet, Gaston-Antoine, né le 17 mars 1854, fut officier d'infanterie et épousa en janvier 1883 Caroline Tourrel.
Les trois soeurs connues du général Drouot furent : – Anne, qui entra en religion et mourut le 14 avril 1849 ; Barbe, qui épousa un sieur Motel et décéda le 6 janvier 1849 ; Appolline, mariée à Gustave Mayer, dont elle eut un fils qui pourrait avoir été médecin militaire ; elle mourut la dernière le 12 janvier 1853.

(2). En tant que directeur des manufactures d'armes de Maubeuge puis de Charleville, qui dépendaient alors du service de l'artillerie – avant de passer, cent-vingt-cinq ans plus tard, sous la coupe des Etudes et Fabrications d'Armement – Drouot fut en quelque sorte un précurseur des actuels ingénieurs militaires de l'armement.
Sa réussite dans cet emploi prouve l'éclectisme de ses éminentes capacités : il était aussi à l'aise à la tête d'un établissement industriel que d'un parc d'artillerie, avant de prouver sa maîtrise, sous le champ de bataille, en commandant des unités de cette arme savante.

(3). Les lettres patentes du 6 octobre 1810 portant règlement d'armoiries, fixaient à Drouot des armes, se blasonnant ainsi : « Coupé, au I parti, à dextre d'azur à la croix fleuronnée d'or et à senestre de gueules à l'épée haute d'argent posée en pal, qui est le franc-quartier des barons issus de l'armée ; an II, d'or au chevron de gueules, accompagné, en pointe, d'une pile de boulets de sable ».

(4). Pour satisfaire aux règles très strictes de la héraldique impériale, ses armes furent quelque peu modifiées par les lettres patentes du 22 mars 1814. Elles devinrent en effet : « coupé, au I parti, à dextre d'azur à l'épée haute d'argent, montée d'or et posée en pal, qui est le franc-quartier des comtes militaires, et à senestre, aussi d'azur à la croix fleuronnée d'or ; au II, d'argent au chevron de gueules, accompagné, en pointe, d'une pile de boulets de sable ».

(5). Drouot fut en réalité donataire de quatre mille francs de rente sur le département de Rome, attribués le 15 mars 1810. Cette modeste somme fut portée à trente mille francs, le 19 novembre 1813. Il semble que Drouot n'en profita pas, car, avec la première, il subventionna des bonnes oeuvres et ne toucha jamais la seconde.

(6). Voici quelques phrases extraites de la correspondance de Drouot, en 1827 :
Au général Bertrand : “La mort du duc de Vicence m'a bien affligé ; c'est un membre bien estimable de notre petite famille. Chaque jour, nous sommes condamnés à voir disparaître ceux qui avaient partagé nos travaux et qui partageaient notre affection. Encore un petit nombre d'années et nous aurons tous rejoint ceux que nous avons vu périr à ses côtés pendant vingt-trois ans. Heureux ceux qui, ayant échappé au grand naufrage, ont conservé une conscience pure et qui portent leurs regards en arrière, en pouvant dire « Si c'était à recommencer, je n'agirais pas autrement ».
“Je ferai vers le mois d'août un autodafé de mes béquilles. Je compte prendre plusieurs saisons d'eaux thermales à Bourbonne-les-Bains. Si elles ne me guérissent pas entièrement, je ferai ce que je fais depuis quatorze mois : je prendrai patience. Après la vie que j'ai menée pendant vingt-trois ans, je dois bénir la Providence de ne m'avoir pas soumis à de plus rudes épreuves”.
A une dame de Saint-Mandé : “Je suis encore tout confondu d'étonnement et plein de reconnaissance, quand je me rappelle que je suis l'aîné de douze enfants et que mon père n'avait d'autres ressources que le pain qu'il gagnait à la sueur de son front ; il n'a jamais désespéré de la Providence et jamais elle ne lui a manqué : tout s'est élevé assez bien, et chacun vit aujourd'hui dans une aisance proportionnelle à son état. Il est vrai que nous ne sommes plus que cinq.
Vous m'engagez à aller voir votre charmante famille. Je le voudrais bien, mais je suis général dans l'armée des immobilisés. Depuis près d'un an, je suis privé de la faculté de marcher et il y a plusieurs mois que je n'ai pu quitter la chambre”.

(7). Presque tous les biographes de Pauline Borghèse ont fait état des caprices de cette trop belle princesse, qui, venue partager le premier exil de son frère bien-aimé, s'avisa de se faire courtiser par les généraux célibataires ayant accompagné Napoléon : en l'espèce Cambronne et Drouot. Du premier, plus gauche et congestionné que jamais, elle n'obtint qu'une courte danse, au cours d'une soirée, suivie d'une déclaration bien dans la manière du futur héros de Waterloo : « Princesse, je vous ai obéi et j'ai dansé, mais j'aurais mieux aimé aller au feu ».
Quant à Drouot, il usa, sans nul doute, de plus de courtoisie : la belle n'en fut pas moins pour ses frais. En effet, si il est fort exagéré de dire qu'il délaissa, à cause d'elle, le manuel d'Artillerie et la Bible, pour le code des Civilités, il est de fait que Pauline l'engagea plusieurs fois à l'accompagner dans ses promenades, au cours desquelles il marchait à côté de sa chaise à porteurs, qui était plutôt une sorte de palanquin. Mais le pieux et chaste compagnon n'entretenait guère la promeneuse que de mathématiques et de religion. Elle n'en continua pas moins à trouver un plaisir quelque pervers à agacer le général par ses coquetteries et alla même jusqu'à l'inviter à venir assister à sa toilette. Imperturbable, le digne Drouot s'inclina et, ayant remercié avec douceur, prit de son Altesse Impériale un congé définitif, qui n'étonna personne.
On a raconté, par la suite que Pauline lui aurait arraché, huit jours à l'avance, le secret du prochain départ de l'Empereur. Or, si Drouot s'était quelque peu prêté à un jeu pour amuser la grande enfant qu'était toujours la soeur de Napoléon, il n'était pas homme à livrer un secret, qui était essentiellement celui de son maître. Il s'est d'ailleurs élevé plus tard avec énergie contre ce bruit calomnieux, qui courut tant à Paris qu'à Sainte-Hélène.

(8). Ce sont là des explications tout-à-fait valables, mais il pourrait y en avoir une autre.
En effet, de nombreux historiens ont fait figurer la demoiselle Vantini au nombre des jolies Elboises, plus ou moins recrutées par Pauline, pour servir de “consolatrices” à son auguste frère. On a cité les noms de Mesdames Colombani et Théologo, de Madame Skupiesky, née Bellini, aux côtés de celui de la comtesse de Molo, belle-fille de l'adjudant-commandant Le Bel, avec qui Napoléon avait déjà eu une très courte liaison en 1810. Avec la probable complicité de sa mère, Henriette pourrait avoir eu, en privé, quelques bontés pour l'Empereur. Drouot en aurait évidemment eu vent et aurait vivement battu en retraite, en se retranchant derrière l'opposition maternelle, pour ne pas épouser une intrigante sans moralité.
Quoi qu'il en ait été, le retour en France règle définitivement la question et Drouot n'eut point, pour le soigner dans ses vieux jours l'épouse fidèle qu'il aurait mérité d'autant plus qu'il ne donna point suite à la suggestion, que, d'Outre-Tombe, lui avait adressée Napoléon, lui conseillant d'épouser sa petite cousine Pallavicini.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
360
Numéro de page :
2-12
Mois de publication :
08
Année de publication :
88
Année début :
1774
Année fin :
1847
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