Le management des hommes chez l’Empereur

Auteur(s) : LENTZ Thierry
Partager

Napoléon intéresse un immense public, et parfois même là où on ne s'y attend pas. C'est ainsi que le journal économique Les Échos a organisé, en mai 2000, un colloque destiné aux directeurs des Ressources Humaines ayant pour thème « Le recrutement des hauts potentiels ». À cette occasion, notre collaborateur Thierry Lentz qui était à l'époque directeur des Relations extérieures d'un grand groupe international – il est comme chacun le sait, depuis juillet 2000, directeur de la Fondation Napoléon – a présenté un exposé dont le thème était « Que tirer de l'expérience historique pour la détection des talents ? L'exemple du gouvernement napoléonien ». C'est cette intervention, remaniée pour les besoins de notre revue, que nous vous proposons ici.
 
Napoléon est partout, y compris dans le monde des affaires. Nous ne parlons pas bien sûr ici de la survivance d'un modèle juridique qui, du Code civil au Code du commerce, en passant par le Code rural, voire le Code pénal, a durablement marqué les relations économiques et sociales de notre pays. Il y a plusieurs décennies que ces textes, rédigés il y a deux cents ans, ont subi le toilettage qu'ils méritaient. Napoléon est partout parce que son nom reste le synonyme d'organisation des conquêtes et de désir d'aller plus loin.
Ainsi, tel capitaine d'industrie est qualifié de « Napoléon des affaires », tel autre (F.Pinaud) revêt, le temps d'une infographie à la une d'un magazine, le petit chapeau et la redingote grise, telle trouvaille d'un fondateur d'un groupe de bâtiment pour conserver les meilleurs ouvriers en les fédérant dans un ordre de compagnonnage (F.Bouygues) se voit qualifier de création d'une « garde impériale ».
Et puisqu'en ces temps de bicentenaire de l'épopée, il faut être le Napoléon de quelque chose, nous fûmes propulsé, en mai dernier, devant une assemblée de responsables de Ressources humaines portant attachés-case et cravates fleuries, dans la salle de colloque d'un (très) grand hôtel parisien. Ces DRH voulaient savoir comment Napoléon s'y prenait pour recruter ses hauts potentiels. Entre les techniques d'enrôlement de quelque recruteur d'une multinationale et l'intervention digestive du manager général de l'Ajax d'Amsterdam, nous tentâmes de satisfaire leur curiosité en leur exposant, d'une part, que Napoléon fut bien le premier « chef d'État manager » (l'expression est de Jacques Jourquin) de l'histoire et, d'autre part, que ses formules de détection-recrutement des nouveaux talents étaient empiriques, ce qui tendrait à prouver qu'un bon recruteur doit d'abord connaître et sentir les hommes, avant de leur appliquer une batterie de tests.

I. – Napoléon, premier chef d’état manager

« Il veut tout faire, il sait tout faire, il peut tout faire » aurait dit Sieyès de Bonaparte, quelques jours après le coup d'État du 18brumaire. « Le métier d'Empereur a ses outils, comme les autres » sembla un jour lui répondre Napoléon. Car même si cet homme travaillait selon certains témoins, dix-huit heures par jour, il ne put faire tout et tout seul. C'est la Légende qui a voulu nous faire croire au génie et à la puissance de travail illimités de ce petit homme qui fut chef d'État à 30 ans, empereur à 34 et qui quitta la scène à 44.
Quatorze ans, c'est le temps que dura l'épisode. Et en quatorze ans, que de réformes, des milliers de lois, des dizaines de milliers de décrets, sans parler des campagnes militaires… à une époque où la transmission d'un ordre par messager pouvait prendre, selon les distances, un jour ou plusieurs semaines. Le seul moyen de communication « moderne » était le télégraphe Chappe, encore peu développé dès qu'on passait les frontières françaises et qui, de toute façon, n'était efficace que par temps clair.
 
A. Les trois étapes de l'arrivée au pouvoir de nouveaux talents
Ainsi, Napoléon ne fit rien seul. Il lui fallut s'entourer et s'entourer bien. Il lui fallut ensuite faire travailler ensemble ces différents collaborateurs en interconnectant les différents cercles du pouvoir.
Encore doit-on signaler ici qu'il ne choisit pas forcément son entourage au début du Consulat. Ceux qui firent le coup d'État de Brumaire avec lui réclamèrent leur part du gâteau et les places auxquelles ils pensaient, souvent à juste titre, avoir droit.
Ces hommes étaient d'ailleurs tous remarquables, ne serait-ce que parce qu'ils avaient réussi à sortir de la Révolution vivants, à l'image des Sieyès, Cambacérès, Lebrun, Fouché, Talleyrand, pour ne citer que les plus connus.
L'évolution de l'entourage napoléonien se fit alors en trois étapes:
La première a consisté à reprendre le personnel de la conspiration de Brumaire, y compris les idéologues que Napoléon traiterait un jour de « vermine ». Des noms ? Roederer, Laplace, Chaptal, Volney. Ces hommes, convaincus que les activités humaines répondent à des lois immuables, rejetaient tout pragmatisme. Ils ne pouvaient s'entendre avec Napoléon qui se disait « entièrement soumis aux événements ». Même à la guerre, celui qui passe pour être le stratège des stratèges reconnaissait la dictature des circonstances : « L'art de la guerre est un art simple et tout d'exécution. La part des principes y est minime ; rien n'y est idéologie ».
La deuxième étape a consisté pour Napoléon à se débarrasser de ces alliés encombrants et de les remplacer par des fidèles comme Decrès, inamovible ministre de la Marine, Gaudin, qui fut pendant quinze ans ministre des Finances, Champagny, ministre de l'Intérieur bien plus docile que Chaptal, etc. Cette catégorie d'hommes respectait le maître et exécutait presque sans broncher les ordres qu'il donnait… même les mauvais d'ailleurs, comme le démontre l'exécution scrupuleuse par le ministre de la Marine et les amiraux de la manoeuvre qui conduisit au désastre de Trafalgar. Avec ce type d'hommes, Napoléon fit jouer, comme il disait, les deux leviers qui remuent les hommes: la crainte et l'intérêt.
La troisième étape, enfin, celle qui nous intéresse plus particulièrement aujourd'hui, consista à créer de nouvelles élites, un personnel purement impérial, qui devait un jour prendre la relève. Savary, ministre de la Police en remplacement de Fouché, Caulaincourt, ministre des Relations extérieures à la place de Talleyrand, Molé, ministre du Trésor à 33 ans, en sont de bons exemples. La pratique de ce nouveau type de recrutement tourna court en raison des chutes successives de l'Empire.

B. Napoléon, manager des Hommes
Quelques mots sur le management des hommes par Napoléon. On a fait dire à l'Empereur tout et son contraire, en citant des extraits de sa correspondance hors de leur contexte. Tentons cependant l'exercice. Comme le confiseur Barenton (auteur d'un recueil de maximes managériales qui firent fureur dans les entreprises françaises), le grand homme eut donc ses formules que l'on pourrait classer ici artificiellement, j'en conviens, pour définir ses méthodes de management, plus particulièrement en matière de recrutement et de développement des talents.
Refus du diplôme comme seule preuve des capacités : « Je ne connais d'autres titres que ceux qui sont personnels ; malheur à ceux qui n'ont point de ceux-là ».
Développement des capacités : « L'art le plus difficile n'est pas de choisir les hommes, mais de donner aux hommes que l'on a choisis toute la valeur qu'ils peuvent avoir ».
Le manager doit savoir tirer le meilleur parti de ses troupes : « C'est moi qui mène les affaires. Je suis donc assez fort pour tirer un bon parti des hommes médiocres. De la probité, de la discrétion et de l'activité, voilà tout ce que je demande ». Et, moins élégan t: « Un homme que je fais ministre ne doit plus pouvoir pisser au bout de quatre ans ».
Promotion au mérite : « Je veux que le fils d'un cultivateur puisse se dire : je serai un jour cardinal, maréchal ou ministre » ou « l'ambition est le principal mobile des hommes ; on dépense son mérite tant qu'on espère s'élever ».
Bien sûr, les DRH présents au colloque furent invités à ne tenir aucun compte d'autres formules napoléoniennes comme « le meilleur moyen de tenir sa parole est de ne jamais la donner » ou « on gouverne mieux les hommes par leurs vices que par leurs vertus »!

II. – La détection des talents

« Nous l'avons dit, Napoléon a préparé avec patience la relève du vieux personnel révolutionnaire qu'il souhaitait remplacer par des élites nouvelles, pur produit de son empire.
Il n'y avait pas, à l'époque, d'École Nationale d'Administration ou de système universitaire qui rende possible à toutes les classes sociales l'accès aux postes de responsabilité. Et pourtant, Napoléon voulait diversifier son recrutement, faire entrer dans ses équipes les fils de la bourgeoisie que l'Ancien Régime avait tenus en lisière du pouvoir. Cela n'était pas possible en peu de temps, mais Napoléon donna l'impulsion à un système de promotion et de formation ouvert, non pas à toutes les classes, mais au moins à celles qui désormais détenaient le pouvoir social.
Napoléon emprunta plusieurs voies pour détecter les talents.

A. L'observation des collaborateurs des membres du premier cycle
La première voie consista pour lui à bien connaître les hommes qui entouraient ses ministres. Il est juste de dire que c'est Napoléon qui créa en France des administrations modernes, autour des principes d'autorité, de hiérarchie et d'uniformité. Naturellement, les ministres avaient tendance à se mettre en avant, à ne laisser voir que ce qui pouvait apparaître comme la preuve de leur mérite transcendant, attitude qu'évidemment, on ne rencontre pas de la part des directeurs d'entité dans nos entreprises modernes…
Napoléon, tout en laissant intact le pouvoir hiérarchique de ses ministres, voulut briser ce phénomène. Il organisa chaque semaine ce qu'on dénommait alors des conseils d'administration où chaque ministre venait à son tour plancher sur les grands et petits dossiers, accompagné de ses principaux collaborateurs. Ainsi, l'Empereur pouvait-il repérer ceux à qui il confierait demain de nouvelles missions. Et cela marcha. Par exemple, trois directeurs généraux des Ponts-et-Chaussées, qui participaient au conseil d'administration du ministère de l'Intérieur furent repérés et promus ministres : Cretet, Montalivet, et Molé.

B. Le recours aux militaires
Deuxième voie pour identifier les talents, l'armée, que l'on pourrait assimiler ici à la recherche des talents « sur le terrain ». On a tort de dire que le Premier Empire fut une dictature militaire. Cependant, les statistiques montrent que l'armée fut un creuset dans lequel Napoléon puisa des hommes promis à un bel avenir, y compris dans l'administration civile. Il n'était pas question ici de bravoure, mais de capacité à remplir des missions complexes. On aurait du mal à citer ici tous les militaires qui furent transférés au civil sur décision de Napoléon. Brune, Augereau, Bernadotte et bien d'autres furent conseillers d'État. Dejean, Berthier, Caulaincourt et Savary devinrent ministres. Pour ce dernier, exécuteur des basses oeuvres du régime, on peut penser que Napoléon appliqua une de ses maximes : « Les honnêtes gens sont si tranquilles et les fripons si alertes qu'il faut bien employer souvent ceux-ci. Mais mettez un fripon en vue, il agira comme un honnête homme ».
 
C. La « pépinière » du conseil d'État
Troisième voie d'identification des talents, la mise en pépinière. Ici, le conseil d'État joua un rôle primordial et constitua, toutes choses égales par ailleurs, une sorte d'ENA avant la lettre.
Le conseil d'État a été créé par la constitution de l'anVIII. Sous la direction du gouvernement, il devait rédiger les projets de lois et les règlements d'administration publique. Ce corps consultatif était composé à l'origine de 29 membres en l'an VIII et passa à près d'une centaine à la fin de l'Empire (pour 115 conseillers d'État nommés au total), répartis en cinq sections : Intérieur, Finances, Guerre, Marine, Législation. En 1804, on ajouta une section du Commerce. Napoléon y venait souvent travailler avec ces brillants esprits qui préparèrent et rédigèrent toutes les lois du régime.
Pour soulager les conseillers d'État de cette tâche écrasante, Napoléon créa deux catégories d'agents publics devant préparer les dossiers : les auditeurs (1803) et les maîtres des requêtes (1809).
Dans un message au Sénat du 16 janvier 1804, l'Empereur expliqua à quoi devait servir son conseil pour la détection des talents : « Au conseil d'État, une institution prépare au choix du gouvernement des hommes pour toutes les branches supérieures de l'administration ; des auditeurs s'y forment dans l'atelier des règlements et des lois ; ils s'y pénètrent des principes et des maximes de l'ordre public ».
En dix ans, environ 500 auditeurs furent recrutés. Cette petite catégorie pourrait être assimilée aux hauts potentiels des administrations napoléoniennes. Ils étaient tous nommés par le chef de l'État soit à leur demande, soit sur proposition d'un ministre. Ainsi, faute de concours, une sorte de réseau de recrutement se constitua petit à petit. Les recommandations et la parenté étaient très importantes, mais l'époque n'offrait guère de meilleure solution. À partir de 1813, on exigea cependant que chaque auditeur soit titulaire d'une licence en droit. Cette entrée dans la carrière était plus attrayante que celle, plus classique, qui aurait consisté à être recruté dans un bureau de ministère et d'attendre d'être remarqué.
Les auditeurs étaient généralement des jeunes gens issus des classes élevées, les seules à avoir accès à une formation initiale et secondaire de qualité. Comme pour renforcer ce caractère, on exigea, à partir de 1809, que les jeunes auditeurs disposent d'un revenu personnel de 6 000 F par an.
Le travail des auditeurs était varié. Chacun était attaché à une section du conseil d'État ou détaché auprès d'un ministère. Ils effectuaient des démarches, préparaient des dossiers, assistaient aux séances du conseil d'État sans avoir jamais le droit d'y prendre la parole, d'où leur nom d'auditeur.
Quant aux maîtres des requêtes, ils constituaient une catégorie intermédiaire entre les auditeurs et les conseillers d'État. Il s'agissait d'hommes moins jeunes, disposant d'une expérience administrative plus longue, tous issus de la fonction publique. Ils préparaient les dossiers, avaient accès aux séances et pouvaient y prendre la parole sur les dossiers contentieux notamment. 72 auditeurs furent nommés, de 1809 à 1814.
Nous aurions pu ici étudier le cas de Stendhal, nommé auditeur en 1810 sur recommandation de son cousin Daru, intendant général de la Grande Armée, et qui, avant d'être le grand écrivain qu'on connaît, fut inspecteur du mobilier et des bâtiments de la couronne. Mais je pense que l'exemple le plus significatif de ces nouvelles élites est Mathieu-Louis Molé. Né en 1781, il avait 19 ans lorsque Bonaparte prit le pouvoir. Il était issu d'un milieu noble de l'Ancien Régime, son père avait même été guillotiné pendant la Terreur. Il était donc a priori adversaire du régime consulaire, issu de la Révolution. Rentré en France à ce moment-là, Molé fut approché par le régime qui souhaitait réaliser ce qu'on appelait la « fusion nationale », c'est-à-dire employer les anciennes élites afin de les fondre aux nouvelles. Il fut donc nommé auditeur au conseil d'État en 1806. Son « stage » s'étant bien passé, il fut nommé préfet de la Côte-d'Or avant de revenir à Paris comme conseiller d'État. Immédiatement après, il fut nommé directeur général des Ponts-et-Chaussées et, enfin, en 1813, ministre de la Justice, lors d'un remaniement ministériel qui apparaît comme une tentative de Napoléon d'imposer, en une période de crise, ses jeunes poulains. En même temps que Molé, Caulaincourt, âgé de 40 ans, fut nommé aux Relations extérieures, Daru, âgé de 44 ans, à l'Administration de la Guerre. Des mouvements semblables furent réalisés au sein des administrations.
Voilà ce qui pouvait être dit, en peu de temps, sur la détection et la mise en selle des talents par Napoléon.
Au coeur du système, il y avait un homme et un coup d'oeil. Les anecdotes montrant une promotion ou une disgrâce éclair sont légion. Mais ces éclats ne sont que des moments de crise dans une démarche plus structurée. Napoléon voulait un système de détection et, surtout, de préparation des talents plus rigoureux.
Ainsi, il voulait des profils uniformes car « un gouvernement formé d'éléments hétérogènes n'est pas durable ». Il voulait des serviteurs de sa politique car « la première vertu est le dévouement ». Il voulait aussi des hommes pratiques et à l'esprit concret car « on ne peut rien faire avec des philosophes ». Autant dire que, sur bien des points, il ne fut pas un exemple que l'on suivrait aujourd'hui.
Cependant, il est un aspect qu'il ne cessa d'affirmer et qui ne manquera pas de retenir notre attention : c'est le rôle du chef, du manager dans l'action de son équipe. C'est par cette dernière citation que je terminerai. Elle date de la première campagne d'Italie, en 1797. Bonaparte avait 28 ans. La voici : « On ne conduit un peuple qu'en lui montrant un avenir ; un chef est un marchand d'espérance ».

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
433
Numéro de page :
7-11
Mois de publication :
févr.-mars
Année de publication :
2001
Partager