Le marbre blanc de Carrare à l’époque de Napoléon

Auteur(s) : GUADAGNI Alessandro
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Les gens ont toujours été fascinés par le marbre blanc. Le terme « marbre » provient du grec marmaros (« ce qui brille »), désignant toutes pierre dont la surface pourrait être « polie » jusqu’à briller. Dans le cas du marbre blanc, cela acquiert une valeur particulière. En effet sa luminosité particulière et unique (En raison du faible indice de réfraction de la lumière de son composant principal, la calcite, qui empêche sa réflexion immédiate.) donne à la pierre une valeur particulière et une appréciation immédiate. Ces facteurs, combinés à sa rareté, ont fait que le marbre blanc est vite devenu un élément cher, donc précieux. La possibilité de commander et employer le marbre blanc, à la fois dans l’architecture et dans la sculpture, devint bientôt un signe sans équivoque de puissance et de richesse.

Le marbre blanc de Carrare à l’époque de Napoléon
Napoléon en Mars désarmé et pacificateur. Marbre blanc de Carrare - Antonio Canova. Londres, Apsley House, Wellington Museum © Historic England - Bridgeman Images.

L’histoire des carrières

Le marbre blanc le plus précieux et le plus connu dans le monde provient des carrières de marbre des Alpes apuanes dans la commune de Carrare. Ces carrières sont des vraies mines de carbonate de calcium. Presque toutes sont en plein air, mais certaines d’entre elles, souvent avec le marbre le plus précieux, sont en galerie. Elles sont alors pratiquement invisibles dans le paysage, s’il n’était la présence, comme dans les carrières ouvertes, de grandes quantités de petits débris blancs, résidus de vieilles excavations. Ces débris dessinent, sur les crêtes des montagnes, de longues traînées blanches, semblables à de la neige. Le marbre a été extrait pendant des siècles en utilisant des techniques déjà en usage à l’époque romaine, lesquelles permettaient seulement une exploitation lente et modérée. Leur impact sur la nature pouvait même être considéré respectueux de l’environnement, étant donné la quantité relativement modeste du marbre extrait. L’introduction de l’explosif au cours du XVIIIe siècle a favorisé le début de l’exploitation intensive des carrières avec pour conséquence la disponibilité croissante du marbre. Cela augmenta aussi l’utilisation moins noble que celle qu’on connaissait jusque-là (églises et statues). Non seulement les riches familles nobles ou l’Église se qualifièrent pour ce marbre précieux, mais aussi les simples parvenus et les bourgeois qui couvrirent les sols de leurs maisons et de leurs appartements de dalles blanches et noires, comme un jeu de dames. Cette mode se propagea à partir de la fin du XVIIIe siècle, s’étendit et se consolida au cours du XIXe siècle. On peut dire que l’on avait démocratisé l’emploi du marbre blanc, mais qu’on l’avait aussi banalisé. C’est à l’occasion de l’Exposition universelle de 1889 à Paris qu’on introduisit le premier système moderne d’extraction industriel des blocs de marbre par la coupe de la montagne à travers un fil de fer tordu, ce qu’on appela et breveta sous le nom de fil hélicoïdal. Sans entrer dans les détails de cette technique d’extraction révolutionnaire pour l’époque, on peut dire qu’elle a ouvert la porte à l’exploitation industrielle, donc systématique, des montagnes dont, désormais, le profil se modifia constamment (Aujourd’hui que le fil hélicoïdal est dépassé, on coupe le marbre avec d’énormes lames diamantées qui s’enfoncent dans la montagne comme dans du beurre à une vitesse jamais vue. La fouille systématique et frénétique de nos jours est nécessaire pour alimenter un marché globalisé croissant et pour rendre accessible cette précieuse roche à un large public qui en fait malheureusement un usage de plus en plus appauvri tandis que l’impact pour la morphologie des lieux est très lourd de conséquences.). Auparavant, on transférait en aval les blocs à l’aide de traîneaux en bois glissés le long des flancs de la montagne (« la lizza »), jusqu’aux points de collecte à la base de la pente, pour être acheminés vers la mer par des charrettes à boeufs. Ce moyen de transport fut abandonné dans la seconde moitié du XIXe siècle et remplacé par la construction d’un chemin de fer qui rampait le long de la montagne et que l’on appelait familièrement la Marmifera, un ouvrage d’ingénierie très avancé même à cette époque de révolution industrielle. Aujourd’hui, même si ce moyen de transport « moderne » a été abandonné au profit du transport sur roues, ses infrastructures audacieuses, révolutionnaires pour le XIXe siècle, nous étonnent encore par leur élégance.

L’académie des Beaux-Arts

L’académie, qui existait déjà à partir de 1769, prit de l’essor en 1805 avec Eugène de Beauharnais, vice-roi d’Italie, qui lui donna son nom : Eugeniana. En vertu des nouveaux règlements, elle devint une institution d’importance nationale et sa structure éducative fut enrichie avec les départements d’histoire, de mythologie et d’anatomie picturale. Toutefois, Eugène ne put pas s’en occuper davantage, ne sachant pas si le pays de Carrare demeurerait dans le nouveau royaume d’Italie. Quand, après mars 1806, le pays passa à Elisa, il restait encore beaucoup à décider pour l’avenir de l’industrie des marbres. Celle-ci y appliqua tout de suite sa sollicitude et étudia plusieurs projets. Le 10 janvier 1808, lors de son premier voyage dans cette ville en tout point triomphal, elle réinstalla par décret l’académie au palais ducal, qui fut rénové et agrandi avec des interventions ultérieures sur la forteresse médiévale qu’on peut voir encore de nos jours. L’Institut de sculpture qui avait déjà été réintroduit et consolidé dès 1798 fut favorisé ultérieurement. De nouveaux ateliers y furent aménagés, ainsi qu’un musée de modèles et de moulages, d’après les plus beaux que comptait la collection. Un des projets de la princesse étant d’élever son école de sculpture au premier rang européen, celle-ci y parvint puisque la plupart des prix des différentes académies d’Italie furent remportés par des élèves de Carrare, de 1808 à 1830, et même au-delà, l’influence de la grande école se faisant sentir jusqu’au milieu du XIXe siècle. Pour assurer ce résultat, Elisa avait tenu à mettre à la tête de l’école un artiste, le professeur L. Dupaty. Attirés par la nécessité de disposer des plus beaux marbres directement sur place, les sculpteurs les plus remarquables de l’époque, dont Canova, devaient se déplacer à Carrare pour y travailler. Ils ne pouvaient pas ignorer son académie. Beaucoup d’entre eux ont fait un don de leurs moulages et craies, ce qui permit à l’Institut d’enrichir sans mesure sa Gypsothèque (La Gypsothèque conserve la collection des modèles en plâtre des statues les plus célèbres de l’époque impériale. OEuvres des plus grands artistes, ces modèles sont très prisés d’un large public de professionnels et d’amateurs d’art.), déjà très importante. L’académie développa également ses activités d’enseignement, en particulier grâce au peintre Desmarais et au sculpteur Lorenzo Bartolini (sans nommer tous les autres artistes italiens et étrangers). Parmi les mérites d’Elisa, il faut ajouter aussi celui de l’institution d’un prix de Rome, dont le récipiendaire pouvait se rendre pendant trois ans à Rome (tous frais payés), dans les ateliers d’artistes célèbres, pour y perfectionner la discipline choisie. La défaite de Napoléon en 1814 détermina un changement radical dans l’administration de la ville qui revint à la duchesse Maria Beatrice d’Este, fille de Marie-Thérèse Cybo Malaspina et épouse de Ferdinand, archiduc d’Autriche. L’académie en fut aussi affectée.

Napoléon et le marbre de Carrare

Si l’importance de l’utilisation du marbre pour la diffusion de son image n’a pas été ignorée par Bonaparte, Napoléon, à la façon d’un imperator romain. a bien profité du potentiel du marbre blanc, depuis toujours évocateur de gloire. Il a su s’en servir pleinement pour répandre et propager dans tout l’Empire français l’image immortelle du nouveau César. Mais pour faire face au besoin croissant de marbre blanc, il introduisit dans le rapport désormais archaïque avec les montagnes, des innovations absolument révolutionnaires pour l’époque, ce qui permit une exploitation moderne et efficace de la roche. Son approche fut donc si pragmatique que, sous son règne, toute la filière de l’industrie du marbre fut concernée. La législation et les règles d’exploitation des mines (carrières) furent réformées, les lois ducales (Legge degli Estimi), en vigueur depuis 1757, abrogées en faveur de règles plus démocratiques. De nombreuses mesures furent prises : on équipa le territoire d’une infrastructure appropriée pour le développement des nouvelles activités industrielles, à la fois routes et ponts ; sculpteurs et techniciens de renommée incontestée furent envoyés à Carrare : l’Académie des Beaux-arts se trouva renforcée et l’introduction d’un Institut de sculpture permit de préparer de jeunes sculpteurs et découvrir de nouveaux talents ; une Banque élisienne fut introduite, afin de faciliter l’accès au crédit et promouvoir le développement industriel de la région ; la création de nouveaux laboratoires de marbre fut encouragée (on en compta cent quarante en 1815) ; enfin, des décrets et dispositions précises furent émis pour le traitement (à Carrare exclusivement) de tous les produits en marbre blanc destinés à être utilisés et envoyés dans tout l’Empire. La modernisation du territoire, conséquence de ce développement rapide, appela à Carrare une population nouvelle et dynamique d’employés dans les activités liées au marbre. Cela favorisa le repeuplement de la ville, son enrichissement rapide et la réputation dont elle jouit encore aujourd’hui. Furent ainsi produits par milliers les bustes de l’Empereur et de son illustre famille, de toutes tailles, que l’on devait ensuite transporter et installer dans les préfectures, les municipalités et les écoles des territoires français et francisés, comme moyens efficaces de propagande. Les plus grands artistes français de l’époque, comme Chaudet, Chinard, Cartellier, Bosio, Desmarais (à la fois sculpteur et peintre), et italiens tels que Canova ou Lorenzo Bartolini, furent présents à Carrare pour rivaliser devant des grandes oeuvres de sculpture représentant l’Empereur et sa famille, nobles et généraux. Ces oeuvres admirables firent belle figure dans les musées les plus renommés du monde et ne cessent encore de nous surprendre.

La statue en dieu Mars

Napoléon, que le style néo-classique imposait en empereur romain et général invaincu, fut représenté dans toute sa splendeur. Canova célébra ainsi, avec une statue géante, la gloire de Napoléon… que le gouvernement britannique racheta pour Wellington. La statue, en marbre blanc de Carrare, est un nu héroïque colossal (3,45 m au niveau de la main gauche), représentant le dieu Mars sous les traits de l’Empereur. Napoléon y est idéalisé, dans une nudité triomphante, tenant de sa main gauche un sceptre avec l’aigle à son sommet. Un manteau lui tombe du bras gauche en drapé et de sa main droite il porte une Nike (victoire ailée) dominant un orbe. Son glaive en repos est suspendu à un tronc d’arbre. La statue a été réalisée entre 1802 et 1806, à l’apogée de la carrière et tandis que les images divines du chef de l’État se multipliaient. À la demande de Napoléon, Canova se rendit à Paris pour réaliser un buste, avant de rentrer à Rome pour réaliser le reste de la sculpture. Le physique du nu idéalisé s’appuie sur l’iconographie d’Auguste. Il a toujours été destiné à être exposé dans un vestibule intérieur plutôt qu’isolé sur une place. Certains soutiennent que la statue était destinée à orner le centre de la cour du Palazzo del Senato de Milan, en s’appuyant sur des plans d’époque. François Cacault et Vivant Denon visitèrent Canova alors qu’il travaillait à la statue. Cacault écrivit en 1803 que la statue devait être « la plus parfaite de ce siècle », et Denon expliqua trois ans plus tard à Napoléon que la statue serait dans le musée Napoléon « parmi les empereurs, dans la niche où se trouve le Laocoon, de telle manière qu’il serait le premier objet à être vu en entrant ». Canova acheva la statue en 1806 mais, quand Napoléon la vit en avril 1811, il la refusa, au prétexte qu’elle était « trop athlétique ». En effet, à cette époque il désirait donner l’image du législateur au travail plutôt que celle de l’imperator héroïque et divinisé. À la chute de Napoléon en 1814, la statue était au Louvre dans la salle des Hommes illustres, cachée derrière une toile. C’est sans doute là que le duc de Wellington la vit pour la première fois. C’est encore à cette époque que beaucoup d’oeuvres parmi les plus connues furent pillées du Louvre (alors musée Napoléon) par les Aliés et vendues aux collectionneurs des pays coalisés. Après la défaite de Waterloo, Canova réclama le retour de ses sculptures, pillées, dans leurs collections d’origine. Pourtant encore considéré comme le meilleur artiste vivant, les mécènes anglais n’étaient pas de cet avis, même sous la pression du gouvernement. De toute façon, des oeuvres telles que l’Apollon du Belvédère furent restituées, tandis qu’il fut proposé à Canova de racheter son Napoléon en Mars désarmé et pacificateur. Des négociations furent entamées et, finalement, ce fut le gouvernement anglais qui en 1816 racheta la grande statue de l’Empereur pour 66 000 F (que le musée du Louvre utilisa pour réaménager les antiquités). Le duc de Wellington aimait beaucoup Canova et possédait déjà quelques-unes de ses œuvres. Le Prince-Régent, à la fin de la même année 1816, lui proposa alors la grande statue en reconnaissance des services rendus à la patrie. Le Napoléon en Mars désarmé et pacificateur fut installé au pied de l’escalier d’honneur dans la résidence londonienne de Wellington (Apsley House), où il figure toujours. Deux cents ans après Waterloo, une question se pose encore : pour quelle raison le duc de Wellington aimait-il autant cette statue colossale, dont Napoléon fut si critique, et la plaça dans le lieu le plus visible de sa résidence ? La question reste encore à débattre… Selon beaucoup de Français : pour enfin reconnaître la grandeur de l’homme qui l’avait défié à Waterloo. Pour d’autres : afin de souligner sa propre grandeur d’avoir battu un « dieu vivant ». Probablement les deux explications sont-elles pareillement valides. Canova fit aussi cinq copies en plâtre de sa statue géante. L’une d’elles a été récemment rénovée par les restaurateurs de Florence et se trouve à la Pinacothèque de Brera, à Milan. La copie pesant presque deux tonnes avait été placée dans un endroit caché du public après la chute de Napoléon en 1814. Deux siècles après, elle se trouve maintenant dans le salon principal du musée, monument impérissable à son grand mécène qui avait bien compris que le souvenir de la gloire passée se conserve et se transmet aux générations futures à travers la fascination que le marbre blanc exerce sur le plus vaste public. On peut dire alors que c’est grâce à l’intervention ponctuelle et prémonitoire de Napoléon, qui remit en valeur le trésor oublié des carrières de marbre de Carrare, que ce miracle se perpétue encore de nos jours.

 

Une longue tradition

Nous ne savons pas exactement quand la première sculpture « blanche » a été faite, mais les restes de précieuses oeuvres en marbre blanc nous font déjà remonter à la construction de l’Acropole d’Athènes au Ve siècle avant J.-C. Ce fut alors, bien sûr, de marbre grec, le pentélique, qui, avec d’autres fins grecs, était, pendant le développement de la civilisation hellénique, largement utilisé pour les statues et les temples, comme un symbole de puissance et un dévouement aux dieux et à la beauté terrestre. Des modèles de prodigieuses statues grecques sont arrivés intacts à ce jour, grâce aux copies que les Romains ont faites depuis leur conquête de la Grèce (146 avant J.-C.). Les Romains, pour des raisons évidentes d’économie, abandonnèrent vite l’utilisation du marbre grec, trop cher à transporter. Sans sacrifier l’expertise unique des maîtres incontestés de la Grèce, ils ont commencé à utiliser les pierres blanches des montagnes de la basse Ligurie (Alpes de Luni ou apuanes), relativement proches de Rome. Au cours du premier siècle avant J.-C. a commencé l’exploitation intensive de ces carrières, qu’ils appelèrent de Luni, car proches de la ville éponyme. Cette dernière était la ville portuaire d’où partaient les blocs de marbre. Jules César, qui appréciait beaucoup le marmor lunensis, (aujourd’hui « marbre de Carrare »), fut le précurseur de cette exploitation. Les carrières acquirent une importance stratégique, tandis que l’enracinement de la communauté, liée à l’exploitation de ces gisements, favorisa le développement rapide de la ville de Luni. Son port fut dûment équipé pour faciliter le transport des blocs à Rome. Elle a grandi et a prospéré tout au long de la durée de l’Empire romain et, même aujourd’hui, dans le voisinage immédiat de Carrare, l’on peut visiter ses vestiges. À cette époque, les carrières devinrent propriété de l’État, ce qui a facilité l’utilisation systématique du marbre blanc dans les bâtiments publics les plus importants. Seul l’excédent a été vendu aux particuliers, mais à grands frais : il fallait être vraiment riche pour se permettre une création de marbre blanc. Les généraux victorieux et empereurs ne pouvaient pas, alors, échapper au charme de cette pierre et à la tentation de transmettre leur effigie à la postérité. Une statue ou un buste en marbre placé dans les lieux publics, mieux que toute autre chose, pouvait véhiculer le signe de la puissance terrestre acquise et témoigner de leur gloire impérissable. Après les incursions barbares, et jusqu’au début du XVe siècle, l’utilisation de marbre blanc a été presque seulement limitée à des monuments religieux et des pierres tombales mais, avec la Renaissance, a commencé pour cette pierre une nouvelle ère de gloire incontestée, grâce aux grands sculpteurs comme Michel-Ange. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, on assista, avec le baroque et le classicisme, à la création d’oeuvres de grande envergure et à la naissance de monuments extraordinaires, surtout pour orner les églises et les palais, exécutés par des artistes très vertueux, mais souvent inconnus du grand public. La Chapelle Sansevero à Naples, avec la statue du gisant Christ voilé, en est un magnifique exemple.

Titre de revue :
Revue du Souvenir napoléonien
Numéro de la revue :
509
Numéro de page :
pp. 24-29
Mois de publication :
octobre - novembre - décembre
Année de publication :
2016
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