Le monde asiatique et l’Océanie à l’époque napoléonienne

Auteur(s) : MACÉ Jacques
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De 1793 à 1815, la zone géographique, ou plutôt le quadrilatère ayant pour angles Londres, Séville, Naples et Moscou traversa une période particulièrement agitée qui a marqué durablement l’histoire de l’Europe et durant laquelle la France, républicaine puis impériale, a joué un rôle majeur. Mais, pendant ce temps, la Terre ne s’est pas arrêtée de tourner.

Le monde asiatique et l’Océanie à l’époque napoléonienne
Le Géographe et le Naturaliste, bateaux de l’expédition Baudin en Australie. Source : www.france-pittoresque.com

Que se passait-il donc en concomitance le long d’une ligne allant grossièrement de Bombay à Tokyo ? Démonstration de la relativité du temps en histoire, cette vingtaine d’années si importantes pour l’Europe ne constitue guère qu’un grain de sable dans l’histoire multimillénaire des civilisations asiatiques.

Sur la route des Indes

France établissent des comptoirs commerciaux le long des côtes de la péninsule Indienne pour en exporter les richesses (soieries et cotonnades, thé, bois précieux) et y importer nos produits industriels, grâce à leurs Compagnies des Indes respectives. Au début des années 1700, la décadence du despotique empire moghol entraîne son éclatement en plus de six cents principautés, prêtes à s’entredéchirer. Les Compagnies des Indes anglaise et française, en s’alliant avec certains de ces princes, en profitent pour se constituer des zones d’influence. Le gouverneur général Duplex entreprend, avec de faibles troupes, de conquérir le Deccan et d’en faire une colonie française. Il se heurte aux Anglais solidement établis à Bombay, Calcutta et Madras. En 1761, Lally-Tollendal capitule devant les Anglais et, lors du traité de Paris en 1763 mettant fin à la guerre de Sept Ans, la France doit abandonner ses conquêtes indiennes, à l’exception des cinq comptoirs – Pondichéry, Chandernagor, Yanaon, Karikal et Mahé – dont la comptine des noms fera rêver des générations d’écoliers (1). La Grande-Bretagne entreprend la prise en main et l’exploitation méthodiques du sous-continent indien. Ainsi, elle ruine le commerce indien des cotonnades en exportant le coton brut, ce qui fera la fortune des filatures de Liverpool et Manchester (2).
À l’école de Brienne et à l’École militaire de Paris, le jeune Napoléon Buonaparte et ses camarades ressentent certainement cette perte de l’Inde comme une humiliation. Dans les années 1790, la France apporte indirectement son soutien au sultan de Mysore, Tippoo Sahib, qui mène la résistance contre l’envahisseur britannique. Ainsi prend sans doute naissance l’idée de « couper à la Grande-Bretagne la route des Indes » en prenant le contrôle de l’Égypte et, pourquoi pas, d’entreprendre la reconquête de l’Inde… En 1798, cette idée enthousiasme le vainqueur de la campagne d’Italie. Dès le 14 avril, préparant la campagne d’Égypte, il demande à recruter le citoyen Piverou qui avait été agent diplomatique de Louis XVI près de Tippoo Sahib et envisage de « le faire passer aux Indes pour renouveler nos intelligences dans ce pays » (3). Le 17 décembre 1798, le général Bonaparte informe le Directoire de l’arrivée à Suez d’un Indien qui rapporte que « notre arrivée en Égypte a donné une grande idée de notre puissance aux Indes et a produit un effet très défavorable aux Anglais ». Malheureusement, le message dont il était porteur, vraisemblablement de Tippoo, avait été égaré en chemin (4). Le 25 janvier 1799, Bonaparte écrit au Sultan d’Oman et Mascate (Saïd ibn Sultan, iman des Irabites) pour le prier de faire passer à Tippoo Sahib une lettre ainsi rédigée : « Vous avez été instruit de mon arrivée sur les bords de la mer Rouge, avec une armée innombrable et invincible, remplie du désir de vous délivrer du joug de fer de l’Angleterre. Je m’empresse de vous faire connaître le désir que j’ai que vous me donniez, par la voie de Mascate et de Moka, des nouvelles sur la situation politique dans laquelle vous vous trouvez. Je désirerais même que vous puissiez envoyer à Suez, ou au Grand-Caire, quelque homme adroit, qui eût votre confiance, avec lequel je puisse conférer » (5).
Tippoo Sahib sera tué au combat le 3 mai 1799 et l’armée d’Égypte, devenant de moins en moins nombreuse et invincible, Bonaparte devra renoncer à son rêve oriental sans toutefois l’abandonner complètement. Par la paix d’Amiens de mars 1802, la France récupère ses cinq comptoirs dont l’Angleterre s’était emparée en 1793. Le Premier Consul nomme le général Isidore Decaen capitaine général des territoires français à l’est du Cap de Bonne Espérance. Mais Decaen et sa flotte arrivent à Pondichéry après la rupture de la paix d’Amiens et les Anglais repartent à l’assaut ! Decaen doit se replier dans l’océan Indien sur l’Isle de France (aujourd’hui Maurice), où il s’établit, et l’île Bonaparte (ex-Bourbon, ex-Réunion), îles demeurées françaises depuis leur mise en valeur dans les années 1740 par le Malouin Mahé de la Bourdonnais. En 1807-1808, Napoléon tentera d’entraîner son ami Alexandre dans une expédition terrestre et maritime pour reconquérir l’Inde, cette « perle de la Couronne britannique » et, au passage, se partager l’Empire ottoman. Les affaires espagnoles puis l’entrevue d’Erfurt enverront ces projets aux oubliettes. S’appuyant sur Port-Louis et Mahébourg (Maurice), les bâtiments et corsaires français mènent la vie dure à la Royal Navy et notamment aux convois de la Compagnie des Indes orientales ramenant deux fois par an en Grande-Bretagne les marchandises en provenance de Chine et du Sud-Est asiatique, si bien qu’en 1810 la flotte anglaise des Indes décide d’en finir en s’emparant sans difficulté des deux îles (6). Les cinq comptoirs redeviendront français en 1815 (jusqu’en 1954) et, en 1876, la reine Victoria sera proclamée impératrice des Indes.

Dans l’Empire du Milieu

En 1644, après l’écroulement de la dynastie mongole des Ming, celle des Qing d’origine mandchoue prend le contrôle de l’Empire chinois et étend son emprise sur le Tibet, la Mongolie extérieure et l’Asie centrale. Au XVIIIe siècle, sous les règnes des empereurs Kangxi, Yongzheng et le début de celui de Qianlong, la Chine connaît une extraordinaire période de prospérité économique. On dit même que le paysan chinois d’alors est mieux nourri et plus à son aise que celui du règne de Louis XV. L’industrie se développe et le commerce international est florissant : les cotonnades de Nankin, les soieries de Suzhou, les porcelaines du Jiangxi, les céramiques et laques envahissent le marché européen. La vie intellectuelle est intense et les missionnaires de la Compagnie de Jésus, considérés comme des savants et des érudits, sont bien accueillis jusqu’à la dissolution de leur ordre en 1773. Néanmoins, la croissance de la population et l’immigration d’une partie de celle-ci vers les pays du Sud-Est asiatique provoquent de graves conflits, des insurrections. À la fin du règne de Qianlong dans les années 1780, ces problèmes et la corruption des élites au pouvoir conduisent à une déliquescence de la société chinoise, à laquelle ses successeurs l’empereur Jiaqing (1796-1820) et l’empereur Daoguang (1820- 1850) ne parviendront pas à faire face.
C’est le moment que choisit la Compagnie anglaise des Indes orientales pour tenter de développer son commerce avec la Chine en prenant une position dominante dans l’enclave de Canton par laquelle s’effectuent les échanges et en inondant la Chine de l’opium qu’elle produit au Bengale en grande quantité. Il en résulte un malentendu et un affrontement lourds de conséquence entre la civilisation européenne et la civilisation chinoise dont, curieusement, nous retrouvons la trace durant la captivité de Napoléon à Sainte- Hélène. En 1793, sous la pression de la Compagnie, lord Macartney, gouverneur de Madras, est envoyé en ambassadeur auprès de l’empereur Qianlong en vue de négocier, ou plus exactement d’imposer, un traité de commerce. Quatrevingt- dix diplomates débarquent de quatre navires de guerre près de Pékin. L’ambassadeur refuse de se plier au kowtow (prosternation neuf fois la tête contre le sol devant le Fils du Ciel), n’acceptant de ne faire qu’une génuflexion. Alors que, pour les Chinois, une ambassade doit être un hommage à leur souverain, la proposition d’une discussion d’égal à égal leur semble plus qu’inconvenante, un véritable outrage. Après plusieurs semaines d’attente, Macartney est finalement reçu par l’empereur dans son campement d’été de Jehol et rapidement congédié.
Le récit de l’ambassade de Macartney par son secrétaire sir George Staunton, publié en français en 1804 sous le titre Voyage dans l’intérieur de la Chine et en Tartarie, fait en 1792, 1793 et 1794, connaît un grand succès et change la perception du peuple chinois que l’on avait en Europe. Les Chinois ne sont plus que des êtres stupides, lâches, sales, cruels… Napoléon eut certainement connaissance de cet ouvrage mais, à l’époque de sa publication, il avait d’autres sujets de préoccupation que la Chine.
En 1816, la Grande-Bretagne fera une autre tentative tout aussi malhabile et qui aura le même résultat, l’ambassadeur étant cette fois lord Amherst. Celui-ci ne sera même pas reçu par l’empereur Jiaqing, car ayant lui aussi refusé de se plier au kowtow. Rentrant en Angleterre après avoir fait naufrage en Indonésie, lord Amherst fait escale à Sainte-Hélène du 28 juin au 3 juillet 1817. Cette visite met alors la petite île en effervescence. L’ambassadeur rencontre le général Bertrand mais Napoléon doit-il le recevoir ? Celui-ci hésite longuement, trouvant anormal qu’un ambassadeur ait refusé de se plier à une coutume locale, même s’agissant du kowtow. Finalement le désir de s’entretenir de la situation en Chine, des moeurs et des coutumes de ce monde étrange, est le plus fort. Après avoir attendu dans l’antichambre de Longwood House – où le général Gourgaud le fait patienter en lui parlant de la pluie et du beau temps –, lord Amherst est reçu une heure en tête à tête par Napoléon, sans doute pour parler de la situation de la Chine, puis ils sont rejoints pendant une demi-heure par sir Henry Ellis, secrétaire de lord Amherst, et le général Bertrand.
D’après le cahier de Bertrand et les propos rapportés par Gourgaud et Marchand, Napoléon se livre à une violente diatribe sur les mauvais traitements et les mesures vexatoires d’Hudson Lowe à son égard, espérant que l’ambassadeur et son entourage s’en feraient l’écho à Londres (7). Henry Ellis publie en 1818 un récit intitulé Voyage en Chine dans lequel il consacre quelques pages à cette entrevue, portant un regard critique sur le comportement et les propos de « Buonaparte » (8). Lord Amherst aurait lui-même écrit un journal de sa mission, aujourd’hui inconnu, mais qui a peut-être été consulté dans les années 1890 à la British Library à Londres par un chercheur nommé Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine. En 1923, paralysé, Lénine dicte son dernier ouvrage Moins nombreux mais meilleurs dans lequel il cite la « phrase de Napoléon » vraisemblablement prononcée devant lord Amherst : « Laissons donc la Chine dormir car, quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera ». Malheureusement Lénine n’indique pas l’origine de cette citation et, à ce jour, le document original n’a pas été retrouvé. Cette phrase a néanmoins fait un beau parcours depuis qu’elle a été reprise en 1973 par Alain Peyrefitte pour en faire le titre de son premier ouvrage sur la Chine de Mao Tsé-toung. À partir du milieu du XIXe siècle, la Chine subira les assauts et les violences des nations occidentales, entrera en décadence avant de « se réveiller » au siècle suivant, avec les conséquences prévues par Napoléon.

Au Pays du Soleil levant

Le mot Japon n’est pas cité une seule fois dans le Mémorial de Sainte-Hélène et il ne semble pas non plus que Napoléon se soit soucié de ce pays durant son règne. En effet, en ce début du XIXe siècle, l’Empire du Soleil levant est complètement isolé du monde occidental. Marqués par la conquête des Philippines et leur christianisation forcée par les Espagnols, les Japonais n’acceptent de commercer qu’à travers le seul port de Nagasaki et par l’intermédiaire des Hollandais, protestants qui ne mêlent pas commerce et prosélytisme religieux. Le Japon connaîtra une extraordinaire ouverture à la modernité avec l’ère Meiji (à partir de 1867) mais, durant la période qui nous intéresse, nous ne pouvons qu’en ressentir les timides prémices, en particulier dans les arts et la littérature.
Du côté des îles Kouriles et Aléoutiennes, les pêcheurs russes capturaient parfois quelques pêcheurs japonais mais la Russie ignorait quasiment tout de son voisin de l’est. En 1803, le tsar Alexandre Ier chargea le diplomate Nicolai Petrovitch Resanov de tenter d’établir des relations commerciales avec l’Empire japonais, via le port de Nagasaki. Ce fut un échec mais aussi l’occasion d’un extraordinaire voyage. Resanov s’embarque en août 1803 à Kronstadt sur la Nadejda de l’amiral Ivan Fiodorovitch Krusenstern, savant hydrographe, membre de l’Académie des sciences de Paris, qui, avec la Neva du capitaine Lissianki, part pour un tour du monde à but scientifique et commercial. Krusenstern passe le cap Horn, visite les Marquises et les îles Sandwich (Hawaï), explore les côtes du Kamtchatka et arrive à Nagasaki le 7 octobre 1804. L’accueil des Japonais est glacial. L’ambassadeur et l’équipage sont consignés à bord, les armes mises sous séquestre, la Nadedja encerclée par trente-deux jonques. Les Hollandais, mécontents de cette intrusion sur leur chasse gardée, n’étaient sans doute pas étrangers à ces mesures. Le message du tsar, envoyé au shogun à Edo (Tokyo), revient le 4 avril 1805 avec une réponse péremptoire priant M. de Resanov d’appareiller au plus vite et de ne plus revenir. Il se fit déposer au Kamtchatka et rentra à Saint-Pétersbourg par la voie terrestre, tandis que Krusenstern terminait son tour du monde. Resanov avait occupé ses six mois d’internement à Nagasaki à rédiger un lexique russo-japonais.
Il ne semble pas qu’Alexandre Ier ait de nouveau tenté d’entrer en relation commerciale avec le Japon. Il est vrai que, les années suivantes, ses principales préoccupations le portèrent davantage vers ses frontières occidentale et ottomane. De la même manière, la Corée, qui s’était ouverte au XVIIIe siècle aux sciences occidentales et au christianisme, retomba en 1800 sous la rigueur conservatrice du roi Sunjo et ne reprit contact avec l’Occident qu’en 1876.

Vers le continent austral

Les témoignages de pêcheurs indonésiens, les récits de quelques navigateurs portugais laissaient supposer l’existence entre l’océan Indien et l’océan Pacifique d’un vaste territoire peuplé de cruels « sauvages » mais ce n’est qu’au début du XVIIe siècle que la côte orientale du continent austral fut reconnue par des navigateurs hollandais qui la baptisèrent Nouvelle-Hollande, sans y établir de colonie. En 1770, James Cook en prit possession au nom de la Couronne britannique et la rebaptisa Nouvelle Galles du Sud. Il signala la richesse de la flore et de la faune de cette région. La Grande- Bretagne, qui venait de perdre ses colonies américaines, y vit une solution pour se débarrasser de populations indésirables : délinquants, forçats, femmes de mauvaise vie et aussi déportés politiques irlandais. Ces convicts, encadrés de militaires, constituèrent les premières populations sédentaires implantées à Botany Bay et à Port Jackson (près du camp pénitentiaire de Sydney). Jean-François de La Pérouse reçut de Louis XVI la consigne d’explorer cette côte mais il y arriva alors que les Anglais étaient déjà bien installés, avant de repartir se perdre sur les récifs de Vanikoro.
Dès 1800, dans la lignée de son expédition scientifique en Égypte, le Premier Consul Bonaparte charge le capitaine de vaisseau Nicolas Baudin d’aller reconnaître et explorer ces territoires encore mystérieux. La mission Baudin, constituée du Géographe et du Naturaliste, comprend une trentaine de savants : botanistes, géographes, zoologistes, dessinateurs, médecins, etc. Après un difficile voyage, elle arrive en mai 1802 à Port Jackson, bien accueillie par les Britanniques, puis entreprend l’exploration de la Tasmanie et de la côte méridionale de ce vaste territoire que l’on nomme Australie depuis que le navigateur britannique Matthew Flinders avait réussi à en faire le tour. La moisson de découvertes faites par les savants de l’expédition Baudin et ramenées en France par le Naturaliste est considérable et enrichira les collections du Jardin des Plantes. Baudin, épuisé, malade, décède à l’Isle de France le 1er septembre 1803. Mais Bonaparte alla-t-il jusqu’à envisager d’établir une colonie française sur l’un des rivages australiens, voire d’en chasser les Anglais ? Le récit de l’un des compagnons de Baudin, le zoologiste et anthropologue François Péron, le laisse supposer.
Rédigeant son Mémoire sur les établissements anglais à la Nouvelle Hollande, à la Terre de Diémen [Tasmanie] et dans les archipels du grand océan Pacifique vers 1807-1808, Péron y évalue les forces britanniques en place et propose un plan pour Bay et, de là, chasser les Anglais (9). Des révoltes de convicts s’étant produites à plusieurs reprises, il imagine même que l’on pourra armer les déportés irlandais qui se soulèveront contre les Anglais à l’annonce du nom de Napoléon Bonaparte. Cette implantation française pourrait ensuite servir de tête de pont pour s’emparer des richesses des colonies espagnoles du Pérou et du Chili. Si on considère la faiblesse des moyens de la Marine impériale – qui ne réussira même pas à préserver l’Isle de France et l’île Bonaparte (Maurice et Réunion) –, les projets de Péron semblent utopiques et ses propos même parfois délirants. Ne répondent-ils pas cependant à une « commande » ? Le 9 juin 1810, dans une lettre à Decrès, son ministre de la Marine et des Colonies, Napoléon propose de rassembler une force de 5 000 à 6 000 hommes à l’Isle de France sur des flûtes et des frégates afin de « prendre la colonie anglaise de Jackson qui est au sud de l’Isle de France, et où l’on trouverait des richesses considérables ». Napoléon semble avoir négligé de regarder une carte marine car, si en latitude l’écart entre Port-Louis et Port Jackson est de quelque 1 500 km, en longitude il est de plus de 9 000 km, et il ne se serait pas agi d’une opération de voisinage ! Six mois plus tard, le 3décembre 1810, l’Isle de France tombera aux mains des Anglais et ce rêve de Napoléon n’aura pas plus de suite que celui de s’emparer de l’Inde avec l’aide de son ami Alexandre.
La Nouvelle Galles du Sud reste ensuite colonie pénitentiaire jusqu’en 1848 mais les bagnards libérés y deviennent colons et la Grande-Bretagne entreprend à partir de 1820 la mise en valeur de tout le continent australien. L’Australie-Méridionale est fondée en 1836, le Victoria en 1851, le Queensland en 1859, le territoire du Nord en 1863. Parallèlement, la population aborigène chute, par massacres et épidémies, de près d’un million à quelque 60 000 personnes.

De Batavia à Manille

Inde, Chine, Japon, Australie. Au centre de cet ensemble, des chapelets de milliers d’îles constituent ce que l’on appelle l’Insulinde. Sumatra, Java, Bali, Timor connurent de brillantes civilisations hindouistes avant d’être converties à l’islam (sauf Bali) au XIVe siècle. Succédant aux Portugais, les Hollandais s’y établissent et exploitent ces îles riches en épices par l’intermédiaire de la Compagnie hollandaise des Indes Orientales. Celle-ci établit un commerce florissant tant vers l’Europe que vers la Chine (Canton) et le Japon (Nagasaki) par les ports de Jayakarta, rebaptisé Batavia, et de Malacca. Au XVIIIe siècle, les Indes orientales constituent une importante source de la richesse des Pays-Bas. En 1799, la République batave met fin au monopole de la Compagnie et prend le contrôle direct de la colonie, s’appuyant sur les princes et sultans locaux tout en mettant en place le travail forcé pour exploiter les richesses du pays (tabac, café, épices, bois). Après la création du royaume de Hollande, le général français Daendels, d’origine batave, est nommé gouverneur des Indes néerlandaises. Il crée des préfectures et met en place une administration et une justice directement inspirées des principes napoléoniens, ainsi qu’une efficace défense de l’île de Java, convoitée par les Anglais. Ses méthodes assez brutales lui susciteront l’hostilité des colons hollandais. En 1810, Napoléon détrône son frère Louis et la Hollande est transformée en départements français, gérés par l’architrésorier Lebrun. Les Indes néerlandaises deviennent alors de facto colonie française. Lebrun obtient le rappel de Daendels, le Napoléon batave, et son remplacement par le général Janssens, qui arrive à Batavia en mai 1811. Deux mois plus tard, lord Minto, gouverneur des Indes et déjà maître des Mascareignes (Maurice, Réunion) entreprend de mettre fin à la dernière occupation française dans l’océan Indien. Ne recevant pas de renforts, lâché par ses troupes indigènes, Janssens capitule le 18 septembre 1811. Les Indes orientales redeviendront hollandaises lors du Congrès de Vienne.
À l’autre extrémité de l’Insulinde, les Philippines ont connu un destin tout différent. En 1564, les navigateurs espagnols, partant d’Acapulco et traversant le Pacifique, réalisent le projet de Christophe Colomb en arrivant en Asie par la route de l’ouest. Ils s’établissent dans l’archipel des Philippines qui devient une colonie espagnole rattachée à Mexico. Notamment sur l’île de Luçon, les hidalgos se taillent de grands domaines laissés en friche ; les missionnaires franciscains multiplient les couvents et christianisent une population ouverte à tous les cultes, tandis que la capitale Manille devient le centre d’un commerce lucratif avec la Chine, via l’île de Macao. Chaque année, le galion de Manille, le plus gros navire jamais construit, ramène à Acapulco les marchandises achetées en Chine (soieries, thé, épices, porcelaine, ivoire, jade). Ce commerce étant déséquilibré, il en résulte un transfert de l’or d’Amérique vers la Chine. Si bien que, à la fin du XVIIIe siècle (1789), le gouvernement de Madrid décide de briser le monopole de la Compagnie des Philippines et d’ouvrir le port de Manille au commerce international. Les échanges avec l’Amérique se complètent alors d’un nouveau trafic vers Batavia et l’Europe. En 1898, les Philippines passeront sous contrôle des États-Unis.

À travers le Sud-Est asiatique

La Birmanie, le Siam ou Thaïlande, le Cambodge, le Vietnam, pays aux frontières fluctuantes, constituent depuis près de trois millénaires des royaumes aux mains de tribus la plupart issues de Chine méridionale. Leurs populations, hindouistes à l’origine, deviennent majoritairement bouddhistes à partir du XIVe siècle. La Birmanie, dans ses limites actuelles, prend naissance dans les années 1750 avec la dynastie Konbaung. Renonçant à envahir le Siam, elle entreprend de s’étendre vers l’ouest en s’emparant de l’Assam. Il en résulte une vive riposte de la Grande-Bretagne, implantée au Bengale, qui vainc les forces birmanes en 1824, puis en 1852 et s’empare de la Birmanie qui, le 1er janvier 1886, sera offerte en « cadeau de nouvel an » à la reine Victoria et entrera alors dans l’histoire mondiale de la littérature grâce à Rudyard Kipling : « By the old Moulmein Pagoda, lookin’ lazy at the sea ; / There’s à Burma girl a-settin’, and I know she thinks o’me ; / For the wind is in the palm-trees, and the temple-trees they say : / Come you back, you British soldier ; come you back to Mandalay ! […] / On the road to Mandalay, where the flyin’-fishes play, / An’ the dawn comes up like thunder outer China ‘crost the Bay ! » (10)
Le Siam (ou Thaïlande), jamais colonisé, constitue un cas particulier dans l’histoire moderne du Sud-Est asiatique. Dès 1686, le roi Phra Naraïn envoyait à la cour de Louis XIV, peu habituée à voir des Siamois, une ambassade restée célèbre. Le soutien de la France lui permettra d’éviter l’occupation hollandaise. Plus tard, expulsant (ou massacrant) les Anglais et Japonais qui tentaient d’y implanter leur commerce, le Siam résiste à toute forme de colonisation, acceptant toutefois d’évacuer les territoires du delta du Mékong revendiqués par le Cambodge, lui-même soutenu par la France. Ce n’est qu’à partir de 1860 qu’il s’ouvrira au commerce avec l’Occident, jouant habilement de la rivalité coloniale entre la Grande-Bretagne et la France pour maintenir son indépendance.

Jusqu’à Saigon, perle de l’Indochine…

Terminons notre périple asiatique par les pays qui vont constituer à la fin du XIXe siècle l’Union indochinoise : le Cambodge, le Laos et le Vietnam historique (Tonkin, Annam et Cochinchine).
Sur le territoire que nous nommons aujourd’hui Cambodge s’établit à partir du VIIe siècle l’empire des Khmers, peuple hindouiste qui développe une brillante civilisation dont le fleuron, retrouvé, est constitué par les temples de la cité d’Angkor. Les Khmers sont cependant en conflit permanent, tant avec les Chams qui occupent l’Annam et leur disputent le delta du Mékong qu’avec les Siamois. Après un premier pillage d’Angkor par les Chams en 1177, le roi Jayavarman VII rétablit un puissant empire khmer en s’emparant du Laos et de la majeure partie de l’actuelle Thaïlande. Puis cet empire, attaqué de tous côtés, sombre dans un long déclin et tombe au XVe siècle sous la dépendance du Siam. Les temples d’Angkor disparaissent dans une jungle dont ils ne resurgiront qu’à la fin du XIXe siècle. Pendant ce temps, un autre peuple, celui des Viets, supplantant les Chams le long de la côte de la mer de Chine, de Hué au delta du Mékong, imposait sa civilisation et détruisait les symboles khmers dans les trois provinces du Sud qui deviendront la Cochinchine.
Sans remonter jusqu’aux cultures vietnamiennes, contemporaines des civilisations égyptienne et grecque, le brillant empire vietnamien du XIe siècle, harcelé au nord par les Chinois, envahi au sud par les Khmers, se trouvait au XVIIIe siècle divisé en plusieurs royaumes. Les missionnaires catholiques, dominicains notamment, s’y montraient très actifs près de populations plutôt ouvertes à l’Occident, partagées entre seigneurs Trinh et seigneurs Nguyen. Dans les années 1780, trois frères Nguyen s’emparent respectivement du nord, du centre et du sud du pays, si bien qu’en 1802 Nguyen Anh réunifie les trois régions et se proclame empereur (deux ans avant Napoléon) sous le nom de Gia Long. Plus heureux que son collègue français, il crée la dynastie des Nguyen, dont le dernier représentant sera l’empereur Bao Daï de 1926 à 1955. La cité impériale de Hué devient la capitale de l’Empire, rivalisant avec la cité interdite de Pékin. La prospérité du pays va bientôt susciter la convoitise de la France, à la recherche d’une ouverture vers le continent asiatique.
Gia Long renforce l’unité du pays en prônant le retour aux valeurs du bouddhisme et du confucianisme. Il étend le pays en conquérant des zones montagneuses au détriment du Laos, petit royaume enclavé envahi depuis des siècles par tous ses voisins. Son fils, l’empereur Minh Mang (1820-1841), se montre hostile au développement du catholicisme qu’il considère comme une menace pour les traditions confucéennes et une ouverture à la colonisation occidentale. En 1847, la marine française attaquera le port de Da Nang en représailles de l’arrestation de missionnaires catholiques. Sans plan établi, à l’initiative des officiers sur place, débuteront une conquête et une colonisation qui ne trouveront leur épilogue qu’un siècle plus tard sur les collines de Dien Bien Phu (11).

Notes

1. Avant d'inspirer Guy Béart : « Pas question / Dans ces conditions / D'abandonner nos Comptoirs de l'Inde ». Le lecteur intéressé trouvera aisément les couplets.
2. Une délocalisation à l'envers !
3. Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, Fayard / Fondation Napoléon, lettre n° 2394.
4. Idem, lettres n° 3948 et n° 3961.
5. Idem, lettres n° 4164 et n° 4167.
6. Voir Jacques Macé, « Le général Decaen aux Mascareignes », Revue du Souvenir Napoléonien, n° 484, juillet 2010. L'île Bourbon (Réunion) sera restituée à la France en 1815, mais Maurice restera possession anglaise jusqu'à son indépendance en 1968.
7. C'était l'époque où Hudson Lowe avait longuement retenu un buste du Roi de Rome envoyé à Sainte-Hélène !
8. Extrait disponible sur www.napoleon.org/en/reading_room/articles/files/481127.asp
9. Le Mémoire de François Péron a été publié intégralement en 1998 par Roger Martin, dans le Bulletin n° 176 de la Revue de l'Institut Napoléon.
10. « À Moulmein près de la vieille pagode, regardant nonchalamment la mer, / Est assise une jeune Birmane et je sais qu'elle pense à moi ; / Car il y a du vent dans les palmiers et les cloches du temple disent : / Reviens-t-en, soldat britannique ; reviens-t-en à Mandalay ! […] / Ô route de Mandalay, où jouent les poissons volants, / Et l'aurore se lève comme l'orage en Chine, de l'autre côté de la Baie ! » (À l'Est de Suez, Kipling, 1892)
11. En 1859, est conquis le site de Saigon, ville qui deviendra un symbole, la « perle », de la colonisation à la française. En 1862, le peu combatif empereur Tu Duc signe un traité concédant la Cochinchine à la France. En 1872, le capitaine Francis Garnier s'empare d'Hanoï et conquiert le Tonkin. Hué tombe en 1883 et un traité de protectorat est imposé à la cour impériale. Dès lors, les gouverneurs français nommeront et déposeront les empereurs à leur guise. En 1887 sera proclamée l'Union indochinoise regroupant la Cochinchine, l'Annam, le Tonkin, le Laos et le Cambodge. La suite est une autre longue et douloureuse histoire.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
Hors-série n°5
Numéro de page :
8 p.
Mois de publication :
Décembre
Année de publication :
2012
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