Le personnel gouvernemental du Second Empire

Auteur(s) : GUIRAL Pierre
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Sur le Second Empire, le grand public en est resté souvent à des images d'Epinal ou à des caricatures. pression sur les électeurs, symbole de dictature ; fête impériale, symbole de légèreté ; Sedan, symbole de malheur. On a vu le régime à travers les cris de haine de Victor Hugo, les accusations de Zola, les perfidies de Viel-Castel ou de Xavier Marmier. Comme l'écrit Victor Hugo dans les Châtiments, unissant le prince et ses serviteurs: « Maupas, Morny, Magnan, Saint-Arnaud, Bonaparte : Courbons nos fronts ! Gomorrhe a remplacé Sparte ! Cinq hommes, cinq bandits ». Il est temps, cependant, de substituer la connaissance à la légende, d'étudier sans complaisance mais sans prévention le personnel gouvernemental du Second Empire.
L'historien Pouthas a, à juste titre, remarqué que, si l'on examine le gouvernement de l'Empereur, le souverain paraît supérieur à ses ministres, il voit plus haut, il voit plus loin, il a, et c'est son originalité parmi les hommes d'Etat, le sens de l'avenir. Et de fait il arrive qu'en maintes circonstances le personnel impérial paraisse plus conservateur que l'Empereur ; il n'ose pas condamner, il freine les initiatives de l'Empereur jugées téméraires. Toutefois, la supériorité de l'Empereur sur son entourage admise, il n'en demeure pas moins que ce personnel, c'est lui qui l'a choisi, c'est lui qui l'a parfois imposé, c'est lui qui a eu tendance à le maintenir longtemps en fonction, c'est lui qui lui a fait confiance, car lorsqu'il croyait qu'un ministre était compétent et loyal. il entendait lui laisser une grande liberté d'allure et d'initiative. A Duruy inquiet de son insolite élévation, il assure que tout ira bien. Et à en croire le ministre, ce seraient les seules instructions qu'il lui aurait données.
De même Napoléon désirait que les préfets restent longtemps en fonction, afin qu'ils connaissent à fond leur département, les besoins des groupes sociaux, les ambitions de tel ou tel, le comportement des notables et les réflexes des classes populaires. Il est donc arbitraire de distinguer le prince de ses collaborateurs, de réserver au seul personnel les « bavures » de l'action quotidienne.
Ce que l'on doit ajouter. c'est que Napoléon III n'est pas aidé par son passé. Prétendant aventureux, il n'a pu à ses débuts dans l'action que s'entourer d'aventuriers dont il attendait seulement le dévouement. Publiant la correspondance reçue par le maréchal Pélissier, j'ai été surpris de constater combien l'idée napoléonienne avait peu pénétré les cadres supérieurs de l'armée. Autre inconvénient : certains ministres qui ont servi le Prince-Président sous la deuxième république refusent de servir Napoléon après le coup d'Etat, et ce, alors que le chef de l'Etat avait apprécié leur compétence ou l'amabilité de leur caractère. je pense au comte de Falloux et à Alexis de Tocqueville.

En fait, dans le personnel politique et plus précisément dans le personnel ministériel, on peut distinguer quatre origines qui parfois se chevauchent:
a) une vieille garde, liée à l'Empereur par des liens de famille (Jérôme Napoléon, les comtes Walewski, Morny), par l'origine corse (Abbatucci, Pietri) ou par un ralliement précoce. Le modèle du dernier type est Persigny qui, après avoir servi le prétendant, est en 1852 entré définitivement dans le monde bonapartiste en épousant la fille du prince de la Moskowa. Bien qu'à première vue ces hommes soient tout près de l'Empereur, Napoléon tend à les écarter peu à peu. Maupas. après un éphémère ministère de la Police, n'a plus que des fonctions de second plan. Pierre-Marie Pietri est écarté de la préfecture de Police après l'attentat d'Orsini. Joachim Pietri est après 1866 remplacé à la même préfecture par l'aimable Boitell. En 1863, au lendemain d'élections moins heureuses que prévu, Persigny est disgracié et ne reviendra jamais aux affaires, à partir de 1865. du malencontreux discours d'Ajaccio, les ponts sont pratiquement rompus entre Napoléon III et le Prince Napoléon. Lorsqu'est formé le ministère du 2 janvier 1870, Napoléon pose une question préalable : que le ministère ne comprenne ni le Prince Napoléon ni Emile de Girardin avec qui Emile Ollivier entretient des relations également confiantes.
b) les hommes des anciens partis, comme on disait alors. En vérité le pluriel convient peu : ils viennent essentiellement de la gauche de la Monarchie de Juillet, de l'opposition dynastique : Delangle, Billault. Baroche, Rouher. Ils jouent un rôle de premier plan, surtout Billault qui meurt en 1863 en laissant un grand vide et Rouher qui, en face de Napoléon prématurément vieilli, paraît « le Vice-Empereur sans responsabilité ». Pour reprendre la plaisanterie de l'époque, la France n'a pas un gouvernement, mais un « rouhernement ». Ce sont des hommes d'expérience, de formation juridique, de tempérament prudent, familiarisés avec les assemblées, sérieux, travailleurs, compétents, qui rassurent les amis du gouvernement au Corps législatif.
c) une troisième catégorie est fournie par des techniciens. C'est le cas de la plupart des ministres des Affaires étrangères, des ministres de la Guerre et de la Marine, de certains ministres du Commerce (Behic), des deux principaux ministres de l'Instruction publique. Hippolyte Fortoul et Victor Duruy. On attache parfois moins d'importance à ces ministres choisis pour leur compétence qu'aux maîtres de la parole qui défendent la politique du gouvernement devant le Corps législatif et le Sénat et dont le modèle, nous l'avons dit, est Rouher. A tort : le maréchal Niel qui était au surplus un débater habile, Behic qui avait été le grand directeur des Messageries impériales et avait organisé les services pionniers d'Indochine, Hippolyte Fortoul qui était autoritaire, parfois brutal et, si l'on en croit Montalembert, vaniteux, mais qui joignait à une grande puissance de travail, le souci d'être exactement informé et des idées neuves sur l'enseignement, Victor Duruy qui est dans une large mesure une découverte de l'Empereur qu'il avait aidé lorsque Napoléon préparait sa Vie de César et qui a été un des très grands ministres de l'Instruction publique, inquiétant les républicains par l'ampleur de son oeuvre.
d) enfin apparaît dans les derniers jours de l'Empire une quatrième catégorie : ceux qui arrivent aux affaires avec le ministère du 2 janvier 1870, qui entourent Emile Ollivier ou qui sont sinon nommés du moins proposés, presque tous, par lui. Ce sont des opposants qui se sont ralliés parce que le régime a accordé les libertés nécessaires et qu'avec les années il a gagné une légitimité qu'au début et longtemps ils avaient contestée. Ils viennent de la République comme Emile Ollivier ou de l'orléanisme militant comme Daru et Buffet. En même temps que ces premiers choix, d'autres, non moins significatifs, s'annoncent. Il n'est que de considérer la composition des deux importantes commissions de décentralisation et de liberté de l'enseignement supérieur qu'institue Emile Ollivier. On y note des noms d'hommes de mérite mais qui n'avaient jamais passé pour des amis du régime : Louis Reybaud, Waddington, le légitimiste Raudot, l'orléaniste duc de Broglie, Saint-Marc Girardin, SaintRené Taillandier. Thureau-Dangin, ces derniers également de convictions ou de sympathies orléanistes.

Déjà un choix fait scandale: celui de PrévostParadol appelé à représenter la France à Washington. Il connaissait parfaitement l'anglais : il avait défendu avec talent la cause du Nord lors de la Guerre de Sécession. mais il avait été un opposant particulièrement incisif et cruel, un Rochefort avant la lettre. On lui fera payer cher ce ralliement auquel il s'était toujours engagé si le régime se libéralisait.
Ces promotions de l'avant-dernière heure sont particulièrement intéressantes. D'abord elles furent bien accueillies par une large fraction de l'opinion qui aspirait à la fin des rancunes et des haines. « La joie publique, écrit le duc de Broglie, fut assez générale. On revoyait des noms considérés et en qui on avait confiance. les soutiens de l'Empire ayant perdu presque toute l'estime publique ». Tombait d'autre part une grave critique fréquemment adressée à l'Empereur. On lui reprochait après dix-huit ans de règne (cela a été en particulier le cas du journaliste impérialiste Giraudeau) de n'avoir pas renouvelé suffisamment le personnel gouvernemental, de n'avoir pas fait appel à la jeunesse. L'Empereur était en train de le faire lorsque la défaite l'emporta. Au surplus ne soyons pas dupes du mythe de la jeunesse : il est des régimes de gérontes qui sont cependant indestructibles, tels le communisme soviétique ou chinois.
Ainsi un premier point est acquis : ce personnel est choisi de manière éclectique même au temps des méthodes autoritaires, et ceci est particulièrement net dans le cas du Conseil d'Etat où l'on rencontre des apolitiques, des bonapartistes, d'anciens républicains, d'anciens légitimistes, d'anciens orléanistes, ces derniers particulièrement nombreux, sans parler du saint-simonien Michel Chevalier dont ses collègues redoutaient les interventions et l'ennui qu'elles dégageaient.
 
Si l'on examine les choses de plus près, on dénombre dans ce personnel des catholiques, des protestants convertis ou d'origine (Fould, Haussmann, Boudet, président d'une section du Conseil d'Etat), des athées (Victor Duruy qui pour cette raison est déchargé des Cultes), des avocats qui forment le groupe le plus important, des officiers supérieurs, des diplomates, des industriels et hommes d'affaires (Béhic, Schneider, président du Corps législatif, Chevandier de Valdrôme, ministre de l'Intérieur du cabinet Emile Ollivier), des professeurs (Fortoul, Duruy), bien entendu, tous issus du monde bourgeois. A titre anecdotique, une forte présence d'hommes du Massif Central qu'obnubilait le succès de Morny et de Rouher. Comme on disait alors, « il n'y avait pas un seul porteur d'eau qui ne visât une préfecture ou même un portefeuille de ministre ».
Est-ce parce que ce personnel est disparate ? il est loin d'être uni et solidaire. Haussmann est mal vu des ministres qui lui reprochent son ambition (il voudrait être ministre de Paris, en avoir le titre et pas seulement les responsabilités), qui jalousent son intimité avec l'Empereur, qui contestent ses méthodes administratives, trop désinvoltes et trop autoritaires. Duruy est isolé au gouvernement, toléré plutôt qu'accepté. Certains préfets suivent de mauvaise grâce ses instructions. Il faut dire que le ministre trouve sa revanche en renseignant l'Empereur sur leur activité et leurs capacités. De même le maréchal Niel se plaint d'être combattu en sous-main par Rouher. Enfin quand arrive au pouvoir l'équipe du 2 janvier 1870 les anciens serviteurs de l'Empire, les barons du régime ne lui pardonnent pas sa promotion. Ils y voient non le terme d'une évolution heureusement conduite, mais le résultat d'une manoeuvre bien ourdie. Nous avons rappelé de quelle haine fut poursuivi Prévost-Paradol dont le ralliement était cependant explicable et honorable. Le journal Le Pays lui offrit le suicide comme le seul recours et Paradol eut la faiblesse de succomber à la tentation. On peut même penser que certains hommes des anciennes équipes ont souhaité la guerre de 1870 pourvu qu'elle les délivrât d'Emile Ollivier, considéré comme un réformateur dangereux qui, par idéalisme et par vanité, conduisait l'Empire à sa chute. C'est là une indiscutable faiblesse de ce personnel, la plus grave à coup sûr.
Une autre ne saurait être célée : le poids des relations de famille. Il apparaît tout particulièrement dans la composition des cabinets ministériels qui groupent un personnel peu nombreux. mais jouant parfois cela dépend du ministre et de ses collaborateurs – un rôle très notable. Ces relations familiales (même Duruy ne s'en libère pas) paraissent d'autant plus contestables que certains fils de hauts personnages sont accusés d'agissements indélicats. Ainsi Ernest Baroche, garçon doué, mais trop sûr de lui ou du crédit de son père, qui est accusé d'avoir touché 100 000 francs du financier Mirès et qui, à la requête de Delangle et de Persigny. est ravé de l'Almanach Impérial. Il ne figurera plus jamais dans le personnel du régime. Toutefois n'accordons pas à ce dernier accident de parcours plus d'importance qu'il n'en a. Si Baroche eut un fils peu délicat, le Président de la République Jules Grévy eut le malheur d'avoir un gendre qui défraya bien plus gravement la chronique scandaleuse.

Quelle était donc la valeur de ce personnel ? On a dénoncé son honnêteté, ses opérations de bourse. Cette période est indiscutablement l'âge d'or du capitalisme pour user d'une expression qui nous est familière. Dans toutes les classes, même dans la classe ouvrière, on joue à la bourse : M. Louis Girard a pu dire avec juste raison qu'on achète une action comme à l'heure actuelle certains achètent un billet de la Loterie nationale. Voyons les choses de plus près et reprenons rapidement quelques-unes de ces accusations classiques. Jules Ferry, entre autres, a parlé spirituellement des comptes fantastisques d'Haussmann. Très vraisemblablement certains fonctionnaires de la Préfecture de la Seine ont spéculé sur les immeubles des quartiers qui devaient être reconstruits ; Haussmann lui-même n'était pas étranger aux opérations de la Bourse. Mais le désir d'argent n'était pas le ressort qui le faisait agir. Les grandes fêtes qu'il donnait lui coûtaient une fortune, telle le banquet du 28 octobre 1867. L'Exposition de cette même année le ruina. Il mourut sinon pauvre, du moins avec des ressources médiocres. Le cas de Morny est plus inquiétant. Il a de grands besoins d'argent : les tableaux, les chevaux, les femmes. Il s'associe volontiers à toutes sortes d'entreprises (« Morny, dit-on, est dans l'affaire »). Il appuie la créance Jecker dont on a exagéré l'importance. Il aide les manoeuvres de Nubar Pacha contre la construction du canal de Suez. Mais on ne saurait juger tout un régime d'après un ou deux personnages, pour importants qu'ils fussent.
Il en va de même pour la vie de plaisir dont on a accusé certains ministres comme le marquis de Moustier, des hauts fonctionnaires comme le préfet de la Seine Haussmann que nous retrouvons encore sur notre chemin. Xavier Marmier dont nous avons rappelé en commençant l'esprit malveillant, est intarissable sur les bonnes fortunes du marquis de Moustier. sur le style trop mondain et trop décontracté du ministre des Affaires étrangères :
«M. de Moustier, ministre des Affaires étrangères, négligeait, dit-on, complètement les affaires de son ministère pour les beaux yeux de Mme Durand ; il est fait sénateur. Mais cette place de 30 000 francs ne le console pas de la magnifique position qui lui avait été faite et qui flattait singulièrement son orgueil».
Et plus loin Xavier Marmier ajoute :
« M. de Moustier, évincé du ministère des Affaires étrangères, est aussi comme M. de Lavalette d'une complexion fort amoureuse… A Paris, ministre des Affaires étrangères, il fait venir Mme Durand qu'il avait cnnnue en Orient et dont il est si occupé qu'il néglige les affaires de son ministère. On prétend que l'Empereur qui a été et est encore assez passionné par le cotillon aurait dit de son galant ministre : Il est trop en Durand ».
En vérité, c'est tout le ministère des Affaires étrangères qui a cette réputation fâcheuse de nonchalance et de laisser-aller. En 1853 Thouvenel se plaint : « Notre carrière dans ses moindres détails a besoin d'une refonte ». Walewski en 1855 corrobore : dans un memorandum adressé à l'Empereur, il montre les services désorganisés, les bonnes traditions tombées en désuétude, l'indiscipline portée à son comble. En 1865 Alfred Maury écrit à Edmond de Beauverger : « Nos attachés d'ambassade et nos consuls ne songent qu'à s'amuser et ne travaillent pas ». Admettons que le service ait été peu caporalisé. Ce que l'on doit dire c'est que le marquis de Moustier ne négligeait pas son département ; menant une vie de mondain et de diplomate, il s'est tué rapidement en combinant le plaisir et le travail. Il était en outre secondé au ministère des Affaires étrangères par un chef de cabinet, le comte de Saint-Vallier, qui était d'une activité extrême et devait poursuivre sous la Troisième République la plus brillante des carrières.
«M. de Moustier, écrit le comte de Maugny, avait eu la main heureuse en prenant pour chef de cabinet le comte de Saint Vallier. Jeune, intelligent, ambitieux, actif, malgré le déplorable état de sa santé, ce collaborateur intime du ministre, investi de toute sa confiance était un travailleur infatigable qui ne se reposait guère et ne supportait pas l'oisiveté chez ses subordonnés. Plein de zèle, d'habileté et d'entregent, sans cesse en mouvement et en ébullition, il avait l'oeil à tout. s'occupait de tout, épargnait à son chef l'obsession des détails. le renseignait, le conseillait au besoin et remplissait ces délicates, fonctions avec autant de succès que d'autorité ».

De même Jules Ferry, dans le premier numéro de l'Electeur libre, dénonce les préfets de l'Empire, personnages à demi militaires, à demi hommes de sport. sans compétence administrative ni goût pour le travail. Haussmann en particulier aurait trop fréquenté les petits théâtres et ce n'aurait pas été pour contrôler l'observation des règlements administratifs. En vérité il n'est que de considérer son oeuvre gigantesque pour mesurer sa puissance de travail, quand bien même elle se serait accompagnée d'un goût certain pour les plaisirs faciles. Même s'il n'a pu réaliser tous ses projets comme le transfert des cimetières parisiens à CergyPontoise, même si son oeuvre est parfois marquée de vandalisme, cette oeuvre est bien, comme il le dit lui-même, une oeuvre colossale et l'on s'étonne qu'elle ait pu être menée à bien en dix-sept ans. Contrairement à ce que l'on croit, les contemporains en ont soudain pris conscience. Lorsque le tout puissant préfet de la Seine est disgrâcié par Emile Ollivier qui entend répondre au voeu général, on sent brusquement une stupeur attristée dans la presse. certains journalistes regrettent que cette prodigieuse activité ne soit plus employée et proposent de l'utiliser en Algérie, dans cette Algérie qui, à la fin du Second Empire, connaît la famine et le désarroi.
Mais le plus bel hommage est peut-être celui de Charles Hugo qui écrit à son père le 10 mai 1868 :
« Paris est éblouissant. Les nouveaux quartiers sont splendides. On construit maintenant des maisons charmantes et dans tous les styles. On multiplie les squares, les jardins, les promenades, les fontaines. Le mouvement de luxe est inoui! Les voitures. les chevaux et les jolies femmes sont une fête de tous les moments pour les peux ».
De même ne faut-il pas croire que ces ministres et ces hauts fonctionnaires ont été des ombres portées du maître. Leur marge de résistance, leurs chances d'initiatives ont été beaucoup plus grandes qu'on ne le penserait. Quatre ministres qui venaient de l'orléanisme, Morny, Fould, Magne, Rouher, démissionnent lors de la confiscation des biens de la famille d'Orléans. Si Thouvenel suit avec une particulière fidélité la politique italienne que souhaite l'Empereur et qui plus que toute autre est son domaine réservé, Drouyn de Lhuys, Walewski, Moustier sont des ministres des Affaires étrangères prudents, attachés aux traditions, qui essaient de tempérer les audaces du souverain. Victor Duruy va plus loin de son côté que ne le souhaite Napoléon III ; il essaie d'arracher l'enseignement gratuit et obligatoire qu'il juge nécessaire dans un pays de suffrage universel et souhaitable à l'équipement militaire du pays. Emile Ollivier, audace des audaces, abandonne la candidature officielle sans en référer à l'Empereur et met Napoléon III devant le fait accompli. Au temps des méthodes autoritaires, il advient que les préfets sont moins tolérants à l'égard des journaux que ne le souhaiterait le ministre de l'Intérieur, surtout quand il s'agit de critiques adressées à l'administration départementale. En revanche certains préfets précèdent le libéralisme d'un haut et préparent sans heurt le changement. Napoléon a même eu le sentiment que ses ministres le laissaient sur la touche, qu'ils agissaient sans le tenir au courant. Il confie à Emile Ollivier en 1867 : « Ces messieurs (mes ministres) me consultent sur certaines affaires. mais en général je ne sais pas ce qu'ils font ». En parlant de la sorte, l'Empereur allait trop loin. On ne saurait en tout cas parler de ministres serviles, prêts à tout pour faire plaisir au maître et pour mériter les hauts traitements et les faveurs qu'il leur accorde.
 
Examinons enfin un dernier reproche qui s'adresse particulièrement aux préfets. Non seulement on les accuse de se conduire en satrapes. de faire construire pour leur logement et pour leurs services d'immenses préfectures, aujourd'hui insuffisantes, mais encore on les peint volontiers comme des démagogues vulgaires, se plaisant au contact des classes populaires, les flattant outrageusement, tel le préfet de l'Eure, le fameux Janvier de la Motte, dont le due de Broglie, qui fut sa victime avant d'être son ministre, trace le portrait suivant :
« Il est vrai que j'eus à faire, pour me combattre, au préfet le plus habile, le plus résolu. le plus expert dans l'art de manoeuvrer le suffrage universel. M. Janvier. – c'était son nom, encore populaire dans nos contrées -, est resté le type légendaire du préfet impérial. Parcourant incessamment les communes du département, il avait organisé dans toutes, des compagnies de pompiers, qu'il comblait de gratifications. De tous ses moyens d'action, le plus grand pourtant était encore une étonnante faculté de reconnaître les visages de ceux qu'il n'avait vus même qu'une fois et dans une foule. Au bout de quelque temps, il n'y eut pas un de nos paysans normands, – que leur blouse uniforme rendait semblables les uns aux autres. – qu'il ne connût et n'appelât par son nom et dont il n'eût présentes à l'esprit toutes les circonstances de fortune et de famille. Je me suis convaincu par cet exemple que reconnaître les gens et les nommer sans se tromper, est le plus grand moyen de popularité auprès du suffrage universel : cela explique le rôle des nomenclateurs attachés à Rome au pas de tous les candidats, et c'est de toutes les facultés, celle dont je suis le plus dépourvu.
S'étant rendu maître par cet ait souverain de toutes les élections, il l'était par là même, de tous ceux qui prétendaient à un mandat électif quelconque. Aussi eut-il bientôt tout le conseil général du département dans sa main et entièrement à sa dévotion. Bref. il se forma, d'une extrémité du département à l'autre, une véritable bande qui se dressa contre moi, quand mes prétentions furent connues, et me fit misérablement échouer. Comme je l'avais prévu, je m'aliénai les conservateurs, tous captivés par Janvier, et je ne gagnai pas une voix de la gauche. Ma défaite dans les deux élections fut une véritable déroute. Le préfet y avait aidé de sa personne, au moins dans la première épreuve, en parcourant toutes les communes de mon canton et montant sur les bornes pour haranguer contre moi».
Dans ces procédés qui choquent si vivement le duc de Broglie, il n'était rien que de normal : un régime fondé sur le suffrage universel était obligé de recourir à des méthodes plus efficaces qu'élégantes : il ne s'agissait pas de plaire dans un salon en dissertant de l'équilibre des pouvoirs, mais de conserver la confiance des paysans normands, vivant de bonne soupe et non de beau langage. Au surplus le souci très réel et très naturel de la propagande électorale n'était pas seul en cause.
 
Certains préfets de l'Empire ont été des préfets « sociaux » et des administrateurs qui dépassaient l'obsession de l'ordre. Dans son très beau livre : Economie et société nivernaise au début du XIXe siècle, André Thuillier a eu le mérite d'attirer l'attention sur le préfet Lerat de Magnitot qui cependant n'avait pas laissé une grande réputation dans la galerie des préfets du Second Empire. Dans une région difficile, gagnée aux idées avancées, la Nièvre, Lerat de Magnitot juge bon « de parler tout d'abord le langage de la bienveillance et de la conciliation » : il fait plus, il s'attache à faire disparaître la mendicité. Ce n'est pas une tâche aisée : certains esprits voient dans les mesures du préfet une, marche vers le socialisme ; « Quelques personnes mettent en avant leurs principes religieux et prétendent que toute mesure qui doit favoriser l'interdiction de la mendicité est une atteinte à la loi divine ». Bref le préfet se heurte aux routines, aux préjugés, au conservatisme étroit des notables. Au bout de trois ans, les résultats de son action sont cependant indéniables. Lerat de Magnitot les résume ainsi en janvier 1865 : « Les mendiants de profession, les vagabonds et les étrangers qui étaient les fléaux de nos villes et de nos campagnes ont complètement disparu. Les uns ont quitté le département dans l'espérance que leur industrie pourrait trouver ailleurs tolérance et impunité, les autres comprenant que le moment était venu pour eux de renoncer à leurs habitudes de paresse et de fainéantise, demandent aujourd'hui à la pratique d'un travail régulier les ressources qu'ils se procuraient précédemment par la mendicité ». Plus éloquents les chiffres concernant la scolarité. Du fait que les enfants cessent de mendier le nombre des écoliers augmente. En 1853, on comptait dans le département 26 595 élèves ; en 1857, 32 350. Ainsi le mélange de morgue et de mépris des citoyens que l'on a reproché au personnel impérial s'est accompagné dans bien des cas du sens éclairé du bien public, de la défense des classes laborieuses. Paternalisme, d'accord, mais paternalisme efficace.
On s'étonne moins que, comme l'ont très bien montré Bernard Le Clère et Vincent Wright, ces préfets soient restés populaires et aient souvent fourni les cadres locaux du bonapartisme au début de la Troisième République. C'est le cas de Léon Chevreau dans l'Oise, de Joret des Closières dans le Calvados, de l'indéracinable Janvier de la Motte dans l'Eure que les accusations qu'on avait lancées contre lui n'avaient pu ébranler. En 1872 on constate que le bonapartisme est resté très fort à Amiens. Le mérite ou la faute en revient à l'ancien préfet du département Cornuau. Considéré « comme un administrateur hors ligne », il a lui aussi conservé de nombreuses sympathies.
Nous en venons ainsi au dernier trait à retenir de ce personnel. Il fut dans sa grande majorité fidèle au régime qu'il avait servi et ne se renia pas après le 4 septembre 1870. Si Magne, Freycinet, Saint-Vallier entre autres servirent avec distinction la République à ses débuts, Emile Ollivier refusa d'effacer l'éloge de l'Empereur qu'il avait introduit dans son discours de réception à l'Académie française, si bien qu'il siégea parmi les Quarante en ayant échappé, comme Chateaubriand, à l'obligation du discours. Victor Duruy qui en 1848 avait voté pour Cavaignac, candidat malheureux à la présidence de la République, écrivit dans ses Mémoires le plus sensible éloge de l'Empereur. Quant à Haussmann, il garda la fierté et la nostalgie de l'oeuvre qu'il avait accomplie. Quand il se promenait dans ce Paris qu'il avait transformé, il avait la satisfaction de la tâche accomplie contre les routines, les habitudes, les jalousies.
On peut en résumé adresser bien des critiques à ce personnel et nous croyons les avoir honnêtement rappelées. mais, dans l'ensemble, les mérites l'emportent sur les faiblesses. On objectera que l'historien n'a pas à juger, qu'il doit être comme Sirius en admettant que pareille impartialité soit possible, mais comment ne pas être tenté de rectifier une image qui est souvent une caricature ?

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
299
Numéro de page :
35-39
Mois de publication :
05
Année de publication :
1978
Année début :
1848
Année fin :
1870
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