Le portrait de Chateaubriand par Girodet au Salon de 1810

Auteur(s) : GAUTIER Céline
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Le tableau intitulé Un homme médite sur les ruines de Rome, aujourd’hui au musée de Saint-Malo, est présenté au Salon sous le numéro 373 (1). Le cartel tait le nom du modèle. Cet anonymat est en réalité un secret de polichinelle : François René de Chateaubriand (1768-1848), puisque c’est lui, est bien trop célèbre et ses écrits suffisamment diffusés pour que « l’énigme » soit percée sans effort par les visiteurs, au moins les plus avertis d’entre eux.

Le portrait de Chateaubriand par Girodet au Salon de 1810
Portrait de Chateaubriand, par Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson
© RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Gérard Blot

Dans une attitude de négligente nonchalance, l’homme médite, debout, la tête de trois quarts tournée vers la gauche, le regard égaré. Il est vêtu d’un ensemble moderne de couleur sombre. Son manteau épais, d’une nuance vert bronze, presque brune, aux parements de velours noir et aux épaules rondes et marquées, paraît un peu trop large pour lui. Il laisse entrevoir une chemise blanche froncée et le haut de col d’un gilet beige sur lequel est porté un second gilet foncé, croisé, négligemment boutonné d’une seule attache. Son cou semble engoncé dans une cravate noire nouée fermement sur le devant, plaquant les revers de la chemise et les laissant échapper sous la mâchoire telle une collerette blanche. La tenue est complétée d’un pantalon de drap gris-vert.

Dans une position stable, le corps est légèrement déhanché, la jambe gauche, dont on ne voit que la cuisse et le genou, est à peine pliée. Le « penseur » est accoudé sur un muret qu’envahit progressivement un feuillage de lierre, le poing gauche fermé, les veines saillantes ; il a glissé les doigts de sa main droite sous son gilet, au niveau du cœur.
Sous une coiffure de boucles souples ébouriffées par le vent, le visage est sombre, tant par le teint que par l’expression : la carnation jaunâtre, brunie par une légère barbe naissante et des cernes aux yeux ; sous des sourcils épais, le regard intense fixe le lointain. Les lèvres minces se serrent.

Derrière l’homme, à distance, on devine les ruines de la Ville éternelle, avec à gauche le Colisée, et, à droite une partie d’un mont, sans doute une des sept collines. Du ciel bleuté, doux, presque transparent, vaporeux, émane une luminosité dorée. Cette douceur céleste tranche avec l’allure sombre, presque noire, de l’homme. Ainsi pourrait-on décrire le portrait peint qu’Anne Louis Girodet de Roussy-Trioson (1767-1824) présente au Salon des Beaux Arts de 1810.

Le peintre et l’écrivain

Deux ans plus tôt, Girodet s’est déjà inspiré de Chateaubriand, à travers la composition Les Funérailles d’Atala (2), chef-d’œuvre qui a enthousiasmé le public et renforcé la notoriété de l’artiste. L’intérêt porté par le peintre au poète, à son « frère d’âme » (3), à ses écrits et à sa pensée, n’est pas récente et leurs premiers contacts remontent probablement aux années 1780.

« Atala au tombeau », dit aussi « Funérailles d’Atala », par Anne-Louis Girodet De Roussy-Trioson
© RMN-Grand Palais / René-Gabriel Ojéda

 

Les parents d’Anne Louis Girodet, résidant à Montargis, étaient soucieux de lui offrir une éducation comparable à celle de l’aristocratie éclairée. Ils le confièrent dès l’âge de sept ans au médecin Benoît François Trioson (1736-1816), ami et voisin de la famille, qui partageait son temps entre Paris et la province. Des liens étroits se tissèrent rapidement entre le tuteur et son pupille, renforcés par la mort des parents du jeune homme, alors que celui-ci avait vingt ans. Attaché à la maison du duc d’Orléans, marqué par les Lumières, et entretenant un réseau social «éclairé », le docteur Trioson voulait faire d’Anne Louis un être cultivé. Il l’avait présenté à des professeurs, des peintres, des architectes, et introduit dans les salons bourgeois. Ainsi, Girodet avait reçu une éducation dominée par les lettres et les sciences, connaissances qu’il approfondit tout au long de sa carrière. Il fut initié au grec et au latin, mais aussi aux mathématiques, à la physique, à la géographie, aux sciences naturelles, que vinrent compléter les arts d’agrément – la musique, la danse ou l’escrime –, fondamentaux pour renforcer les liens sociaux. Sa vocation pour le dessin puis son talent pour la peinture s’exprimèrent très tôt, et « triomphèrent » quand Louis David (1748-1825), maître du style néoclassique et du grand genre, l’admit dans son atelier en 1783. Girodet avait alors seize ans. David reconnut en lui un disciple doué : le jeune homme excellait dans la peinture d’histoire dont il était lui-même le grand spécialiste. Mais, malgré son admiration pour son maître, Girodet allait progressivement s’affranchir de son école et de l’académisme. Dès Endymion (1791), l’élève avait posé le principe de son indépendance et dépassait les frontières fixées par les cadres de l’atelier de David qu’il jugeait impropres à satisfaire pleinement son besoin d’expression si richement nourrie par l’éducation des Lumières.

David dirait un jour de Girodet : « Il est trop savant pour nous. » La peinture d’histoire davidienne renvoie à des compositions dramatiques, qui racontent, relatent, évoquent un épisode antique ou contemporain, dans un style emprunt d’héroïsme. Elle est la référence, le « critère de compétence ». Girodet n’y adhère pas ; il estime que la maîtrise de ce grand genre ne détermine pas l’artiste. Son érudition, singulière parmi ses confrères, entretenue par une fréquentation assidue de lettrés, poètes, peintres, gens de théâtre, savants, musiciens (4) , développe en lui cette nouvelle identité de « peintre poète » assumée et exprimée tout au long de sa carrière. Pour lui, c’est en effet la poésie qui fait l’artiste. Il s’en nourrit et en imprègne sa peinture, qu’il veut être une expression et une incarnation de l’esprit, une illustration synthétique de la nature humaine sur le plan moral et social.

Les poètes de cette époque ne réduisent pas leur art à une simple maîtrise technique des vers et des rimes. Ils veulent construire un discours aux dimensions politique, sociale et religieuse. Leur mission est d’explorer et de révéler la Nature. Girodet intègre cette conception dans son univers artistique. « Il entendait puiser en poète dans sa mémoire, éclairée par son imagination, les idées allégoriques qui résumeraient dans ses tableaux, partis pour le tout, ses savoirs sur la nature universelle, celle de l’homme et des éléments » remarque Fumaroli (5).

Si nos sources et nos lectures ne nous ont pas laissé paraître des relations amicales, des échanges soutenus ou bien une correspondance régulière entre Girodet et Chateaubriand (6), les deux hommes se sont souvent croisés. Mais même sans se connaître vraiment, ils n’en nourrissent pas moins une admiration réciproque. Leur fréquentation de la société bourgeoise et d’un réseau intellectuel a développé chez chacun d’eux une sensibilité qui les rapproche : éduqués dans les idées des Lumières, ils incarnent les prémices du romantisme.

D’autres points communs rapprochent le peintre et l’écrivain. Ils sont tous deux profondément attachés à l’Italie et à Rome. « L’un tenait Rome et l’Italie pour la terre mère du catholicisme des arts, et l’autre pour l’antique terre mère des arts tout court », précise encore Marc Fumaroli (7). Reçu à l’Académie royale de France après avoir remporté le Prix de Rome en 1789 avec le sujet Joseph reconnu par ses frères, Girodet a séjourné dans la capitale italienne de 1790 à 1794. De ses souvenirs romains, il s’émeut en ces termes dans une lettre au peintre Fabre : « Italiam ! Italiam ! voilà ce que disaient les compagnons d’Enée en y abordant ; et moi, je le dis en le regrettant. » Il est imprégné des arts et de la littérature, de l’histoire et du passé antique de la péninsule…

Chateaubriand, quant à lui, trouve à Rome une patrie temporaire en 1803-1804, lorsque Bonaparte le nomme premier secrétaire d’ambassade auprès du cardinal Fesch, ministre plénipotentiaire près le Saint-Siège. Même si ses relations avec le « cardinal-oncle » se révèlent rapidement conflictuelles, il profite de son court séjour pour nouer des relations pérennes avec les milieux artistiques : « Je voudrais être artiste : la solitude, l’indépendance, le soleil parmi les ruines et les chefs d’œuvres, me conviendraient », allait-il écrire plus tard (8). Ainsi, Girodet et Chateaubriand conservent dans la péninsule des amis communs tels l’antiquaire Séroux d’Agincourt ou le paysagiste Boguet.

Et puisque littérature et peinture font chez eux bon ménage, ils cultivent aussi leurs relations avec Jacques Delille, l’un des plus fameux poète de l’époque, Bernardin de Saint-Pierre ou Fontanes. Ils partagent aussi un bel appétit pour la littérature anglaise, de Shakespeare à Milton et Byron.

Il est toutefois un élément qui les sépare : leur expérience vécue et la vision de la Révolution. Alors que Chateaubriand, victime de la Terreur, inaugure le « mal du siècle » et une « nouvelle littérature » empreinte de mélancolie chrétienne, Girodet, alors à Rome, éloigné des bouleversements et des violences parisiens, persévère à l’intérieur de la République des Lettres des Lumières

La naissance d’un chef-d’œuvre

Girodet reçoit la commande du portrait de Chateaubriand en 1808. À cette date, sa réputation est déjà correctement établie. Il bénéficie en outre d’une fortune personnelle qui lui permet de ne pas dépendre totalement des commandes officielles. S’il lui arrive de solliciter Napoléon, sa peinture savante, trop intellectuelle, ne correspond pas totalement à l’utilisation que le pouvoir veut faire de l’art. Sa carrière n’en demeure pas moins brillante et ses succès réels.

En 1798, ses illustrations de l’Éneide, contributions à un projet impulsé par les frères Didot, séduisent l’opinion. Son chef-d’œuvre de jeunesse, Le Sommeil d’Endymion, peint à Rome en 1791 puis exposé au Salon deux ans plus tard, lui vaut les éloges de l’Académie : l’artiste y exprime pleinement ses qualités poétiques. Cette poésie va cependant dérouter le public lorsqu’il présente L’Apothéose des héros français morts pour la Patrie pendant la guerre de la Liberté, au Salon de 1802, grand tableau commandé par Percier et Fontaine pour Malmaison. D’un style hermétique, ce poème peint n’est pas compris. Sa carrière n’en sera pas pour autant ralentie. En 1806, sa réputation « éclate » grâce à Une Scène de déluge, pensée depuis le séjour à Rome, et travaillée à partir de 1802. Vers elle convergent tous les regards ; elle provoque l’effroi, cristallise les mutations de la sensibilité artistique et intellectuelle de ce début de siècle. Deux ans plus tard, Girodet goûte à l’adhésion unanime face à l’originalité du sujet d’Atala au tombeau, qui confirme l’orientation « romantique » du parcours de l’artiste. Il y introduit un thème sentimental qui rencontrera un grand succès. Présenté la même année, S.M. l’Empereur recevant les clefs de Vienne lui apporte la consécration officielle : il est nommé chevalier de la Légion d’honneur, aux côtés de Gros, Gérard, Prud’hon, Carle Vernet ou Guérin, décorés des mains même de Napoléon. À la veille de l’ouverture du Salon de 1808, Vivant Denon, directeur du Musée Napoléon et organisateur de l’événement, écrivait déjà à l’Empereur : « Sous le règne de Votre Majesté, huit peintres dont le talent est absolument indépendant, sont déjà chacun dans son genre les premiers artistes de l’Europe. […] Après [David] viennent trois autres artistes auxquels, entr’eux, je ne saurais assigner une suprématie : Girodet, Gros et Prud’hon. Les deux premiers ont surpassé tout ce qu’ils avaient fait jusqu’à présent […]. Girodet, dans celui où les députés de la ville de Vienne vous en remettent les clefs, a exprimé tout ce que la gravité de ce sujet pouvait avoir de majestueux […] » (9).

À l’origine de la commande du portrait de Chateaubriand passé à Girodet, nous trouvons leur ami commun Louis-François Bertin, dit l’Aîné, royaliste ami du poète et admirateur du peintre. À la tête du Journal des débats, rebaptisé Journal de l’Empire en 1805, Bertin l’Aîné ouvre ses colonnes à Chateaubriand qui s’y exprime librement de façon régulière. Quant à Girodet, collaborateur ponctuel, il peut souvent y lire les élogieuses critiques de son ami Jean-Baptiste Boutard, par ailleurs beau-frère de Bertin l’Aîné.
En 1807, au retour de Chateaubriand d’un périple en Orient, Bertin commande à Girodet une illustration de son roman Atala (1801). Atala au Tombeau ou Les funérailles d’Atala est exposé au Salon de 1808. L’interprétation picturale du sujet emporte l’enthousiasme et l’adhésion des visiteurs fascinés comme des critiques – même si le style poétique est bien éloigné de l’école de David. Bertin récidive en 1808 en demandant un portrait de l’auteur même d’Atala, que Girodet exécute pendant l’été. En acceptant, l’artiste se rapproche alors de deux hommes qui, dans la France napoléonienne, ne sont pas en cour. L’année précédente, Bertin et Chateaubriand ont essuyé la colère de l’Empereur. Le premier, jugé trop frondeur, a été forcé d’abandonner la direction du Journal de l’Empire. Le second, pour avoir défié le souverain dans un article du Mercure de France, est contraint à quitter le journal (10). Il se réfugie dans le silence de sa demeure de la Vallée-aux-Loups, au sud de Paris. En 1809, un autre conflit opposera l’écrivain à l’Empereur, à la suite de l’exécution de son cousin Armand de Chateaubriand du Plessis, émissaire des princes. À la même période, il devra affronter une presse invective contre Les Martyrs, roman de résistance à la tyrannie, publié en 1809.

La présentation du portrait au Salon

Le 5 novembre 1810, le Salon ouvre ses portes (11). Girodet y présente sept toiles. Sa Révolte du Caire, grand format (3,39 par 5,07 m) commandé par l’administration impériale pour la Galerie de Diane des Tuileries, est exposée à l’égal de la Distribution des Aigles au Champ-de-Mars par David ou La Bataille d’Austerlitz de Gérard. Les six autres toiles sont des portraits qui passent plus inaperçus… excepté cet Homme méditant sur les ruines de Rome. Le célèbre Boutard rapporte que l’oeuvre a été accrochée dans un recoin de la Galerie d’Apollon « où il était impossible de la bien voir » (12).  L’histoire veut que Denon ait décidé de l’éloigner du parcours officiel du couple impérial lors de sa visite – le 17 novembre au  matin – craignant une réaction hostile de Napoléon. Or, c’est l’Empereur lui-même qui aurait demandé à voir ce portrait. Chateaubriand retrace ainsi l’épisode dans ses Mémoires : « M. Denon reçut le chef-d’oeuvre pour le salon ; en noble courtisan, il le mit prudemment à l’écart. Quand Bonaparte passa sa revue de la galerie, après avoir regardé les tableaux, il dit : “Où est le portrait de Chateaubriand ?” On le sortit de sa cachette. Bonaparte, dont la bouffée généreuse était exhalée, dit, en regardant le portrait : “ Il a l’air d’un conspirateur qui descend par la cheminée” » (13) L’oeuvre aurait ainsi fait parler d’elle et gagné son succès, de sorte que Denon lui aurait, selon Chateaubriand lui-même, offert une meilleure visibilité en la transférant dans le grand Salon, début 1811.

« L’épisode impérial », quoique anecdotique, révèle que le mystère de l’identité cachée du modèle n’est que de principe. Certains se moquent : « Ce portrait qu’on doit à un grand peintre est dit-on celui d’un grand écrivain » ironise le Journal de Paris (14 février 1811). Julie Candeille écrit à Girodet : « Mon ami, je suis charmée !  Il n’est de bruit que de vos succès. On parlait hier avec enthousiasme du Portrait de Mr de Château B… ».

Dans son étude approfondie sur les critiques suscitées par la présentation du tableau, Stéphane Guégan (14) montre bien que si les critiques contemporaines ne s’attardent guère sur lui et que les visiteurs du Salon n’y portent qu’un faible intérêt, il n’en représente pas moins un événement mondain qui marque la société des légitimistes et des opposants royalistes libéraux. Mais on peut aussi attribuer l’absence de visibilité dans la presse et de nomination par les critiques, à la personnalité même de l’écrivain, dont la renommée est alors affaiblie par ses prises de position politiques. L’anonymat conféré par Girodet apparaît donc comme une aubaine pour ceux qui peuvent parler de l’oeuvre tout en taisant le nom du modèle.

Par ailleurs, pourquoi ne pas estimer non plus que si Chateaubriand est aujourd’hui un « incontournable » de notre littérature, sa renommée en 1810 était alors cantonnée aux cercles des élites ?

Un portrait préromantique et réaliste

Depuis la période révolutionnaire, les portraits se multiplient au Salon, les critiques reprochant d’ailleurs aux artistes de délaisser le grand genre. Guizot déplore une galerie d’Apollon encombrée de portraits « les plus décidément médiocres ou hideux que l’oeil puisse voir et l’esprit imaginer » (15). Il mentionne néanmoins quelques beaux exemples : « Le plus parfait est peut-être celui de madame la comtesse de P…, en pelisse et robe de velours bleu, par M. Girodet ». Dès son retour de Rome, Girodet a en effet consacré une partie de son temps à ce genre, et exécuté de nombreuses commandes.

Si la norme du portrait néoclassique représente l’individu dans son cadre social, celui de Chateaubriand par Girodet préfigure un autre style, le portrait du héros romantique, dans lequel la retranscription de l’état de l’âme est un critère essentiel. L’attitude, la tenue, le regard, le paysage : tout doit révéler la psychologie de l’individu et l’atmosphère générale déclencher impérativement une émotion. Guizot reconnaît le talent de Girodet de savoir traduire dans les visages tout autant les émotions, les sentiments, que les caractéristiques sociales du sujet. Dans le portrait de Chateaubriand, son pinceau renforce le caractère mélancolique du modèle dont le regard portant au loin fait pressentir une fièvre intérieure.

Par ailleurs, la composition originale, celle d’un modèle coupé à mi-jambes, renforce l’effet d’apparition, presque de surgissement. Guizot le dit plein de « fermeté, de vérité, de vie ».

Le travail de mise en scène n’élude pas le souci de ressemblance qui est saluée, tant par les commentateurs que par Mme de Chateaubriand elle-même. Elle reconnaît sur la toile la physionomie, les traits et l’allure de son époux. De son côté, Guizot apprécie ce « beau portrait » en louant « la vérité de l’imitation, la noblesse et l’énergie du style ». Pillet valide cette appréciation, « l’air de tête en est admirable, ainsi que la pose et les mains ». Quant à Boutard, toujours élogieux : « La ressemblance est parfaite : on ne pouvait mieux observer et mieux rendre le regard, l’expression et le caractère de la physionomie, l’habitude de corps de l’illustre modèle. » Cependant, l’atmosphère ténébreuse du portrait surprend. On s’interroge sur ce « noir », la « couleur trop sombre » (Achille-Étienne Gigault de Lassalle), ou « excessivement grave », voire « verdâtre dans les demi-teintes » (16). Dans ses Mémoires, Mme de Chateaubriand justifie, quant à elle, le ton jaunâtre du teint de son époux par son état de santé : « Vers le mois de juillet (ou juin) M. de Chateaubriand tomba tout à fait malade […]. Cette maladie fut longue et extrêmement douloureuse. Quelques mois avant, ou peu de temps après, Girodet fit le portrait de mon mari ; il avait encore le teint fort jaune, ce qui ferait croire que ce portrait, d’ailleurs très ressemblant, a poussé au noir : c’est ce qui arrive aux portraits de Girodet ».

Mais au-delà du coloris, le sombre et le ténébreux ne révèlent-il pas déjà la mélancolie qui envahit l’atmosphère du XIXe siècle ? Cet état d’âme saturnien s’illustre ici à travers un choix esthétique. La portée philosophique de l’oeuvre ne peut être pleinement saisie en ce début de siècle, mais voilà bien les prémices du romantisme. Ce noir ne retranscrit pas tant la réalité qu’il participe à l’expression psychologique du modèle. Chateaubriand l’a lui-même commenté : « Il me fit noir comme j’étais alors. » …comme l’était son esprit qui, prolongé par sa plume dans les pages des Martyrs, affirme son opposition politique à l’Empereur. Le noir renvoie donc à la ténébreuse identité littéraire et au vague à l’âme qui transparaissent dans ses écrits.

La pose du modèle, appuyé en contrapposto (17) sur son coude gauche, rappelle les codes de l’art statuaire antique. Le paysage en arrière-plan, celui de la campagne romaine et des ruines du Colisée vues des thermes impériaux, lui fait écho.

On remarquera qu’en 1798, Girodet avait eu recours à une composition similaire dans son portrait du citoyen Belley, ex-représentant des colonies, représenté dans la même attitude (à la différence près que le corps est tourné vers la droite), accoudé au socle de marbre du buste de Raynal, dos à un large panorama, dans un temps de méditation. « Cette pose antiquisante ne rend que plus manifeste la modernité du costume et ce faisant la tension irréductible entre un passé idéal et un présent à construire » estime Stéphane Guégan.

Un environnement symbolique

Considéré comme un genre mineur au XVIIIe siècle, le paysage va s’installer parmi les autres styles d’expression artistique. Mais avant que le romantisme ne développe une sensibilité désintéressée à la nature, les contemporains de notre sujet se soucient encore du contenu et du sens apporté à cet espace.

C’est ainsi qu’en plaçant son modèle dans les ruines romaines, Girodet ne fait pas preuve d’originalité, le thème se retrouvant chez d’autres artistes. Une « ambiance antique » baigne l’époque et ses contemporains ; l’art y puise une large inspiration, se nourrissant de la mythologie de l’Antiquité, de ses héros, de ses épopées. « Les hommes de la Révolution aimaient à se considérer comme de nouvelles incarnations des Grecs et des Romains ; leur peinture […] reflète cet amour de ce qu’on nommait “la grandeur et les vertus romaines” » (18).

Il n’empêche que pour Girodet comme pour Chateaubriand, la référence et le symbole dépassent l’adhésion systématique ou un simple conformisme à la tendance de l’époque. Ils ont en commun, nous l’avons déjà souligné, l’amour de la Ville éternelle. L’auteur d’Atala l’a souvent exprimé, comme dans cette lettre à son ami Fontanes, le 10 janvier 1804 : « Rien n’est comparable pour la beauté aux lignes de l’horizon romain […]. Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude Lorrain, cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature ? eh bien, c’est la lumière de Rome ! » (19) Le 10 mai 1811, il écrivait encore à John Fraser Frisell : « Si j’étais riche et que je puisse voyager à mon aise, l’Italie me verrait tous les deux ans, et peut-être finirais-je par me fixer au milieu des ruines de Rome ». Ses nombreuses descriptions des ruines romaines dévoilent toute la sensibilité du poète pour ces lieux (il conduisit même l’aimée Pauline de Baumont, presque à l’agonie, dans les ruines du Colisée).

En troisième niveau de lecture, l’évocation de Rome dans la toile de Girodet rend également compte du symbole que Chateaubriand confère à ces ruines : vestiges du catholicisme, traces d’une civilisation éteinte, souvenirs de gloires évanouies, mais aussi lieu de martyr des chrétiens. C’est ainsi que le poète exprime sa conception même de la religion chrétienne, largement exposée dans le Génie du Christianisme, celle d’une religion principe des libertés et des lumières, indissociable de la société, celle d’une civilisation chrétienne féconde et bienfaitrice : « Dans une belle soirée du mois de juillet dernier, j’étais allé m’asseoir au Colisée […]. Le soleil qui se couchait versait des fleuves d’or par toutes les galeries où roulait jadis le torrent des peuples, de fortes ombres sortaient en même temps de l’enfoncement des loges et des corridors ou tombaient sur la terre en larges bandes noires […]. Au lieu des cris de joie que les spectateurs féroces poussaient jadis dans cet amphithéâtre, en voyant déchirer des chrétiens par des lions, on n’entendait plus que les aboiements des chiens de l’ermite qui garde ces ruines… mais aussitôt que le soleil disparut à l’horizon, la cloche du dôme de Saint-Pierre retentit sous les portiques du Colisée. Cette correspondance établie par des sons religieux entre les deux plus grands monuments de Rome païenne et de Rome chrétienne me cause une vive émotion : je songeai que les monuments se succèdent comme les hommes qui les ont élevés […] sont-ce là d’assez hauts sujets de méditation, et croyez-vous qu’une ville où de pareils effets se produisent à chaque pas soit digne d’être vue ? » (20). Lui-même désillusionné par un « chef politique » en qui il a cru, Chateaubriand certifie ici la chute de tout empire, de toute construction humaine, éphémère, vaine, dont le combat contre le temps allié à la nature éternelle trouve une fatale et systématique issue. Le temps détruit, la nature reprend ses droits, les ruines rappellent à l’homme l’inanité de ses oeuvres et de son essence, l’incertitude de son existence. Les ruines fascinent et provoquent la méditation. Elles troublent car elles font se rejoindre l’expression du pouvoir humain et le destin, la liberté et la fatalité, l’art – humain – et la nature.

Cette dernière donne d’ailleurs sens au portrait de Chateaubriand. Plus proche du modèle et donc de l’observateur, le muret sur lequel est accoudé le poète est envahi par le lierre. Plante grimpante symbole à la fois d’immortalité (en Égypte, elle est associée au dieu Osiris, protecteur des morts), mais aussi de la renaissance et de la pérennité de l’essence vitale, elle viendrait ici renforcer le thème de la nature triomphante sur les réalisations humaines.

Serait-ce dans la lecture de la Lettre à Fontanes sur la campagne romaine, publiée dans le Mercure de France du 3 mars 1804, que Girodet trouva son inspiration : « C’est ainsi que nous sommes avertis à chaque pas de notre néant : l’homme cherche au-dehors des raisons pour s’en convaincre, il va méditer sur les ruines des empires, il oublie qu’il est lui-même une ruine encore plus chancelante et qu’il sera tombé avant ces débris » ? En regard du portrait, cette lettre nous remémore le sens vers lequel Girodet en tant que peintre poète entend élever son art et son action : celui d’une « illustration » poétique. Il donne à voir la littérature de Chateaubriand, il synthétise son message, politique, philosophique.

Postérité d’un portrait

Chateaubriand se prêta peu au jeu de sa propre représentation. Il affirmait ne pas porter grand intérêt à la transmission de ses traits à la postérité (21). Il admire pourtant le travail de Girodet, qu’il qualifia de « chef-d’oeuvre » (22). Il serait l’unique portrait pour lequel il ait accepté de poser. Le 26 septembre 1812, avant même d’avoir réceptionné la toile, il écrit à Girodet : « Mon cher maître, j’ai été bien longtemps à prendre chez vous mon seul titre à l’immortalité. Enfin j’ai le bonheur de pouvoir vous le demander aujourd’hui. Madame de Marigny, ma soeur, qui vous remettra ce billet, vous remettra aussi le prix convenu avec notre ami Bertin. Il est bien au-dessous de votre ouvrage que je garderai comme un présent et non comme une chose payée à sa juste valeur […] ». Le prix du tableau est précisé dans une lettre du 19 janvier 1813 adressée à Mme de Marigny : 1 500 francs. Chateaubriand aurait lui-même récupéré l’oeuvre en janvier 1813, pour qu’elle intègre les appartements de son épouse.

En 1839, Louis François Hovius, maire de Saint-Malo, souhaite introduire l’effigie de Chateaubriand à l’Hôtel de Ville, au sein d’une série de portraits des célébrités locales confiées au peintre François Riss. Le poète refuse de poser, invoquant son grand âge et sa fatigue qui ont abîmé ses traits. Il assure cependant Hovius qu’en contrepartie, il lèguera l’oeuvre de Girodet à sa ville, après son trépas et celui de son épouse. En février 1847, Céleste s’éteint. Le tableau est alors déposé chez Mme Récamier. À la mort de Chateaubriand, le 4 juillet 1848, la ville de Saint-Malo demande de la récupérer, conformément aux volontés du poète. Juliette en commande alors une copie, achevée en octobre. Le 15 novembre, Durand Ruel, chargé du transport de l’oeuvre originale, la récupère puis la livre au maire de la ville bretonne quatre jours plus tard. Elle sera versée aux fonds du musée de Saint-Malo dès 1849.

Quelques copies supplémentaires ont été recensées. En 1811, Girodet en a exécuté une réplique, aujourd’hui conservée au musée national des châteaux de Versailles et du Trianon, sur laquelle on distingue une variante à l’original : les ouvertures dans les murs du Colisée. Une seconde copie fut autorisée par Chateaubriand lui-même en guise de modèle pour une reproduction en gravure. Elle fut confiée à Dejuine, Girodet y apportant sa touche pour les mains.  Deux gravures de Laugier s’en inspirèrent (1817).

Aujourd’hui, la postérité a consacré ce portrait comme référence iconographique, les éditeurs l’utilisant régulièrement en couverture de leur ouvrage sur le poète (Perrin, Gallimard). « Désavoué par David pour sa bizarrerie, Girodet sera sauvé par elle : “L’originalité excite la curiosité”, notait-il dans un carnet. » (23)

Girodet décède en 1824. En tête du cortège funéraire, portant des couronnes de lauriers, s’avancent Chateaubriand, Gros, Gérard. Le peintre poète est alors élevé au grade d’officier de la Légion d’honneur. C’est Chateaubriand qui agrafe la distinction sur son cercueil. Delécluze (1781-1863) dessina le visage de Chateaubriand aux funérailles de Girodet (24), paupières baissées, lèvres serrées, le cou engoncé dans une cravate, col de manteau relevé, cheveux ébouriffés. Il le fit sombre, certainement comme il l’était alors.

Notes

1) Huile sur toile, 120 x 96 cm, Saint-Malo, musée d'Histoire et d'Ethnographie, inv. MSM 50.17.1.
2) Atala, le roman de Chateaubriand, est paru début avril 1801.
3) Marc Fumaroli, « La Terreur et la Grâce : Girodet, poète de La Peinture », Girodet 1767-1824, Gallimard / Musée du Louvre, 2005.
4) Girodet fréquente par exemple les salons de la princesse Clémence de Salm, appartient à la brillante société que François Gérard réunit dans son appartement du Louvre, adhère à la Société des arts fondée par le peintre Boilly.
5) Marc Fumaroli, art. cit., p. 61.
6) Âgé de neuf ans, Girodet avait commencé à fréquenter les salons, côtoyant ainsi la société qu'attiraient autour d'eux Julie de Farcy, Lucile de Chateaubriand et leur frère cadet François-René. Girodet et Chateaubriand se croisèrent aussi dans le salon de Pierre Robert, intendant des Finances du comte d'Artois, et de son épouse Françoise, lettrée, musicienne et peintre. Le premier y avait été introduit par son tuteur et le second par son ami – et poète – Louis de Fontanes (1757-1821). Ils se rencontrèrent à nouveau à partir de 1807, quand Françoise Robert rouvrit son Salon parisien. Parmi leurs connaissances communes, on remarquait Mme de Staël, dont l'influence allait être déterminante dans le développement social et intellectuel de Girodet.
7) Marc Fumaroli, art. cit., p. 59.
8) Mémoires d'outre-tombe, éd. J.-C. Berchet, Garnier, t. III, L. XXIX, chap. 6, p. 211.
9) Marie-Anne Dupuy, Isabelle de Masne de Chermont, Elaine Williamson, Vivant Denon : Directeur des musées sous le Consulat et l'Empire correspondance (1802-1815), Éditions de la Réunion des musées nationaux, Paris, 1999. AN 75, 13 octobre 1808, publié sur le site www.napoleonica.org
10) L'admiration et l'espoir que nourrissait Chateaubriand à l'égard du Premier consul ont été brisés par l'exécution du duc d'Enghien en 1804 qui entraîne sa démission de son poste de secrétaire de légation à Rome. Le 4 juillet 1807, sous couvert d'un commentaire de l'ouvrage d'Alexandre de Laborde, Voyage pittoresque et historique à travers l'Espagne, il attaque l'autoritarisme du régime impérial dans des termes restés célèbres : « Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu'il est dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite [Chateaubriand] est déjà né dans l'Empire […]. Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. » Napoléon fait racheter les actions que Chateaubriand avait acquis dans le Mercure de France, et fusionne le titre avec la Revue philosophique (arrêté du 7 septembre 1807). Voir T. Lentz,  Nouvelle histoire du Premier Empire. III. La France et l'Europe de Napoléon, Fayard, 2007, pp. 336 et suiv.
11) Le Salon dure jusqu'au 1er avril 1811.
12 « Beaux Arts Salon de 1810 », Journal de l'Empire, 9 janvier 1811, in Stéphane Guégan « “Il le fit noir ”. Chateaubriand par Girodet au Salon de 1810 », Bulletin de la Société Chateaubriand, 1995.
13) Soulignons que Chateaubriand n'assista pas à cette scène ; selon sa Correspondance générale, il résidait toujours à la Vallée-aux-Loups. Lettre du 8 novembre à Mme de Duras : « Je n'irai à Paris qu'au premier décembre et peut-être plus tard encore. Je ne vois personne, je ne sors pas de ma retraite, je travaille du matin au soir […] ».
14) S. Guégan, art. cit.
15) François Guizot, De l'état des Beaux-Arts en France et du Salon de 1810, Rumeur des Ages, 2005, p. 55.
16) On retiendra dans la critique de Guizot (op. cit.), que le style de Girodet semble marqué par ce caractère. « Ses portraits de femmes pèchent, à mon avis, par la couleur qui en est un peu grise et morte. »
17) Mot italien désignant l'attitude d'une figure appuyée sur une jambe, l'autre étant légèrement fléchie (« hanchement » en français, dans laquelle le poids du corps se reporte sur une seule jambe, cependant que l'épaule au-dessus de cette jambe remonte – hanchement contrarié).
18) E. H. Grombich, Histoire de l'art, Phaidon, 2001, p. 482.
19). Jean-Paul Clément, Chateaubriand « Des illusions contre des souvenirs », Découverte Gallimard, 2003, p. 66. Le retentissement de ces mots se retrouve chez Lamartine, Stendhal, Vernet, Corot…
20) Lettre à Fontanes sur la campagne romaine, publiée dans le Mercure de France du 3 mars 1804.
21) Ainsi l'a-t-il exprimé dans une lettre à la marquise de Valory (19 mai 1826) qui se serait inspiré du portrait de Girodet pour une reproduction personnelle : « J'ai une bien grande répugnance à faire connaître à la postérité ma triste figure. »
22) Lettre à Louis François Hovius, Maire de Saint-Malo, 14 décembre 1839.
23) Marc Fumaroli, art. cit., p. 42.
24) Dessin reproduit dans le Journal de Delécluze, Paris, Grasset, 1948.
 

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
485
Numéro de page :
pp.40-49
Mois de publication :
Oct.-déc.
Année de publication :
2010
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