Le rôle du service de santé pendant l’expédition d’Egypte

Auteur(s) : MILLELIRI Jean-Marie
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Si l'Histoire a jusqu'alors essentiellement retenu de cette expédition, les succès et les revers guerriers du mirage égyptien, dont la suite de l'épopée impériale n'a fait que magnifier le souvenir, le rôle du Service de santé n'avait été que peu valorisé. Il fut pourtant immense.

Préparation attentive…

Déjà, en prévision de cette aventure en terre d'Orient, l'organisation sanitaire bénéficie à l'inverse de précédentes campagnes militaires, d'une préparation plus attentive. Le général Bonaparte, épaulé par les ordonnateurs Najac et Sucy, s'efforce de mettre en place le matériel et les hommes aptes à assurer un soutien sanitaire efficace pour ses troupes.
Il nomme ainsi chirurgien en chef de l'armée d'Orient Jean-Dominique Larrey, alors âgé de trente-deux ans. Celui-ci réussit à réunir autour de lui à Toulon, 108 chirurgiens, souvent de jeunes étudiants issus des facultés de Toulouse et de Montpellier. Larrey fait aménager trois navires-hôpitaux, le Causse, la Ville de Marseille, et la Bienfaisance. Il fait confectionner des caisses d'appareils à pansements, des boîtes d'instruments de chirurgie, et veille à organiser des ambulances volantes sur le modèle de celles mises en place à l'armée du Rhin en 1793. Il n'oublie pas de doter ces ambulances de  » brancards flexibles et faciles à transporter en tous les lieux « .

René Nicolas Dufriche Desgenettes, de quatre ans l'aîné de Larrey, est nommé médecin en chef du corps expéditionnaire. Il surveille les approvisionnements pharmaceutiques des divisions, s'occupe de l'agencement médical des navires, et, à Marseille, réceptionne les médicaments avec Rassicod, ancien pharmacien en chef des hôpitaux militaires de Corse. Desgenettes réussit, non sans mal, à rassembler une soixantaine de médecins sous ses ordres ; si bien qu'au départ de l'expédition, le Service de santé compte dans ses rangs 168 officiers de santé soldés. À ces hommes s'ajoutent 142 membres du personnel administratif des hôpitaux et 9 employés des lazarets.
Tout semble alors prévu pour offrir aux soldats le meilleur soutien possible, d'autant que les pertes attendues ont été dressées, et que l'encadrement médical par blessés et malades a été planifié dans ce sens.

…mais manque de moyens

Pourtant, dès la traversée de la Méditerranée, deux événements sont les premiers signes funestes de difficultés qui se développeront plus tard. Le naufrage du navire le Patriote, que Larrey a doté d'une partie du matériel chirurgical, et la capture du bâtiment la Bienfaisance par la flotte anglaise de Nelson, vont priver l'armée d'une grande partie des approvisionnements médicaux préparés avec tant de soin.
Néanmoins, arrivé en Égypte, le Service de santé tisse une toile hospitalière au plus près des garnisons implantées sur le territoire conquis. Douze hôpitaux fixes sont créés en Égypte, dont quatre au Caire ; trois autres seront implantés en Syrie pendant la campagne vers Saint-Jean d'Acre. Des hôpitaux ambulants, en Syrie pour l'essentiel, sont établis également au gré de l'avancée française, avec le souci constant de mobilité. Enfin quatre lazarets vont voir le jour, à Alexandrie tout d'abord, puis au Caire, à Rosette et à Damiette. Ces établissements quarantenaires vont jouer un rôle particulier dans la non-dissémination des maladies aux troupes, et au premier rang d'entre elles la peste.
Ainsi ces premiers éléments d'organisation laissent à penser que les malades et les blessés ont bénéficié du plus parfait bien-être. En fait, il en fut malheureusement bien autrement ! Sur le sol oriental, les officiers de santé, assujettis aux commissaires de guerre, sont limités dans leurs demandes de matériels. Les intendants mettent le frein aux dépenses et ne comprennent pas les mesures d'hygiène réclamées par le corps médical. Les hôpitaux manquent alors de tout : locaux adaptés, lingerie, literie… Les infirmiers recrutés sur place sont souvent plus intéressés à détrousser les malades qu'à les soigner. Les médicaments viennent souvent à manquer, comme tout matériel affecté aux structures hospitalières, et ce d'autant plus que les malversations et les détournements sont courants.
Pourtant, en dépit de ces problèmes accrus par la dureté des combats, par l'hostilité des populations autochtones, et par la perte définitive, après le désastre naval d'Aboukir, de tout espoir de ravitaillement métropolitain, les officiers de santé dirigés par Larrey et Desgenettes prennent des initiatives médicales d'une rare acuité.

L’activité de Desgenettes…

Desgenettes ne se prive pas de faire insérer dans les ordres du jour du commandement des conseils pour la santé de l'armée. Il fait imprimer au Caire des affichettes édictant des règles sur l'alimentation, les boissons, l'hygiène individuelle et collective.
Il n'hésite pas à donner de sa personne et, à Saint-Jean d'Acre, c'est lui qui ramasse les haillons, les sacs, les effets des soldats morts de la peste pour les jeter dans le feu qu'il a fait allumer derrière l'hôpital. Ces mesures font blêmir les commissaires de guerre, qui voient là des gaspillages inutiles, mais le médecin en chef ne cède pas. À Damiette et à Katieh il réitérera cette destruction des objets suspects par les flammes.
C'est aussi dans la conservation du moral des hommes, que Desgenettes s'illustre. Ainsi, alors que la peste fait des ravages dans les rangs français, et que le désespoir des hommes va grandissant, il n'hésite pas, pour redonner confiance à l'armée, à « s'inoculer »la terrible maladie.
 » Ce fut, dit-il, pour rassurer les imaginations et le courage ébranlé de l'armée qu'au milieu de l'hôpital, je trempai une lancette dans le pus d'un bubon, appartenant à un convalescent de la maladie au premier degré et que je me fis une légère piqûre dans l'aine et au voisinage de l'aisselle… « .
Cette scène, qui a lieu à Jaffa le 4 avril 1799, est certainement moins connue des manuels d'histoire que la visite que fait Bonaparte aux pestiférés du même hôpital, le 11 mars de la même année, mais son effet sur la troupe est tout aussi efficace. Les hommes retrouvent la confiance, sans laquelle ils sont paralysés. Dans le même but, il convainc Bonaparte de faire interdire de prononcer le nom de la peste dans l'armée, afin de cacher la nature du mal qui ronge le corps expéditionnaire. Il n'est plus dès lors question que de maladie à bubons, de fièvre maligne, de maladie régnante, et même de maladie tout court.
Enfin, lors de la levée du siège de Saint-Jean d'Acre, alors que le général en chef désire faire abréger les souffrances des malades en leur faisant distribuer de l'opium, Desgenettes lui répond :
 » – Mon devoir à moi, c'est de conserver ! « .
C'est dans cette réponse, qu'il fait à Bonaparte que transparaît la règle inflexible de sa vocation médicale, la défense et le respect de la vie humaine.

…et celle de Larrey

Larrey, quant à lui, met son activité débordante au service des blessés. Ses ambulances volantes sont organisées pour se porter au plus près des combattants. Ainsi, à la bataille d'Aboukir, le 25 juillet 1799, pas un blessé ne reste plus de quinze minutes sans être pansé. Mais la chirurgie d'alors n'a pas les moyens de son héritière moderne. Le chirurgien opère sans anesthésie, seuls quelques grains d'opium et une rasade de rhum font office de sédatif. La rapidité d'exécution est le seul recours à la douleur opératoire. Les interventions ont lieu le plus souvent à même le sol, sur quelques feuilles de palmier. L'opérateur se lave les mains entre deux interventions, plus pour enlever le sang qui macule ses doigts que dans un souci d'asepsie. Les complications postopératoires sont donc la règle, et nombreux sont les blessés qui meurent d'infection. Pourtant le chirurgien en chef ne se décourage pas, et toujours dans le but de soulager les souffrances des soldats, il invente un ingénieux procédé pour l'évacuation des blessés et des malades.
 » Il s'agissait à cet effet, écrit-il, d'employer les chameaux, seules montures du pays, et de rendre les moyens de transport aussi commodes pour les blessés que légers pour les animaux. En conséquence, je fis construire 100 paniers, 2 par chameau, disposés en forme de berceau que l'animal portait de chaque côté de sa bosse, suspendus par des courroies élastiques… ».
Ce mode de transport sanitaire, les cacolets, rend de grands services, mais comme toujours les moyens de généraliser son utilisation vont faire défaut, d'autant que les dromadaires affectés au Service seront réquisitionnés pour les forces combattantes; et nombre de soldats blessés rentreront à pied de Syrie.

De difficiles conditions de vie…

Pour savoir à quoi ressemble ce soldat d'Égypte, donnons le portrait idéal fixé par les comités de santé chargés de procéder à la déclaration d'aptitude avant l'embarquement:
 » Individu à la fleur de l'âge, les yeux vifs et animés, les dents en bon état, l'haleine douce, une bonne chevelure, la tête élevée, la figure mâle, la poitrine large, les épaules épaisses et bien fournies, les bras longs, le poignet gros, la main forte, les muscles prononcés, la taille dégagée, le port aisé, le ventre peu saillant, la jambe droite, les jumeaux bien marqués ainsi que le pied. « 
En fait, les difficultés de rassembler une telle concentration de forces ont fait prendre aux organisateurs une certaine liberté par rapport à ce profil.
Mais sur le sol égyptien, tous vont subir les mêmes difficiles conditions de vie. Après l'enthousiasme du départ, ces soldats, dont la plupart sont vétérans de l'armée d'Italie, vont s'apercevoir qu'ils sont loin des douces campagnes de la plaine du Pô.
Les marches tout d'abord sont épuisantes sous le soleil égyptien de juillet 1798, comme elles le seront en Syrie en 1799. Les colonnes sillonnent des déserts arides où le ravitaillement local fait défaut. La ration de viande est limitée à 80 grammes par jour, mais elle n'est pas toujours servie, et en Syrie les hommes sont amenés à manger des chameaux et des chevaux. Le problème du ravitaillement en eau est le plus durement ressenti. Durant les longues marches et notamment pendant la campagne de Syrie, l'absence de puits et de citernes fait que le soldat français va souffrir cruellement de la soif. Le combattant est alors obligé de se rabattre sur ce qu'il trouve : parfois de l'eau saumâtre ou boueuse qu'il filtre à travers sa cravate. Certains ont le malheur d'avaler des sangsues que les chirurgiens ont bien du mal à enlever du fond de la gorge.
L'habillement ensuite, plus tourné vers le panache, n'est pas adapté au climat. L'équipement est lourd : la charge du fantassin dépasse en permanence les vingt kilogrammes; et le fusil à silex modèle 1777, qui mesure plus d'un mètre cinquante et pèse plus de quatre kilogrammes, l'encombre.
À ces difficiles conditions de vie et à la violence de la guerre, les soldats français voient s'ajouter la brutale réalité des maladies. Celles-ci sont nombreuses, et remplissent les salles hospitalières. Les hommes sont atteints de paludisme, transmis par les moustiques qui pullulent dans ces régions. Les diarrhées de toute nature affaiblissent les troupes. Après les marches, où les vents de sable balaient les visages, nombreux sont ceux handicapés par des ophtalmies. Les maladies sexuellement transmissibles n'épargnent pas les hommes qui fréquentent les femmes publiques, d'autant qu'avec l'isolement moral le soldat recherche ces contacts qui n'ont rien de militaire.

…et la peste

Et à toutes ces pathologies, la peste va apporter son lot de désolation.
Dès juillet 1798, les premiers cas apparaissent dans la population civile d'Alexandrie. Deux mois plus tard, elle se manifeste à Damiette, et en décembre elle commence à toucher les troupes. Elle flambe alors comme une épidémie en dépit des cordons sanitaires de plus en plus serrés mis en place pour la contenir. En trois mois, elle emporte 450 malades. Pendant la campagne de Syrie, elle sera encore plus meurtrière, faisant 200 victimes en un mois à Jaffa, et enlevant au moins mille hommes devant Saint-Jean d'Acre en deux mois.
En l'absence de connaissances spécifiques, qu'il sera donné bien plus tard à Yersin, Simond, Girard et Robic de découvrir, les médecins de l'Armée d'Orient opposent à la peste une lutte « aveugle mais sensée, d'une efficacité insuffisante et cependant indiscutable ».
Outre les mesures d'encouragement moral qu'ils prodiguent à leurs malades, à l'instar du geste symbolique de Desgenettes, les officiers de Santé mettent en place des actions dirigées contre l'extension de cette maladie.
Les mesures de désinfection sont généralisées, et l'hygiène dans les camps est appliquée de façon drastique. Les lazarets jouent leur rôle, et le personnel médical affecté à ces structures pousse l'abnégation à ne pas en sortir afin de ne pas disséminer la peste à l'extérieur. Nombreux mourront avec leurs patients infectés. Des commissions de santé sont créées pour mettre en place les contrôles et faire appliquer les mesures d'isolement et de désinfection.
Toutes ces règles, qui vont jouer sur le quotidien des soldats, donnent au rôle tenu par les médecins militaires de l'expédition une valeur particulière. Car ces mesures vont porter leurs fruits.
À l'analyse des résultats obtenus, le médecin militaire Alphonse Laveran, prix Nobel en 1907, relèvera un siècle plus tard, la qualité du travail médical accompli par ces officiers de Santé, pour expliquer le fait sanitaire notable de cette expédition : le nombre de morts par maladies fut contenu à un niveau inférieur à celui dû au feu des armes, bilan exceptionnel d'une campagne militaire avant l'avènement de l'ère pasteurienne.
Pourtant, les pertes furent lourdes. Sur 35 000 hommes ayant combattu en Égypte, plus de 8 900 périrent, dont près de 1 700 de la peste.
Partageant les mêmes conditions de vie du combattant, le Service de santé en proportion paya un lourd tribut à ce mirage égyptien. Sous les armes ennemies ou sous le feu des maladies, 82 de ses personnels périrent dans l'expédition; et, sur l'ensemble des chirurgiens ayant participé à la campagne, un tiers succomba.
À deux siècles de distance ces hommes méritaient qu'un hommage leur fût rendu.

Indication bibliographique

Jean-Marie Milleliri a soutenu sa thèse de doctorat en médecine en 1986 : L'Hygiène des armées pendant la campagne d'Égypte et de Syrie sous le commandement de Bonaparte (1798-1799). Le livre publié à partir de sa thèse Médecins et soldats pendant l'expédition d'Égypte (1798-1799) a paru aux Éditions Giovanangeli avec le concours de la Fondation Napoléon, 280 p., 150 F (Éd. Giovanangeli, 116, rue de Charenton, 75012 Paris).

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
421
Numéro de page :
28-32
Mois de publication :
déc.-janv.
Année de publication :
1998-1999
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