Durant les guerres de la Révolution française, les armées de la République bénéficient de l’organisation et de l’armement issus des réformes militaires menées à l’issue de la guerre de Sept Ans (1756-1763) par Choiseul et le comte de Saint-Germain. Pour l’artillerie, ces armées sont équipées de matériels principalement conçus entre 1763 et 1775 par le général Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval[1]Officier d’artillerie, le général Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval (1715-1789) participe à douze sièges pendant la guerre de Succession d’Autriche, puis est détaché à l’armée … Continue reading. Mais, plus précisément, que désigne cette notion de « système Gribeauval » ? Quels sont ses succès et limites ? Après 1804, constitue-t-il la seule artillerie de l’Empire ?
Lors de la guerre de Sept Ans, l’artillerie française, puissante mais peu mobile, n’a pas été en mesure de rivaliser avec celles des autres États européens. Ainsi, lors des batailles de Rossbach, Krefeld ou encore Minden, elle est dominée par l’artillerie adverse, tant dans le feu que dans la manœuvre. Entre 1760 et 1762, les diverses solutions employées – principalement dues au fondeur Jean II Maritz – l’améliorent mais ne permettent pas de renverser la situation. À la fin de la guerre, le constat est sans appel : « La situation dans laquelle se trouve aujourd’huy l’artillerie est effrayante, il est certain qu’il faut avoir du courage et de la fermeté pour oser en faire l’exposition[2]SHD, GR 2 W 83, « Mémoire sur l’artillerie » par M. Dubois chef des bureaux de la guerre, en 1763, p. 1. ».
Une mise au point rapide et réussie
Dès 1763, Choiseul décide de réformer profondément l’artillerie. Il en confie la responsabilité à Julien-François Dubois (1722-1768), chef des bureaux de la Guerre, qui rédige un mémoire traitant de l’ensemble des améliorations à apporter. Pour mener à bien cette mission, il choisit deux inspecteurs généraux du corps royal de l’Artillerie, Pierre-François Ansart de Mouy (1700-1771) et Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval (1715-1789), et deux capitaines d’ouvriers, La Mortière et Manson, et leur commande à chacun un rapport. Tous préconisent la séparation de l’artillerie en service d’emploi : artillerie de campagne d’une part, artillerie de siège et de place de l’autre. Seul Gribeauval, qui a passé la dernière guerre au service de l’Autriche, propose la création d’un système d’arme complet[3]Un système d’arme est un ensemble de matériels comportant une ou plusieurs armes, leurs différentes munitions, ainsi que l’équipement, le matériel, les services, le personnel et les … Continue reading, à l’exemple de celui conçu par le prince de Liechtenstein pour l’artillerie de campagne autrichienne.
Choiseul et Dubois, acquis à la modernisation de l’artillerie, tranchent en faveur des recommandations de Gribeauval. Pour les faire approuver au corps de l’Artillerie, peu convaincu, ils chargent Mouy de diriger les essais des nouvelles pièces. Pour concevoir cette nouvelle artillerie, Gribeauval s’inspire à la fois de son expérience autrichienne et des travaux de Maritz pendant la guerre. Par l’entremise de Dubois, les deux hommes travaillent de concert au tracé des bouches à feu, dont la longueur est raccourcie d’un tiers, et à l’optimisation du diamètre des projectiles. Malgré les réactions des détracteurs de l’artillerie légère, Gribeauval réussit à faire adopter trois canons courts de 4, 8 et 12 livres et un obusier léger de 6 pouces pour le service de campagne. Ces matériels et l’ordonnance réformant le corps sont adoptés par Choiseul le 19 décembre 1764 et approuvés par le Conseil du roi le 13 août 1765.
Le système en question
En collaboration avec Manson et Maritz, Gribeauval conçoit l’ensemble des affûts, avant-trains et voitures d’accompagnement. Ils travaillent à l’amélioration des méthodes de fabrication et à la standardisation de la production des différentes pièces. Ils conçoivent donc une panoplie d’instruments de vérification des bouches à feu et des projectiles, favorisant à la fois la qualité et l’interchangeabilité des pièces.

Gribeauval s’attache surtout à réorganiser l’arme. Ayant défini précisément les fonctions de chaque soldat lors du service de la pièce, il rationalise l’effectif global d’une compagnie d’artillerie et crée ainsi sept régiments d’artillerie, ainsi que deux brigades de défense des côtes, six compagnies de mineurs et neufs compagnies d’ouvriers. En outre, il renforce l’encadrement et améliore la formation des officiers en associant une école d’application à chaque régiment.
En 1770, les réformes de Choiseul et de Gribeauval ont porté leurs fruits : les effectifs ont doublé depuis la guerre de Sept Ans et 1200 pièces d’artillerie du nouveau système ont été fabriquées. Choiseul confie alors à Gribeauval la rénovation de l’ensemble de l’artillerie : celui-ci crée alors des services d’emploi distincts, auxquels il adapte les principes définis à partir de 1763 :
– Le service de campagne : l’acheminement et la mobilité des armes sur le champ de bataille sont essentiels, c’est pourquoi ce service est composé d’un obusier (6 pouces) et de canons courts de petits calibres (4, 8 et 12 livres). Afin que les pièces d’artillerie soient rapidement opérationnelles, elles sont suivies par des caissons transportant les munitions, outils et accessoires, et par des forges permettant d’effectuer des réparations de maréchalerie et de maintenir constante la vitesse des déplacements.
– Le service de siège : l’emploi de l’artillerie dans la guerre de siège est capital. Les mortiers bombardent les défenses ennemies, tandis que les canons ouvrent des brèches dans lesquelles l’infanterie s’engouffre pour prendre d’assaut la place forte. Le service de siège se compose donc de bouches à feu de gros calibres (canons de 16 et de 24 livres, mortiers de 8, 10 et 12 pouces, obusier de 8 pouces), de voitures et charrettes destinées à leurs déplacements et à leur approvisionnement en poudre noire ainsi qu’en projectiles.
– Le service de place : l’artillerie employée pour défendre une place forte ou une citadelle doit pouvoir mettre hors d’usage celle de l’adversaire. Les canons (de 8, 12 et 16 livres de calibre) sont placés sur des affûts spécifiquement conçus pour tirer au-dessus les parapets et munis de châssis facilitant la précision du tir et la remise en place des pièces. Ce service comprend également tous les moyens de levage (chèvres et triqueballes) et de transport (chariots, camions, charrettes).
– Le service de côte : il sert à la protection des ports et du littoral français. En raison de la difficulté à atteindre les cibles mouvantes que représentent les navires, le service de côte se compose des pièces d’artillerie les plus puissantes du système : canons de 12, 16 et 24 livres cohabitent avec les pièces de 12, 18, 24 et 36 livres de marine, ainsi qu’avec des mortiers de 10 et 12 pouces. N’étant pas destinés à être déplacés, les canons et les mortiers sont montés sur des affûts imposants et possèdent un système de pointage adapté au tir sur des objectifs mobiles.
À l’épreuve du feu
Avant de s’illustrer pendant les guerres de la Révolution française, l’artillerie du système Gribeauval connait son baptême du feu en 1781, avec succès, durant la guerre d’Indépendance des États-Unis. En Europe, l’artillerie de Gribeauval est employée dès les premières batailles de 1792. Le 20 septembre, à Valmy, c’est en partie la puissance de feu de cette nouvelle artillerie qui permet l’arrêt de l’armée prussienne dans sa marche vers Paris. Paradoxe de l’histoire, pour sa première bataille sur le sol français, l’artillerie du système Gribeauval, œuvre de l’Ancien Régime, permet de renforcer la jeune Convention nationale.

Par la suite, la puissance de feu et la mobilité de l’artillerie française – augmentée par la création des batteries à cheval en 1792 – est l’un des gages des victoires de Jemmapes, Anderlecht (1792), Arlon, Menin, Wattignies, Wissembourg (1793) ou encore Fleurus (1794). En revanche, durant la première campagne d’Italie (1796-1797), le relief et la rapidité de manœuvre du général Bonaparte conduisent l’artillerie à n’avoir qu’un rôle mineur.
Par ailleurs, en France, lors des journées révolutionnaires, l’appui de l’artillerie permet à la Garde nationale le succès des journées du 10 août 1792 et du 2 juin 1793, et à la Convention de réprimer l’insurrection du 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1795). En revanche, privés de son appui – Lazare Carnot ayant envoyé en Province les unités d’artillerie de la Garde nationale –, les Montagnards ne peuvent empêcher la chute de Robespierre le 9 thermidor an II (26 juillet 1794).
Durant la deuxième campagne d’Italie (1799-1800), Bonaparte souhaite une artillerie plus importante en nombre, sans pour autant sacrifier sa capacité de manœuvre. Pour surprendre les Autrichiens, il franchit les Alpes au col du Grand Saint-Bernard avec 40 000 hommes et une centaine de pièces d’artillerie placées sur des traineaux et tirées par les soldats. Par la suite, l’artillerie, souvent en infériorité numérique mais bien employée, contribue aux succès français.
Le système de l’an XI : la modernisation manquée
L’artillerie du système Gribeauval s’est donc illustrée lors des guerres de la Révolution française. Cependant, les combats montrent que certains aspects du système peuvent être améliorés : sont ainsi pointés le manque de mobilité, une masse élevée, une étanchéité incomplète des caissons ou encore des manœuvres complexes lors de la mise en batterie. À la suite de la deuxième campagne d’Italie, Napoléon Bonaparte convoque un conseil extraordinaire auquel il confie la tâche de réformer l’artillerie. Le Premier Consul souhaite réduire le nombre des calibres employés et améliorer les voitures et matériels d’accompagnement.
Le général (et futur maréchal) Marmont, commandant en chef de l’artillerie de l’armée d’Italie et très proche de Bonaparte, est la principale force de proposition au sein de ce conseil. Pour lui, « l’artillerie de Gribeauval, à tort tant vantée […], avait mille défauts[4]Auguste-Frédéric-Louis VIESSE DE MARMONT, Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse, de 1792 à 1841, t. 2, Paris, Perrotin, 1857, p. 105. » ; aussi préconise-t-il le seul emploi des calibres de 6 et 12 livres pour l’artillerie de campagne, ainsi qu’un obusier de 5 pouces 6 lignes (plus communément nommé obusier de 24). Marmont demande également à ce que soit simplifié et amélioré la mobilité des affûts et des caissons à munitions. Après diverses expériences et malgré quelques résistances, les matériels proposés par le conseil sont adoptés par l’arrêté du 12 floréal an XI (2 mai 1803).
Bien que simple en théorie, le système dit de l’an XI crée une situation logistique cauchemardesque dans les arsenaux et aux armées en venant s’ajouter aux matériels du système Gribeauval et à ceux pris aux armées ennemies. Cette situation est renforcée par la reprise effective des hostilités en 1805, qui n’a pas permis de fabriquer assez de nouveaux matériels. En outre, et surtout, il ne répond pas aux attentes : les avant-trains, bien que maniables, se révèlent peu commodes d’emploi. C’est pourquoi le comité d’Artillerie en modifie les affûts en 1808, puis décide, en 1810, de revenir en partie au système Gribeauval. Seul l’obusier et le canon de 6 livres (auquel Napoléon Ier est attaché), qui donnent pleine satisfaction, sont conservés.
Au printemps 1814, dès le rétablissement de la monarchie, le ministre de la Guerre demande au comité d’Artillerie de statuer sur la réorganisation de l’arme : le retour au système Gribeauval dans son état de 1789 est décidé – excepté les obusiers de 6 et 8 pouces, remplacés par l’obusier de 24, et le maintien des obusiers à longue portée de Villantroys –, puis entériné par l’ordonnance royale du 30 janvier 1815.

Les réformes conduites par le général de Gribeauval ont permis une spectaculaire modernisation de l’artillerie française, et cela sur différents aspects : organisation, technique, formation ou encore production. Si la République puis l’Empire en sont les premiers bénéficiaires, il ne faut pas omettre les innovations et améliorations qu’elles ont participé à développer et en premier lieu le système de l’an XI.
En outre, les travaux de Gribeauval perdurent au-delà de 1815. En effet, jusqu’à la fin des années 1820, le système Gribeauval constitue l’artillerie de l’armée française. À partir de 1825 commencent à être adoptées les pièces d’artillerie du système Valée – du nom de son concepteur, le général Valée (1773-1846) – qui conservent les tubes du système Gribeauval (à l’exception de la pièce de 4 livres et des obusiers qui vont être allongés). Seuls les affûts, voitures et avant-trains sont complètement modifiés, pour des raisons similaires à celles formulées une quinzaine d’années auparavant. Quant à la réorganisation de l’arme, c’est le legs le plus marquant de Gribeauval, les instances de l’Artillerie en étant imprégnées jusqu’au milieu du XIXe siècle.
Christophe Pommier, Docteur en Histoire, conservateur-adjoint au département Artillerie, Musée de l’Armée (septembre 2025)
Bibliographie indicative
– Pierre NARDIN, Gribeauval, lieutenant général des armées du roi (1715-1789), Paris, Cahiers de la Fondation des études de défense nationale, 1982.
– Michel DECKER, Les canons de Valmy : modèles réduits d’étude d’artillerie de la fin du XVIIIe siècle, système Gribeauval, Paris, Musée de l’Armée, 1989.
– Frédéric NAULET, L’artillerie française, 1665-1765 : naissance d’une arme, Paris, Economica, 2002.
– Christophe MATTHYS et Christophe POMMIER ,« Organiser l’artillerie de Gribeauval à Napoléon III : rationalisation et simplification », Carnet de la Sabretache, no 206, mars 2016, p. 17-22.
– Christophe POMMIER, « Le système Gribeauval, conséquence de la guerre de Sept Ans », in Le faste et la fureur. L’armée française de Rocroi à Valmy, Paris : Somogy / Musée de l’Armée, 2018, p. 244-245.
– Christophe POMMIER, « Face à l’innovation, Napoléon pragmatique », in Napoléon stratège, Paris, Liénart / Musée de l’Armée, 2018, p. 106-111.
– « Le système Gribeauval », sur le site du Musée de l’Armée
Notes
↑1 | Officier d’artillerie, le général Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval (1715-1789) participe à douze sièges pendant la guerre de Succession d’Autriche, puis est détaché à l’armée autrichienne durant la guerre de Sept Ans. De retour en France, il est nommé inspecteur général et entreprend la rénovation de l’artillerie. Après une période de disgrâce (1772-1774), il est rappelé et nommé Premier inspecteur du Corps royal de l’artillerie. Il continuer de réformer et d’améliorer l’artillerie et l’armement à feu portatif jusqu’à sa mort. |
↑2 | SHD, GR 2 W 83, « Mémoire sur l’artillerie » par M. Dubois chef des bureaux de la guerre, en 1763, p. 1. |
↑3 | Un système d’arme est un ensemble de matériels comportant une ou plusieurs armes, leurs différentes munitions, ainsi que l’équipement, le matériel, les services, le personnel et les moyens de déplacement nécessaires à son autonomie avant, pendant et après la bataille. |
↑4 | Auguste-Frédéric-Louis VIESSE DE MARMONT, Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse, de 1792 à 1841, t. 2, Paris, Perrotin, 1857, p. 105. |