La légitimité est » ce qui confère au pouvoir sa justification et sa validité » (1). Apparue au XVIè siècle, cette notion est, par définition, hétérogène et -surtout- évolutive. En d’autres termes, les fondements d’un pouvoir -soit la capacité à imposer à autrui un comportement, par action ou abstention- changent en fonction des idées politiques reconnues par chaque époque. C’est ainsi que l’on peut grossièrement dire que les facteurs de légitimation du pouvoir sont soumis à la force des idées en vogue à un moment donné. L’homme préhistorique faisait de sa massue et de sa force physique le fondement de son pouvoir sur autrui. Plus tard, les Dieux conférèrent aux souverains anciens le droit d’en imposer aux autres, etc. La monarchie française elle-même évolua et compléta le droit divin de prescriptions coutumières, regroupée dans le corpus bien établi et reconnu des lois fondamentales du royaume (2). Lorsque vint la Révolution, les postulats de la légitimité évoluèrent sous la pression de l’idée de souveraineté » populaire « , confisquée au profit de cette entité mystérieuse et encore mal définie qu’était la » nation « , sorte de » Saint-Esprit » de la démocratie en ce qu’elles remplace l’addition des suffrages par la représentation et, plus loin, confie à cette représentation le soin de définir la » volonté générale « , soit quelque chose de » plus haut » et de plus immatériel que la multiplicité des votes. C’est grâce à cette théorie de la représentation nationale que peut être justifié le vote censitaire, l’exclusion des femmes du droit de suffrage et, aujourd’hui, l’élection au suffrage indirect (comme celui des sénateurs de la Vè République qui n’en bénéficient pas moins de la qualité de représentants de la nation).
La théorie politique ou juridique n’est pas la seule voie de la légitimation d’un pouvoir. Mais elle en est comme la toile de fond qui freine l’action et oblige le pouvoir à se justifier, quelles que soient les époques. Le reste s’appelle » circonstances » ou » nécessités « , » occasions à saisir » ou « virtu « , comme disait Machiavel, ce qui introduit le facteur humain, l’ambition personnelle ou la volonté de faire (qu’on peut aussi appeler » projet « ). Avec Napoléon plus qu’avec tout autre, les faits sont rois. » Je suis entièrement soumis à la dictature de l’événement » avait-il coutume de dire. Cela ne l’empêcha pas de rechercher dans le droit et les principes la justification de sa présence aux affaires et, pour ses héritiers, de la continuation de sa dynastie. Il n’échappa pas à la nécessité de justifier son pouvoir (3). Et comme cet homme du XVIIIè siècle était au carrefour de deux époques, il fit appel à toutes les formes de légitimité disponibles. On ne saurait y voir de sa part aucune hésitation ni aucune faiblesse : c’était ainsi qu’il devait agir pour continuer à se revendiquer comme le » rassembleur « , l’homme de la fusion nationale qu’il avait souhaité dès Brumaire. Il fit donc, dès 1804, reposer son pouvoir sur plusieurs théories à la fois, qui apparurent au premier plan au fur et à mesure des étapes qui rythmèrent la création de l’Empire français.
La légitimité matérielle
Cette forme de légitimité consiste en résumé à dire : je suis au pouvoir parce que je suis le plus apte, celui qui mérite le plus d’y être. C’est ce que Bonaparte ne cessa de dire tout au long du Consulat, déclarant même que personne d’autre que lui, » pas même Louis XIV » ne pourrait, dans les circonstances du temps, gouverner la France. On aura compris que, par son caractère contingent, une telle légitimité est d’usage délicat car elle est fragile. Les adversaires du prince peuvent contester qu’il soit le » meilleur » ou le plus approprié, surtout lorsque les circonstances changent et que la situation générale, jugée cahotique au départ, s’améliore… ce qui fut bien le cas pour le gouvernement du Premier consul.
C’est ainsi que les autres généraux ambitieux voyaient l’un de leurs collègues diriger le pays. » Pourquoi lui et pas nous ? « , disaient-ils. Par ailleurs, ce qui est vrai à un moment ne l’étant plus à un autre, si nombre d’acteurs de la politique française de l’époque acceptèrent bien volontiers Brumaire parce qu’ils ne voyaient pas d’autre solution que de demander au vainqueur de l’Italie de les aider à sortir de l’impasse institutionnelle du Directoire, ils finirent pas le trouver encombrant et se dire que son temps était passé. Comme tout allait mieux (réconciliation nationale, paix religieuse, paix extérieure), on n’avait plus besoin du dictateur de salut public qu’avait été le Premier consul à l’origine. Et c’est ainsi que, on l’oublie souvent, Bonaparte dut batailler ferme pour conserver son pouvoir. Contre les généraux, qu’il isola dans des ambassades ou des commandements éloignés. Contre les idéologues, qu’il confina au Tribunat. Contre les chambres, qu’il isola avec la réforme de 1802. Contre les royalistes aussi, qui pensaient que la stabilisation du pays ouvrirait la porte au retour d’une royauté apaisante. Bonaparte retrempa sa légitimité matérielle avec le Consulat à vie (4). La reprise de la guerre permit aussi de redorer la statue de l’homme providentiel. Mais ce qui avait été vrai avant la rupture de la paix d’Amiens pouvait le redevenir ensuite, l’attrait de Moreau pour la conspiration Cadoudal-Pichegru le montre. Et que se passerait-il en cas de défaite militaire ?
En résumé, la légitimité matérielle était nécessaire mais insuffisante pour » aller à l’Empire « .
La légitimité constitutionnelle
Avec la Révolution, la France était entrée dans l’ère des constitutions écrites. Si l’on osait, on dirait que les révolutionnaires aimaient tant cela qu’ils en écrivirent quatre (1791, 1793, 1795, 1799) (5) ! Cela étant, Bonaparte bénéficia de cet instrument juridique qui changeait totalement le processus de dévolution du pouvoir et donnait à celui-ci une forte légitimité. Inscrite dans la constitution, sa présence à la tête de l’Etat devenait moins contestable. Mieux elle était gravé dans le marbre.
Lors de la proclamation de l’Empire, c’est donc par la constitution et dans le respect scrupuleux des textes que Napoléon procéda. Formellement, l’initiative appartint entièrement aux chambres, même si l’on ne méconnaît pas les manoeuvres, les discussions de couloir (au cours desquelles Fouché refit surface), les menaces (notamment celle du recours à l’armée, comme le montre la correspondance entre Napoléon et Soult) et les dissimulations qui perdurèrent -et même se développèrent-en arrière-plan. Au final, l’Empire français fut bien proclamé dans le respect des textes fondamentaux en vigueur (la constitution de l’an VIII modifiée en l’an X), par le biais d’une motion du Tribunat (celle de Curée) et, surtout, d’un sénatus-consulte qui fut discuté, voté et promulgué dans les formes prévues par l’ordre juridique. En ce sens, et sans tomber le moins du monde dans un juridisme étroit, la transformation de la république consulaire en république impériale se fit le plus régulièrement du monde.
La légitimité républicaine
Nul n’ignore que l’article premier du sénatus-consulte instaurant l’Empire stipulait : » Le gouvernement de la République est confié à un empereur « . En créant une nouvelle titulature du chef de l’Etat, le Sénat ne mit pas fin à la République proclamée en septembre 1792. Les débats qui eurent lieu tant au Tribunat qu’au Sénat (6) attestent bien que le feu vert aux modifications institutionnelles fut en quelque sorte conditionnel : l’Empire devait respecter les principes acquis par la Révolution (modèles 1789 et 1795), à savoir la liberté, l’égalité, l’origine législative de l’impôt et bien sûr (car la bourgeoisie ne s’oublie jamais) le respect de la vente des biens nationaux. Napoléon accepta ces principes qui se retrouvèrent dans le serment constitutionnel prononcé le 2 décembre à Notre-Dame, lors d’un sacre qui, à l’origine, ne devait être qu’une cérémonie civique destinée à rendre solennel ce serment (7).
La légitimité populaire et représentative
Napoléon se considéra toujours comme un » représentant » de la Nation. Il tirait cette revendication des plébiscites qui à chaque étape de sa marche vers le trône avaient validé les décisions des organes constitutionnels. Ce fut le cas après Brumaire, lorsque le corps électoral accepta la nouvelle organisation des pouvoirs publics, en dépit d’un échec relatif de cette consultation où environ 20 % des électeurs seulement s’étaient déplacés. Instruit par cet échec et voulant tremper sa légitimité dans le postulat montant de l’élection, il prit soin de bien mieux organiser les votations populaires suivantes. Celle de l’an X fut un franc succès, avec plus de 40 % de participation. Celle qui suivit le vote du sénatus-consulte instituant l’Empire eut des résultats approchants. Partant -alors que, comme l’a écrit Frédéric Bluche, le plébiscite était rangé au magasin des accessoires jusqu’en 1815-, il dénia à quiconque le droit de se réclamer du rôle de représentant de la nation, n’hésitant pas, en 1808, à reprendre bruyamment Joséphine (par un article remarqué dans le Moniteur) lorsque celle-ci s’adressa à des législateurs en les qualifiant de délégation de » représentants de la nation » (8).
Les racines du passé ou la légitimité historique
Appuyé sur les formes de légitimité issues de la Révolution, l’Empire ne pouvait pas être dénué de racines historiques dans une société où l’histoire était le socle de toute pensée. Ici, Napoléon s’appuya beaucoup bien sûr sur la mode romaine. Préfets, cohortes, consuls, codes, etc., témoignent de cet appel à l’Antiquité. Le Premier consul et l’empereur n’auraient pas été hommes de leur temps s’ils s’en étaient passés. Lucien Bonaparte n’avait-il pas, en 1801, dressé le parallèle entre son frère et César ? Mais ce César là irait plus loin que son lointain prédécesseur : il serait vraiment » roi » car échapperait à l’assassinat fomenté par Cadoudal et ses complices.
Cependant, même essentielle, même visible dans l’appellation des institutions et jusque dans les costumes, la référence romaine était insuffisante. La spécificité de l’empereur et de l’Empire fut recherchée aussi dans la continuation de l’oeuvre de Charlemagne. C’est à lui que pensa Napoléon lorsqu’il choisit la solution impériale. Les signes ne manquèrent pas, de la statue de l’empereur d’Occident qui devait couronner la colonne » à la Trajan » de la place Vendôme au voyage solennel du nouvel empereur à Aix-la-Chapelle, en septembre 1804. Ce sont encore les honneurs de Charlemagne qui furent portés par les maréchaux honoraires à Notre-Dame, le souverain qui n’avait pas la barbe fleurie qui inspira Ingres pour son célèbre tableau de Napoléon sur son trône. Comme en l’an 800, c’est un pape qui sacra (sans couronner) l’empereur, ce dernier écrivant bientôt à son oncle Fesch : » Dites bien que je suis Charlemagne « . Référence commode que celle-ci dès lors que l’on ne savait pas grand-chose du fils de Pépin le Bref en ce début du XIXè siècle. On pouvait donc interpréter l’exemple fameux de façon large et presque en toute liberté.
La légitimité monarchique
Onze ans plus tôt, avec la décapitation du roi, le » rasoir national » avait désacralisé la monarchie. Napoléon ne pouvait donc pas prétendre succéder à Louis XVI que les révolutionnaires appelaient le » dernier » roi. Il choisit donc la dignité d’empereur qui, en ce temps là, n’effrayait personne dans une société pétrie (et admirative) des références de la Rome antique. Le mot n’avait pas non plus d’implication péjorative sur la nature du pouvoir. Le terme » empire » était à la fois une référence institutionnelle (encore qu’il n’y avait pas d’empereur à la tête de l’Empire ottoman) et territoriale (domination sur un territoire donné (9)). Au moment de la fête de la Fédération, il s’était même trouvé de respectables révolutionnaires pour proposer que Louis XVI devienne » empereur des Français » (la chanson Veillons au salut de l’Empire date de cette époque). Finalement, on discuta peu de la titulature impériale qui alla presque de soi. Restait à définir la nature de cette monarchie. Elle fut d’abord républicaine, presque romaine : le Sénat (sénatus-consulte) et le peuple (plébiscite) –senatus populusque auraient dit les anciens- jouèrent le premier rôle. Mais le contenu du texte de l’an XII reprenait de nombreuses règles de l’ancienne monarchie capétienne (dont celles touchant à la succession impériale, reprise de la loi salique qui exclut perpétuellement les femmes et leur descendance de la succession). Le Sacre enfin -même s’il ne ressembla que de très loin à celui de Reims (10)- fut une sorte de retour à une image sacralisée, au moment où on présentait au salon les pestiférés de Jaffa de Gros, évocation d’un futur-empereur thaumaturge. D’ailleurs, dans la formule officielle, Napoléon fut dès lors empereur » par la grâce de Dieu et les constitutions de la République « , ce qui était à soi seul un programme de réconciliation nationale, voire de synthèse des temps.
Dès 1804, Napoléon voulut donc récupérer à son profit cette légitimité ancienne et la fondre avec la nouvelle.
On croira sans doute que les libres réflexions esquissées ci-dessus ne sont qu’intellectuelles et anachroniques. Il n’en est rien. Napoléon et ses collaborateurs réfléchirent en profondeur à tous ces aspects. En cette année 1804, chaque étape de la transformation du Consulat à vie en Empire fut pesée et re-pesée en fonction de ces questions. Il en allait de l’immédiat, mais plus encore de l’acceptation, de l’enracinement et de l’avenir de la quatrième dynastie.