L’Egypte dans le Paris napoléonien

Auteur(s) : POISSON Georges
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L’Egypte dans le Paris napoléonien

Le style « retour d’Égypte » n’est pas né avec Bonaparte. Tout au long du XVIIIe siècle (1) et surtout dans sa seconde moitié, au temps néoclassique, architectes et décorateurs avaient utilisé et librement interprété les motifs de la vallée du Nil décrits et dessinés par des voyageurs ou révélés par des érudits.

Dès la fin du siècle précédent

Claude-Nicolas Ledoux, souvent visionnaire, avait, pour sa cité idéale de Chaux, conçu une « maison des bûcherons » en forme de pyramide et Boullée, autre constructeur d’illusions, s’était inspiré du célèbre tombeau pyramidal de Sextius, à Rome. Et l’on peut toujours voir au parc Monceau cette autre pyramide dont Carmontelle avait orné le jardin de Philippe d’Orléans (2) . Cette forme architecturale plaisait aux penseurs de l’époque, souvent francs-maçons et sensibles au symbolisme de la connaissance : par le triangle de ses quatre faces, le monument typique égyptien symbolisait la base terrestre qui se dirige vers le Ciel (3).

À Versailles, dans les cabinets intérieurs de Marie-Antoinette, apparaissent, par les soins de l’architecte Mique, des boiseries décorées de sphinx. Pour le château de Montbéliard, l’architecte Jean-Baptiste Kléber, élève de Chalgrin, dessine une maison de bains aux colonnes papyriformes et aux piliers couverts de hiéroglyphes surmontés de l’uraeus. Était-ce un pressentiment ? Treize ans plus tard, le même Kléber, devenu célèbre général de la république, trouvait en Égypte une mort glorieuse.

Sous la Révolution, époque fertile en projets architecturaux, furent lancées d’autre idées de monuments égyptisants (4) , mais c’est évidemment le départ de Bonaparte vers la vallée du Nil en 1798 qui engendra une mode architecturale et décorative dont nous avons conservé quelques exemples parisiens.

Souvenirs de l’Expédition

Dans le quartier du Sentier s’élevait depuis le XIIIe siècle, sur une vaste superficie, le couvent des Filles-Dieu, hébergeant les filles de joie repenties. Vendu en 1798, il tomba aux mains de lotisseurs qui, pour en assurer le lancement, placèrent l’opération sous le patronage de la campagne d’Égypte, dont les premières nouvelles de victoires soulevait l’enthousiasme à Paris.

Ainsi furent tracées les rues du Nil, de Damiette, d’Aboukir et la place du Caire, au n°2 de laquelle s’éleva en 1798-99 pour le compte du spéculateur Pétrel, un immeuble de cinq étages (par souci de rentabilité) au décor caractéristique : il s’orne en façade de spectaculaires têtes d’Hathor, avec leurs oreilles animales et leur chevelure d’apparat, surmontées, comme on le voit à Denderah d’un haut tailloir figurant un temple (5) . Au-dessus est une frise gravée en creux à motifs égyptiens, tandis que le rez-de-chaussée, qui à partir de 1805 abrite « un café égyptien », s’orne de pilastres à chapiteau palmiforme. Décor qui, pour naïf et maladroit qu’il soit, montre une connaissance déjà poussée de l’Art égyptien, surtout de la basse époque : ce serait, a-t-on dit, du style « Départ pour l’Égypte ». Autre nouveauté : les étages supérieurs sont en néo-gothique.

En même temps fut percé, en 1798-1799, le passage du Caire, une des premières voies parisiennes de ce type, avec entrée encadrée des même pilastres, et qui fut couvert de verre à votre, fabriqué industriellement depuis quelques années par coulage sur sable. Et, aujourd’hui encore, il évoque encore un peu un souk oriental.
Moins d’un mois après son retour, Bonaparte faisait commémorer le 23 septembre 1800, sous la présidence de Lucien, le souvenir des généraux Kléber et Desaix, morts tous les deux le même jour quelques mois plus tôt (14 juin 1800), ayant choisi pour cela, place des Victoires, l’emplacement de la statue de Louis XIV jetée bas en 1792. Un obélisque, oeuvre de Poyet, premier du genre pour l’époque, y avait été élevé en vertu d’un ordre du Conseil général de la Commune du 12 août 1792 (6), mais fait de bois et de toile et vite vétuste, il fut abattu pour laisser place, après de nombreuses discussions rapportées par M.-L. Biver, au nouveau monument commémoratif, temple égyptien de bois et toile, de quatorze mètres de long, à seize colonnes et décor de hiéroglyphes. Le monument définitif qui devait le remplacer ne sera jamais construit, au regret de Napoléon qui, à Sainte-Hélène, se désolera de n’avoir pu embellir Paris d’un temple égyptien, mais le pays du Nil devait rester présent sur la place. Le souvenir de Kléber, symbole d’esprit républicain, ayant été éliminé, le Premier consul décide d’ériger là une statue monumentale de Desaix, en charge le vieux sculpteur Bajoux et en pose la première pierre, le 23 novembre 1800(7).

Il fallut dix ans à Bajoux pour venir à bout de la commande. Sa statue de bronze, haute de 5,50 m, fut placée en 1810 sur un piédestal de style égyptien, oeuvre de l’architecte Raymond, et entourée par les soins de Denon d’« attributs pharaoniques », tête monumentale de style égyptien et surtout un authentique obélisque, premier de ce genre à Paris : haut de 5,60 m, prise de guerre de Bonaparte provenant de la villa Albani à Rome(8) .

Le monument, découvert à la date rituelle du 15 août 1810, fut entouré d’une grille à fleurs de lotus, mais cette énorme nudité à l’antique, seulement dissimulée
par un morceau de draperie « beaucoup plus indécent, écrivait Denon, que ce qu’il voulait cacher », fut tout de suite chansonnée par les Parisiens. Deux mois plus tard, on dissimula le monument derrière des échafaudages, avant de remiser en 1812 la statue (9), que Denon proposa un moment de remplacer par un autre obélisque, celui de la place du peuple à Rome, mais l’heure n’était plus aux prises de guerre. Quant au premier obélisque, celui qui accompagnait la statue de Desaix, il fut, comme l’avait révélé Jean Humbert, récupéré en 1815 par le prince d’Albani, qui le vendit au prince royal de Bavière, et on le retrouve aujourd’hui érigé devant la résidence de Munich : quel touriste sait-il qu’il s’agit là d’un monument napoléonien ayant orné plusieurs années une place parisienne, préfiguration de l’obélisque de la Concorde ?

Les anciens de l’expédition d’Égypte conservèrent toute leur vie le souvenir de cette conquête. Non contents de publier de 1809 à 1825 la Description de l’Égypte, bible en vingt volumes, monument de bibliophilie, ils gardèrent le rêve de ce pays au-delà de la mort : Joseph Fourier, président secrétaire perpétuel de l’Institut d’Égypte et Monge, premier président cette institution, seront enterrés au Père-Lachaise dans des tombeaux de style égyptien que l’on voit encore.

Résidences privées, fontaines et obélisques

De l’architecture commerciale ou monumentale, le style passe à la résidence privée. Ayant acquis en 1803, rue de Lille, l’hôtel de Torcy, construit par Boffrand, Eugène
de Beauharnais, beau-fils de Napoléon, dont l’Égypte avait été la première campagne, le confia à l’architecte Nicolas Bataille qui, assisté de Calmelet, dressa sur la façade sur cour un porche nécessité par l’abri des invités, mais qu’il voulut en style égyptien, avec large corniche ornée du disque ailé, colonnes palmiformes et figures gravées en creux d’Isis et Osiris encadrant l’entrée.

L’intérieur de l’hôtel, avec le célèbre salon des Saisons, fut voué au style dont la tradition des turqueries du XVIIIe siècle, avec arcs en accolade sur les parois et frise peinte représentant un marché aux esclaves et des scènes de harem. L’expédition d’Égypte avait revivifié l’orientalisme, et le préromantisme s’annonçait.

Et le style égyptien passe à l’architecture publique, dans sa forme peut-être la plus populaire, les fontaines. En 1805, l’Empereur, voulant donner de l’eau aux Parisiens, chargea l’architecte-ingénieur Bralle d’édifier dans la capitale quinze fontaines dont nous avons gardé quelques-unes. Il y donna cours au style retour d’Égypte, d’abord à la fontaine du Châtelet, une des plus spectaculaires, en forme de colonne palmiforme striée de bagues gravées aux noms de victoires, et supportant une figure de Victoire, oeuvre de Boizot (10). Le Second Empire, juchant cette fontaine primitive sur un nouveau socle orné de sphinx, accentuera le caractère égyptien de la fontaine.

Plus caractéristique encore est la fontaine qui a subsisté rue de Sèvres, en bordure de l’ancien hôpital Laennec. Dans une niche en forme de naos à corniche ornée d’un aigle impérial qui a remplacé le motif égyptien, il logea une copie, par le sculpteur Beauvallet (11), d’un Antinoüs romano-égyptien de la ville Hadriane, transformé en porteur d’eau par l’adjonction de deux amphores : ne manquez pas d’aller voir ce rescapé de la vallée du Nil échoué à côté d’une station de métro.

Et une autre fontaine parisienne fut à l’époque touchée par le virus égyptien : lorsque l’architecte Antoine Vaudoyer fut chargé d’adorner d’une fontaine la façade de l’Institut, il imagine d’y installer quatre lionnes de bronze (c’est une des premières fontes sculpturales de la manufacture de Creusot) crachant d’un air dégoûté un jet d’eau dans une vasque et imitées de celles qui avaient été placées en 1780 à la fontaine des Innocents, répliques elles-mêmes des lionnes égyptiennes de la fontaine des Termini à Rome. Ces animaux de bronze ornèrent la façade de l’Institut jusqu’en 1950, date où ils partirent pour un square de Boulogne-Billancourt (12), où peu de passants savent les reconnaître.

Mais l’Empereur n’avait pas renoncé à doter Paris d’un monument de style égyptien. Le 15 août 1809, de Schönbrunn, il ordonnait d’élever sur le terre-plein du Pont-Neuf un obélisque à la gloire de la Grande Armée : avec les deux arcs de triomphe, la colonne Vendôme et celle du Châtelet, le Temple de la Gloire, ce serait le sixième monument parisien celui, théâtral, de Bélanger, mais le jury choisit, plus sobre, de Chalgrin, à la veille de sa mort (nous en avons les dessins), lequel reçut commande. Mais il fallut d’abord reconstruire le terre-plein du Pont-Neuf, vieux de deux siècles et dans un état médiocre : les travaux se poursuivirent jusqu’à la fin de 1813, mais il était trop tard pour entreprendre le monument lui-même. C’est la nouvelle statue d’Henri IV qui va prendre place sur les fondations de l’obélisque de Napoléon, comme la colonne Vendôme sur celles de la statue de Louis XIV.

L’Égypte inspira encore des productions de prestige désirées par Napoléon. En 1805, il commanda à la manufacture de Sèvres un énorme surtout de table de quatre mètres de long, en biscuit blanc, qu’il offrit au tsar en 1807 : les temples de Philae, de Denderah, d’Edfou y sont reliés par des colonnades et files de statues. Le succès de cette gigantesque pièce montée fut tel que Napoléon en commanda un second en 1811. « Les hasards de la diplomatie, écrit J. Humbert, leur ont fait quitter la France : le premier se trouve en Russie, le second en Grande-Bretagne. »

Et la mode égyptienne, confortée par l’obélisque de la Concorde (13), qui assista au Retour des cendres, se prolongera épisodiquement à Paris, en particulier à l’occasion des Expositions universelles. Un des derniers exemples en est le cinéma le Louxor, boulevard Magenta, de 1920, en état de décrépitude avancée. Mais on nous promet de le restaurer…

Bibliographie indicative

Nadine Beatheac et François-Xavier Bouchart, L’Europe exotique, Paris, Le Chêne,1985.
Marie-Louise Biver, Le Paris de Napoléon, Paris, Librairie Plon, 1963.
Henri-Paul Eydoux, “L’Égypte à Paris”, in Monuments curieux et sites étranges, Paris 1974.
J. Humbert, “Les obélisques de Paris”, in Revue de l’Art, 1974.
G. Poisson, Fontaines de Paris, 1957 ; Napoléon Ier et Paris, Paris, 2e éd., Tallandier, 2002.

Notes

(1) Et même bien avant : pour l'entrée solennelle d'Henri II à Paris en 1549 avait été élevé un obélisque à trois faces posé sur un rhinocéros, que représente une gravure.
(2) Se voyait également au parc Monceau un obélisque planté sur des rochers au milieu du bain de la Naumachie.
(3) Vers 1768, Ange-Jacques Gabriel et Perronet avaient projeté un obélisque au sommet de la colline de l'Étoile.
(4) Dont un projet (13 fructidor an III) d'ériger place de la Concorde un obélisque. Une réalisation cependant, sur l'emplacement de la Bastille : la fontaine de la Régénération, divinité égyptienne faisant jaillir l'eau de ses seins. Elle n'eut qu'une existence éphémère.
(5) Celle de droite porte la signature du sculpteur J.-G. Garraud, qui ne travaillera  qu'à l'époque suivante : il doit s'agir d'une réfection d'époque Restauration.
(6) J. Humbert a publié (op. cit.) un des projets relatifs à cet obélisque, où ce dernier est perché sur quatre éléphants adossés, comme dans le célèbre monument de Chambéry.
(7) La plaque commémorative de cette pose a été acquise par Malmaison en 1991.
(8) Le projet approuvé par le Premier consul, présenté par Dejoux, comportait bien cet obélisque, contre lequel  le sculpteur s'élèvera par la suite. M.-L. Biver (op. cit.) a relaté ces discussions.
(9) Sous la première Restauration, elle fut envoyée à la fonte, pour servir au nouvel Henri IV du Pont-Neuf. Lemot, chargé de l'opération, conserva la tête et les pieds du Desaix et les offrit à Lenoir pour le Musée des monuments français : on ne sait ce qu'il en advint. Il exista également un moulage de la statue, qui se trouvait en 1883 en haut de l'escalier sud-est de la Cour carrée. Le piédestal, démoli en 1816, fut également déposé chez Lenoir, mais de nombreuses pièces de ce musée disparurent lors de la dispersion du musée en cette même année 1816.
(10) Au début du XXe siècle, on constata que la statue s'abîmait en plein air et on la remplaça par une copie. L'original fut transféré au musée Carnavalet, où il fut placé… dans le jardin.
(11) Elle-même remplacée au cours du XIXe siècle par une nouvelle copie, oeuvre de Getcher. Deux statues de même type, oeuvres de Beauvallet, sont au musée Marmottan.
(12) Rue du 6 juin 1944.
(13) Rappelons que le pacha Méhemet-Ali avait offert à la France les deux obélisques de Louxor. Celui de droite ayant été transporté à Paris, le second resta propriété de la France, jusqu'à ce que le général de Gaulle le restituât à l'État égyptien.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
478
Mois de publication :
janv-mars
Année de publication :
2009
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