L’Egypte française, du départ de Bonaparte à l’assassinat de Kléber (23 août 1799 – 14 juin 1800)

Auteur(s) : BATTESTI Michèle
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Après le désastre naval d'Aboukir et la destruction de la flotte du vice-amiral Brueys, l'expédition d'Égypte – voulue par Bonaparte – a transféré en Orient l'impasse stratégique dans laquelle se débattent la France et l'Angleterre depuis la conclusion du traité de Campoformio. La France en sortira vaincue et, comble de l'ironie, l'armée d'Orient sera évacuée en 1801 sur les vaisseaux de sa gracieuse majesté. Toute la question est de savoir si cet épilogue était inévitable ou si la France pouvait conserver cette prise de gage, au moins jusqu'à la conclusion de la paix générale avec l'Angleterre.
Cette problématique revient à s'interroger sur les responsabilités des différents acteurs. Bonaparte avait-il déserté son poste de commandant en chef et abandonné son armée simplement pour assouvir ses ambitions personnelles ? Était-il parti parce qu'il avait compris que sa politique méditerranéenne était un échec consommé au désastre naval d'Aboukir ? Au contraire, était-il convaincu de pouvoir sauver la situation par l'envoi de prompts renforts et que sa présence en France pourrait accélérer le processus ? Kléber était-il l'homme indolent et sans ambition, qui avait bradé l'Égypte, en dépit de l'opposition du général Desaix, lors de la conclusion de la convention d'Al-'Arîsh et s'était racheté in extremis par la victoire d'Héliopolis ? L'impéritie d'Abdallâh Menou, nouveau maître de l'Égypte parce que l'officier le plus ancien dans le grade le plus élevé, avait-elle porté le coup de grâce à une expédition vouée à l'échec depuis le désastre naval d'Aboukir ? Après le départ de Bonaparte, le drame s'est joué en deux actes, articulés autour de deux hommes diamétralement opposés, les généraux Kléber et Menou, défendeurs de deux politiques antinomiques, le premier ayant « la face tournée vers l'Occident », le second « vers l'Orient ». Voici le récit du premier acte.

1. L’ÉGYPTE DE KLEBER, LA "FACE TOURNEE VERS L’OCCIDENT"

Avant de « quitter » l'Égypte, Bonaparte avait tout fait pour forcer le sort. À son retour de Syrie, il avait affronté l'armée turque de Mustapha, forte de 18 000 hommes, qui avait débarqué à Aboukir. Il l'avait surprise en train d'assiéger Alexandrie, et l'avait refoulée à la mer le 25 juillet 1799 après l'avoir détruite. Avec un sens inné de la publicité et quelque accommodement avec la topographie, il avait pu proclamer la réhabilitation du « nom d'Aboukir [qui était] funeste à tout français ; la journée du 7 thermidor l'a rendu glorieux. La victoire que l'armée vient de remporter accélère son retour en Europe ». Bonaparte ne se contente pas de cette déclaration, et l'applique au pied de la lettre, bien décidé à aller cueillir les lauriers de cette gloire au seul endroit qui compte, à Paris. La grande vulnérabilité de l'armée d'Orient et de son chef est le manque de renseignement, corollaire de la rupture des lignes de communication maritimes. Avec habileté, le commodore anglais Sidney Smith exploite cette vulnérabilité et profite de l'échange de prisonniers pour transmettre à Bonaparte des journaux décrivant l'anarchie politique de la France et ses défaites militaires qui laissent présager un effondrement total. Rien ni personne ne peut contraindre Bonaparte à demeurer en Orient. Le 23 août, il s'embarque clandestinement sur la frégate la Muiron en compagnie des membres de sa clientèle militaire : Berthier, Marmont, Murat, Lannes, Duroc. Taraudé par l'impatience ou honteux du mauvais tour qu'il lui joue, Bonaparte ne prend même pas le temps d'attendre Kléber. Il a l'impudence de lui transmettre le commandement sous pli cacheté. Bonaparte quitte la scène égyptienne comme Nelson après une victoire à Aboukir. Mais là s'arrête la comparaison, son départ d'Égypte ressemble à une fuite. Le départ des héros nationaux laisse en présence deux adversaires de moindre envergure : Kléber et Sidney Smith.

A priori, l'héritage laissé par Bonaparte est une aubaine. L'armée d'Orient forte de 22 000 hommes, approvisionnée en artillerie et en munitions, solidement implantée en Égypte en grande partie pacifiée et sécurisée par sa récente victoire sur les Turcs, constitue un instrument militaire redoutable, difficile à déloger. L'avenir de l'Égypte française dépend du moral des troupes et de leur commandant. Toute la question est de savoir si les soldats français seront capables de résister à l'effet délétère du pays alors qu'aucune nouvelle ne leur parvient de France et qu'ils craignent de mourir en Afrique loin de leur patrie, quittée depuis plus de quinze mois.
Kléber est profondément choqué par la « fuite » du commandant en chef. Il se juge berné par Bonaparte qu'il soupçonne d'avoir abandonné sa mission pour ne pas porter la responsabilité de la reddition. Sans l'avoir sollicité, il se retrouve pour la première fois de sa vie commandant en chef, honneur qu'il avait toujours refusé en Vendée ou dans l'armée de Sambre-et-Meuse. À quarante-six ans, il se considère comme trop vieux pour occuper de telles responsabilités. Ce républicain intransigeant n'a jamais ménagé les critiques à l'égard de Bonaparte dont il reconnaît le génie militaire, mais qu'il suspecte d'ambitions personnelles. Cet Alsacien, qui a gardé une certaine raideur germanique due à sa naissance et à son éducation militaire, reçue dans l'armée autrichienne où il servit pendant huit ans, est totalement imperméable au rêve oriental. Bonaparte a porté son choix sur l'homme le plus compétent et le plus populaire de l'armée d'Orient, mais aussi paradoxalement sur le plus hostile à l'expédition d'Égypte et le plus éloigné psychologiquement de la tentation d'y fonder une colonie. La contradiction n'est qu'apparente. Loyal à la République, conscient de ses devoirs, Kléber a le profil du chef « impartial », capable de gérer l'affaire égyptienne sans léser les intérêts de l'armée d'Orient et de la France.
 
Le nouveau style de Kléber
Dans sa proclamation du 29 août, Kléber s'évertue à rasséréner l'armée d'Orient. Son langage convenu use de tous les arguments logiques pour rassurer les soldats accablés par le départ de leur chef : « Des motifs impérieux ont déterminé le général en chef Bonaparte à passer en France. Les dangers que présente une navigation entreprise dans une saison peu favorable, sur une mer étroite et couverte d'ennemis, n'ont pu l'arrêter ; il s'agissait de votre bien-être. Soldats, un puissant secours va vous arriver, ou bien une paix glorieuse, une paix digne de vous et de vos travaux va vous ramener dans votre patrie. » La popularité de Kléber achève d'apaiser la colère et la peur des soldats.
Dès son arrivée au Caire, Kléber adopte un style de conduite fondé sur la force et le prestige. Rejetant la simplicité, il opte pour une pompe ostentatoire destinée à impressionner les Égyptiens. Deux rangées d'hommes le précèdent et frappent en cadence le sol de leur bâtons, en criant en arabe « voici le général en chef ; musulmans, prosternez-vous ». Kléber avance entouré de son état-major, au bruit du canon que tirent les forts du Caire. Sa haute stature, son visage martial en imposent. Habitués à la logorrhée et à la gestuelle de Bonaparte, les cheiks ne peuvent que constater la différence, « celui-ci ne rit pas comme l'autre » (Jabarti). Kléber cherche à intimider, il y parvient. Il se révèle un excellent administrateur. Il inspecte les corps, les arsenaux et les services. Il se fait montrer les comptes. Il s'attache à débrouiller le chaos administratif laissé par Bonaparte. La situation est catastrophique. Il refond l'administration, divise le pays en huit arrondissements et tente de simplifier l'assiette de l'impôt. Il centralise l'administration des finances pour enrayer la corruption des fonctionnaires. N'oubliant pas l'aspect scientifique, il préconise le 22 novembre de réunir les travaux effectués en Haute et Basse-Égypte par tous les « savants », « idée vraiment libérale et patriotique de confondre tant de belles choses dans un seul et grand ouvrage, et de déposer les objets qui en sont susceptibles dans les collections nationales ». Cette décision aboutira à l'oeuvre maîtresse de l'expédition qui transcendera son échec final, La description de l'Égypte.
En parfaite symbiose avec l'armée, Kléber ne la détrompe pas et emploie le langage qu'elle souhaite entendre. Lors de la fête du 1er vendémiaire an VIII (23 septembre 1799), célébrant l'anniversaire de la fondation de la République, il lui demande « encore un moment de persévérance » pour atteindre la paix, ce qui revient à promettre un dernier quart d'heure avant le retour en France.
 
La « détresse » de Kléber
Kléber est plus que jamais convaincu que l'expédition est « l'une des plus grandes bêtises du Directoire ». Au fur et à mesure qu'il prend conscience de la situation exacte de l'Égypte, sa colère grandit. Il focalise son ressentiment sur Bonaparte. Son rapport au Directoire du 26 septembre est un véritable réquisitoire contre lui. Très pessimiste, Kléber prépare les esprits à l'évacuation en dramatisant la situation de l'armée d'Orient. Elle est réduite de moitié, dénuée d'armes, de poudre, de fer et de plomb ; « les essais de fonderie n'ont point réussi » ; elle est nue, épuisée, décimée par les maladies. Or cette armée doit s'attendre à affronter de multiples menaces : le climat, la peste, les Mameluks, les bédouins, les armées combinées de l'empire Ottoman, de la Russie et de l'Angleterre.

Kléber analyse avec pertinence la situation stratégique de l'Égypte, « point d'appui par lequel elle pourrait remuer le système du commerce des quatre parties du monde. Mais pour cela il faut un puissant levier ; et ce levier, c'est la marine. La nôtre a existé ; depuis lors tout a changé, et la paix avec la Porte peut seule, ce me semble, nous offrir une voie honorable pour nous tirer d'une entreprise qui ne peut plus atteindre l'objet qu'on avait pu s'en proposer ». D'autant que les caisses sont vides : « le général Bonaparte a épuisé les ressources extraordinaires dans les premiers mois de notre arrivée… Bonaparte, à son départ, n'a pas laissé un sol en caisse, ni aucun autre objet équivalent. Il a laissé au contraire, un arriéré de près de dix millions : c'est plus que le revenu d'une année dans la circonstance. La solde arriérée pour toute l'armée se monte seule à quatre millions ». Le 9 octobre, l'administrateur général Jean-Baptiste Poussielgue confirme au Directoire le mauvais état des finances de l'Égypte, et l'impossibilité de prélever des ressources supplémentaires. Le payeur Estève dénonce la quasi-banqueroute financière de l'armée d'Orient. Le sort veut que ces descriptions de la « situation de l'armée avec des couleurs fortes » (Miot) tombent entre les mains ennemies.

Pour être sûr que son rapport parviendra à destination, Kléber envoie par des voies différentes plusieurs exemplaires datés du 26 septembre ou du 8 octobre. L'aviso Marianne, parti d'Alexandrie le 4 novembre, avec les dépêches de Kléber et de Poussielgue est intercepté au large de Toulon. Barras, le cousin du Directeur, jette les dépêches à la mer enveloppées avec un biscaïen. Le boulet coule, mais les dépêches se détachent et remontent à la surface. Un midship anglais n'hésite pas à se jeter à l'eau pour les récupérer. L'activiste royaliste Mallet du Pan se fait un plaisir de les publier à Londres, dans son Mercure britannique, le 25 janvier 1800. Le scandale est énorme et incite le gouvernement anglais à durcir sa position dans l'attente que le fruit égyptien mûrisse et tombe de lui-même. À plusieurs reprises, Napoléon prit la peine de réfuter point par point les assertions de Kléber et de Poussielgue. À son retour en France, ce dernier subira la vindicte de Bonaparte et pendant neuf ans demeura sans emploi !
Kléber insiste sur « la détresse où [il se] trouve » et ses problèmes militaires qui sont réels : difficile concentration des troupes face aux beys de la Haute-Égypte ; risque de révoltes urbaines et rurales ; effectifs pléthoriques de l'armée ottomane. Mais Napoléon a peut-être raison lorsqu'il accuse Kléber d'avoir conservé, de ses années de service dans l'armée autrichienne, des « impressions fort exagérées sur la puissance de la Porte ». En tout cas, Kléber noircit le tableau. Il surestime ses adversaires : la pacification de l'Égypte est en voie d'achèvement ; l'armée ottomane ne peut compenser par le nombre son incapacité à affronter une armée européenne aguerrie ; la combinaison des menaces turco-anglo-russes est improbable. De plus Kléber sous-estime ses effectifs, leur valeur militaire et l'avantage stratégique d'occuper le delta du Nil ce qui suppose l'organisation d'une expédition combinée de grande envergure pour l'en déloger.
 
La recherche d'une reddition honorable
Kléber est bien décidé à négocier le départ de l'armée d'Orient auprès des Ottomans. Bonaparte l'autorisait à le faire s'il ne recevait pas de renfort dans les neufs prochains mois et/ou si la peste prélevait 1 500 hommes avant la fin de l'année. Or juste avant son départ, Bonaparte avait lui-même déclenché le processus, le 17 août, en tentant une conciliation avec le grand vizir Yûsuf Pacha : « La Russie et l'Angleterre ont trompé la Sublime Porte. Vos ennemis ne sont pas en Égypte, ils sont sur le Bosphore, ils sont à Corfou ; ils sont aujourd'hui par votre imprudence au milieu de l'archipel ». Kléber renouvelle les propositions de cessez-le-feu, le 21 septembre, en offrant le gouvernement de l'Égypte à un pacha nommé par le Sultan, mais en laissant les Français occuper les places et les forts égyptiens jusqu'à la conclusion de la paix avec la Grande-Bretagne. Son but est de gagner du temps dans l'attente de renforts. La réponse du vizir du 12 octobre est un refus en termes insultants, Kléber en déduit qu' »il faut après cela renoncer à traiter avec les ministres de la Porte ou se couvrir d'infamie ». Mais à l'instigation de Sidney Smith, les pourparlers reprennent quelques jours plus tard. Le commodore propose, le 26 octobre, le transport en France de son armée avec armes et bagages, « le but est de vous engager à faire tout ce qui dépendra de vous pour sauver de la mort ces malheureux Français que le général Bonaparte a si cruellement trompés ». Or pour des raisons diamétralement opposées, les deux hommes ont l'intention de tirer leur épingle du jeu et de sortir de l'impasse stratégique. Kléber souhaite préserver intacte l'armée d'Orient et trouver le moyen de la projeter sur le théâtre européen au prix d'un départ d'Égypte, lequel est voulu par Sydney Smith pour lever l'hypothèque pesant sur la route des Indes et éliminer un adversaire dangereux en Méditerranée orientale. Paradoxalement, les deux hommes sont faits pour s'entendre.

D'autant que pour déstabiliser l'adversaire, Sidney Smith continue sa campagne de désinformation des troupes françaises en faisant circuler des rumeurs et en les invitant à se rendre. Il distille à petites doses les informations les plus susceptibles de décourager Kléber. Il lui fait parvenir le journal italien Osservatore triestino rapportant les débats virulents se déroulant au Conseil des Cinq-Cents contre la politique du Directoire, en général, et contre l'expédition d'Égypte, en particulier. Kléber les fait reproduire in extenso dans Le Courrier de l'Égypte.
 
La victoire de Damiette
Sur ces entrefaites, une victoire des Français modifie la donne stratégique et fournit à Kléber un argument solide pour monter les enchères auprès des Anglo-Turcs. Tandis que se concentrent à Gaza les 30 000 hommes du vizir, encadrés par de nombreux officiers britanniques, sous les ordres du général Koelher, une division de 8 000 janissaires, commandés par Saïd'Alî Bey s'embarque de Chypre pour tenter une diversion du côté de Damiette et faciliter le mouvement de l'armée turque à travers le désert du Sinaï. Sidney Smith est très impliqué dans les préparatifs de cette expédition en raison de son peu de confiance dans la valeur des troupes turques, constituées selon lui d'un ramassis d'hommes indisciplinés, sans entraînement et prompts à céder à la panique. Il réclame avec insistance des frégates et des canonnières britanniques, mais se heurte au refus invariable de Nelson : « Vous savez bien que je n'aie en Méditerrannée [sic] assez de bâtiments pour servir la cause commune. S'il vous en faut d'autres momentanément, je vous les enverrai aussitôt, mais je ne puis les détacher en permanence en Égypte, sinon il me serait impossible de bloquer les ports franco-espagnols, et c'est à mon avis ce qu'il y a de plus important pour le succès des alliés ».

La flotte expéditionnaire anglo-turque, comprenant 53 bâtiments, fait route sur Damiette, où elle arrive le 29 octobre. Mais le débarquement n'intervient que le 1er novembre, délai providentiel que le général Verdier, commandant à Damiette, met à profit pour prévenir Kléber et faire rallier les troupes stationnées aux environs. Desaix, arrivé depuis peu au Caire, se porte immédiatement sur Damiette avec deux bataillons et 150 dragons. Les janissaires au nombre de 4 000, se sont retranchés près de la côte, entre le Nil, le lac Menzaleh et la mer. Verdier les attaque, capture 800 hommes et 6 canons, et rejette les autres à la mer. Sidney Smith échappe de justesse à la capture. Verdier n'a perdu dans le combat que 119 hommes (22 tués et 97 blessés). Le 9 novembre, un coup de vent force les navires turcs à prendre le large, sans retour. Mais réaction inquiétante au lieu de célébrer leur victoire les soldats français exigent de percevoir leur solde !
 
La convention d'Al'Arish
L'avant-garde de l'armée du vizir atteint le 8 décembre 1799 la forteresse d'Al-'Arîsh. Quand le siège des Ottomans commence le 22 décembre, les défenseurs sont démoralisés. Leur commandant Cazals ne peut empêcher une majorité de soldats qu'ils lèvent la crosse et se rendent en ouvrant le fort aux Ottomans, alors que d'autres résistent. La confusion est à son comble. Cazals finit par signer la capitulation prévoyant les honneurs de la guerre et le retour aux lignes françaises, mais les Ottomans massacrent les prisonniers. Le 29 décembre, le magasin de poudre saute causant des pertes chez les assaillants. Les 160 Français survivants sont faits prisonniers. Cette affaire gravissime est le signe du délitement moral des soldats. « Leur patience est à bout, et le départ du général Bonaparte a produit sur eux les impressions les plus funestes », s'insurge Kléber dans son rapport du 28 janvier 1800 au Directoire.
Craignant de nouvelles séditions, privé de communication directe avec la France, Kléber continue à être alimenté par Sidney Smith en nouvelles accablantes : l'Italie perdue, l'armée navale sortie en Méditerranée et bloquée à Brest, les Anglais et les Russes en Hollande, Muller battu sur le Rhin, l'Alsace livrée à la défense de ses habitants, la Vendée ressuscitée et Mayence en feu. Aussi accélère-t-il le processus pour pouvoir quitter l'Égypte au plus vite et gagner les champs de bataille européens où se joue le sort de la France. Les deux négociateurs français, le général Desaix et l'administrateur général des finances Poussielgue considèrent que Kléber fait des concessions unilatérales et inutiles aux Ottomans. Quoi qu'il en soit après moult péripéties, Kléber signe la convention d'Al-'Arîsh le 24 janvier, ratifiée quatre jours plus tard. L'armée d'Orient s'engage à évacuer l'Égypte dans les trois mois sur des bâtiments fournis par les Turcs et sur ceux disponibles dans le port d'Alexandrie, escortés par la Royal Navy. Les sauf-conduits doivent être délivrés au nom de la Porte et la Grande-Bretagne. L'armistice durera le temps de l'embarquement. Les Français s'engagent à abandonner progressivement leurs positions en commençant par l'est du Delta, et en terminant par la région d'Alexandrie. Le Caire doit être évacué au plus tard le 45e jour. La propagande napoléonienne a accrédité l'idée reprise par la vulgate que Kléber était le seul responsable de cette convention à laquelle Desaix s'était opposé fermement. Appelé à être désavoué par la postérité, Kléber aurait commis un véritable acte d'infamie. L'ingénieur Villiers du Terrage rappelle que la nouvelle du départ fut fort bien accueillie par « ceux qui ont plus tard crié à la trahison [et] ne se souvenaient sans doute pas de leur joie à l'idée de quitter l'Égypte ».

Objectivement, à Al-'Arîsh, Kléber a obtenu des conditions meilleures que le Directoire était prêt à concéder à la fin de l'été 1799. Kléber envoie Desaix en France pour porter au gouvernement la nouvelle du retour de l'armée d'Orient. Revenu au Caire Kléber fait exécuter les clauses du traité en remettant aux Turcs un certain nombre de places de la Basse-Égypte. Le désengagement s'effectue conformément au plan de retrait.

2. LES DEBOIRES NAVALS DE BONAPARTE

De son côté, Bonaparte a conscience que son départ précipité d'Égypte constitue une faute pour un chef charismatique. À son arrivée, il présente au Directoire une vision optimiste de la situation de l'armée d'Orient et prêche avec passion l'envoi de renforts. Sur le plan tactique, l'acheminement de secours représente une véritable gageure. Il suppose d'éviter les forces navales déployées en Méditerranée par la Royal Navy, qui en a la maîtrise depuis Aboukir, et de forcer leur blocus aux points sensibles de La Valette et d'Alexandrie. Effet de surprise et vitesse sont les conditions sine qua non à la réussite de toutes opérations qui peuvent s'effectuer selon deux procédés. En premier lieu, les bâtiments sont expédiés isolément. Ils sont censés avoir plus de chance de passer inaperçus s'ils sont petits et rapides.
 
Cette méthode réussit en partie pour ravitailler Malte. La Boudeuse, le Joubert, la Légère, la Subtile, la Bellone et autres petits bâtiments atterrissent à La Valette en se jouant des forces de blocus anglaises, au point que Nelson réclame l'investissement complet de l'île pour éliminer définitivement cette nuisance et empêcher la mise en place d'une ligne de ravitaillement régulière. Ce sera chose faite en septembre 1800. Un bâtiment isolé risque évidemment d'être une proie facile. Le 6 juillet 1800, Forfait, le ministre de la Marine, estimera à un tiers le nombre de bâtiments susceptibles d'atteindre leur objectif. Il est pessimiste puisque entre septembre 1800 et mars 1801, sur les 21 bâtiments expédiés, 12 entreront dans Alexandrie (57 %), et un tiers sera effectivement capturé par les Britanniques.
 
Des résultats inversement proportionnels aux prévisions. Cette erreur d'estimation témoigne que la marine française a perdu confiance en elle-même avec pour corollaire la réticence à prendre des risques. Les bâtiments isolés de type chebec, aviso, corvette ou même frégate, sont de petit tonnage. Leur faible capacité d'emport ne leur permet d'acheminer des approvisionnements et des renforts qu'en quantité infime par rapport aux besoins de l'armée d'Orient. Pour atteindre un volume significatif il faudrait multiplier les envois, et surtout persévérer. Une méthode coûteuse en bâtiments. Or au fur et à mesure que le temps passe, il devient de plus en plus difficile de trouver des petits bâtiments pour tenter l'aventure, sans compter que ceux-ci ne sont déjà plus en quantité suffisante pour assurer la protection du cabotage le long des côtes de Provence. La seconde méthode consiste à envoyer un convoi, avec la forte probabilité que l'ennemi le repère et l'intercepte. Pour parer à cette menace, la protection du convoi devrait être assurée par une force navale comparable à celle qui pourrait lui être opposée, à savoir 5 ou 6 vaisseaux. Cette façon de procéder présente l'avantage d'acheminer des secours substantiels en une seule fois, mais elle exige le déploiement de grands moyens, au détriment de la défense du littoral et du commerce français.
 
Le Premier Consul n'oublie pas l'Egypte
Contrairement à des assertions malveillantes, devenu Premier Consul, Bonaparte n'a jamais oublié ses anciens compagnons de l'armée d'Orient. Au contraire, il s'est évertué à leur venir en aide. D'une part, il a recours à la stratégie indirecte. Une des parades contre la supériorité de la flotte anglaise est de dresser les pays neutres contre les prétentions de Londres à l'hégémonie commerciale. Dès décembre 1799, Bonaparte abolit la loi du Directoire selon laquelle le pavillon ne couvre pas la marchandise. La France renonce ainsi à saisir les produits anglais transportés par les Neutres et retrouve leurs faveurs, première étape vers une possible alliance avec les puissances secondaires du nord de l'Europe. D'autre part, Bonaparte use des deux tactiques, susceptibles de renouer les communications avec l'Égypte. Il a trop souffert du silence de la Métropole pendant son séjour égyptien, pour ne pas être conscient de l'importance psychologique de l'envoi de bâtiments, même isolés, pour entretenir l'armée d'Orient dans l'espoir d'un prochain secours. Le 9 octobre 1799, il prescrit au commandant d'armes de Toulon d'expédier un aviso avec le Moniteur et autres documents officiels des six derniers mois. Le 15 novembre, il ordonne au ministre de la Marine, Forfait, d'envoyer en Égypte le brick Lodi avec les collections d'un an de documents publics et du Moniteur, ainsi que la frégate l'Égyptienne avec à son bord une troupe de comédiens. Il précise qu' »il serait bon qu'il y eût quelques danseuses » (sic), preuve s'il en fut de l'intérêt de Bonaparte pour le « bien-être » de ses soldats et de sa croyance que l'Égypte demeurerait française, à moins que ce soit de l'inconscience. Le 2 décembre, il prodigue ses encouragements à l'armée d'Orient : « L'Europe entière vous regarde. Je suis souvent en pensée avec vous ». Le 18 décembre, il annonce à Kléber le départ de plusieurs bâtiments et se veut rassurant : « je ne vous perds pas de vue ».

Mais ces gesticulations ne peuvent masquer la réalité. Bonaparte affiche une détermination sans faille, mais la logistique ne suit pas. Un mois plus tard, le 14 janvier 1800, il est contraint de se rendre à l'évidence : ses ordres n'ont pas été exécutés et aucun des avisos requis n'a quitté Toulon! Il met en demeure son ministre de la Marine d'échelonner le départ des avisos tous les cinq jours. Cette fois, il obtient gain de cause et la corvette l'Osiris atterrira à Alexandrie le 2 mars, première manifestation de la Métropole depuis le départ de Bonaparte et plus de sept mois de total isolement. Il est à signaler que l'accès à Alexandrie est alors facilité par la levée du blocus anglais suite à la conclusion de la convention d'Al-'Arîsh. Le 3 février, imperturbable, Bonaparte recommande à Kléber le citoyen Billy van Berchem de Marseille pour « encourager les spéculations commerciales particulières entre la France et l'Égypte ».
 
Petite flottille ou grande escadre ?
L'heure est toujours à l'optimisme. Bonaparte est persuadé que les communications peuvent être rétablies entre la France et l'Égypte, question de temps et de moyens. Avide de trouver des expédients, il ne retient toutefois pas la proposition du contre-amiral Villeneuve de transformer trois vieux vaisseaux de 74 canons en « croiseurs ». Ces hybrides seraient allégés de la moitié de leurs canons ce qui leur donnerait la capacité de transporter 1 000 hommes tout en leur laissant une artillerie supérieure à celle des frégates anglaises. En bon terrien, Bonaparte préfère l'idée de construire une flottille de 100 petits avisos, en bois de sapin, dotés d'une forte voilure, déplaçant 10 tonneaux, ayant 10 hommes d'équipages et autant de passagers. Cette poussière navale présenterait le double avantage d'échapper aux forces de blocus anglais grâce à ses faibles dimensions et d'être « consommable » en raison de son faible coût. Devant le peu d'empressement des chantiers navals privés, l'arsenal de Toulon se met à la construction d'un aviso de ce nouveau type. Sitôt achevé, l'Entreprenant appareillera pour Alexandrie, mais le 25 juin 1800 il ne pourra échapper au Success. L'expérience va prendre fin sur cet échec prévisible, lequel ne servit pourtant pas de leçon pour la flottille de Boulogne.

Parallèlement à l'envoi de bâtiments isolés, Bonaparte a ordonné le 4 janvier 1800 le départ de Brest d'une escadre de 9 vaisseaux de 74 canons, sous les ordres de l'amiral Bruix, dont la mission est de « se rendre le plus promptement possible en Égypte. Arrivée sur les côtes de ce pays, elle ne pourra y séjourner plus de trois jours. Si le temps est favorable, ils seront employés à mettre à terre l'état-major et les troupes de terre embarquées sur l'escadre, ainsi que les secours de tout genre que le Gouvernement envoie à l'armée d'Orient ». Le 22 février, l'acheminement de ces renforts est intégré à une ambitieuse campagne navale, toujours confiée à Bruix en Méditerranée occidentale, visant à débloquer Malte et reprendre Mahòn. L'escadre comprendrait 17 ou 18 vaisseaux et 6 frégates françaises auxquelles s'ajouteraient 15 vaisseaux de l'amiral espagnol, le duc Frederico Carlos de Gravina. L'acheminement de 3 000 soldats, commandés par le général Quentin, serait assuré par une escadre de 5 ou 6 vaisseaux, « les meilleurs marcheurs », qui au retour devraient faire « tout le mal possible au commerce napolitain et impérial ». Parallèlement, le contre-amiral Perrée est envoyé avec un vaisseau, trois corvettes armées en flûte, une flûte, 3 000 hommes de troupes, des vivres, des munitions pour secourir Malte, un moyen de renforcer la base-arrière de l'Égypte. Mais le 18 février, cette première étape échoue avec le combat suicidaire que livre Perrée, « l'intrépide », à 3 vaisseaux anglais et au cours duquel il trouve une mort glorieuse, mais inutile.

À la fin mars, Bonaparte est contraint de renoncer à son projet d'expédition navale lorsqu'il apprend la signature de la convention d'Al-'Arîsh. De toute façon, l'inertie des Espagnols aurait rendu l'opération inexécutable. En effet, l'Espagne n'a nullement l'intention de s'aventurer en Méditerranée orientale et de risquer la guerre avec les Ottomans et la Russie. Même la délivrance de Mahòn est au-dessus de ses ambitions. Le 19 avril, Bonaparte organise le retour de l'armée d'Orient, qui a « laissé en Égypte des traces immortelles de ses glorieux travaux ». Sa principale préoccupation est d'imposer une quarantaine sanitaire à cette armée qui aura hâte de fouler le sol français. Par parenthèse, Bonaparte ne s'était pas appliqué cette astreinte, et il aurait pu provoquer un désastre sanitaire en débarquant de façon impromptue en Corse et à Fréjus. Son arrivée en France avait été miraculeuse à bien des égards. Mais les préparatifs de Bonaparte sont prématurés, l'Égypte n'est pas encore perdue.

3. COUP DE THEÂTRE EN ÉGYPTE

À cette époque, c'est un truisme de constater que les communications ne se produisent pas en temps réel. Les dépêches accusent des délais de deux à trois mois de retard, aussi les décisions ou les événements ont-ils des répercussions décalées qui interfèrent avec l'actualité. Début février, Kléber est déstabilisé par la nouvelle du 18 brumaire qu'il apprend grâce à Sidney Smith qui lui a obligeamment fait parvenir The Sun. Desgenettes témoigne que Kléber affecté et stupéfait répétait à chaque instant :  » c'est absolument la scène de Cromwell ». Le 5 mars 1800, l'arrivée au Caire de l'envoyé des Consuls, le colonel Latour-Maubourg venu de France sur la corvette Osiris, le déconcerte. Les dépêches « consistent en gazettes, brochures nouvelles, en une feuille de promotions, en une lettre insignifiante et boursouflée de Berthier, en un récit sommaire de l'événement du 18 brumaire par le général Clarke. Aucune assurance de secours, et pas un mot de Bonaparte. Que conclure de ce silence ?… J'en infère tout bonnement que l'on se moque de nous ».
 
 La liste des documents envoyés est effectivement surréaliste : La Constitution française ; Mémoire sur l'Égypte ; le Chant du combat avec la musique; Tableau du 18 brumaire ; Résultat possible du 18 brumaire ; Voyage dans le Finistère (1794-1795) ; Mémoire sur les insurrections de l'Ouest ; Arithmétique décimale (Lewal) ; Alphabet universel (Montigny) ; Comptes rendus par l'Institut pour l'an VIII ; la Décade philosophique (deux numéros) ; le Magasin encyclopédique ; Annales de chimie ; Connaissance des temps pour l'an X ; De la philosophie moderne (Roederer) ; De la condition des femmes dans les républiques ; l'Anglais cosmopolite ; De l'homme. La stupéfaction de Kléber est compréhensible. Latour Maubourg apporte toutefois de bonnes nouvelles : la préparation d'une expédition navale de Bruix. Mais, Kléber est rien moins que convaincu. Le 6 mars il écrit au général Dugua : « Établir une colonie sans gouvernement stable, sans marine, sans finances, et une guerre continentale effrayante sur les bras, est le comble du délire ». Le 7 mars, il ne cache pas son dépit à Berthier, ministre de la Guerre : « Je m'attendais à quelques nouvelles instructions, à une assurance positive de secours prochains, en hommes et en armes ; au lieu de cela, je ne lis que des promesses vagues de souvenir ».
 
Kléber victorieux à Héliopolis
Ce sont les Britanniques qui précipitent les événements. Le 19 février, le général Lanusse avait signalé à Kléber le passage d'une corvette anglaise à Alexandrie dont le commandant avait ordre d'interdire aux Français la sortie de l'Égypte. Cette nouvelle étonnante s'explique le 10 mars, lorsque Sidney Smith lui fait parvenir la lettre de l'amiral Keith du 8 janvier, annulant tous les accords conclus et exigeant la reddition pure et simple des Français. Les atermoiements britanniques reflètent les divergences le point de vue entre Sidney Smith qui considère que les Turcs sont incapables de lutter contre les Français et le gouvernement britannique qui, au contraire, à la lecture des dépêches de Kléber au Directoire, est persuadé que l'ennemi est très affaibli et que son effondrement est imminent. Nelson est hostile au retour des soldats français sur le théâtre européen. Il affiche même sans complexe sa haine : « Mon sang s'échauffe au seul nom des Français. Je les déteste tous, royalistes et républicains […]. Je pousse la méchanceté au point de souhaiter qu'ils périssent tous. Il y a déjà en Europe assez de brigands, sans y ajouter encore ceux-là ».
À l'annonce du refus du cabinet anglais d'entériner la convention, Kléber, furieux, fait le 18 mars une déclaration martiale : « Soldats, nous saurons répondre à une telle insolence par des victoires ; préparez-vous à combattre ». Finalement, le gouvernement britannique se ravise et accepte le 29 mars de ratifier la Convention, tout en blâmant Sidney Smith pour avoir outrepassé ses instructions. Mais il est trop tard. Dans un sursaut terrible, avec 11 000 hommes, Kléber a balayé, le 20 mars à Héliopolis, l'armée du grand vizir six fois plus puissante.
 
L'évacuation est ajournée
Le Caire croyant la victoire ottomane s'insurge. Des milliers d'Ottomans, de Mamelouks et de Maghrébins appellent à la jihâd. Des barricades sont élevées, les chrétiens attaqués. De retour le 27 mars, Kléber entreprend l'encerclement des quartiers insurgés. Le 15 avril, il bombarde, puis prend d'assaut le quartier de Boulaq, rue par rue, maison par maison. Les Turcs capitulent le 21 avril. Kléber proclame l'amnistie générale le 3 mai et exige le paiement de 18 millions de francs de dommages et intérêts, 10 millions pour la seule ville du Caire. L'armée reprend position dans le delta. Kléber obtient le ralliement d'un des deux chefs mameluks, Mourad-Bey, qui se proclame « sultan français ». L'autorité française est rétablie sur une grande partie de l'Égypte. L'évacuation est annulée sine die.

Retournement spectaculaire, Kléber est décidé à garder l'Égypte, non pas parce qu'il croit possible d'y former une colonie – « entreprise extravagante »-, mais parce qu'il veut « s'accrocher à la terre égyptienne jusqu'à ce que la paix générale vint décider du sort de l'armée expéditionnaire ». Il est loin d'être converti. Le 23 mai, il rembarre le général Menou, thuriféraire de la colonisation : « vous avez, général, la face tournée vers l'Orient, moi vers l'Occident ; nous ne nous entendrons jamais « .
Après leur cinglante défaite, les Turcs souhaitent négocier de nouveau. Kléber accepte mais à condition que les Britanniques soient exclus des négociations. Lord Elgin par le truchement de son secrétaire Morier a informé Kléber que le gouvernement britannique ne s'opposait pas à l'application de la convention d'Al-'Arîsh et au libre passage sur mer accordé aux Français. Mais Kléber est méfiant. La correspondance de Morier, saisie pendant la déroute des Turcs à Héliopolis, fait état de « ruse de guerre », imaginée par l'ambassadeur pour anéantir en pleine mer l'armée d'Orient, ce qui discrédite les garanties anglaises. Sur ces entrefaites, la flotte ottomane commandée par le qabtâ Pacha Husayn Bey s'approche d'Alexandrie, animée d'intentions pacifiques. Husayn Bey délègue auprès de Kléber un représentant du Sultan, Isaac Bey, ami de jeunesse de Sélim III, ancien familier de la cour de Versailles.
 
Kléber est assassiné
Les négociations sont en bonne voie, lorsque Kléber est poignardé le 14 juin 1800, par un Alépin, Sulaymân. Paradoxalement, Kléber est mort pour avoir voulu défendre l'épopée égyptienne qu'il avait toujours critiquée. Les Français lui font des funérailles grandioses et organisent un procès dans les règles. Il s'avère que Sulaymân a agi seul, mais qu'il avait fait part de son projet à trois shaykh d'Al-Azhar lesquels sont décapités. Lui est condamné à subir un supplice local particulièrement atroce : poignet droit brûlé, empalement et exposition sur le pal jusqu'à ce que le cadavre soit dévoré par les charognard. Petit détail sordide bien dans l'air du temps, le crâne du supplicié est récupéré par le chirurgien Larrey et montré pendant des années aux étudiants de médecins parisiens, « afin de leur faire voir la bosse du crime et du fanatisme » avant de finir au musée de l'Homme.

Napoléon fut très ambivalent à l'égard de Kléber et dans ses règlements de compte à Sainte-Hélène lui réserva un traitement de faveur. Il lui rendit hommage en affirmant que s'il n'avait pas été assassiné « la France aurait conservé l'Égypte », et que sa mort avait été « une perte irréparable pour la France et pour moi. C'était un homme doué des talents les plus brillants et de la plus grande bravoure ». Mais il ne put s'empêcher d'égratigner celui qu'il considérait comme un dilettante, « l'homme du moment », tout en reconnaissant que « le vrai caractère perce toujours dans les grandes circonstances : il est des dormeurs dont le réveil est terrible : Kléber était d'habitude un endormi ; mais dans l'occasion – et toujours au besoin- il avait le réveil du lion ». Mais il faut bien le reconnaître, Bonaparte eut la rancune tenace et ne pardonna jamais à Kléber son réquisitoire adressé au Directoire. Le corps du général alsacien fut ramené et déposé dans la chapelle du château d'If où il demeura dans la quasi-clandestinité jusqu'en 1818. Transporté dans la cathédrale de Strasbourg et conservé dans un caveau, il ne fut inhumé qu'en 1840 sous un monument de bronze, au milieu d'une place éponyme. Quarante ans après sa mort ! Il y avait décidément un héros de trop en Égypte.

Les 294 jours de l'Égypte de Kléber ont été émaillés de maints rebondissements. Avec le concours de la maladresse des Anglais et de l'in compétence des Turcs, Kléber a gagné -contre sa volonté- le pari laissé par Bonaparte. Il a retourné la situation stratégique de façon magistrale sans les secours que Bonaparte était bien en peine de lui faire parvenir en raison de la pusillanimité de la marine. Les jeux n'étaient pas faits. Mais la fatalité voulut que le héros meure de ce retournement. Le premier acte s'achevait sur une tragédie, le second ne serait qu'une suite d'occasions manquées et aurait une fin autrement plus pitoyable. 

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
428
Numéro de page :
27-37
Mois de publication :
avril-mai
Année de publication :
2000
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