Lejeune, témoin et peintre de l’épopée : Lejeune et Napoléon

Auteur(s) : DUTEMPLE DE ROUGEMONT général
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Lejeune appartenait à l'Etat-Major de Berthier qui était son chef hiérarchique direct. Pour déterminer quels étaient les rapports que Lejeune a pu avoir avec l'Empereur, peut-être est-il bon de rappeler brièvement l'organisation du commandement de la Grande Armée:

Le grand quartier général, avec l'Empereur commandant en personne.
Cinq généraux près de Sa Majesté, avec des fonctions bien déterminées: Grand écuyer, Grand maréchal du palais, etc. (chacun de ces généraux a deux ou trois officiers, commandants ou capitaines).
Cinq aides de camp. Officiers généraux originaires de toutes armes, connaissant la pensée de l'Empereur, susceptibles chacun dans sa spécialité de prendre à l'improviste un commandement sur le champ de bataille, en fonction d'une décision de conduite de Napoléon (chaque aide de camp a auprès de lui deux ou trois officiers d'ordonnance).
Les officiers d'ordonnance de l'Empereur. Une douzaine d'officiers supérieurs ou subalternes qui, avec les officiers d'ordonnance des aides de camp «servent à transmettre les ordres ».
Le Cabinet de l'Empereur. Avec les secrétaires et le cabinet topographique de Bacler d'Albe, qui remplit les mêmes fonctions capitales, comme chef d'escadron, puis comme général.

D'autre part, il y a :
Le Grand Etat-Major général. Avec le major général, maréchal Berthier, deux généraux, six à huit aides de camp colonels ou commandants (dont Lejeune), des officiers de liaison des armées alliées, des aides de camp surnuméraires, des aides de camp adjoints.
L'Etat-Major général proprement dit. Avec un général chef de l'état-major, les bureaux de l'E.M. (ou divisions), les directions des services, le bureau topographique, le commandement du quartier général, les troupes de Q.G., les escortes, interprètes, etc.

Le travail attendu des officiers d'état-major – aides de camp, officier d'ordonnance – nécessite des moyens de déplacement rapides et sûrs, voitures légères et chevaux nombreux – jusqu'à une douzaine – dont ils doivent se pourvoir à leurs frais, sans parler des cochers, palefreniers et autres domestiques. Parlant des dernières campagnes, Lejeune écrit :
« Mes Campagnes en Espagne, en Russie, en Saxe et sur le Rhin, m'ont vu perdre de toutes façons plus de trente chevaux dont quatre ont été tués sous moi et plusieurs mangés par nos soldats dans l'île de Lobau, en Russie, à Torgau et le reste pris ou tué par le feu de l'ennemi à Dennerwitz, à Leipzig et à Hanau ».
Quant à l'exercice de cette fonction d'officier d'EtatMajor, jamais la définition donnée par le maréchal de Saxe des qualités de l'officier me paraît mieux se justifier : il doit être intelligent, brave et avoir une bonne santé.

Si le Major Général est infatigable, l'Empereur est le cerveau et l'âme de son armée. De lui, et de lui seul, émanent la conception stratégique, l'idée de manoeuvre tactique et logistique. Il vérifie les données, donne les ordres, en surveille l'exécution. D'une activité inlassable, il reconnaît personnellement l'ennemi, et une fois la bataille engagée, la conduit de bout en bout, non seulement par des décisions de conduite, mais en affirmant par sa présence là où le besoin s'en fait sentir, l'ascendant personnel, magnétique, qu'il exerce sur ses généraux et sur la troupe.
Les officiers d'Etat-Major doivent, en quelque sorte, le prolonger et le multiplier. Dure mission! Et pour la remplir, ils doivent être pénétrés de la pensée de l'Empereur, être à même de prendre des décisions de commandement souvent graves dans la situation confuse et évolutive de la bataille.

A titre d'exemple, Lejeune raconte l'incident suivant, qui montre bien les missions qui pouvaient être confiées aux généraux aides de camp de l'Empereur et l'initiative que n'hésitait pas à prendre l'aide de camp d'un maréchal :
« … A Essling, les choses marchaient plus vivement encore. La colonne des grenadiers hongrois, en venant soutenir le général Rosenberg, avait accablé, par trois attaques successives, les troupes du général Boudet épuisées de fatigue, et les avait réduites à évacuer le village ; il était de trois à quatre heures. L'Empereur prévoyant à quels malheurs pouvait nous entraîner la perte de cette position pour le reste de la journée, ordonna à son aide de camp, le général Mouton, d'aller promptement avec les quatre bataillons de fusiliers de la jeune-garde, reprendre Essling, et au général Rapp, aussi aide de camp d'aller, avec les bataillons de chasseurs à pied de la garde, soutenir le maréchal Masséna. Dans le moment où ces deux officiers généraux, étant l'un à droite et l'autre vers la gauche, prenaient la direction ordonnée, un aide de camp du maréchal Bessières, M. Alexandre de Laville, rentrant de la bagarre de cavalerie où il venait de se trouver, rencontre le général Rapp, lui fait voir l'immense colonne ennemie qui se porte sur Essling, et lui dit : « Le général Mouton va être écrasé si vous ne le soutenez pas ». En effet, le danger imminent était très visible. Rapp hésite un instant entre l'obéissance et le désir de sauver son collègue ; mais, pressé par M. de Laville, il marche sur Essling. Alexandre de Laville aussitôt porte ce détail à l'Empereur, qui s'irrite d'abord du changement de direction que l'on a osé prendre ; mais plus tard, il récompensera par des grades l'initiative que l'on avait prise avec succès ».

Il semble que dès Marengo, Bonaparte avait « repéré » Lejeune :

« Le Premier Consul, assez inquiet sur l'issue de la journée, m'envoya pour faire presser le pas à la division Desaix qu'il attendait. Déjà le désordre se mettait dans nos rangs, lorsque je rencontrai ce général à une demi-lieue du champ de bataille.
« Ses troupes marchaient gaiement comme pour arriver au bal ; il les déploya dans des champs de vignes en approchant de l'ennemi, et commença le feu devant une tête de colonne de huit mille grenadiers hongrois, dont les premiers bataillons s'arrêtèrent devant lui pour tirer presqu'à bout portant. C'est dans ce moment que le général Desaix fut tué. Les autres bataillons hongrois, au lieu de s'arrêter aussi pour conserver leurs distances et pouvoir manoeuvrer, continuèrent à se serrer les uns sur les autres en se mêlant, et la colonne ne put se déployer ».
Le général Kellermann profita de ce désordre pour charger l'ennemi, ce qui entraîna le succès de l'armée française. A la suite de cette victoire :
« Le Premier Consul nous fit monter d'un grade pour nous récompenser des travaux de la campagne, et plaça mes camarades dans différents corps. J'avais tant travaillé pour servir dans le corps du génie, qu'il m'en coûtait infiniment de sortir de cette arme, et je préférai y rester capitaine, car je n'avais pas le temps voulu pour y être nommé officier supérieur. La suite m'a prouvé que l'on a toujours tort de laisser échapper la fortune quand elle nous offre l'occasion si rare de la saisir!
« Le Premier Consul et mon général, ministre de la Guerre, retournèrent à Paris ; je les y suivis. Au lieu de me livrer au dolce farniente des militaires qui rentrent à Paris, je repris le cours de mes études ».

Dès cette époque, Napoléon connaissait donc Lejeune, mais il est probable qu'il ne le connaissait pas de façon intime, ignorant sa vie de famille et ne sachant pas qu'il était un joyeux célibataire. En effet, Lejeune raconte que pendant la Campagne de 1809:
« M. Maret ne m'avait pas vu pendant mon absence à Salzbourg, et lorsqu'il reçut une demande de pension pour la veuve d'un colonel Lejeune tué depuis peu de jours, il crut que c'était moi, et ce fut avec intérêt, précisément à ce bivouac, qu'il présenta à la signature le décret pour cette pension. L'Empereur parut surpris et affligé par cette nouvelle, exprima d'honorables regrets et joignit à sa signature ces mots bienveillants : « je double la pension ». Le décret ainsi doublé fut transmis à Madame Lejeune à Lunéville, où elle jouissait encore de ce bienfait il y a deux ans (1843). Peu de jours après, l'Empereur, ayant à faire exécuter quelques ordres difficiles, dit au Prince Berthier : « Envoyez-y un colonel du génie » – Le prince répondit : « Je vais y envoyer Lejeune ». « Eh ! non, dit l'Empereur ; il est mort ; et tellement mort, que j'ai doublé la pension de sa veuve il y a trois jours » – « Mais, Sire, je viens de lui parler » – « Ah ! parbleu, c'est trop fort ! faites-le-moi venir » – En effet, l'on m'envoya chercher. Dès que je parus, l'Empereur se mit à rire en disant : « Je me suis trompé, j'ai cru que c'était lui », et reprenant son sérieux, sans autre explication, il me donna ses ordres. Peu de temps après, le prince et M. de Bassano m'ap. prirent les détails de cette heureuse méprise, et je pus remercier l'Empereur pour cet acte de bienveillance ».

Les Mémoires sont émaillées d'anecdotes sur les rencontres de Lejeune avec l'Empereur. Elles prouvent que souvent Napoléon voulait parler lui-même à l'officier chargé d'une mission particulière. Mais en fait, c'est toujours de Berthier que Lejeune dépendait et c'est officiellement à des ordres de Berthier qu'il obéissait et c'est à lui qu'il rendait compte. L'Empereur était sûrement soucieux du respect de la voie hiérarchique.

Cependant, la diversité de ses dons, le coup d'oeil, l'entregent et le talent de Lejeune ont certainement frappé l'Empereur et de ce fait, il a sans doute eu à remplir des missions plus délicates et plus variées, d'un niveau plus élevé aussi, que les autres aides de camp du Major Général et même que certains officiers d'un grade plus élevé de l'entourage immédiat de l'Empereur : c'est pourquoi le soustitre du premier volume des Mémoires, dans l'édition de 1895 : « Près de Napoléon », donne une idée plus précise de la situation particulière de Lejeune que le sous-titre plus général de l'édition de 1852 : « La vie d'un aide de camp à l'Armée ».

Il ne peut être question dans l'espace imparti à cet article, de demander à Lejeune de raconter tous ses entretiens avec Napoléon. Un choix a donc été nécessaire et il ne sera fait référence qu'à quatre missions spéciales, de nature très différente, dont Lejeune fut chargé par Napoléon personnellement :
1° Une mission de champ de bataille: Austerlitz, 1805.
2° Une mission de grande reconnaissance : Avila-Toro, 1808.
3° Une mission politique et militaire: Espagne, 1811.
4° Un entretien d'un ordre très particulier et personnel en 1810.

Une mission de champ de bataille : Austerlitz – 2 décembre 1805

« L'Empereur m'envoya porter l'ordre au maréchal Davout, qui était en réserve à notre extrême droite, de se porter à l'avant à l'appui du maréchal Soult. Lorsque j'arrivai, le maréchal avait déjà pris l'initiative, et combattait depuis une heure dans le village de Ménitz ; ses troupes avaient été repoussées trois fois, et trois fois il avait refoulé les Russes en dehors du village. La grande rue de Ménitz, fort large et longue de quatre à cinq cents pas, était entièrement jonchée de cadavres et de blessés des deux nations entassés les uns sur les autres, et il était presque impossible de traverser à cheval dans ce croisement d'armes et de corps humains brisés. Cependant, toute l'infanterie du maréchal Davout déboucha du village malgré les Russes, et enfin les repoussa de nouveau sous les feux du maréchal Soult, qui eut à les combattre encore pendant le reste du jour, et parvint à rompre ainsi complètement le succès de leur plan d'opérations.

« En revenant auprès de l'Empereur pour lui rendre compte de ce succès, je me trouvai, avec M. de Sopranzy et une vingtaine de dragons, obligés de traverser la colonne russe. Un de leurs officiers généraux, très simplement vêtu, et quelques hommes voulurent nous barrer le passage ; nous poussâmes droit à eux, je perçai le bras du général ; M. de Sopranzy saisit la bride de son cheval, et nous l'entraînâmes ainsi jusque dans nos rangs. Je lui demandai son nom, et il me répondit qu'il était le baron de Wimpfen. C'était, en effet, le cousin germain du lieutenant général baron de Wimpfen, très distingué au service de France, et l'intime ami de mon père. L'Empereur, auquel nous le présentâmes, lui fit un honorable accueil, le fit panser devant lui par son chirurgien, M. Yvan, et remarquant ensuite que j'étais fort échauffé et mouillé de sueur, il ordonna au page de service de me faire apporter de sa cantine un verre de vin de Bordeaux, que je bus en portant un toast : « Aux succès de l'Empereur ! »

Avila-Toro, décembre 1808

Cet épisode se situe au début de l'affaire d'Espagne. Comme dit Le jeune : « L'Empereur était cependant très incertain, lorsque M. de Talleyrand lui dit, le 24 avril 1808 : « Ce que la politique conseille, la justice l'autorise ». Les Espagnols ne furent pas de cet avis ». Les premières affaires n'ayant pas été heureuses, la défaite de Baylen ayant entraîné le départ du roi Joseph de Madrid en août, l'Empereur vint prendre lui-même la direction des opérations en novembre 1808 et entra dans Madrid au début de décembre.

« Les Anglais, espérant nous inquiéter dans Madrid et voulant encourager et exciter les populations voisines à nous opposer de la résistance, avaient envoyé quelques partisans par Zamora et Salamanque, pour nous faire croire à l'approche de leur armée, tandis qu'elle se portait en force, sur sa gauche, à Valladolid et Palencia, vers le maréchal Soult, à plus de cinquante lieues sur notre flanc droit, afin de menacer, par cette route, nos communications avec la France.
« L'Empereur, averti de ce mouvement, m'ordonna d'aller pousser une forte reconnaissance derrière l'armée ennemie, par Avila et dans la direction de Toro, et de lui rapporter autant de renseignements que possible sur les mouvements de l'armée anglaise.
« Je partis le 19 décembre. Le ciel avait été jusquelà très chaud et pur comme en été ; tout à coup, le temps devint froid, la neige couvrit la terre et j'eus de la peine à traverser les montagnes de Guadarama, où se trouvaient échelonnées deux de nos divisions de cavalerie : celle de Caulaincourt, et celle des dragons de Lahoussaye. Ce général me donna dix-huit cents dragons, à la tête desquels je m'acheminai sur Fontiveras, où j'arrivai sans bruit à minuit. Je fis reposer les chevaux pendant une heure, en m'entourant de vedettes, dans la crainte d'être surpris ou dénoncé par quelquesuns de ces adroits Espagnols si habiles à nous compter ; après quoi, je partis au trot pour aller cerner Palacios, à l'embranchement de la route qui va de Salamanque à Valladolid, sur laquelle j'espérais surprendre quelques détachements de l'armée ennemie, faire des prisonniers et savoir des nouvelles. Nous arrivâmes à Palacios un peu avant le jour, par une neige épaisse qui tombait à gros flocons et nous aidait à cacher notre marche.
« Après avoir posté militairement mes gardes autour de Palacios et sur la grande place de ce bourg, et recommandé aux troupes de garder le silence, j'entrai chez l'alcade qui venait de s'éveiller au bruit des pas de nos chevaux, quoiqu'il fut amorti par la neige. Cet homme, fort inquiet, se hâtait de sortir lorsque j'arrivai, et je le retins au logis ; il s'empressa de me demander à quelles troupes il avait l'honneur de parler. Je profitai de son incertitude et je répondis en espagnol : « Comment, vous ne reconnaissez pas vos amis ? ». A ces mots, il s'épanouit de joie, en s'écriant : « Ah, vous êtes Anglais ? ». Aussitôt, je lui fis signe de parler bas, en disant : « Silence, silence ! les Français ne sont pas loin ; ils nous poursuivent. Depuis les environs de Madrid, nous cherchons à rejoindre l'armée anglaise que je croyais trouver ici : indiquez-moi la route qu'elle a prise ? ». De suite, il me dit : « L'arrière-garde du général Ward était hier ici avec la division Hamilton, qui est partie pour Medina ; ils suivent le général en chef Moore, qui marche aujourd'hui sur Valladolid avec les divisions Frazer, Spencer et Beresford, pour soutenir la Romana. Mais hâtez-vous de partir, parce que dix-huit cents cavaliers français sont arrivés à minuit à Fontiveras, et ils seront ici d'un moment à l'autre ». « Mon cher alcade, lui dis-je, je vous félicite de votre adresse à être si promptement informé et je vous remercie de ces détails dont je vais profiter. Mais les instants sont précieux : dites-moi combien Ward avait encore de monde ? Combien Hamilton ? ». A ces mots, il m'arrête, en me disant : « J'ai reçu cette nuit un messager du quartier général qui a tout vu ; je vais le chercher ; il saura vous en dire plus que moi sur tout cela ». Le malin alcade désirait m'échapper pour aller dans la rue, afin de s'assurer si nous étions bien des Anglais ; j'insistai donc pour qu'il envoyât chercher l'estafette par sa servante et elle partit. A peine avais-je eu le temps d'échanger encore quelques paroles, que l'estafette, très effrayée et presque morte de peur en entendant des cavaliers qu'elle croyait reconnaître pour des Français, accourut toute tremblante chez l'alcade. Dès qu'elle parut. l'alcade lui dit : « Ces Messieurs sont des Anglais ». Le messager, en apercevant mon shako et mon pantalon écarlate me prit aussi pour un Anglais, et dans sa joie il me baisa les mains et répondit à toutes es question! en m'indiquant clairement la position du général Baird, celle du général Hill, le nombre de chevaux, de canons, de bataillons, la direction qu'il leur avait vu prendre, etc., et en aoutant que, par cette belle manoeuvre, les Français allaient recevoir une terrible « frottée ».
« Pendant cette conversation, le colonel des dragons qui était entré avec moi se chauffait au brazero, sans rien dire, et il ouvrit sa redingote pour secouer la neige dont il était couvert. L'alcade s'aperçut alors que cet officier portait une croix de la Légion d'honneur, et, en me la montrant après l'avoir touchée, il me dit « Senor official, questa cruz no es inglese ! » (Mais Seigneur officier, cette décoration n'est pas anglaise). Je répondis : « Si, Si, goddam ; c'est la croix instituée pour la victoire d'Aboukir, de Nelson ; ne voyez-vous pas que le ruban est de la couleur du pavillon de l'Angleterre ». Cette réponse ne parut pas le convaincre et, en s'approchant de l'estafette, il lui jeta ces mots à l'oreille : « Creo que son Franceses ! » (Je crois que ce sont des Français !). J'avais entendu, et, sans affectation, je me plaçai entre eux deux en cherchant à détourner leur attention. Mais le messager commençait à balbutier, et l'alcade, devenu de plus en plus inquiet et investigateur, lui jeta vivement ces deux mots, prononcés à voix basse : « Son Franceses ! » (Ce sont des Français !). Alors, cessant de feindre et élevant la voix, je leur dis : « Oui, nous sommes Français et vous allez ajouter par la force aux détails que j'ai obtenus par la ruse ». Ce messager n'était autre qu'un misérable qui faisait pour les Anglais le métier d'espion.
« Il était maigre, sec et noir, comme nous nous figurons devoir être un huissier à verge, et semblait n'avoir vécu depuis longtemps que de quelques gousses d'ail. Ses pieds nus dans ses espadrilles de ficelle grise, ses guêtres lacées et collées sur ses tibias décharnés, sa culotte de cuir étroite ouverte aux genoux, sa ceinture large et pendante limitant un peu de ventre, sa veste brune trop courte, son mouchoir rouge roulé en corde, entourant, sans le cacher, le sommet de la tête ; son toupet tondu et ses longs cheveux reliés en catogan, ses sourcils épais et contractés par la frayeur, ses yeux étincelants et ses dents brillantes, en faisaient une de ces figures comiques, basses et hideuses qui appellent la corde ou la bastonnade. Son mouvement de terreur indiquait assez qu'il s'attendait à la recevoir. Il se jeta à mes pieds pour me demander grâce. Je le fis relever : mon affaire était de tirer parti de lui et non de le maltraiter ; mais sa tête était tellement troublée, que je ne pus obtenir d'autres détails ; et l'alcade aussi, fort intimidé, cherchait à éluder mes questions. Sur ces entrefaites, mes dragons arrêtèrent le général espagnol Don Jose Valdès et quelques traînards qui se sauvaient de Palacios, où ils avaient couché, se croyant en sûreté et m'amenèrent ces prisonniers. Je les fis causer séparément ; et quoique les réponses du général et de ses soldats fussent assez évasives, j'acquis la certitude que je me trouvais derrière l'armée anglaise, qui avait réuni tous ses moyens pour attaquer notre aile droite. Je compris la nécessité de donner promptement de l'inquiétude à l'ennemi pour l'affaiblir, et en présence de ces prisonniers, j'ordonnai à l'alcade de faire préparer des vivres pour vingt mille hommes et quatre mille chevaux qui allaient arriver dans la journée et dont nous étions l'avant-garde. Il ne me convenait point de m'embarrasser de prisonniers qui pouvaient me servir pour transmettre à l'ennemi la fausse nouvelle que je voulais répandre ; je leur rendis la liberté de continuer leur route et, pour mieux les tromper, je recommandai devant eux au colonel et à l'alcade de presser les apprêts des vivres. A part, ensuite, je prescrivis au colonel de ne rester, après mon départ, que quelques heures pour reposer ses chevaux et de rejoindre sa division. J'échangeai mon cheval de poste fatigué contre la monture du général Valdès qui était reposée : je fis monter sur le cheval de l'estafette un jeune guide qui croyait conduire un Anglais et je partis au galop par la route la plus courte pour retrouver l'Empereur.
« Je n'étais pas sans inquiétude en traversant ainsi, sans escorte, un pays où l'on avait assassiné depuis peu de jours le colonel Marbeau, le capitaine Ménard et deux ou trois autres officiers isolés qui remplissaient des missions. Mais, plein de confiance dans mon costume qui prêtait à l'erreur, et dans mon adresse à parler cinq ou six langues étrangères, je ne consultai que mon désir de servir notre cause, et il me donna la présence d'esprit, la gaieté et l'activité nécessaires pour me tirer d'affaire. Le plus difficile était de presser les postillons, aux relais de poste, pour me donner promptement des chevaux avant que la foule des curieux ne se trouvât assez forte pour oser m'arrêter. Jamais, peut-être, l'affreux Juron des Anglais n'avait rendu d'aussi grands services que dans cette circonstance, où, avec de l'or et goddam, tout marchait à souhait. Cependant, un embarras assez grave devait me retenir à dix ou douze lieues de là. Le jour avançait, la nuit devint noire, mon guide ne reconnaissait plus le chemin ; il n'y avait pas de relais de poste aux chevaux dans le village où j'entrais, et je n'avais de ressource à espérer qu'en allant trouver l'alcade qui était le cabaretier de l'endroit. Je me présentai à lui comme officier anglais, et je lui adressai mes demandes. Avant d'y répondre, il fixa sur moi un regard inquiet et scrutateur, et ne rompit le silence que pour me dire : « Nous n'avons pas de chevaux. Vous êtes français ; et si je vous laissais partir maintenant, vous seriez probablement assassiné par les paysans qui sortent d'ici. « N'entrez pas dans cette pièce où sont encore beaucoup de gens qui vous feraient un mauvais parti : montez donc dans celle où je vais vous conduire ; j'y porterai des aliments, et reposez-vous sans crainte jusqu'à ce que je vous prévienne ; je donnerai l'orge à vos montures et je vous procurerai un guide ».
« Que faire ? Que faire ? me disais-je. Il est aussi dangereux de partir que de rester. S'il faisait clair, si je connaissais le pays, si je pouvais m'orienter !… Les chants des hommes établis dans la salle voisine n'étaient point faits pour me rassurer ; ils vocifèraient l'hymne patriotique de l'indépendance nationale : « Vivir in cadenas, mejor es morir » (Plutôt mourir que vivre dans les fers). D'autre part, la démarche de l'alcade me paraissait être loyale, et, sans hésiter longtemps, je lui dis : « Vous voyez que j'ai la force de vendre chèrement ma vie ; votre figure d'honnête homme m'inspire de la confiance et je me fie à vous ». Peu d'instants après, mon hôte m'apporta de ce beau pain d'Espagne, du ceroces au piment rouge, et du Rancio du Val de Penas. Je bus quelques rasades, je m'étendis sur une natte de paille à côté de mon sabre, je songeai à l'importance de ma mission, et, me recommandant à Dieu, je m'endormis accablé de fatigue.
« A trois heures du matin, je vis poindre une petite lumière à travers la serrure, et j'entendis ma porte s'entrouvrir doucement ; c'était l'alcade qui, en m'apercevant aux aguets et levé sur mon séant, me fit signe de garder le silence, et, en approchant, il me dit : « Tout est prêt ». Il refusa son salaire et finit par accepter une pièce d'or, me conduisit à mes chevaux, recommanda à mon nouveau guide de bien conduire cet officier anglais, me tint l'étrier, et, en me serrant la main avec l'expression d'un homme qui se loue intérieurement d'une bonne action, il me fit ce salut cordial des Espagnols : « Va usted con Dios » (que Dieu vous accompagne). Vers midi, j'avais traversé San-Vincent, et j'étais au milieu des montagnes, à Valdéa. Le curé du village se trouvait, avec quelques paysans, dans la rue, au relais de la poste ; ils m'accablèrent de questions pendant que l'on sellait un cheval. Je me donnai pour un parlementaire anglais, envoyé pour un échange de prisonniers. Cette version avait assez de succès ; mais le malin curé, plus défiant que les autres, tournait autour de moi, et, s'étant aperçu qu lune aigle en or était sur ma sabretache, il me dit en la montrant « Senor, las aquilas non son reales » (les aigles ne sont pas royales). Pourquoi portez-vous cette aigle, si vous êtes Anglais ? » « C'est le sabre d'un officier français que j'ai fait prisonnier, lui dis-je. en tirant la lame ; voyez comme elle est bonne, quoiqu'elle ne soit pas de Tolède ». Et tandis que je la brandissais en riant et en me vantant de ma prouesse, mais avec l'intention de tenir ces indiscrets à distance, les chevaux furent bridés, et je partis, fort heureux de quitter le curé, trop habile connaisseur en armoiries impériales et royales. Le bruit qui se fit ensuite derrière moi me prouva que je venais de l'échapper belle. Une tempête affreuse vint encore rendre mon voyage difficile, et je ne pus arriver qu'après minuit à Fonda San-Raphaël, au pied de Guadarrama.
« Pendant mon absence. l'Empereur avait appris, le 22 décembre, par les rapports de ses maréchaux, que les Anglais opéraient sur sa droite la manoeuvre hardie dont il était informé. Aussitôt, il était parti pour Madrid, et s'avançait avec ses troupes au centre pour leur couper la retraite. Je trouvai la garde impériale à Saint-Raphaël. La tourmente avait été, ce jour-là, terrible sur la montagne, et elle avait entraîné des hommes et des chevaux dans les précipices, où ils avaient péri. Les grenadiers, accablés de fatigue, dormaient sur la terre glacée, où ils étaient entièrement recouverts d'une couche de deux pouces de neige et de verglas, à côté de leurs feux presque éteints par la grêle et la pluie qui ne cessaient de tomber. Dix mille hommes. sans abri, entouraient une petite chapelle et une ou deux maisonnettes du desservant ; c'était le pélerinage de San-Raphaël, où l'Empereur avait été forcé de s'arrêter pour rallier son monde, dispersé et retardé par la tempête. Je mis pied à terre à la porte de la chapelle et l'on m'introduisit chez l'Empereur qui était debout à travailler devant ses cartes.
« Ah, vous voilà, j'étais inquiet de vous, me dit-il. M'apportez-vous de bonnes nouvelles ? » – Je lui donnai tous les détails que j'avais pu recueillir sur la manoeuvre du général Moore et celle de la Romana. Ce rapport et ceux qu'il avait reçus par d'autres voies, le confirmèrent dans l'intention de presser sa marche pour surprendre les Anglais. Il se fit raconter le subterfuge au moyen duquel j'avais pu obtenir ces renseignements et revenir ensuite jusqu'à lui sain et sauf. Après qu'il eut ri comme un enfant de la terreur que j'avais causée à l'alcade, au messager, et aux prisonniers de Palacios, et après qu'il m'eût demandé des détails sur la nature de la route et du pays que j'avais parcourus, il quitta l'air gracieux et séduisant qui lui était naturel, reprit sa gravité impériale, et me dit avec sa voix de commandement : « C'est bien, allez vous reposer ».
« Me reposer ! cela n'était pas aisé. Il n'y avait pas un seul mètre carré à l'abri de la pluie qui ne fût envahi par des tas de dormeurs. J'allai à la porte de la chapelle, au milieu de soldats endormis et ronflant, me tenir debout devant celui des feux qui était le moins éteint ; là, tout en me chauffant assez mal et en regardant tristement brûler les tisons, ces images de nos rêves de bonheur qui brillent comme eux au premier abord et n'ont pas plus de durée, et en les voyant s'éteindre sous la pluie, je resserrais avec humeur ma ceinture pour me dissimuler mon appétit, lorsque je sentis derrière moi qu'une main touchait les miennes pour leur faire saisir quelque chose. Je me retournai vivement, et j'aperçus ce bon Josserand, le maître d'hôtel de l'Empereur, qui venait me réconforter : « Chut ! Chut ! me fit-il ; prenez ceci que l'Empereur m'ordonne de vous porter ; mais ne vous montrez pas, parce que l'Empereur ne peut pas en envoyer autant à tout le monde ». J'étais trop poli pour refuser de quoi souper. Je priai Josserand d'exprimer ma reconnaissance à l'Empereur, qui daignait songer à moi malgré ses hautes préoccupations, et je reçus en cachette le flacon de vin de Bordeaux, le pain et le morceau de pâté de foie d'oie ou de canard de Toulouse ou de Strasbourg, je ne sais lequel ; mais, certes, c'était du meilleur que Sa Majesté avait la bonté de m'envoyer. Je tournai le dos au feu qui, en m'éclairant, aurait pu faire des jaloux ; je ne vis plus les tisons qui me rendaient trop soucieux, et, tout en faisant honneur au précieux cadeau qui diminuait vite, je sentais renaître ma confiance dans la Providence, toujours généreuse, toujours indulgente à pardonner nos ingratitudes, et j'étais honteux de l'avoir accusée ».

Mission politique et militaire en Espagne

« Les choses étaient dans cet état en Espagne, lorsqu'un soir à Paris, le 14 février 1811, me trouvant à un grand bal déguisé chez le Prince Cambacérès, archichancelier de l'Empire, un domino noir, des plus simples et de moyenne taille, se trouvant près de moi, fixa ses yeux sur les miens, posa sa main sur mon bras pour attirer mon attention, et fit, avec l'index de l'autre main, le signe du silence, en me disant assez bas, mais sans déguiser sa voix : « Chut ! vous vous rendrez demain aux Tuileries, à dix heures, l'Empereur veut vous parler ». Je m'inclinai respectueusement et je ne répondis que par un signe affirmatif. Le domino noir, qui était le Prince Berthier, rentra dans la foule animée de plaisir, où je le laissai se perdre. J'étais très désireux de savoir ce que l'Empereur pouvait vouloir de moi ; cependant, je passai fort gaiement le reste de cette nuit de folies, après quoi je fus exact au rendez-vous.
« Le 15, à l'heure qui m'avait été fixée, l'aide de camp de service m'introduisit dans le cabinet de l'Empereur, où Napoléon, en uniforme et prêt à sortir, me dit : « Il y a longtemps que je n'ai vu l'Espagne, j'en reçois difficilement des nouvelles, partez pour aller trouver mon Frère. Rappelez-lui qu'avec les Forces que j'ai mises à ses ordres, il doit me seconder énergiquement. Insistez sur ce point. Informez-vous des dispositions du pays et des besoins de l'armée. Voyez les troupes ; voyez le maréchal Soult, les maréchaux. les généraux. Dites à Dorsenne, à Burgos, de se délier de N. Il devra rendre compte au duc d'Istrie de ce qu'il apprendra. Vous irez à Grenade, vous verrez l'armée de Sébastiani ; vous direz à ce général de faire transporter le plus qu'il pourra de mercure des mines d'Almaden, dans les magasins de Malaga. J'envoie exprès une frégate à Malaga pour chercher ce mercure, dont la France commence à manquer. L'on mettra tout le secret possible dans cette opération, pour que la croisière anglaise ne gêne pas le retour. Voyez l'arsenal de Séville ; pressez le siège de Cadix. Voyez tout en détail, personnel et matériel ; prenez note de tout, revenez sans perdre de temps, et faites que je croie avoir vu lorque je vous aurai parlé. Passez au Luxembourg prendre les commissions de ma belle-soeur pour son mari, et partez de suite. Berthier vous donnera ses dépêches ». Puis, en me congédiant, l'Empereur ajouta gracieusement : « Allez chercher vos étoiles ».
« Je pris, comme il le désirait, congé de la reine d'Espagne (*), ange de bonté et de bienfaisance, qui me fit amener ses jolis enfants pour que je pusse en parler au roi. J'allai recevoir les ordres du prince-major général ; je remplis d'or la ceinture de mon valet de chambre Williams : j'amenai le fils d'un de mes amis, que j'allais installer dans une bonne place, à Burgos. J'étais bien portant, bien reposé de la guerre, presque fatigué de la paix et des plaisirs. Mes préparatifs furent bientôt faits : et le soir même je pus dire, après avoir embrassé quelques amis : je pars pour la patrie de Cervantès ».

Il ne peut être question de reproduire, ici, les cent soixante pages des Mémoires dans lesquelles Lejeune narre avec un brio, un humour, en même temps qu'un sens dramatique admirables, les détails de l'exécution de cette difficile mission qu'il faillit de peu mener à bien. En effet, après avoir fait le tour de l'Espagne, soulevée par la guerilla, dans des conditions très hasardeuses, après avoir assisté à la bataille de Chiclana près de Cadiz, dont il nous a laissé un tableau qui est à Versailles, il se retrouve le 5 avril sur le chemin du retour.

Arrivé à Illescas entre Tolède et Madrid, il est fait prisonnier – et manque de peu d'être tué – par les guerilleros. En un mois, il est amené, dans des conditions très pénibles, jusqu'à la frontière portugaise où il est remis aux Anglais qui l'internent d'abord à Setubal au sud de Lisbonne, puis le transfèrent en Angleterre d'où il s'évade, avec la douteuse assistance de contrebandiers, pour se présenter au Prince de Wagram le 1er août 1811.
 

Notes sur le voyage que j’ai fait en Espagne par ordre de S.A.S. le Prince de Neuchâtel

Pendant sa captivité en Angleterre, Lejeune avait réussi à faire passer au major-général des « notes sur l'Espagne » recueillies pendant le mois de mars 1811 et écrites en Angleterre au dépôt de Forton près Portsmouth le 10 et le 11 juin 1811 ; elles arrivèrent sous les yeux de l'Empereur le 23 juillet et furent rendues au colonel Lejeune à son retour le 1er août suivant. Voici ce document inédit :
 
Mon ordre était de tout voir pour rendre compte à l'Empereur, j'ai eu le malheur d'être pris lorsque je revenais avec l'espoir d'être utile aux intérêts de Sa Majesté, je perds le fruit de mon voyage, mais je veux tâcher en envoyant ces notes, que mes peines ne soient pas entièrement perdues.
Je prie S.A.S. le Prince de Wagram de les lire et d'en pardonner la hardiesse. Je crois devoir dire tout ce que j'ai vu et qui m'a paru contraire aux intérêts de l'Empereur.
Je dirai sur l'administration, sur les généraux, sur les troupes et sur l'ennemi ce que j'ai vu et entendu dire et qui m'a paru mériter l'attention de l'Empereur, et je supprime de ces notes que j'ai prises les notes que les nouveaux événements d'Espagne rendent inutiles à dire.

Administration
L'affreuse rapacité des différentes branches d'administration en Espagne ruine le pays, l'exaspère et fait périr de misère un grand nombre de soldats.
La double administration espagnole et française ajoute à la détresse par l'emploi légitime et par la dilapidation.
Les employés français se plaignant des voleries des Espagnols et vice versa, il m'apparut qu'il serait bon d'avoir moins d'employés subalternes français afin d'occuper les nationaux.
Où l'Empereur commande, tout l'argent des contributions est employé pour le succès de l'armée, et la guerre nourrit la guerre : ou il ne commande pas cela est différent : une partie des revenus disparaît et l'autre reste insuffisante.
L'Andalousie est dans l'abondance, mais les coffres de l'armée sont vides, la compagnie chargée de l'achat des subsistances n'est pas payée et l'armée manque de vivres, que l'on ne peut pas requérir parce que le pays les a déjà fournis en argent.
En Castille, les troupes de l'armée du Centre sont dans une affreuse misère, parce que le pays est ruiné de contributions qui ne sont pas employées par l'armée.
Les bataillons de marche qui sont employés à la sûreté des routes se perdent par le défaut de soin de leurs officiers. Tous les régiments les réclament ardemment. Si on les leur rend, on sauvera la vie à bien des milliers d'hommes.
Il serait avantageux que partout le pays de tel endroit à tel autre fut occupé par les troupes du même régiment ayant leur colonel au centre de la ligne. Où cela est ainsi, les troupes sont mieux parce qu'elles ont un centre d'administration qui prévient leurs besoins.
Ce qui perd le plus d'hommes à l'Etat, ce sont les corps de ce qu'on appelle les isolés, qui font le service de la communication. Ces malheureux sont seuls et sans discipline, n'ayant que des officiers dégoûtés de les commander.
Le service des communications est très ruineux pour les troupes et devient chaque jour plus dangereux par l'augmentation des brigands et le système de guerre qu'ils ont adopté. Ce n'est pas, comme on le croit, une guerre de gendarmerie.
Il m'a paru qu'il est nécessaire de réduire à deux jours de courrier par semaine et de ne faire partir autrement les escortes que pour des actions importantes, de faire le service à des jours irréguliers pour éviter les embuscades.
Il faut supprimer aussi les malles, ces voitures ne servent qu'à la contrebande des courriers et embarrassent beaucoup les manoeuvres des escortes.
Chaque petit courrier se dit porteur de dépêches importantes et fait partir les escortes. Cet abus fatigue les troupes et fait que souvent, l'officier en mission pressée arrive quand elles sont parties et est obligé d'attendre 24 heures.
Il est indispensable d'adopter un chiffre pour la correspondance du Gouvernement, l'ennemi prend un trop grand nombre de dépêches.

Sur Cadix
J'avais les plans, les numéros et les données les plus exactes pour répondre à l'Empereur à ce sujet, mais tout a été pris.
Je ne crois pas qu'il soit impossible de faire traverser le canal de Santi Pétri à six mille hommes vêtus de cafetans de liège, faits en Estramadure où les forêts sont remplies de ces arbres. On peut choisir un des moments assez fréquents où l'ennemi laisse la ville sans troupes pour aller faire des expéditions sur d'autres points. On pourrait y jeter ensuite un pont fait avec des outres dont le modèle est au Dépôt de la Guerre. Elles sont très légères et peuvent être transportées à travers les fanges dont cette plage est couverte et qui sont le plus grand obstacle au progrès du siège.
Le général Castanos me disait qu'il était enchanté que l'on ne pensât pas à lever le siège de Cadix, que c'était lui rendre service de rester à regarder cette place. Cette réaction affligeait le maréchal Victor vers le 24 de mars, mais il avait 300 pièces en batteries et n'avait plus de chevaux à son parc à cette époque.

Sur quelques Généraux
Il est, ce me semble, à propos de dire d'abord qu'il m'a paru que la lenteur des affaires d'Espagne vient de la division du pouvoir entre plusieurs chefs qui se sont presque tous donné trois objets à remplir ; leur fortune pécuniaire, leur devoir envers l'Empereur et leur gloire ou jalousie individuelle ; presque tous les mauvais succès depuis Baylen sont dus, ce me semble, à la vanité de généraux qui ont osé penser à eux lorsqu'ils ne devaient songer qu'à la gloire de l'Empereur qui fait briller tous les Français.
Le général Caffarelli, à Vittoria, se donne beaucoup de peine et se fait très aimer et respecter.
Le général Dorsenne, à Burgos, tranche du petit souverain, mais il maintient une très bonne discipline.
Le général Kellermann, à Valladolid, est trop avide d'argent, ce qui met dans la misère les troupes de son gouvernement.
Général Tilly, à Ségovie, vieux brave homme qui est amoureux fou d'une comtesse espagnole, mauvaise femme qui est d'intelligence avec les brigands et qui a causé la mort d'un grand nombre de Français en prévenant les bandes de ce qu'elle apprenait chez son vieil amant. Elle mériterait d'être enlevée et lui d'être employé ailleurs. Les routes en seraient plus sûres dans sa province.
Général Belliard, à Madrid. Chez l'ennemi on l'appelle le roi de Madrid. Il pourrait faire un meilleur emploi de ses troupes et ne pas retenir à Madrid toutes celles qui ont leur direction ailleurs ; on s'en plaint beaucoup à l'armée du Midi.
Général Depreux, à Tolède, vieillard de 80 ans qui n'a plus la vigueur qu'il faut pour contenir une ville d'un aussi mauvais esprit.
Général Lahoussaye, à Coinca ; on l'accuse d'être très avide d'argent, d'aimer trop ses aises et de ne poursuivre l'ennemi que de loin, ce qui fait regretter à ses troupes plusieurs occasions de bons succès.
Général Neuenstein, à Confuegra ; il commande les Badois. Ce jeune homme désintéressé et d'une activité extraordinaire fait une guerre terrible aux brigands. Il est chéri des officiers et troupes françaises qui sont sous ses ordres.
Général Lorges, à Manzanarez. On se plaint qu'il donne tout son temps aux deux maîtresses qu'il loge chez lui et qu'il néglige sa Division…
Général Dessoles ; tout le monde le respecte, l'aime et le loue. On croit que, si beaucoup de généraux imitaient sa bonne conduite, les peuples seraient plus aisés à soumettre en Espagne.
Général Latour-Maubourg : très aimé et respecté de tout le monde pour ses nobles qualités et ses grands moyens comme général de Cavalerie.
Général Leval ; est regretté autant qu'il est possible par la Division Allemande qui ne cesse de le louer.
Général Sébastiani ; d'une grande bravoure et de beaucoup de capacité, il est très jaloux de tous ceux qui lui sont supérieurs en grade, il en dit du mal et compte déjà les places de maréchaux vacantes. Le maréchal Soult se plaint de lui, mais il en fait beaucoup d'éloges. Chez l'ennemi on se plaint de ses moeurs.
M. le maréchal Mortier ; son caractère et sa conduite sont fort aimés dans l'armée et l'ennemi l'estime beaucoup.
M. le maréchal Victor; on a l'opinion, au 1er Corps, qu'il n'est pas assez entreprenant et que la prise de la Ville était possible quand il est arrivé. On croit que, malgré sa grande bravoure, il est plus propre à former un corps d'armée qu'à l'employer. Il est inquiet et incertain. Il est désespéré d'être avec aussi peu de troupes sous les ordres d'un maréchal.
J'ai vu en Andalousie qu'il était de l'intérêt de l'Empereur de mettre le plus rarement possible les généraux de même grade sous les ordres l'un de l'autre et surtout lorsque les grades sont aussi élevés. Le maréchal Soult lui-même m'a dit que cela l'embarrassait et que des lieutenants généraux seraient plus commodes à commander. Il le désirerait s'il n'était pas plus flatteur de commander à des maréchaux ; j'ai même vu que c'était le motif qui lui faisait regretter de donner le congé au Duc de Trévise.
M. le maréchal Soult ; on rend partout justice à sa grande capacité comme général et comme administrateur ; il est instruit et grand travailleur et m'a paru avoir un grand mérite. Il est très fin et quelques-uns disent même qu'il est faux. Il est très dur et on l'aime peu. Les généraux ennemis en parlent avec respect. Je n'ai pas manqué d'augmenter encore chez eux sa grande réputation, elle leur donne beaucoup d'inquiétude, il met à la possession de l'Andalousie une grande importance et il la regarde comme la colonie la plus précieuse pour les Français. Il m'a beaucoup parlé de son dévouement à l'Empereur. il a même versé des larmes, mais cela ne m'a pas ému comme le souvenir et le dévouement modeste et toujours en action qui est si touchant dans notre respectable Prince de Wagram.
NOTA. – Le général Castanos a un espion dans le Cabinet ou dans l'Etat-Major du maréchal Soult, car il me dit des choses qu'il n'aurait, je crois, pas vues sans cela. Le 28 avril, à Santa Marta, il m'a dit que le général Sébastiani avait reçu un congé et que le général Leval partait pour le remplacer.
M. le Prince d'Essling a une bien grande réputation chez nous et chez l'ennemi, mais les officiers de son armée se plaignent qu'il a donné trop de temps à sa maîtresse et qu'il n'a pas passé une seule revue de l'armée dont il ne s'occupait pas. Le général Wellington dit qu'il regrette que l'armée ne soit pas restée plus longtemps dans le Portugal où la faim lui gagnait des victoires.

Des troupes
Les troupes françaises en Espagne ont une valeur à toute épreuve comme celles qui revenaient d'Egypte. Les troupes étrangères ne le leur cèdent en rien et l'on remarque surtout un régiment de Nassau infanterie. Les Polonais sont terribles par leur courage et leurs excès.
Les Espagnols de notre armée deviendraient bons soldats hors de leur pays et sous des officiers français ; en Espagne, ils ont si peur de la junte qu'une petite partie se bat en désespéré et tout le reste tremble et met bas les armes.
En Andalousie les corps ont essentiellement besoin de recrues. Il n'y reste que les plus braves des braves et la perte d'un seul de ces hommes devient un deuil pour chaque corps.
Les dernières recrues des Badois ont presque toutes déserté. Ce n'était pas des hommes de la conscription (lue l'on avait envoyés, mais des hommes achetés par toute l'Allemagne pour remplacer les conscrits.
Si l'on change en déportation sur la France le châtiment des Espagnols condamnés à mort, on sauvera beaucoup de sang français qui coule par représaille.
Il y a dans l'armée des chefs de colonnes mobiles, mais plusieurs d'entre eux pensent plus à ramasser de l'argent pour eux qu'à poursuivre les brigands.
Ce qui m'a paru le plus à désirer, c'est qu'il y ait au Centre de l'Espagne un commandant supérieur des armées de l'Empereur afin de mettre de l'ensemble dans leurs opérations.

De l'ennemi
Les bandes de brigands appelés guérillas sont maintenant immenses en Espagne. Elles sont composées d'un noyau de voleurs, de quelques déserteurs et des trois quarts des prisonniers qui ont été faits dans toute nos brillantes victoires. On perd les prisonniers en route à travers un pays qui leur est dévoué. Ils se sont presque tous échappés et les bandes sont remplies de gens qui ont été pris sept ou huit fois. A Bayonne, la peur des prisonniers qui arrivent donne du doute sur le rapport de nos victoires et l'effet est encore plus funeste à l'armée. La junte a breveté ces chefs de bandes afin de donner quelque confiance à cette armée.
Ces bandes se divisent promptement quand on les suit et elles se réunissent pour faire des coups. Leur système est de n'attaquer que huit ou dix contre un, nous sommes obligés de serrer nos rangs, alors ils se divisent en tirailleurs autour de nous, ils tirent dans le peloton sans ajuster : tous les coups portent et le mal que nous recevons fait que nos soldats tirent trop vite sur des hommes épars et ne leur font pas de mal. J'en ai été témoin plusieurs fois pendant que les infâmes me laissaient tout seul à leur suite.
Ils sont si lâches que, pour exprimer qu'un cheval court bien, ils disent qu'il est bon pour une retirade !
Ne serait-il pas aussi avantageux que généreux de faire après chaque bataille un échange des prisonniers ? Les Espagnols que nous prenons nous échappent ; en les rendant à leurs régiments, ils n'y sont pas si dangereux pour nous que lorsqu'ils sont rentrés dans les bandes où le pillage et l'absence de la discipline les attirent, et l'on retirerait des prisons de Cadix des milliers d'intrépides Français qui meurent chaque jour de maladie et de misère et dont un seul vaudrait plus dans les rangs français que dix Espagnols dans ceux de l'ennemi. Cela peut se faire entre les généraux des deux armées sans traiter avec la junte (*).
On levait beaucoup de recrues quand je suis passé près de Badajoz et j'ai vu environ 15.000 paysans armés. Le général Castanos les commande et m'a dit qu'il espérait que la durée de cette guerre rendrait un jour les Espagnols aussi bons soldats que les Français. Il m'a beaucoup parlé de Baylen et m'a dit que le général Dupont n'avait été aussi malheureux que parce que les secours que lui promettait le Grand Duc de Berg ne pouvant arriver, il les avait attendus trop longtemps et que le général Vedel n'avait pas pris part à l'action de peur de se compromettre, mais qu'il n'avait accepté la capitulation que pour se tirer d'affaire.
Le général Castanos compte beaucoup sur la diversion de la guerre de la Russie et de la France. Je l'en ai dissuadé en lui citant les forces immenses de l'Empereur, celles de la Confédération, des Polonais, des Suédois, l'intérêt des Turcs, l'amitié des Autrichiens, la détresse des Russes…
Il ne m'a pas fait de questions indiscrètes et, après m'avoir comblé de politesse, il m'a mis sous la protection du général don Carlos d'Espagne (fils du marquis d'Espagne émigré français) qui m'a traité avec mille égards et générosité.
Cet homme est fin, je m'en suis défié, après avoir fait plusieurs aveux pour obtenir ma confiance, il m'a dit avec chagrin que la guerre d'Espagne était interminable si l'Empereur ne voulait pas leur rendre Ferdinand VII. Je lui ai répondu que le peuple armé ne voulait plus de Ferdinand, ne désirant quel l'indépendance, et que de tous les ennemis des Espagnols, les moins malveillants étaient les Français et il est convenu que (,eux dont la guerre leur serait plus funeste étaient l'anarchie, les brigands et surtout les Anglais qui ne cherchent qu'à s'emparer de Cadix et de tous leurs ports.
La question à Cadix est maintenant de savoir si on dira Anglais ou Français. La majorité penche pour la France, tous craignent le joug anglais.
La mésintelligence est grande dans l'armée combinée. Les Espagnols sont pleins de défiance et les Anglais et Portugais ont beaucoup de mépris pour eux.
Le général Beresford m'a bien traité d'abord, et quand il a vu que Castanos allait m'échanger contre un Espagnol, il m'a fait enlever et conduire à Setubal et de là en Angleterre.
J'ignore l'issue de la bataille du 16 mai près de Badajoz, mais les Portugais sont très tristes et disent que Beresford manque de talent ; ils l'avaient nommé maréchal de l'armée de Portugal.
Les Portugais voient l'indépendance de leur pays perdue, rien ne se fait à Lisbonne que par l'ordre des Anglais. Ils enlèvent partout des hommes en âge de servir, les amènent attachés jusqu'à Lisbonne où en fait des soldats. Ils ont déjà organisé de cette manière près de 30.000 à 40.000 hommes en régiments commandés par des officiers anglais.
NOTA. – Ces bandes ont beaucoup de peine à se procurer des chevaux, et il m'a paru qu'un bon moyen pour parvenir à les détruire serait de s'emparer de tous les chevaux en Espagne et de leur brûler un jarret pour les rendre impropres à être montés. L'inconvénient qui en résultera n'aura lieu que pour 3 ou 4 ans. Ce sera à peu près le temps qu'il faudra pour détruire les bandes.
Les Portugais quoique stupides et féroces sentent tout l'odieux de cette conduite et regrettent l'amitié de la France. Cependant la haine du peuple est impitoyable contre nous.
Les plus raisonnables chez les Espagnols regrettent aussi l'amitié des Français et désirent ardemment que l'Empereur emploie promptement des forces assez considérables pour terminer la guerre de leur pays.
Lisbonne a beaucoup souffert par la disette de bois. Cette privation aurait été la plus sensible de toutes si l'Alentejo avait pu être occupé en même temps que la rive droite du Tage.
Ce sont les Américains qui y apportent des grains en grande quantité. Ceux-ci s'attendent à avoir la guerre avec l'Angleterre d'un moment à l'autre. Plusieurs d'entre eux m'ont dit qu'en cas de guerre, leur nation pourrait fournir à la France beaucoup de marins, de même que les Suisses fournissent l'infanterie.
Sydney Smith est ambassadeur et tout puissant à la Cour du Brésil. Les Anglais y ont une garnison de six mille hommes sous prétexte d'honorer le Prince-Régent.
J'ai l'honneur de prier S.A.S. le Prince de Neuchatel d'excuser la liberté que j'ai mise dans les notes au sujet de quelques généraux. Je l'ai fait avec la plus grande impartialité ayant été également bien traité de tous. Mais j'ai pensé que dans ma position il était utile que je l'instruisisse de bien des choses que peut-être elle ignorait. Je n'ai toujours en vue que mon devoir envers l'Empereur ».
Donc, continue Lejeune dans ses Mémoires :
« Le 1er août (1811), j'arrivai chez le Prince de Neuchâtel qui me prit à l'instant même dans sa voiture et me conduisit à Saint-Cloud, auprès de l'Empereur. Il travaillait avec le duc de Bassano ; il le quitta et m'emmena dans le parc. Après qu'il m'eût fait expliquer les moyens que j'avais employés pour rentrer en France, l'Empereur me demanda si j'avais vu la famille des Bourbons ; quelles étaient leurs habitudes, leurs relations, le degré de considération dont ces princes jouissaient etc. Ces détails semblèrent l'intéresser et le préoccuper beaucoup. On eût pu croire que leur présence, aussi rapprochée de la France lui portait ombrage, et il parlait de ces princes avec les plus grands égards. Il s'informa des causes qui pouvaient exciter la presse anglaise le poursuivre si violemment de ses insultes grossières, se rendre l'écho de la haine plus personnelle que politique dont John Bull (le peuple anglais) cherchait l'accabler. L'Empereur parut très surpris et même flatté lorsque je lui donnai la certitude que John Bull était loin de le haïr et le mépriser comme disaient les journaux. « Je ne suis pas entré, lui dis-je, dans une chaumière ou dans un château en Angleterre, sans y trouver une image ou un tableau représentant Bôné… C'est le nom que l'on donne par abréviation du mot Bonaparte à Votre Majesté. Votre portrait n'y est même point en caricature, parce que tous veulent connaître les traits véritables de l'homme extraordinaire qui change la face de l'Europe. J'ai vu, chez Lord Moyra, le portrait de Votre Majesté en pied, de grandeur naturelle, peint d'après le tableau de Gérard. Il y a trois mois que lord Moyra vient d'acheter cette copie dix mille francs ».
« Mais s'ils ont ce sentiment, d'où vient que leurs journaux me poursuivent des expressions d'une haine implacable ? » – « Sire, les Anglais trouvent difficilement des hommes pour vous faire la guerre ; ce n'est qu'en excitant le peuple à la haine contre vous qu'ils parviennent à recruter des soldats pour vous combattre, et ce moyen leur semble être de bonne guerre » « Avez-vous vu mon frère Lucien ? » – « Non Sire ; il est dans le pays de Galles, à quarante lieues du point où j'étais. On m'avait promis une permission pour aller le voir ; mais l'occasion de mon retour que je dois à vos bontés, ne m'en a pas donné le loisir. Cependant, je sais qu'on lui laisse une grande liberté ; il a tout un comté pour prison, et il travaille avec ardeur à la composition de son poème de Charlemagne, dont les premiers chants sont terminés ». – « Pourquoi s'exposer à se faire capturer pour le plaisir de faire des romans de Charlemagne, au lieu de faire le Charles XII et de rester près de moi pour me seconder !… » (L'Empereur aimait beaucoup son frère Lucien, dont il eût désiré utiliser la brillante capacité pour le service de la France). « Et Lefebvre-Desnouettes, l'avez-vous vu ? » – « Non, Sire ; mais je lui ai écrit. Il désire ardemment revenir près de vous. Il a perdu l'espoir d'être échangé, et il ferait ce que j'ai fait s'il ne craignait de vous déplaire » « Qu'il vienne, qu'il vienne ; il me fera plaisir » « Votre Majesté me permet-elle de le lui faire savoir ? » – « Oui, oui, ne perdez pas de temps » (1).
« L'Empereur s'informa de la position des prisonniers ; je lui en fis le déplorable tableau et, peu de temps après, l'ouvrage du colonel Pelet vint à paraître et confirma les affreux détails que j'avais donnés. Plusieurs fois, j'essayai de mettre la conversation sur les besoins de l'Espagne ; j'appris que le roi Joseph s'était rendu à Paris, et que depuis peu de jours il était retourné à Madrid. Je m'aperçus avec regret que les affaires de ce royaume avaient perdu de leur intérêt dans l'esprit de l'Empereur, et qu'il les abandonnait à ses lieutenants. Je présumai que, pendant ma captivité, elles s'étaient améliorées, ou qu'elles étaient abandonnées. Aucune de ces suppositions n'avait eu lieu ; des idées plus gigantesques occupaient l'esprit de l'Empereur ; et cette plaie si grave des malheurs de l'Espagne, cette plaie qui devait peser bientôt d'un poids si lourd dans les destinées de l'Empire, était malheureusement traitée avec le peu d'importance que l'on attache trop souvent à des maux que l'on croit faciles à guérir. Mon rapport si pressant sur la situation de l'armée d'Espagne avait été remis au prince-major-général. Le Prince y avait trouvé des détails trop sévères sur des généraux qu'il aimait ; il connaissait les nouvelles préoccupations de l'Empereur sur d'autres entreprises, et il me rendit mon rapport sans avoir fait usage des renseignements qu'il contenait.
« Il me resta le regret d'avoir beaucoup souffert en pure perte. En rentrant dans les appartements, je félicitai l'Empereur sur la naissance du Roi de Rome, et il me conduisit avec bonheur vers le berceau de ce bel enfant, que je trouvai déjà entouré de dames d'honneur, de gouvernantes, de chambellans et d'un grand écuyer, M. le Comte de Canisy, l'un des plus habiles et gracieux cavaliers de France (2)».

Une mission spéciale

Comme il a été dit, Lejeune avait assisté aux réceptions et fêtes du mariage par procuration de Marie-Louise à Vienne. Il note ce qui suit :
 
« Le soir, la Cour se rendit au Grand-Théâtre en grand apparat, l'Empereur ayant à sa gauche l'Impératrice, et à sa droite l'archiduchesse. L'ambassadeur et sa suite étant placés dans la loge impériale, où la lumière égalait celle du soleil, je me trouvai très près de l'archiduchesse ; et sans qu'elle pût le remarquer, car j'étais caché par les plumes des dames, je dessinai son profil. Mes voisines applaudissaient, par signes, à la ressemblance, en même temps que nous admirions la musique de Gluck dans l'opéra d'Iphigénie en Aulide, et les grâces légères des terpsichores allemandes.
« Le 19 mars 1810, je partis pour Stuttgart, où j'arrivai le 20, avant l'Impératrice. Ici, mon agenda porte les expressions de ma surprise à la vue du luxe et de la magnificence déployés à la Cour de Wurtemberg : c'était le faste de Louis XIV, dans un espace bien moins étendu que le palais de Versailles. La richesse des uniformes, des cuirasses des gardes du corps ; celle des ameublements, des services de table, des illuminations, l'éclat extraordinaire donné au grand opéra de Salomon, musique de Winter, etc. ; tout cet appareil était étonnant à rencontrer dans une des cours du second ordre de l'Allemagne ; chacun de nous était logé, reçu, choyé au palais, comme un grand prince.
« C'est au milieu des plaisirs de la Cour, et au moment où je pensais le moins à mes occupations, que je fus mandé auprès de la reine de Naples et du Prince de Neuchâtel qui me chargeaient d'un message pour l'Empereur ; et, avant le jour, je roulais dans les nuages de poussière, avec six chevaux de poste, qui emportaient vers la France le billet de la reine et mes regrets. C'était le 20 mars ; je ne l'ai pas oublié.
« Le Prince de Beauvau, chambellan de Napoléon, l'un des nobles de l'ancienne Cour ralliés à celle de l'Empereur, portait une lettre de l'Impératrice. Je le rejoignis à Strasbourg, nous fîmes route ensemble, et nous arrivâmes à Compiègne, où l'Empereur reçut le Prince dans le salon avec une haute distinction, après quoi il m'emmena dans son cabinet.
« Là, il perdit son air majestueux et, se livrant à la gaieté la plus vive, il me fit raconter toutes les fêtes de Vienne, de Munich, de Stuttgart. Il se fit apporter le portrait de l'Impératrice et me questionna sur toutes les parties de la ressemblance. Je lui montrai alors le profil que j'avais dessiné, et, de suite, il s'écria : « Ah ! c'est bien la lèvre autrichienne des Habsbourg », dont il me montra les médailles ; puis il me le fit placer à côté de lui, sur la table où était la lampe, et là, s'arrêtant à tous les traits du portrait, il me demandait une infinité de détails sur l'Impératrice, sa famille et notre réception. « Ce bon roi de Wurtemberg fait donc le petit Louis XIV ? Il va venir et son Stuttgart lui paraîtra bien petit à côté de ce que je lui ferai voir… ». Il était onze heures, et il y avait plus d'une heure que nous causions ainsi, lorsqu'on vint le prévenir que le feu avait pris au château. L'incendie dans les combles dura une heure, et fut heureusement éteint. J'allai rejoindre, à minuit, mon noble compagnon de voyage, qui m'attendait au château pour souper, avant de continuer notre route pour Paris, où j'allais porter à Madame, mère de l'Empereur, à ses soeurs, aux ministres, les détails du mariage, du voyage et de toutes les fêtes et arcs de triomphe préparés en France. On faisait alors à Paris d'immenses préparatifs ; et cette ville, avec toutes ses tours, ses coupoles, ses monuments illuminés, allait paraître un océan de plaisir et de feux, depuis la barrière du Trône jusqu'à l'entrée des Champs-Elysées, où l'arc de triomphe commencé était formé d'étoiles et de charpentes illuminées ».

Notes

* La reine, née Julie Clary, n'avait pas suivi en Espagne son mari et résidait à Paris avec sa soeur Désirée qui n'avait pas, non plus, accompagné Bernadotte en Suède.
* En France, quelques habitants des départements voisins des Pyrénées font un commerce de l'évasion des prisonniers. J'en ai rencontré plusieurs qui sont revenus par cette voie.
(1) Je donnai cet avis à Madame Lebfèvre-Desnouettes, qui partit de suite de Paris avec un passeport, pour aller partager la captivité de son mari. Sa présence, en détournant l'attention du commissaire des priprisonniers rendit l'évasion plus facile, et la jeune dame, avec un courage héroique, en partagea tous les dangers. Trois mois après mon retour, ils étaient rentrés tous les deux à Paris.
(2) Il est intéressant de noter l'apparente contradiction qu'il y a entre le texte de la première édition des Mémoires d'après lequel « aucun usage » n'a été fait des renseignements contenus dans le rapport, et la mention portée sur la première page du rapport, le tout de la main de Lejeune, précisant que « ces notes sont arrivées sous les yeux de l'Empereur le 23 juin ».
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
301
Numéro de page :
17-27
Mois de publication :
09
Année de publication :
1978
Année début :
1800
Année fin :
1811
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