Lejeune, témoin et peintre de l’épopée : l’officier du génie

Auteur(s) : DUTEMPLE DE ROUGEMONT général
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Lejeune, témoin et peintre de l’épopée : l’officier du génie
Le colonel Lejeune, aide de camp du Prince Berthier © DR

Le portrait de Lejeune ne serait pas complet si ses activités d'officier du génie n'étaient, au moins brièvement, évoquées.

On a vu combien, depuis le début de sa carrière, et même depuis son enfance, il était attaché à cette arme et on pourrait dire que l'ultime déception qu'il éprouva peu avant sa première « mise à la retraite » en 1813, fut l'équivoque, qui ressort de son dossier, quant à sa nomination de général de brigade « du génie » que Napoléon lui-même semble lui avoir contesté en indiquant qu'il devait être général de brigade « d'état-major ».

 

Le tableau qu'il a laissé du « Premier passage du Rhin le 20 fructidor an III » fait l'objet d'un passage des Mémoires qui commence ainsi :
« A notre tour, l'ordre d'attaquer l'ennemi nous arriva dans l'été de 1795 et je fis partie du corps d'officiers du génie chargé de préparer les travaux du passage du Rhin ».
Pendant la Campagne de Marengo, il indique :
« Au nombre des missions que j'eus à remplir après la prise de Pavie, fut celle d'aller coopérer à la construction des ponts de bateaux sur le Pô, de hâter le travail et de revenir de suite pour prévenir le général en chef dès qu'ils seraient terminés.
Chercher les bateaux, les trains de bois, les madriers, les cordages, les ancres etc… les conduire aux points convenables, construire ces ponts sous une pluie battante, fut un travail de soixante heures. Le 5 juin, à minuit, tout fut achevé ; mais mes chevaux avaient disparu ».

De même, à propos de la Campagne de 1807, Lejeune écrit:
« L'armée française avait besoin de se réunir et de remplacer ce qu'elle avait perdu dans les combats si meurtriers. En outre, l'Empereur avait laissé derrière lui trois forteresses, dont il devait se rendre maître pour n'en être pas inquiété le jour où il voudrait pousser les Russes jusqu'au-delà du Niémen. C'était dans la Poméranie suédoise la place de Stralsund, défendue par une armée de Suédois que le maréchal Mortier tenait en échec ; sur la Baltique, la place de Colberg, défendue par les Prussiens, attaquée par le général Loison, et enfin une des plus grandes villes fortifiées de l'Allemagne, Dantzig, à l'embouchure de la Vistule. Cette forteresse contenait une nombreuse garnison qui aurait pu gêner nos opérations. Il importait de réduire promptement ces places. En ma qualité d'officier du génie, j'étais chargé d'aller activer les sièges, et d'y porter les ordres de l'Empereur ».

Enfin, en Espagne :
« L'Empereur, ayant appris à Valladolid la complète disparition des Anglais, embarqués à La Corogne, laissa ses ordres à l'armée et repartit pour Paris.
« Avant de quitter Valladolid, le Prince Berthier me conduisit chez l'Empereur, qui me faisait demander pour me remettre un duplicata de l'ordre qu'il avait envoyé au maréchal Lannes. Il lui donnait le commandement en chef du siège de Saragosse, et il me chargeait d'inviter le maréchal à presser cette opération de tout son pouvoir; il me donnait en même temps la mission d'y contribuer comme officier du génie, en me plaçant à ce sujet sous les ordres de son aide de camp, le général Lacoste, commandant le génie du siège. Je partis de Valladolid avant l'Empereur. Ne pouvant prendre la route plus courte, qui était la moins sûre, je traversai Burgos où mes anciens amis étaient rentrés dans leurs demeures. Je traversai l'Ebre à Miranda ; je côtoyai la rive gauche de ce fleuve jusqu'à Tuleda, où je trouvai le maréchal qu'une légère maladie y avait retenu quelque temps ; je lui remis ses dépêches ; je lui donnai des nouvelles de l'armée et je le précédai de quelques jours devant Saragosse. Là, sous les oliviers, et en vue des clochers de Saragosse, j'allais recommencer un autre genre de vie, également aventureux ; celui d'assiégeant, dans l'événement extraordinaire que je vais raconter ».

Le siège de Sarragosse est, à plus d'un titre, un épisode particulièrement intéressant des Campagnes de l'Empire. Lejeune y a consacré un livre publié en 1841. Par certains côtés, il rappelle, toutes proportions gardées, des batailles plus récentes telle la bataille de Stalingrad, à cette différence près qu'à Sarragosse ce furent finalement les assiégeants qui l'emportèrent. Mais nous y trouvons le même acharnement, de part et d'autre, la même continuité dans la bataille, les mêmes travaux d'organisation du terrain. L'assaillant doit conquérir chaque îlot de maisons, un à un, à grand renfort de mines, contrecarré par les sapeurs-mineurs ennemis. Chaque explosion de mine est exploitée par l'infanterie et l'artillerie qui éprouve d'ailleurs les plus grandes difficultés à pousser en avant ses pièces légères, chargées à mitraille pendant que l'artillerie du siège pilonne la ville et y accumule les destructions sans altérer la résolution des défenseurs. Lejeune parlant de nos troupes écrit:
« Les périls qui les environnaient de toutes parts dans cette bataille sanglante qui devait durer sans interruption cinquante-deux jours et cinquante-deux nuits bien longues ne leur arrachèrent pas une seule expression de mécontentement ».

En réalité, il y a deux sièges de Sarragosse : le premier auquel Lejeune ne prend pas part, du 28 mai au 23 novembre 1808, entrepris avec des moyens insuffisants par le général Lefèvre-Desnouettes et qui se solda par un échec.
Le temps nécessaire est donc pris pour rassembler les moyens pour attaquer à nouveau Sarragosse et assurer la couverture éloignée et rapprochée du siège.
Les opérations contre Sarragosse recommencent le 20 décembre 1808. « Le général Lacoste, aide de camp de l'Empereur, s'était trouvé au premier siège et il reçut encore la mission de diriger les travaux du génie au second. L'Empereur lui avait ordonné de ménager beaucoup les troupes du siège et de ne gagner du terrain en ville qu'après avoir fait miner et sauter les maisons devant lui. Lacoste amenait à cet effet plusieurs compagnies de mineurs et cinquante officiers du génie.
Le général Junot, duc d'Abrantès avait été chargé de mener le siège. Lorsqu'il apprend l'arrivée prochaine du maréchal Lannes il en conçoit un dépit extrême et veut précipiter les opérations pour que l'honneur de la prise de Sarragosse lui revienne. Le 16 janvier, suivant le récit de Lejeune, il ordonna pour le lendemain un assaut général. « A cette nouvelle, le général Lacoste courut lui représenter la nécessité de ne pas s'écarter du plan proposé et adopté par l'Empereur, celui d'éviter les attaques de vive force pour arriver plus sûrement au but et sans perdre de monde. Il lui fit observer que la ville devait contenir au moins cinquante mille défenseurs, tandis que nous n'avions devant la place que seize mille hommes, le reste de l'Armée étant obligé de tenir la campagne. Enfin il crut devoir s'opposer formellement à cette opération qui devait échouer. Les autres chefs se réunirent à l'opinion du général Lacoste. Alors le duc s'emporta avec fureur, leur dit, après plusieurs paroles outrageantes : « vous êtes mes ennemis et vous trahissez les d'Abrantès en réservant au maréchal l'honneur de cette conquête.
Le général Lacoste, avec un grand sang-froid et fort de la mission que l'Empereur lui avait confiée, répondit avec énergie : « Hé bien, Monsieur le Duc, je vous rends responsable du mauvais succès de cette action et je vais en faire part à l'Empereur ». Cette fermeté changea les résolutions du général et l'assaut fut décommandé ».
Pendant toute la durée des opérations, Lejeune, officier du génie, aux côtés de Lacoste, se dépense sans compter et participe à toutes les affaires, combinant les actions des différentes armes dans le grignotement des défenses espagnoles.
Lacoste est tué par une balle en plein front, le 1er février 1809, au cours de l'exploitation par l'infanterie de l'explosion d'une mine, aux côtés de son ami Lejeune.

Sarragosse tombe enfin le 24 février. Le siège coûte 54.000 morts aux Espagnols, tant civils que militaires.

Un peu plus tard, au cours de la Campagne de 1809, Lejeune prend une part très active aux travaux préparatoires du franchissement du Danube et participe aux efforts des unités de génie pour maintenir la communication entre les deux rives du Danube à l'île de Lobau pendant les journées dramatiques de la bataille d'Essling tout en assurant ses fonctions d'aide de camp. Son récit détaillé fait revivre avec intensité ces heures d'angoisse.
« L'Empereur est revenu dans l'île de Lobau avec une partie de l'armée, coupée de la rive droite du Danube en raison de la destruction des ponts par la crue subite du fleuve. Les Autrichiens serrent de près les têtes de pont françaises sur la rive gauche encore reliées à Lobau par un pont précaire sur le petit bras du Danube : En d'autres termes, le soir du 22 mai 1809, la Grande-Armée est en trois tronçons : le gros, qui n'a pas été engagé, sur la rive droite, n'ayant pu franchir le fleuve par suite de la rupture du grand pont ; une partie de l'avant-garde initiale, avec beaucoup de blessés, repliée et resserrée dans l'île de Lobau, fortement éprouvée par les combats de la rive gauche ; les éléments d'arrière-garde battant en retraite sur la rive gauche en tenant encore une tête de pont reliée à Lobau par le petit pont.
« Je fus chargé de donner tous mes soins au maintien du petit pont, que l'accroissement des eaux continuait à menacer au point de me faire craindre la submersion de l'île de Lobau. Cette perspective effrayante ne tenait qu'à une crue de deux pieds d'eau de plus, telle que celle dont les arbres nous montraient la trace récente. L'inondation heureusement cette fois ne se réalisa pas.
« A dix heures du soir, le prince major-général me chargea d'aller au grand bras du Danube, faire préparer une barque pour assurer le passage de l'Empereur jusqu'à la rive droite.
« C'était l'époque de la lune nouvelle, l'obscurité était profonde ; des nuages épais cachaient partout la voûte étoilée qui aurait pu m'aider à me diriger : la crue du fleuve avait élevé quelques flaques d'eau qui me faisaient craindre d'avoir perdu le sentier. Déjà le vent soufflait avec force et le bruit, en agitant les arbres, étouffait les soupirs des nombreux blessés. Ce fut en heurtant souvent leurs pieds que j'arrivai au bord du Danube, à l'endroit où n'existaient plus que les débris de nos ponts.
« Le meilleur des bateaux fut en peu de temps armé de quatorze rameurs, d'un ou deux pilotes et de quelques bons nageurs pour le cas d'accident et je revins chercher le prince, pour lui annoncer que tout était prêt. Dans cette nuit, l'une des plus noires que j'ai vues, je marchais à tâtons et portant les mains en avant de peur de heurter un arbre lorsque, arrivé peut-être à la moitié du trajet, je touchai quelqu'un qui usait des mêmes précautions en s'avançant vers moi. Aussitôt, une voix assez rauque et fatiguée me dit brusquement « Qui est là ? – C'est moi Sire, répondis-je ; je vous cherchais. – Et bien ! me dit à voix basse le prince, qui suivait l'Empereur, le bateau est-il prêt ? – Oui, je vais vous y conduire ».
« En arrivant au bord de l'eau, l'Empereur fit sonner sa montre, qui marquait onze heures et dit au prince Berthier de me dicter l'ordre de la retraite. Mon jeune camarade, M. Edmond de Périgord (aujourd'hui lieutenant-général, duc de Talleyrand et de Dino) fit allumer une torche qu'il tint difficilement enflammée à cause du vent et ce fut à cette clarté très vacillante que j'écrivis sous la dictée les deux lignes qui prescrivaient au maréchal Masséna et au maréchal Bessières de se retirer à minuit dans l'île de Lobau et d'y prendre position. Le prince mit sa signature au billet et l'Empereur me dit : « Allez porter cet ordre ! » et aussitôt, sans s'inquiéter de l'affreuse obscurité ni de la tempête qui semblait augmenter le mugissement du vent et des flots, il monta dans la barque avec les trois personnes qui le suivaient, on leva les amarres et le bateau, lancé comme une flèche, disparut à l'instant. Le vent furieux éteignit la torche à quatre pas du bord ; rien n'indiquait plus la direction qu'il avait prise ; et le nouveau César et sa fortune, avec les destinées de l'Europe, entraîné comme dans un gouffre pendant cette affreuse obscurité, pouvait y être englouti sans jamais reparaître, et ne laisser que moi seul pour témoin de la catastrophe.
« Je ne pus maîtriser le plus terrible sentiment d'inquiétude que j'ai éprouvé de ma vie à l'instant où cette torche s'éteignit et j'en conservai la douloureuse agitation jusqu'au lendemain, assez tard, lorsque je pus apprendre que l'Empereur, jeté fort loin par la dérive, avait heureusement abordé l'autre rive sans accident et s'occupait à Ebersdorff à réunir les moyens de nous faire passer des vivres dans l'île de Lobau ».

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
302
Numéro de page :
14-16
Mois de publication :
11
Année de publication :
1978
Année début :
1775
Année fin :
1848
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