L’empire postal des Bonaparte

Auteur(s) : AUPIAIS Grégory
Partager

Contrainte pendant plusieurs décennies par le carcan étroit de la symbolique monétaire, l’imagerie postale accède en 1917 à une autre dimension iconographique avec la représentation directe d’évènements historiques. Du temps présent à l’histoire, il n’y a qu’un pas que l’administration des Postes franchira à la fin de la décennie 30, plus précisément en 1939, avec la commémoration philatélique du 150e anniversaire de la Révolution française. Même s’ils viennent après la Première Guerre mondiale la Révolution française, puis la Seconde Guerre mondiale, les deux empires ne concentrent pas moins de soixante-et-un timbres, ce qui est tout à fait exceptionnel pour un corpus pourtant très divers voire disparate car évoquant de nombreux sujets en rapport avec cette histoire. D’autant, qu’au-delà de la seule thématique, ce sont aussi plusieurs millions de fragments de la mémoire impériale qui ont ainsi été diffusés au sein de la population française

L’empire postal des Bonaparte
Enveloppe timbrée pour le 170 anniversaire de la préparation du Code civil © Wikitimbres 2023

L’importance des deux Empires dans le timbre-poste

La famille Bonaparte entretient depuis toujours ou presque une proximité pour ainsi dire exorbitante avec l’imagerie postale qu’elle soit d’ailleurs française ou étrangère. Outre le fait que deux de ses membres et, sans conteste parmi les plus éminents, aient accompagné la construction de l’administration des postes contemporaine, aussi bien sur le plan territorial, organisationnel qu’institutionnel, c’est bien le profil de Charles-Louis-Napoléon, futur Napoléon III, qui dans une singulière filiation philatélique succéda dès le 3 décembre 1852, soit trois années seulement après les émissions princeps à Cérès la déesse romaine de la moisson sur les premiers timbres-poste français. En juillet 1863, les timbres, bien qu’en léger différé cette fois, furent associés à la renaissance de l’Empire en se coiffant des lauriers impériaux.

Par la suite, après la parenthèse de la IIIe République, d’autres figurines furent consacrées à la famille Bonaparte, mais plus à Napoléon lui-même du général de l’an i à l’empereur. D’autres encore sont également intervenues autour de ses res gestae et notamment de son héritage administratif et institutionnel. Certes, ces timbres-poste ne constituent aujourd’hui qu’un corpus plutôt restreint. Ces soixante-et-une figurines ne représentent ainsi et d’un simple point de vue arithmétique qu’un pourcentage infime des près de 5 000 figurines qui ont été émises en France métropolitaine depuis le 1er janvier 1849. Mais, il n’est pas si négligeable que cela néanmoins car peu nombreux sont les personnages historiques à pouvoir afficher une telle couverture philatélique. Dans l’histoire postale, les Bonaparte en général et Napoléon en particulier en constitue même l’un des rares exemples avec le général de Gaulle (Grégory AUPIAIS, « Le mémorial postal du Gaullisme », Timbres magazine, n°160, octobre 2014, p. 32-38).

Les timbres consacrés aux deux Empires ont été émis à différentes périodes de notre histoire comme le montre le graphique n° 1. Tout à fait logiquement, le Second empire concentre près de 50 % de ces timbres-poste alors que sous la IIIe République, aucun ne fut émis. La suivante, en revanche, sembla entamer une douce transition en mettant fin à cet ostracisme iconographique, même si ce fut dans des proportions plutôt modestes. Elle a toutefois brisé un tabou, car la Ve République en revanche avec 41 % des émissions semble afficher une franche adhésion.

Graphique n°1 : L'empire postal des Bonaparte par régime des origines à nos jours
Graphique n°1 : L’empire postal des Bonaparte par régime des origines à nos jours

Il faut toutefois nuancer l’apparent engouement de la Ve république vis-à-vis des deux Bonaparte car elle s’avère très contrastée selon les locataires du palais de l’Elysée (graphique n°2). En effet, si la plupart firent un usage plutôt modéré de l’imagerie postale impériale Georges Pompidou et Jacques Chirac avec respectivement 24 et 40 % des figurines émises sous la ve République la partagèrent très largement avec les Français.

Graphique n°2 : L'empire postal des Bonaparte sous la Ve République
Graphique n°2 : L’empire postal des Bonaparte sous la Ve République

D’émissions en émissions…

La première émission intervint le 3 janvier 1852 avec une figurine à l’effigie du alors tout nouveau Président de la République, Charles-Louis-Napoléon Bonaparte (figure n°1). Elle fut dessinée et gravée comme le précédant profil de Cérès par Jean-Jacques Barre qui n’y apporta d’ailleurs pas ou peu de modifications structurelles. Elle fut déclinée en treize valeurs et couleurs différentes avec la légende « REPUB. FRANC. » mais qui, dès l’année suivante, se métamorphosa en « EMPIRE. FRANC. » (figure n°2). En 1862 également, la dentelure fit son apparition rendant ainsi plus aisée la commercialisation des vignettes car elle permettait de les détailler rapidement et efficacement sans l’aide d’aucun instrument. L’année suivante en 1863, Désiré-Albert Barre, le fils du premier graveur de timbres-poste de l’histoire postale française, y apporta de notables évolutions s’éloignant du style néo-classique paternel. Le profil de l’empereur fut ainsi actualisé. Au jeune révolutionnaire fringant succéda un homme d’âge mur couronné des lauriers impériaux au cheveu plus rare et à la moustache et la barbichette effilées. L’arrière-plan fut également allégé et stylisé (figure n°2). En 1870, la légende « EMPIRE FRANÇAIS » se substitua même à son abréviation initiale. En 1869 également fut émis un premier timbre-poste d’un format rectangulaire de 35,8 mm x 20,6 mm correspondant au double en largeur des timbres précédents mais dont l’usage demeura cependant confidentiel.

Après la défaite de 1870 et la proclamation de la IIIe République sur les cendres du Second empire, la famille Bonaparte au sens large du terme sembla un temps être totalement bannie de l’imagerie postale française. Cet ostracisme philatélique durable s’étendit même au régime de Vichy. Pourtant, la figure tutélaire de Napoléon aurait pu constituer comme un point d’ancrage, d’autant qu’elle était également appréciée de l’occupant. Lors de sa visite éclair dans la capitale, Adolf Hitler n’alla-t-il pas se recueillir aux Invalides devant le tombeau de Napoléon ? Toutefois, il est probable que ce fut l’administration des Postes qui se censura elle-même car elle estima que les grandes victoires napoléoniennes l’avaient souvent été contre la Prusse et qu’il ne fallait pas, en outre, faire d’ombre « militaire » au maréchal Pétain.

Ce n’est ainsi que le 4 juin 1951 et donc, sous la IVe République, que fut émis le premier timbre-poste à l’effigie de l’empereur (figure n°3). Le dessinateur et graveur Albert Decaris s’inspira plutôt librement d’un tableau d’Antoine-Jean Gros et opta pour un portrait de profil à l’âge mur. Cette émission intervint dans le cadre d’une série de six timbres-poste à l’effigie de personnages célèbres de la première moitié du XIXe siècle. Il faut noter qu’elle était totalement détachée d’un contexte calendaire mais plutôt née d’une initiative de l’administration des postes qui décida à partir de 1943 d’émettre régulièrement des séries de six timbres-poste à l’effigie de personnages célèbres de l’histoire de France, siècle par siècle. Ainsi, il y eu d’abord le XVIe siècle en 1943, le XVIIe siècle en 1944, le XVe siècle en 1946 et le XVIIIe siècle en 1949. L’année suivante, en 1950 donc, ce fut au tour d’un choix de célébrités non pas d’un siècle cette fois mais de la Révolution française d’être mis à l’honneur puis, en 1951, la première série consacrée au XIXe siècle. Cependant, l’administration des Postes jugea ce siècle particulièrement riche pour en émettre deux, chacune étant consacrée à un demi-siècle Pour la première, Napoléon partagea ainsi la vedette philatélique avec l’écrivain Alfred de Musset, le peintre Eugène Delacroix, le scientifique Joseph-Louis Gay-Lussac, le corsaire illustre Surcouf et la vignette précédant celle de Napoléon fut consacrée, ironie de l’histoire postale, à Talleyrand.

Quatorze des quinze figures de cet article sont extraites de l’inventaire dressé par Bernard Le Lann sur son site Internet : http://www.phil-ouest.com/ . Elles utilisent la numérotation du catalogue de timbres-poste Yvert & Tellier ; la principale référence pour les timbres-poste de France et de la plupart des pays francophones et l’unes références internationales en matière de philathélie.
Quatorze des quinze figures de cet article sont extraites de l’inventaire dressé par Bernard Le Lann sur son site Internet . Elles utilisent la numérotation du catalogue de timbres-poste Yvert & Tellier ; la principale référence pour les timbres-poste de France et de la plupart des pays francophones et l’unes références internationales en matière de philathélie.

Cette première évocation impériale fut accompagnée l’année suivante par la commémoration du 150e anniversaire de la création de Saint-Cyr puis de la Légion d’honneur, éléments pour le moins fondateurs des Res gestae napoléonniennes (figure n°4). Par la suite, ces évocations semblèrent quelque peu s’estomper, si ce n’est en 1964 avec deux timbres-poste vendus avec une surtaxe au profit de la Croix-rouge et à l’effigie de Jean-Nicolas Corvisart-Desmaret et Jean-Dominique-Jean Larrey, le médecin personnel de l’empereur et le chirurgien de la Grande Armée (figure n°5). Une nouvelle émission intervint ensuite en 1969 à l’occasion du bicentenaire de sa naissance. Toutefois, mai 1968 oblige sans doute, ce fut plutôt le général « révolutionnaire » de l’an i qui fut mis en exergue (figure n°6). Dans la décennie 70, l’administration des Postes revint à une approche des plus classique.
Ainsi, en 1972, furent évoqués tour à tour l’épisode du Pont d’Arcole mais aussi l’expédition d’Égypte et l’année suivante, c’est l’œuvre économique et réglementaire de l’empereur qui fut mise à l’honneur (figure n°7 et n°8). Un timbre-poste fut en effet émis sur le thème des travaux préalables à l’élaboration du code civil puis de la Société pour l’encouragement de l’industrie nationale. Elle fut fondée le 9 brumaire an X à Paris à l’initiative d’un groupe de savants, de hauts fonctionnaires, d’experts techniques, d’hommes d’affaires et d’intellectuels placée sous la présidence du chimiste et industriel Chaptal, alors ministre de l’Intérieur de Bonaparte. Sa mission était d’encourager l’industrie dans son développement et de promouvoir innovations et talents. L’ensemble de ces évocations trouvèrent leur point d’orgue avec le sacre de l’Empereur où le dessinateur et graveur Albert Décaris s’inspira cette fois du tableau de David (figure n°9).

À partir de cette date néanmoins, la figure du général, du premier consul ou de l’empereur sembla s’effacer au profit de son héritage à l’image de cette évocation du Prytanée en 1987. En effet, bien que cette institution ait été fondée en 1604 par Henri IV, c’est Napoléon qui l’installa en tant que Prytanée national militaire. Mais, il y eu également le bicentenaire de la Légion d’honneur en 2002 et du Code civil en 2004 (figure n°10). La même année également, une autre série de timbres-poste mais plus ludiques cette fois fut émise autour l’univers napoléonien avec six figurines consacrées aux uniformes parmi les plus emblématique de la Grande Armée à savoir un chasseur à cheval, un artilleur à pied, un dragon, un mamelouk, un grenadier ainsi qu’une dernière évocation de l’empereur à cheval (figure n°11 et 12). Toutefois, cette approche « militaria » sous la forme de « petits soldats » ne contribua pas à dévaloriser l’imagerie postale impériale. En effet, l’année suivante l’administration des postes célébra et d’une manière très classique cette fois le bicentenaire de la bataille d’Austerlitz. En 2008, dans le cadre de l’émission d’un carnet de dix vignettes autocollantes sur les chefs d’œuvre de la peinture, c’est un détail du portrait équestre du alors premier consul par Jacques-Louis David intitulé « Bonaparte franchissant le Grand Saint-Bernard » qui fut reproduit et cette fois sans l’artifice de l’interpretation du graveur (figure n°13). Un grognard du Premier Empire vint ensuite enrichir en 2017 la vitrine philatélique de « petits soldats ». Plus récemment, c’est un portrait de Joachim Murat et d’après Antoine-Jean Gros comme un retour aux sources qui vint compléter ce corpus avant de retrouver l’action de l’empereur cette fois en matière d’urbanisme avec le plan de la Roche-sur-Yon ou plus exactement « La Roche-sur-Yon Napoléon » du Premier empire à la Seconde republique et même « Napoléon Vendée » sous le Second empire (figure n°14).

En guise de conclusion

Ainsi depuis son surgissement dans l’imagerie postale française en 1852 puis en 1951, le corpus philatélique napoléonien s’est-il enrichi au fil des années avec en définitive peu de temps de latence entre deux émissions, exceptée la parenthèse de la IIIe République. L’avenir dira si le 250e anniversaire de la création de la Légion d’honneur en 2052 ou du Code civil en 2054 par exemple feront l’objet comme pour leur bicentenaire d’une célébration philatélique. L’administration des Postes utilise en effet depuis longtemps la notion de demi-siècle pour célébrer sans attendre. Ainsi, elle a commémoré en 1939 le sesquicentenaire à savoir le 150e anniversaire de la Révolution française ou plus récemment en 1999 celui de la création de l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris. Toutefois, à l’instar des sesquicentenaires déjà célébrés, seul l’avenir dira si cette notion de demi-siècle tient encore ? En effet, l’évolution à la baisse des volumes et donc des profits générés par les envois de correspondance se confirme d’année en année et il est probable que, dans quelques décennies, le timbre-poste ne pourra sans doute guère prétendre à un autre statut que celui d’artefact un peu désuet d’une époque définitivement révolue.

Toutefois, il ne faut pas se cantonner à cette vision nationale de l’imagerie postale napoléonienne. En effet, à bien des égards, elle ne constitue que la partie émergée d’un véritable iceberg philatélique. Il s’agit en effet d’une thématique mondialement partagée comme en témoigne la grande majorité des souvenirs philatéliques vendus en France dans les lieux de la mémoire napoléonienne. Dans la plupart des cas, ce sont des timbres-poste annulés sur ordre à savoir des vignettes oblitérées dès l’émission. Elles n’ont jamais servi comme moyen d’affranchissement et sont destinées exclusivement aux collectionneurs, principalement débutants ou occasionnels, qui affectionnent leurs couleurs chatoyantes. Cette réserve mise à part, elles couvrent néanmoins tous les continents de l’Amérique du Sud à l’Afrique en passant par les Émirats arabes unis et cette démarche commerciale recouvre néanmoins la réalité de la diffusion de ces représentations de Cuba à Fujeira en passant par la Guinée équatoriale (figure n°15).

Grégory Aupiais
Décembre 2020

Après un cursus universitaire à l’université de Nantes puis à l’École des hautes études en sciences sociales, Grégory Aupiais est actuellement chargé d’études à la direction générale des ressources humaines du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Ses travaux de recherche s’articulent autour de deux axes principaux qui ont chacun déjà fait l’objet de différentes publications scientifiques. Le premier s’intéresse à la mise en scène du symbolique de l’État français durant la Seconde Guerre mondiale. Quant au second, il envisage l’étude de la société bretonne à la fin de l’Ancien Régime, aussi bien dans ses aspects démographiques et sociaux qu’à travers les manifestations de la sociabilité.

Sélection de publications de l’auteur

« L’urbanisme à Guérande au XVIIIe siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest 106 (4), 1999, p. 65-82
« Les politiques symboliques », Hypothèses 2002, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 17-22
« Iconographie monétaire du régime de Vichy », Hypothèses 2002, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 23-33
« Les représentations de la Bretagne dans l’iconographie postale française au xxe siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest 112 (1), 2005, p. 33-41
« Le patrimoine postal de la Grande Guerre », In Situ [En ligne], 25 | 2014, mis en ligne le 15 décembre 2014 ; DOI :10.4000/insitu.11591
« La Grande Guerre postale », Mission Centenaire 14-18, Trésors d’archives, [En ligne], 2015
« Les trois temps de la mémoire postale de la Grande Guerre », Mission Centenaire 14-18, Trésors d’archives, [En ligne], 2015
« Un devoir de mémoire périphérique ou l’imagerie postale de la Seconde Guerre mondiale des origines à nos jours », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2020/4, n°280, p. 123-140
« Arrêt sur image : 1943, la famille du prisonnier », Dossiers d’Histoire, n°119 – Janvier / Février 2022, p. 66-67
« Le tableau social balzacien de Guérande en 1836 », Annales de Bretagne et des Pays de l’ouest, t. 129, mars 2022, n°1, p. 93-118

Partager