Du 27 septembre au 14 octobre 1808, se tint dans la petite ville d’Erfurt, en Thuringe, une réunion restée mémorable : autour des empereurs français et russe s’étaient assemblés la plupart des souverains allemands, non pour former « un congrès des princes » comme on l’a parfois écrit, mais plutôt pour assurer une sorte de cour aux deux protagonistes, un « parterre de rois », voire une « plate-bande » selon le mot malicieux de Talleyrand. La plupart de ceux qui étaient accourus à ce brillant spectacle n’en furent que les spectateurs, au mieux les figurants, les faire-valoir de ce qui n’était qu’une rencontre au sommet, superbement mise en scène, entre les deux puissants seigneurs qui s’étaient partagé l’Europe à Tilsit. Rencontre hautement politique, souhaitée par l’un et par l’autre comme le complément devenu nécessaire de leur première entrevue, quinze mois plus tôt, sur les rives du Niémen. Il s’agissait de tirer au clair un certain nombre de points demeurés ambigus, et de mettre à jour le contenu de l’alliance dans un contexte modifié par divers événements.
Les lendemains de Tilsit
En juillet 1807, Napoléon et Alexandre avaient non seulement fait la paix, mais conclu aussi une alliance secrète (1). Ils s’engageaient, dans l’immédiat, à offrir leurs médiations respectives en vue de rétablir la paix générale : Alexandre ferait pression dans ce sens sur son allié anglais de la veille, et Napoléon sur son allié turc ; en cas d’échec, la nouvelle alliance serait mise en oeuvre, y compris militairement. Tilsit ne marquait donc pas seulement un terme, c’était aussi un point de départ, qui appelait d’autres développements. Du reste, Napoléon avait bien conscience qu’il faudrait assurer un « suivi », ne serait-ce que pour entretenir la flamme : certes, il ne mettait pas en doute la sincérité d’Alexandre, mais il pouvait craindre qu’un moment subjugué, le tsar ne retombe ensuite sous l’influence d’un entourage hostile à l’alliance française. Il importait donc à Napoléon d’être tenu informé de ce qui allait se passer en Russie, et si possible d’orienter l’opinion dans un sens favorable. D’où l’envoi immédiat de Savary, en attendant la désignation d’un véritable ambassadeur.
Dans les mois qui suivirent, tout parut confirmer à Napoléon qu’il avait fait le bon choix en misant sur l’alliance russe. Sans doute les rapports de Savary témoignaient-ils de l’hostilité persistante de l’aristocratie russe (2). Mais l’empereur Alexandre semblait décidé à honorer sa parole : il avait nommé un nouveau ministre des Affaires étrangères, le comte Roumiantsov, pour incarner sa nouvelle politique, et ne cessait de parler de Napoléon avec la plus grande affection. Une correspondance personnelle s’établit entre les deux souverains (3). On échangea de superbes cadeaux, fourrures de Russie contre porcelaine de Sèvres, et Napoléon se chargea même de faire discrètement des emplettes pour la comtesse Narychkine, maîtresse d’Alexandre. Puis, en novembre, Napoléon désigna, pour succéder à Savary, un ambassadeur soigneusement choisi pour plaire au tsar : le général Caulaincourt (1773-1827), grand écuyer, connu et apprécié d’Alexandre depuis une mission qu’il avait remplie à Saint-Pétersbourg en 1801 (4). Par ce choix, Napoléon entendait conserver à la diplomatie franco-russe un caractère tout personnel. Mais il restait à la traduire en actes.
La mise en œuvre de l’alliance : l’Angleterre et la Turquie
Or, quelques mois après Tilsit, l’exaltation initiale tend à faire place au retour du réalisme. Napoléon regrette manifestement d’en avoir dit un peu trop, s’agissant de l’empire ottoman, tandis qu’Alexandre commence à tenir un compte plus minutieux des avantages et des inconvénients de l’alliance. Et s’il remplit assez exactement ses engagements, c’est pour s’en faire un mérite nouveau, et s’ouvrir de nouvelles créances, bien plus que pour acquitter la dette contractée à Tilsit. La griserie retombée, le calcul reprend ses droits.
Au lendemain du bombardement de Copenhague par les Anglais, en septembre 1807, la Russie devait à l’évidence leur déclarer la guerre si elle voulait appliquer le traité (5). Alexandre différa cette décision pour ne pas risquer d’attirer sur sa capitale le feu de la Navy, mais le 7 novembre, l’hiver venu, il rompit solennellement avec Londres. Napoléon aurait donc eu tout lieu d’être satisfait si le tsar n’avait, dans le même mouvement, soulevé la question de l’empire ottoman. Pour la partie russe, il semblait naturel qu’en contrepartie de l’engagement de la Russie contre l’Angleterre, Napoléon la laissât s’agrandir aux dépens de la Turquie. Revendication fort embarrassante pour l’empereur des Français, encore allié la veille avec la Porte. Certes, dans la griserie de Tilsit, il s’était laissé emporter assez loin en paroles, mais avec le recul, il mesurait le risque qu’il y aurait à permettre à la Russie de prendre le contrôle de la Méditerranée orientale. D’un autre côté, il ne voulait pas décourager ses espérances et risquer de perdre les bénéfices de l’alliance dans la lutte contre l’Angleterre. La partie devenait délicate.
Au cours du mois d’août, Alexandre avait refusé de ratifier un armistice russo-turc, conclu grâce à l’entremise du colonel Guilleminot : loin de commencer l’évacuation des provinces ottomanes de Moldavie et de Valachie, conformément au traité de Tilsit, il fait savoir à présent qu’il souhaite les annexer (6). Inconcevable aux yeux de Napoléon, sauf à envisager un partage de l’empire ottoman tout entier : alors, si la Russie gardait les provinces danubiennes, la France prendrait la Morée, l’Albanie ou l’Egypte. L’affaire n’était pas aisée néanmoins, et ouvrir cette boîte de Pandore risquait de profiter à l’Angleterre en Méditerranée. Du coup, Napoléon déplaça les enjeux : il accepterait que la Russie demeurât sur le Danube si, en compensation, la France restait sur l’Oder en conservant la Silésie au lieu de la restituer à la Prusse. Ainsi le traité de Tilsit ne serait pas amendé au profit d’un seul, mais « l’allié de la France et l’allié de la Russie éprouveraient une perte égale » (7). On pouvait du reste espérer que, face à cette éventualité, Alexandre préférerait renoncer au Danube pour le moment.
La proposition ne manqua pas d’inquiéter l’empereur de Russie. Outre que son honneur lui interdisait d’obtenir un avantage qui serait payé par ses malheureux amis de Königsberg, il redoutait la consolidation d’un boulevard français au coeur de l’Europe centrale, par la réunion de la Saxe, de la Silésie et du duché de Varsovie. Comme l’écrit Albert Vandal, « les deux questions qui, depuis un siècle, avaient empêché tout rapprochement durable entre la France et la Russie, celles d’Orient et de Pologne, reparaissaient aujourd’hui, concurremment soulevées, et Napoléon, en essayant de résoudre la première par la seconde, n’avait fait que la compliquer » (8).
La relance du projet oriental
Pour sortir de cette impasse, Napoléon revint alors à l’idée d’un partage de l’empire ottoman, dans une sorte de fuite en avant : plutôt un partage général qu’une amputation au seul profit de la Russie. Il ne se résignait pourtant qu’à contrecoeur à cette option, dont les risques étaient manifestes. Afin de lui donner un contenu positif, dans la perspective de la lutte contre l’Angleterre, il imagine en janvier 1808 de lier cette opération à un vaste projet d’expédition franco-russe à destination de l’Inde, selon un schéma déjà envisagé au temps de Paul 1er. L’empereur tergiverse néanmoins pendant plusieurs semaines, de peur de fermer ainsi la porte au compromis qu’il espère encore avec Londres. Mais il se décide lorsque le discours du trône de Georges III lui ôte cet espoir (9). Le 2 février, Napoléon écrit à Alexandre une lettre extraordinaire, ouvrant d’immenses perspectives (10).
« Ce n’est plus que par de grandes et vastes mesures que nous pouvons arriver à la paix, et consolider notre système ». Et de déployer pour Alexandre un vaste plan d’opérations conjointes contre l’Angleterre, où la Russie serait largement payée de sa part d’efforts : qu’elle attaque la Suède, alliée de Londres dans la Baltique, et elle pourra garder la Finlande ; qu’elle participe à une expédition commune en direction de l’Inde, Napoléon la laissera accéder au Bosphore. Ces bénéfices considérables, qui couronneraient l’oeuvre de Pierre le Grand et de Catherine II, devraient désarmer l’hostilité de l’opinion russe envers l’alliance française. Mais pour arrêter les détails d’un plan aussi gigantesque, la négociation à distance ne suffit plus : les délais de courrier, mais aussi les distorsions que les intermédiaires –à commencer par Tolstoï, l’ambassadeur de Russie en France-, faisaient parfois subir aux faits et aux propos, aboutissaient à obscurcir les choses. Napoléon propose donc une entrevue personnelle à Alexandre, et cela à très bref délai, laissant à son partenaire le soin d’en fixer le lieu et la date –il suffira qu’il mette « le compas sur la carte » et choisisse un point équidistant des capitales respectives. Il faudra plusieurs mois encore pour que l’entrevue se réalise, et l’ordre du jour en sera bien différent, mais on en voit naître ici le premier germe.
Il n’est pas certain que cette offre de partage ait été entièrement sincère. Peut-être s’agissait-il seulement de faire une diversion à la question prussienne et de gagner le temps nécessaire au règlement de l’affaire espagnole, qui s’impose de plus en plus à l’attention de l’empereur. Mais il est probable que Napoléon n’ait pas tranché : il n’exclut rien et garde tous ses fers au feu. En tout cas, sa lettre fut reçue avec joie par Alexandre. « Voilà le style de Tilsit, l’Empereur peut compter sur moi », déclare-t-il à Caulaincourt. Il accepte aussitôt le principe d’une entrevue, proposant de la fixer à Weimar ou à Erfurt. Des discussions serrées s’engagent ensuite sous ses yeux entre Caulaincourt et Roumiantsov : la Russie ne faisant pas mystère de souhaiter s’établir à Constantinople, et la France ne se refusant pas à l’envisager, on imagine différents schémas de partage (11). Certes, il reviendra aux souverains de décider, mais Napoléon a déjà atteint son but : Alexandre lui annonce le 13 mars qu’il « lui offre une armée pour l’expédition des Indes » et qu’il écrit aux commandants de sa flotte de se mettre à ses ordres en Méditerranée (12). Sans attendre, ses troupes ont envahi la Finlande suédoise, conformément aux souhaits de Napoléon. Rien ne s’oppose donc à la rencontre qui permettra de passer aux actes en Orient, et Alexandre l’envisage pour le début de mai –sauf que se produit alors en Espagne un événement qui bouleverse la donne.
Deux obstacles imprévus : l’Espagne et l’Autriche
Pendant qu’il relançait ainsi le projet oriental, Napoléon suivait de près ce qui se passait dans la péninsule ibérique. La tension entre les partisans de Godoy et ceux du prince héritier Ferdinand ayant fini par exploser lors de l’émeute d’Aranjuez (17-19 mars 1808), tous en appellent à l’arbitrage de Napoléon, qui part pour Bayonne le 2 avril. La rencontre avec Alexandre était donc ajournée sine die, ce qui aboutissait à paralyser les plans de conquête russes sur le Danube. Le tsar en conçut un dépit d’autant plus vif que les opérations de Finlande s’enlisaient, et que l’interruption du commerce avec l’Angleterre commençait d’affecter l’économie russe. Caulaincourt doit reconnaître les effets très négatifs de ce contretemps pour la confiance mutuelle (13).
Paradoxalement, ce sont les méfaits et les mécomptes de Napoléon en Espagne qui vont améliorer le climat franco-russe. Au lendemain de l’usurpation de Bayonne, l’empereur en informe Alexandre, puis il lui explique longuement, début juillet, qu’il n’a fait que céder « à la pente irrésistible des événements ». Au demeurant, la France n’y a rien gagné, « l’Espagne sera plus indépendante qu’elle ne l’a jamais été » (14). Loin de marquer la moindre désapprobation, Alexandre se satisfait de ces explications, salue « le régénérateur » de l’Espagne et reconnaît sans discussion le roi Joseph. Mais il compte bien se faire un mérite de cette condescendance, et s’ouvrir ainsi de nouvelles créances à présenter lors de l’entrevue, désormais reportée à septembre.
Puis la capitulation de Baylen (20 juillet) ouvre encore un peu plus son jeu. Napoléon se voyait en effet contraint de réviser tous ses plans : soit il renonçait à ses projets sur l’Espagne, au risque de la livrer à l’influence britannique ; soit il s’obstinait, mais devait transférer une partie de son armée d’Allemagne vers la péninsule ibérique. Sauf à ébranler son prestige, Napoléon ne pouvait hésiter : il se résolut à évacuer la Prusse, et le fit savoir à Alexandre. Un élément de contentieux potentiel entre la France et la Russie se trouvait ainsi écarté. Mais un autre sujet délicat faisait irruption dans le même temps.
L’Autriche n’avait jamais vraiment accepté les conséquences de ses défaites de 1800 et 1805, et elle comptait bien en appeler un jour de son abaissement en Allemagne et de son expulsion de l’Italie. Les événements d’Espagne précipitèrent ses projets de revanche : la déposition des Bourbons montrait que Napoléon ne respectait aucune limite, et les Habsbourg se crurent les prochains sur la liste. A la fin du printemps 1808, l’Autriche accrut soudain ses effectifs militaires et multiplia les manoeuvres. La nouvelle de Baylen constitua un nouvel encouragement, et Napoléon, bien informé, mesura qu’il ne pouvait s’enfoncer au coeur de la péninsule tandis qu’en Allemagne on l’attaquerait dans le dos. Allait-il devoir répéter le scénario de 1805 et combattre l’Autriche avant de retourner en Espagne ? Il crut pouvoir l’éviter grâce à l’alliance russe, et suggéra à Alexandre d’exercer des pressions sur Vienne : pour commencer, qu’elle reconnaisse l’accession de son frère Joseph au trône des rois catholiques, afin d’attester sa bonne volonté. Mais la Russie se contenta d’avertir l’Autriche qu’il y aurait danger à défier la France à ce stade. De son côté, Napoléon s’efforçait de rassurer Vienne et de l’intimider à la fois : le 15 août, lors d’une réception du corps diplomatique, puis le 25, il parla vivement à l’ambassadeur Metternich (15). Mais tout restait en suspens, et cette question allait former un point supplémentaire pour l’ordre du jour de la rencontre avec Alexandre.
Ces différents développements rendaient l’entrevue des deux empereurs de plus en plus urgente. De surcroît, une nouvelle révolution de palais survint à Constantinople, laissant présager des troubles dans l’ensemble de l’empire ottoman. Alexandre se détermina soudain, annonçant à Caulaincourt qu’il partirait le 12 septembre de sa capitale et serait le 27 à Erfurt (16). Napoléon accepta le rendez-vous et envoya aussitôt le maréchal Lannes attendre le tsar sur la Vistule (17).
Lorsque se décide enfin l’entrevue envisagée depuis des mois pour traiter de la guerre aux Indes et du partage de la Turquie, ce sont deux questions nouvelles qui se trouvent donc placées au premier plan des préoccupations. Les sujets initiaux continuent certes de former le fond du tableau, mais ils n’ont plus la même urgence. Pour Napoléon, il importe avant tout de contenir l’Autriche pour en finir avec l’Espagne, et ce n’est qu’ensuite que l’on pourra reprendre les projets suspendus. Du coup, il est placé en position de demandeur, avec un jeu beaucoup moins brillant que l’année précédente à Tilsit : tous les prestiges dont il s’entoure à Erfurt n’y pourront rien changer, et ces prémisses conduisent assez logiquement à ce que la rencontre se termine par un échec relatif –d’autant plus que l’ancien ministre Talleyrand, qui accompagne Napoléon comme grand chambellan et négociateur officieux, loin de servir l’empereur, va se livrer à un véritable travail de sape contre la cause qu’il était censé servir. La France n’est pas unie dans ce moment capital.
La préparation de la rencontre
Il n’est pas trop étonnant que Napoléon, au moment de préparer son rendez-vous crucial avec Alexandre, ait voulu s’entourer de conseils éclairés, s’agissant notamment des mesures à prendre à l’égard de la Turquie : il savait que la partie russe se ferait pressante à ce sujet, et ne voulait pas être pris de court. Il consulte donc longuement le général Sébastiani, qui venait de rentrer de Constantinople, il commande une étude approfondie à d’Hauterive. L’un et l’autre font ressortir les inconvénients d’un partage, et Napoléon se persuade qu’il ne faut rien accorder de plus à la Russie que les principautés danubiennes.
Mais le plus remarquable est qu’il se soit tourné aussi vers Talleyrand, qui n’était plus ministre depuis un an. Non seulement il sollicite ses avis et lui permet de prendre connaissance de toute la correspondance diplomatique, mais il lui propose de l’accompagner et le charge de rédiger un projet de convention en lieu et place de Champagny, le ministre en titre. « Nous allons à Erfurt, lui aurait-il déclaré. Je veux en revenir libre de faire en Espagne ce que je voudrai. Je veux être sûr que l’Autriche sera inquiète et contenue. Et je ne veux pas être engagé d’une manière précise avec la Russie pour ce qui concerne les affaires du Levant. Préparez-moi une convention qui contente l’empereur Alexandre, qui soit surtout dirigée contre l’Angleterre et dans laquelle je sois bien à mon aise sur le reste. Je vous aiderai, le prestige ne manquera pas » (18). Napoléon misait donc sur l’habileté de Talleyrand pour l’aider à remplir au mieux ses desseins. La suite devait montrer que c’était une étrange aberration : l’ancien ministre entretient les meilleurs rapports avec Metternich, alors ambassadeur à Paris, qu’il conseille au mieux des intérêts de l’Autriche. Peut-être Talleyrand pense-t-il sincèrement, en septembre 1808, que face au risque d’une nouvelle aventure en Orient, la menace autrichienne peut exercer un rôle dissuasif dans l’intérêt général. Quoi qu’il en soit, il commence à jouer contre Napoléon avant même d’avoir quitté Paris : il suggère en effet à Metternich de faire venir l’empereur d’Autriche à Erfurt « comme une gêne » pour empêcher Napoléon et Alexandre de trop bien s’accommoder (19).
Outre cette préparation diplomatique et intellectuelle, l’empereur des Français se soucie également de la « logistique ». C’est lui qui reçoit en effet, car il est chez lui à Erfurt : la ville, enlevée aux Prussiens en 1806 était demeurée depuis lors comme une sorte de dépôt entre ses mains. Rien ne paraît trop beau pour donner du « prestige » à la rencontre. On a fait des travaux dans les rues et dans les principaux bâtiments, remeublé le palais du gouvernement, rafraîchi le théâtre. Il va de soi que l’on y concentre quelques régiments de belles troupes, sous le commandement du général Oudinot, nommé gouverneur de la place. Le grand-duc Constantin, expert ès choses militaires, devait admirer particulièrement le 17e d’infanterie, le 6e de cuirassiers et le 8e de hussards. Mais bien d’autres unités auront l’occasion de traverser la ville et d’être passées en revue au cours des deux semaines du « congrès ». Pour ceux que le spectacle militaire ne suffirait pas à combler, Napoléon a prévu d’autres divertissements. « Il me faudra tous les jours un spectacle, avait-il prévenu, je veux étonner l’Allemagne par ma magnificence » (20). Et l’on ne mégote pas sur la dépense : « Cette levée en masse de la tragédie est une galanterie très coûteuse, rapporte Metternich. Chaque individu reçoit mille écus pour les frais du voyage, et les premiers sujets en outre huit mille francs de gratification » (21). Napoléon emmène avec lui les meilleurs acteurs (et les plus jolies actrices) de la Comédie Française, et choisit lui-même le répertoire : uniquement des tragédies, en commençant par Cinna, cette pièce politique qu’il affectionne particulièrement : ce sera idéal pour « agrandir la morale des Allemands » trop portés aux idées mélancoliques (22). Corneille, Racine, Voltaire, le meilleur du classicisme français, mais pas une seule comédie ou drame : le congrès ne s’amusera ni ne pleurera, mais il sera édifié.
Enfin Napoléon s’offrira lui-même en spectacle. Arrivé à Erfurt le 27 septembre, un jour avant son hôte, il y paraît entouré de brillants aides de camp, écuyers, chambellans, ainsi que de ses glorieux maréchaux, Soult, Davout, Berthier, Lannes, Mortier, etc. Surtout, il y trouvera un véritable « parterre » de rois et de princes allemands. Il n’y avait pas eu besoin de lancer d’invitations : chacun sentait qu’il fallait en être, et Napoléon s’était contenté d’accorder la permission de venir (23). C’est à qui se précipitera le premier pour faire sa cour, rois de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg, de Westphalie, Prince Primat, ducs de Saxe, d’Oldenburg, de Mecklenburg, princes de Waldeck, de Hohenzollern, etc. Ceux qui n’avaient pu venir s’étaient fait représenter par un membre de leur famille, tels les grands-ducs de Bade et de Darmstadt et même le roi de Prusse. Certains d’entre eux s’efforcèrent de présenter quelques requêtes particulières (24). Quant à l’empereur d’Autriche, s’il n’avait pas suivi la suggestion de Talleyrand, il avait envoyé le baron de Vincent saluer les empereurs –et surtout s’informer de ce qui se tramait dans l’ombre du brillant spectacle.
Festivités et négociation
La chronique a retenu quelques épisodes marquants de ces deux semaines mémorables : la conversation de Napoléon avec Goethe (« Monsieur Goethe, vous êtes un homme »), la visite du champ de bataille d’Iéna, le bal de Weimar. Quelques formules aussi : « Quand j’étais lieutenant d’artillerie… », commence l’empereur devant ses convives couronnés ; « Taisez-vous, roi de Bavière ! », aurait-il lancé aussi à table, quoique cela soit moins certain. On se rappelle aussi l’accolade ostensible d’Alexandre à Napoléon, lorsque l’acteur, sur la scène, déclame ce vers de Voltaire : « L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux ».
C’est pourtant une autre pièce qui se joue sous les apparences de cette fête brillante, enchaînant les spectacles et les réunions mondaines. Derrière les gracieusetés et les protestations d’amitié, une âpre négociation s’est engagée. Elle se déroule exclusivement entre les deux empereurs, qui se retrouvent presque chaque après-midi en tête-à-tête, dans le cabinet de Napoléon –ce qui ne les empêche pas de consulter par ailleurs leurs conseillers respectifs, Talleyrand, Champagny et Caulaincourt pour Napoléon, Roumiantsev, Tolstoï et… Talleyrand pour Alexandre. L’ancien ministre, arrivé un jour avant Napoléon, en avait profité pour aborder directement le tsar : « Sire, que venez-vous faire ici ? C’est à vous de sauver l’Europe, et vous n’y parviendrez qu’en tenant tête à Napoléon. Le peuple français est civilisé, son souverain ne l’est pas ; le souverain de la Russie est civilisé, son peuple ne l’est pas ; c’est donc au souverain de la Russie d’être l’allié du peuple français » (25). Alexandre, d’abord surpris mais intéressé, se laissa peu à peu persuader, au fil de ses conversations nocturnes avec Talleyrand chez la princesse de Tour-et-Taxis, qu’il lui fallait résister aux demandes de Napoléon.
La principale concernait l’Autriche. Pour pacifier rapidement l’Espagne, Napoléon avait besoin de savoir l’Autriche contenue sur ses arrières. Il pressait donc Alexandre de se déclarer fermement son allié contre Vienne, afin de dissuader toute velléité agressive de ce côté. Or, c’est sur ce point que le tsar avait été spécialement chapitré par Talleyrand. Il résista donc obstinément, au risque d’exaspérer Napoléon qui se laissa aller un jour jusqu’à piétiner son chapeau –sans émouvoir son interlocuteur. Loin de consentir à menacer Vienne, Alexandre fit en sorte de la rassurer discrètement. Pour la forme, il consentit néanmoins que l’on inscrivît dans le texte de la convention finale, signée le 12 octobre, une clause d’alliance défensive contre l’Autriche (article 10) (26).
Les autres points de l’ordre du jour n’avaient guère fait de difficultés. L’alliance de Tilsit fut renouvelée contre l’Angleterre, et l’on convint de quelques principes pour la paix future avec « l’ennemi commun ». Mais il n’était plus question pour l’heure d’opérations militaires à mener ensemble, seulement de proposer à Londres une négociation (articles 1er à 7, et article 12 du traité). Avant de se séparer, les empereurs écrivirent ensemble une lettre au roi Georges à cet effet (27).
S’agissant de la Turquie, Napoléon s’était résigné par avance à laisser la Russie conserver les principautés moldo-valaques, ce qui fut sanctionné par l’article 8 du traité. Néanmoins, il fut convenu que l’annexion effective serait différée pour sauver les apparences.
Une dernière question avait soulevé néanmoins certaines difficultés : celle de la Prusse. Sans doute n’était-elle plus aussi aiguë depuis que Napoléon avait annoncé l’intention de l’évacuer. Néanmoins, l’accord franco-prussien signé à Paris le 8 septembre ne satisfaisait pas entièrement l’empereur de Russie (28). Outre que la Prusse devait s’acquitter d’une très lourde contribution, fixée à 140 millions de francs, les Français continueraient d’occuper trois places sur l’Oder, Glogau, Stettin et Küstrin. Mais là-dessus, toutes les observations d’Alexandre restèrent vaines, Napoléon faisant valoir que si l’Autriche n’était pas entièrement dissuadée de l’attaquer, il ne pouvait se priver d’un tel atout. La possession de Glogau le mettait en mesure de menacer la Bohême en cas de guerre, et les deux autres places l’aideraient à tenir la Prusse en respect pour le cas où elle voudrait se joindre à l’Autriche. « Au reste, ajouta-t-il, si vous exigez absolument l’évacuation, j’y consentirai, mais alors, au lieu d’aller en Espagne, je vais vider tout de suite ma querelle avec l’Autriche » (29). Ce n’était évidemment pas le souhait d’Alexandre, et l’on en resta donc là, Napoléon se bornant à ramener la contribution à 120 millions.
Lorsque les deux empereurs se séparèrent le 14 octobre, Napoléon n’avait donc guère lieu d’être satisfait, même s’il ignorait tout de la trahison de Talleyrand. Il repartait pour Paris après avoir « fait une espèce de traité essentiellement différent de celui qu’il avait dans la tête en venant à Erfurt » (30). L’ami de Tilsit s’était montré nettement moins accessible que naguère, en dépit des formes de l’amitié, aux séductions de son partenaire. Les divergences, aiguisées par l’influence de Talleyrand, s’avouaient plus clairement dès lors que le rapport des forces avait changé. « Ces diablesses d’affaires d’Espagne me coûtent cher », doit bien admettre l’empereur (31). Un mariage franco-russe aurait peut-être aplani quelques difficultés : on y songea du côté français, Napoléon fit sonder Alexandre, mais sans s’ouvrir clairement. L’idée resta quelque temps comme suspendue, mais Napoléon n’était pas encore décidé à divorcer, et la grande-duchesse Catherine se trouva mariée quelques mois plus tard.
A l’heure du bilan, il ne reste guère qu’une alliance de façade. Loin d’être intimidée, l’Autriche est plutôt rassurée, voire encouragée à poursuivre ses projets offensifs. Du coup, l’Angleterre retrouvant un allié continental, les espoirs de paix générale seront anéantis. Certes, Napoléon ne sait pas tout ce qui s’est dit entre la Russie et l’Autriche, quasiment réconciliées par l’entremise de Talleyrand, et il croit pouvoir dissuader celle-ci par le seul spectacle de l’alliance qui vient d’être si brillamment représenté sur le théâtre d’Erfurt. Le 14 octobre, il annonce à François 1er le départ de cent mille hommes d’Allemagne et le licenciement des contingents de la Confédération du Rhin. « Que Votre Majesté s’abstienne de tout armement qui puisse me donner des inquiétudes. La meilleure politique aujourd’hui, c’est la simplicité et la vérité. Que V. M. me confie ses inquiétudes, je les dissiperai sur-le-champ ». Mais ce langage quelque peu condescendant ne répond plus à la réalité des rapports politiques. Loin de conforter le système de Tilsit, la rencontre d’Erfurt marque bien « le commencement de la fin » pour l’épisode insolite commencé en juillet 1807.