L’épuration de la magistrature (octobre 1807-avril 1808)

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Les lois du 7 pluviôse an IX (27 janvier 1801) et du 28 floréal an X (18 mai 1802) avaient réformé en profondeur les juridictions françaises. Le gouvernement consulaire avait voulu donner ou rendre à la justice trois qualités alors jugées indispensables : la rationalisation des procédures (on devait juger de la même façon de Bruxelles à Turin), la rapidité de l’action de la justice (problème récurrent et éternel des juridictions françaises) et, on l’oublie parfois, l’indépendance des magistrats. Cette dernière devait être totale par rapport aux intérêts privés, d’où la fin de l’élection des juges. On y ajouta une sorte d’inamovibilité : les juges étaient nommés à vie. Les principes de la justice moderne étaient posés. Mais ils finirent par embarrasser le régime napoléonien, peu enclin à renoncer au contrôle d’une institution aussi socialement importante que la justice. Et comme il avait fallu nommer en un seul mouvement plusieurs centaines de magistrats, on constata que l’incompétence avait pu se glisser dans la cohorte de ceux que le gouvernement avait choisis dans l’urgence. Par deux fois, il fallut recourir aux grands moyens pour épurer la magistrature.

L’épuration de la magistrature (octobre 1807-avril 1808)
Allégorie de la Justice, Charles Meynier, 1815 © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) - Franck Raux

L’indépendance de principe des magistrats

La constitution du 22 frimaire an VIII (15 décembre 1800) proclamait l’indépendance de principe des magistrats (articles 67 et 68). Elle les dégageait d’abord de la pression populaire et du clientélisme en supprimant leur élection, sauf pour les juges de paix. Désormais, les juges n’étaient plus des « représentants du peuple » comme pendant la Révolution mais des agents publics, nommés à vie par le chef de l’État sur les listes électorales : communales et départementales pour les juges de première instance, départementales pour les juges d’appel et nationale pour les juges du tribunal de Cassation. Cette formule n’était évidemment pas de nature à assurer en soi leur indépendance : l’exécutif choisissait qui il voulait pour remplir ces fonctions. C’est pourquoi la constitution avait prévu que les juges pouvaient conserver leurs fonctions « toute leur vie », sauf en cas de condamnation pour forfaiture ou perte de leurs droits de citoyen. Pour simplifier, les juges étaient inamovibles.

Cette relative liberté était assortie de quelques garde-fous.  Le ministre de la Justice surveillait l’ensemble des juridictions et présidait même à l’occasion la Cour de Cassation qui exerçait le pouvoir disciplinaire sur les magistrats. Dans le cadre de celui-ci, on pouvait suspendre les juges, mais non les révoquer. Cette règle était valable aussi pour les magistrats du parquet, soumis à l’autorité hiérarchique du ministre. On avait aussi décidé de rendre son lustre à la magistrature en lui rendant la robe traditionnelle supprimée par la Révolution, en installant les juridictions dans de beaux bâtiments et, plus tard, en restaurant l’appellation de « cour » pour les tribunaux les plus importants.

Lors de la mise en place de l’organisation judiciaire, il fallut nommer en quelques semaines environ 1 500 juges.… alors même que les listes communales, départementales et nationales n’étaient pas constituées. En clair, le gouvernement eut la liberté de choisir qui il voulait. Ce pouvoir allait finalement se retourner contre l’exécutif et s’avérer contre-productif par rapport aux objectifs poursuivis. En effet, la rapidité et la masse des nominations à réaliser en un laps de temps très court ne permirent pas d’étudier correctement chaque dossier, de connaître à fond chaque candidat ou chaque individu proposé. Connaissant mal le personnel susceptible de remplir toutes ces fonctions (et dans toute la France), Bonaparte se fit aider par son entourage, le Second consul Cambacérès, le Troisième consul Lebrun, le ministre de la Justice Abrial ou celui de l’Intérieur Lucien Bonaparte, pour ne citer que les principaux intervenants. En raison de la pénurie des compétences pour une fournée aussi considérable, nombre d’anciens juges révolutionnaires entrés dans la carrière par élection (la licence en droit ne fut exigée qu’après 1804) passèrent entre les mailles du filet et furent reconduits. Le Premier Consul s’aperçut très vite que cette précipitation avaient des conséquences néfastes : « Il me paraît que la nomination des juges a été faite un peu trop dans le même parti », maugréa-t-il dans une lettre à Cambacérès, dès mai 1800.

Le faible niveau des juges du Consulat

Dès les premières années d’exercice, en dépit de sa rationalisation, la nouvelle organisation judiciaire frisa la catastrophe. Des dizaines de magistrats se montrèrent incapables d’appliquer les nouveaux codes. On ne leur demandait plus –comme auparavant- de faire preuve d’imagination ni même de sentir l’équité, mais d’appliquer des textes et, surtout, une jurisprudence qu’ils ne se donnaient pas la peine de connaître alors qu’elle était essentielle, surtout en matière civile, la plus sensible au quotidien des justiciables. Car contrairement à ce qu’on croit souvent, les Codes (et particulièrement le Code civil) ne se suffisaient pas à eux-mêmes : ses promoteurs avaient voulu laisser une large place à la jurisprudence pour permettre aux règles d’être mieux adaptées aux réalités et besoins sociaux. Or, par définition, la jurisprudence est changeante d’où la nécessité de connaître les recueils d’arrêts de la Cour de Cassation, par exemple. Nombre de magistrats ne s’en donnaient pas la peine. Pour parachever la catastrophe, les juges de niveau inférieur (paix et instance) étaient mal payés, si bien que beaucoup d’entre eux exerçaient et privilégiaient une seconde profession. Ce désintérêt pouvait même toucher de hauts magistrats, si on en croit le bulletin de police du 5 juillet 1806, dans lequel on peut lire : « Le préfet [de la Sarthe] observe confidentiellement que M. le procureur général est souvent absent ; qu’aucune procédure ne se termine ; que les prisonniers sont quelquefois détenus six mois avant d’être interrogés ».

Après une sensible amélioration du rythme de traitement des affaires, de nouvelles difficultés se firent jour et, bientôt, le public gronda. l’Empereur aussi. Informé de ce qui se passait, il multiplia les missives indignées à son ministre de la Justice (désormais Regnier), qui était aussi désarmé que lui devant la dégradation de la situation. « Le peuple a besoin de magistrats fermes et qui sachent lui inspirer de l’estime et de la crainte », martelait le souverain. A bout de patience, il dénonça dans un message au Corps législatif « les abus qui s’introduisent dans les tribunaux » (5 mars 1806) et décida de profiter de cette grogne pour revenir partiellement sur l’inamovibilité, épurer les tribunaux des incapables et, au passage, des derniers tenants de la justice révolutionnaire.

Comment épurer la magistrature ?

L’épisode de l’épuration de la magistrature nous permet de constater que, contrairement à ce qu’on lit parfois, le régime napoléonien, certes autoritaire, n’était pas un régime dénué de procédures et d’une volonté affirmée de respecter le droit. Afin de réformer et d’améliorer la justice en renvoyant certains juges, l’Empereur ne pouvait pas simplement prendre un décret selon son bon plaisir. Il devait respecter les formes, en l’occurrence la constitution qui faisait de l’inamovibilité un principe. Pour épurer, il fallut faire appel à la procédure du sénatus-consulte, sorte d’amendement rapide (mais soumis à certaines formes solennelles) de la constitution. Et comme le sujet était sensible, il fallut encadrer la méthode de choix des « épurés » elle-même afin qu’elle n’apparaisse pas arbitraire, ou du moins pas trop.

Napoléon se saisit du dossier à son retour de Tilsit, époque d’une reprise en main générale du pays. Rappelons une fois de plus que la réforme envisagée avait pour but d’augmenter le niveau des magistrats, de les encourager à mieux appliquer le droit –dans le respect des codes et de la jurisprudence- et au passage (mais seulement au passage) de purger les tribunaux des éléments indésirables. Le 4 octobre 1807, le conseil privé fut saisi du dossier. Un sénatus-consulte « concernant l’Ordre judiciaire » fut adopté et présenté sans attendre au Sénat par le conseiller d’État Treilhard et le président de la Cour de cassation Muraire. Il fut voté le 12 octobre 1807.

Le texte s’ouvrait par un court exposé des motifs où l’on pouvait lire : […] pour l’avenir, il est nécessaire qu’avant d’instituer les juges d’une manière irrévocable, la justice de Sa Majesté l’Empereur et Roi soit parfaitement éclairée sur leurs talents, leur savoir et leur moralité, afin qu’aucune partie de leur conduite ne puisse altérer, dans l’esprit des justiciables, la confiance et le respect au ministère auguste dont ils sont investis ». A compter de la promulgation du sénatus-consulte (à laquelle Napoléon procéda le 16 octobre), les juges n’étaient nommés à vie qu’après cinq années d’exercice de leurs fonctions et si l’Empereur jugeait qu’ils méritaient d’être maintenus : dès lors, l’indépendance des juges par rapport à l’exécutif n’était plus guère assurée. Mieux : dans l’immédiat, il devait être procédé, dès le mois de décembre 1807, « à l’examen des juges qui se seraient signalés par leur incapacité, leur inconduite et des déportements dérogeant à la dignité de leurs fonctions ».

L’épuration

Comme le sujet était sensible, une procédure complexe était prévue. Le Grand-juge Regnier devait d’abord remettre un rapport à l’Empereur sur les cas à examiner. Le souverain devait ensuite transmettre la liste à une commission spéciale de dix sénateurs nommés par lui. Cette commission devait « peser les faits » et pouvait pour cela entendre le Grand-juge, voire les magistrats mis en cause. Une fois les dossiers examinés (ce qui devait être fait avant le mois de mars 1808), la commission devait présenter à l’Empereur un avis motivé « dans lequel [étaient] désignés les juges dont elle [estimait] que la nomination devait être révoquée ». l’Empereur statuait ensuite définitivement sur chaque cas.

Devant le Sénat, Treilhard avait tenté de rassurer et de minimiser la portée de cette mesure. Rassurer : « Dire que Sa Majesté ne donnera les provisions à vie qu’après un exercice de cinq années, c’est assez annoncer que tout espoir est enlevé à l’ignorance et à l’intrigue, que la distribution de la justice ne sera confiée qu’à des mains pures ». Minimiser : « Le nombre de juges prévaricateurs est bien peu considérable ». On allait s’apercevoir que le conseiller d’État n’avait pas totalement menti, même si quelques juges allaient être sanctionnés pour raisons politiques.

Le 20 octobre 1807, le Grand-Juge Regnier adressa une circulaire aux présidents des cours d’appel, aux procureurs et présidents des cours criminelles pour leur demander de lui faire connaître les noms des juges douteux. Le 6 janvier 1808, il put annoncer à Napoléon qu’il avait reçu presque toutes les réponses. Il constatait dans le même rapport que les juridictions inférieures étaient les plus concernées par les dénonciations. Un décret du 8 janvier nomma les dix membres de la commission sénatoriale prévue par le sénatus-consulte : les sénateurs Laplace, Roger Ducos, Abrial, Chasset, Garnier, Démeunier, d’Aguesseau, d’Aremberg et Barral furent choisis. Abrial, ancien ministre de la Justice, fut rapporteur des débats qui occupèrent vingt-et-une séances d’un travail sérieux aux yeux des rares historiens qui ont étudié cet épisode avec soin et aux archives. Selon Jean Bourdon (un des meilleurs spécialistes des affaires judiciaires du règne napoléonien), la commission ne fut pas une chambre d’enregistrement : elle demanda de nombreux compléments d’information et ne se prononça sur chaque cas qu’après avoir établi une vraie conviction partagée. Elle examina 195 cas et rendit son rapport le 12 avril 1808. Elle proposait 173 révocations. Regnier prépara un décret reprenant les conclusions de la commission. L’Empereur refusa de le signer en l’état et, après plusieurs échanges avec son ministre, signa deux textes, le 24 avril 1808 : le premier révoquait 68 magistrats jugés « prévaricateurs », le second exigeait la démission de 94 autres jugés indignes d’exercer leurs fonctions. Même si le nombre exact de magistrats épurés reste difficile à établir, ce sont plus d’une centaine de départs forcés qui furent prononcés ou obtenus, soit moins de 10% du total des magistrats. Rares furent les décisions qui n’eurent pas pour fondement l’incompétence ou l’indélicatesse des intéressés. Il y eut tout de même quelques révocations politiques, comme celle de dix juges de la cour impériale de Paris, une des plus remuantes de l’Empire. Le renvoi le plus emblématique fut celui de Lecourbe, magistrat qui avait siégé au procès du général Moreau (1804), avait défendu l’accusé avec énergie puis tenté d’obtenir le retour en grâce de son frère (le général Lecourbe) proche de Moreau. Napoléon ne le lui avait jamais pardonné et tenait sa revanche. Il fut destitué.

Dans la foulée de cette épuration fut mis en œuvre le décret « pour la police et la discipline des cours et tribunaux » qui réformait la hiérarchie entre les magistrats et renforçait les pouvoirs des présidents de juridiction. Les procureurs impériaux se voyaient en outre confier des pouvoirs de police et se voyaient octroyer le droit de faire des observations aux présidents sur les dysfonctionnements des juridictions. Au sommet de l’édifice, le chef de l’État gardait la haute main sur les carrières, et de façon absolue dans les cinq premières années.

Une seconde épuration fut autorisée dans les mêmes termes par le Sénat trois ans plus tard. Elle donna une proportion identique de révocations. Ainsi furent progressivement exclus de la magistrature les incompétents, les anciens des tribunaux révolutionnaires ou les opposants politiques, « qualités » qui ne se cumulaient pas toujours. Autre manière de tourner l’inamovibilité, l’entrée en vigueur du Code d’instruction criminelle permit de réorganiser les juridictions et de recruter de nouveaux magistrats. Cambacérès et Regnier furent chargés de la besogne. Grâce à cette manœuvre, les cours impériales furent refondues : chaque décret d’installation portait la liste de ceux qui allaient composer la cour. On doit toutefois, avec l’historien du droit Jean-Claude Farcy, limiter la portée politique des deux épurations impériales qui ne répondaient au fond à aucune circonstance politique particulière : « Les quelques cent soixante magistrats chassés […] le sont surtout pour des raisons d’incompétence, d’âge et cette purge affecte plutôt les tribunaux inférieurs d’où l’on chasse ‘les magistrats qui ne méritaient pas d’y siéger’ (Bourdon). Il y a là deux traits que l’on ne retrouvera pas par la suite quand il s’agit, pour un nouveau régime, de frapper les opposants ou de prendre une revanche » (J.-C. Farcy, L’histoire de la justice française de la Révolution à nos jours, P.U.F., 2001, p. 222.). Il n’empêche que la séparation des pouvoirs n’en sortait pas renforcée. C’est le moins qu’on puisse écrire. Ce grand mal de l’organisation politique française n’est pas encore guéri de nos jours.

Thierry Lentz

Cet article est paru initialement dans La Revue Napoléon, n°33, février 2008, p. 34-38.

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