Les auxiliaires de l’Armée d’Orient (1798-1801). La création de corps auxiliaires égyptiens et syriens

Auteur(s) : SPILLMANN Georges
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Les auxiliaires de l’Armée d’Orient (1798-1801). La création de corps auxiliaires égyptiens et syriens
Mourad-bey, chef militaire des Mameluks.

Bonaparte comprend fort bien la nécessité de donner aux Divans et aux responsables égyptiens des districts les moyens d'assurer la police, d'asseoir leur autorité. Il veut en effet que ce rôle n'incombe pas aux troupes françaises, lesquelles n'y étant nullement préparées, accumuleraient vite contre elles d'inexpiables haines. Les Français, bien groupés, bien logés dans des casernements extérieurs et non dans les agglomérations, observant une rigoureuse hygiène, constituent à ses yeux l'ultima ratio en cas d'événements graves ou de menaces d'invasion.

En conséquence, Bonaparte décide, le 25 juillet 1798, que le Divan du Caire aura à sa porte une garde française et une garde égyptienne.
Un ordre du même jour crée un corps turc de cinq compagnies pour être employé comme force de police par le général Dupuy, commandant la place du Caire. Ce corps a pour chef l'aga de police, appointé comme chef de bataillon et assisté d'un commandant en second, appointé comme capitaine de 3e classe.
Chaque compagnie de 65 hommes est aux ordres d'un odobachi en premier, appointé comme lieutenant de 2e classe, et d'un odobachi en second, appointé comme sous-lieutenant.
Une 6e compagnie est formée le 6 août, pour la police de Boulak et une 7e, le même jour, pour celle du Vieux-Caire. Toutes deux sont indépendantes du commandant des six précédentes compagnies du Caire.

Le même jour un aga, relevant du contre-amiral Perrée, est chargé de la police de la navigation sur le Nil, artère vitale pour le ravitaillement de nos troupes. Des volontaires grecs, dont le célèbre Nicole Papas Oglou, sont bientôt spécialisés dans cette mission dont nous parlerons plus en détail à propos de la Légion grecque.

Le 27 juillet 1798, Bonaparte généralise le système de forces de police en créant dans chaque province un aga des janissaires (en fait des Turcs), agissant en liaison avec le commandement local français, et qui « aura avec lui une garde de 60 hommes du pays, armés, avec lesquels il se portera partout où il sera nécessaire pour maintenir le bon ordre et faire rester chacun dans l'obéissance et la tranquillité ». Le système est aussitôt mis en vigueur dans les provinces du Caire, d'Alexandrie, de Gizeh, de Kelioub, de Bahireh, etc. C'est ainsi que Selim-Tchorbadji, aga des janissaires, participe avec ses gens, soutenu par le chef de brigade Lefebvre et 300 Français, à une prise d'otages à Tanh, petite ville du Delta et sanctuaire vénéré de la Basse-Egypte.

Bonaparte, un mois seulement après le débarquement, peut donc s'estimer satisfait. L'administration égyptienne s'installe et commence à fonctionner avec les conseils et sous le contrôle des Français, les forces auxiliaires de police, purement égyptiennes, prennent corps, les impôts traditionnels sont perçus par des Coptes, qui exerçaient déjà cet office du temps des Mameluks, les villes deviennent un peu moins insalubres et les contraintes édictées à cet effet ne soulèvent pas de bien vives protestations.

Quant aux chorfa, aux ouléma, aux grands notables, ils sont sensibles aux égards que leur témoigne en toutes occasions, publiques ou privées, le jeune commandant en chef, sultan de la Guerre. Leurs coeurs sont certes loin d'être conquis, mais ils nous trouvent supportables, et même parfois utiles, ce qui est déjà beaucoup.

Dans ce climat apparemment serein, la foudre frappe soudain, terrible. Le 1er août 1798, Nelson surprend la flotte de l'amiral Brueys au mouillage dans la baie d'Aboukir alors qu'une partie de ses équipages est à terre. Il la détruit, à l'exception de la division du contre-amiral de Villeneuve (Guillaume Tell, Généreux, Diane, Justice), la plus éloignée du point initial de l'attaque. Mettant à la voile et sacrifiant ses ancres, Villeneuve parvient à gagner la haute mer où les Anglais, très éprouvés de leur côté, ne le poursuivront pas. Brueys, blessé dès le début, puis à moitié coupé en deux par un boulet, meurt à son poste de combat. Son navire-amiral, le formidable « Orient » fait alors explosion.
Voici, selon la formule consacrée, Bonaparte prisonnier de sa conquête, tout espoir de communiquer à peu près régulièrement avec la Métropole étant désormais perdu. Seules de petites unités, frégates rapides, corvettes, bricks, parviendront parfois à tromper la vigilance des croisières ennemies. L'armée est consternée, mais son chef reste impavide et comme insensible. De leur côté, nos ennemis en Egypte, tels certains ouléma d'El Azhar et les chefs mameluks Mourad-bey, Ibrahim-bey, reprennent espoir.

Ce revers ancre Bonaparte dans la conviction que pour mieux affronter les épreuves prochaines, il doit persister dans la politique de la main tenue d'une part, de l'autre recruter de nouveaux auxiliaires indigènes pour compenser quelque peu nos pertes au combat et diminuer, du même coup, le nombre de nos adversaires potentiels.
Aussi, le 2 septembre 1798, crée-t-il dans le corps d'élite des Guides une compagnie turque, commandée par le janissaire Omar el Koladi. Ayant la même organisation que les compagnies des Guides à pied, elle porte en guise de tenue une chemise égyptienne bleue, avec parements verts, et turban à la turque, bénéficie de la solde des guides à pied, est dotée d'un caporal fourrier français; 1 officier et 2 sous-officiers français des Guides sont chargés de son instruction. Au 20 octobre suivant, l'effectif de la compagnie est de 3 officiers et 121 hommes.

Le 4 septembre de la même année, Hassan Tchorbadji et Ibrahim Aga reçoivent le brevet de chef de bataillon et le commandement, l'un de la place de Suez, l'autre de la province d'Atfieh.
Le premier doit mettre sur pied une compagnie de 25 hommes, commandée par un lieutenant avec le nombre de sous-officiers nécessaires, le second, une compagnie de 60 hommes, commandée par un capitaine, un lieutenant et des sous-officiers nécessaires.
Chacune de ces unités reçoit un drapeau tricolore avec inscription bilingue, d'un côté en français, de l'autre en arabe, comportant une sentence du Coran et une imprécation contre les Mameluks. Les hommes n'ont pas d'uniforme mais portent la cocarde tricolore.
Et Bonaparte d'écrire à Hassan Tchorbadji: « … Indépendamment de votre compagnie, il y aura à Atfieh une compagnie de 60 hommes, sous les ordres de l'Aga, et que vous commanderez toutes les fois que le service l'exigera ».

Enfin, le 7 septembre 1798, Bonaparte prescrit l'incorporation dans l'armée de tous les jeunes mameluks, âgés de plus de 8 ans et de moins de 16 ans, ainsi que tous les garçons esclaves, noirs ou blancs, du même âge, ayant appartenu aux Mameluks et se trouvant depuis chez des particuliers. Ils seront répartis à raison de 9 par bataillon et de 4 par escadron et revêtiront l'uniforme du corps. Ceux ayant moins de 14 ans seront employés comme tambours.
Anticipant sur cette décision, de nombreux chefs de corps ont déjà spontanément admis comme volontaires des Egyptiens, des Maghrébins, des Noirs, des Grecs, quelques Coptes, musulmans, chrétiens ou animistes. Nous connaîtrons beaucoup plus tard, et pour la même raison – grossir de trop maigres effectifs – un phénomène identique, que l'on appela le « jaunissement », après 1945, du corps expéditionnaire français en Indochine.

La révolte du Caire et dans le delta

Un autre souci préoccupe Bonaparte. Il est sans nouvelle de la négociation que Talleyrand devait mener à Constantinople. Qu'en est-il de ses pourparlers avec les Turcs ? Il ignore que le ministre des Relations extérieures, démissionnaire le 20 juillet, s'est retiré à la campagne sans désigner personne pour le remplacer auprès de Selim III. Bref, le chargé d'affaires anglais, Spencer Smith, et l'ambassadeur russe Vorontzov ont le champ libre pour circonvenir les Grands de la capitale ottomane, sensibles aux séductions dorées. Le 9 septembre, pressé de toutes parts, Selim III proclame enfin la Guerre Sainte contre la France, et la flotte russe de la Mer Noire, aux ordres de l'amiral Outchakov, ayant obtenu le droit de passage dans les Détroits, rejoint bientôt la flotte anglaise en Méditerranée orientale. Ainsi sont déjouées par la carence de Talleyrand les hardies combinaisons concertées avec Bonaparte.

On imagine la fureur de celui-ci quand il apprend la dure réalité. Son comportement n'en est pas affecté en apparence. Il apprendra aussi sans broncher que la peste a fait son apparition à Alexandrie et commence à décimer ses troupes. Il s'attend au pire sans que sa farouche résolution soit ébranlée.
Informés des événements par des émissaires venus de Palestine, comme par des agitateurs que débarque sur la côte le commodore Sydney Smith, frère du représentant anglais à Constantinople, les Egyptiens nous tiennent pour perdus et s'apprêtent à voler au secours de la victoire. Le 21 octobre, la population du Caire, soulevée, massacre les Français isolés et les petits postes. Ainsi périssent le général Dupuy, commandant la place, et Sulkowski, aide de camp du commandant en chef, membre de l'Institut d'Egypte. La situation n'est pas meilleure dans le Delta, où nos communications sont coupées entre Alexandrie et Le Caire.

Bonaparte réagit avec vigueur, bombarde la capitale, force les insurgés dans leur réduit sacré d'El Azhar, écrase partout la rébellion. 2.500 à 3.000 Cairotes, 300 Français ont péri. Un Grec de Chio, Barthélémy Serra, commandant une compagnie de la police auxiliaire du Caire, dite des Mameluks parce que composée de transfuges de cette origine, de Turcs et même de Grecs, se montre particulièrement féroces dans la répression, tout comme sa femme, amazone accomplie, maniant hardiment le sabre, vraie mégère sanguinaire.
Des colonnes parcourent inlassablement le Delta, brisant toute résistance et brûlant les villages où des Français ont été tués. Tout rentre finalement dans l'ordre mais il faut veiller attentivement, car le feu couve sous la cendre.

Ayant surmonté la crise, Bonaparte supprime les Divans et fait tomber quelques têtes, non des moindres. Nul ne doutant plus de sa résolution, le « sultan de la guerre » revient par calcul à la politique de la main tendue, de la coexistence pacifique et même cordiale avec les Musulmans. Il rétablit les Divans, leur restitue leurs attributions et dote même l'Egypte d'un Divan national de soixante cheiks et notables, représentant toutes les provinces. Un conseil restreint, choisi dans le sein du Divan, reçoit mission d'administrer le pays et de faire rendre justice à ses habitants. Un commissaire français lui est adjoint avec voix délibérative. Il servira en outre d'agent de liaison entre l'autorité militaire française et le Divan.
Il ne semble pas que le commandant en chef ait éprouvé de mécomptes, avec les forces auxiliaires en général car, bien loin de les dissoudre, il cherche au contraire à en augmenter le nombre. Mais le problème n'est pas simple. Il peut être dangereux, en effet, de recruter des musulmans en trop grand nombre. Et s'il est fait largement appel aux Chrétiens, Grecs ou Coptes, on risque de creuser le fossé entre eux et les autres Egyptiens. D'ailleurs ces Chrétiens, depuis qu'ils sont libérés de tout lien de subordination envers les musulmans, n'ont que trop tendance à relever la tête et à se montrer insolents envers eux. Et en même temps, ils mettent peu d'empressement à s'engager en masse dans nos rangs car, au fond d'eux-mêmes, ils sont inquiets de l'avenir. D'où de difficiles dosages pour maintenir un équilibre acceptable. Ceci ne peut fournir de gros bataillons, mais seulement quelques centaines d'hommes, deci-delà. Ainsi, en novembre 1798, Bonaparte autorise-t-il Desaix, qui poursuit la pacification du Haut-Nil, à former une compagnie de 50 sapeurs égyptiens. Ceux-ci « seront soldés sur les fonds mis à la disposition du Génie ».

Pour assurer la police du Nil, le commandant en chef prescrit, après l'insurrection du Caire, la formation de trois compagnies grecques de 100 hommes chacune, au Caire, à Damiette, à Rosette, exclusivement chargées de l'escorte des diligences fluviales. Ces « hommes conservèrent les costumes de palikare: chéchia, soubre-veste à soutaches, fustanelle et jambières de maroquin » (G. Guémard).
Les déprédations des Arabes nomades, incorrigibles pillards, constituent un danger permanent pour les sédentaires du Delta et les caravanes, y compris celles du pèlerinage de La Mecque. Quelques tribus viennent plus ou moins à résipiscence, mais la plupart sont hors de notre portée.
Par ordre du 19 octobre 1798, Bonaparte confère la dignité de Kiaya des Arabes à Mohamed Aga ben Abd er Rahman et lui attribue une maison avec des appointements. Il lui fixe sa mission dans les termes suivants:
« Toutes les tribus des Arabes qui seront soumises à l'Armée devront envoyer des députés auprès dudit Mohamed Aga pour le reconnaître comme chef et jurer entre ses mains fidélité à la République.
« … Le Kiaya des Arabes devra connaître toutes les tribus qui sont en guerre avec la République, avoir des espions pour les suivre dans leurs mouvements, afin de pouvoir les soumettre et les obliger à rester dans l'obéissance.
« Le Kiaya des Arabes prendra des mesures pour que les Arabes chargés de la garde des routes y maintiennent une bonne police ».
Dès son retour de Suez, Bonaparte crée, au début de l'année 1799, un régiment de dromadaires, composé uniquement de Français sélectionnés, pour faire la chasse aux nomades rebelles, razzier leurs caravanes et appuyer l'action du Kiaya des Arabes, Mohamed Aga.

Les directives politiques de Bonaparte depuis son débarquement et ses vues sur la police auxiliaire égyptienne constituent un ensemble cohérent, très en avance sur les idées du temps, visant, note M. François Charles-Roux dans son très remarquable ouvrage Bonaparte Gouverneur d'Egypte, à « étendre d'emblée au sommet de la hiérarchie locale l'application des principes d'association et d'administration indirecte qui, à un pouvoir étranger se réservant l'initiative et le contrôle, associent et subordonnent des conseillers et des agents d'exécution indigènes ».
Pour Lord Rosebery, là comme en tant d'autres matières, les gouvernements de l'épopée coloniale du XIXe siècle ont suivi les traces de « cet homme d'Etat né » que fut Napoléon.

L’expédition de Syrie

Campagne de SYRIE-PALESTINEBien qu'apparemment rétablie, la situation – Bonaparte ne s'y trompe pas – reste lourde de dangers. En Palestine, les Turcs d'Ahmed Djezzar-pacha et les Mameluks d'Ibrahim-bey reçoivent des renforts de Damas, de Rhodes, de Constantinople, en vue d'une offensive sur l'Egypte. Un débarquement anglo-turc à Alexandrie ou Aboukir est fort possible. La conjugaison de ces deux nations déclencherait à coup sûr une nouvelle révolte au Caire et dans le Delta. En Haute-Egypte, Desaix lutte victorieusement contre Mourad-bey et les gens du Hedjaz, venus de Djeddah et de Yambo, mais il a besoin de tous ses maigres effectifs.
Quoiqu'il en soit, pendant cette accalmie, Bonaparte visite Suez dans les derniers jours de décembre 1799, prescrit de renforcer les fortifications et reconnaît en personne les vestiges du canal du pharaon Nechao, qui reliait autrefois Suez aux lacs Amer et, de là, au Nil.

Revenu à son Quartier-Général, il ordonne de construire de nouvelles batteries sur la côte du Delta, notamment à Alexandrie, et de tenir prêtes, le cas échéant, les dix compagnies de Garde Nationale du Caire prévues par son ordre du 3 octobre 1798, et organisées à raison d'une par quartier.
Elles étaient composées « de tous les employés et individus quelconques à la suite de l'Armée, et en général de tous les Européens qui se trouvent au Caire ». Chaque homme, doté d'un fusil et de 30 cartouches, n'effectuait pas de service mais devait rejoindre le poste assigné dès que battait la générale.

Le commandant en chef ne juge pas nécessaire – ou prudent – d'augmenter sensiblement les forces indigènes auxiliaires. Mais il laisse les unités françaises enrôler de nouveaux autochtones. La 21e demi-brigade, qui avait déjà d'anciens esclaves noirs, recrute ainsi 200 Egyptiens en quelques semaines. Le 22e chasseurs à cheval de Lasalle engage des Noirs et il en est de même partout ailleurs.
La menace se précise en Palestine. Bonaparte décide de la prévenir, l'offensive étant à ses yeux la meilleure des défensives. Ne va-t-il pas néanmoins disperser par trop des forces insuffisantes, déjà dangereusement étirées?
Dans son esprit, il ne s'agit pas d'occuper longtemps par nous-mêmes une région aussi éloignée de nos bases, mais seulement de prendre la place fortifiée de Saint-Jean d'Acre, et, à partir de ce môle, que nous tiendrions solidement, d'organiser dans une contrée de caractère montagneux, un fort bastion défensif avec des populations guerrières et très particularistes, les Chrétiens Maronites, les Chiites Metaouïlis, et surtout les Druzes, à cheval sur le Liban-sud et la Galilée. Tous détestent les Turcs, tous ont déjà des accointances avec nous. Bonaparte compte ainsi lever 30.000 auxiliaires locaux, instruits et encadrés par des Français.

Les préparatifs commencent dès le mois de janvier 1799. Le corps expéditionnaire de Syrie (la Palestine et le Liban font partie de cette province turque) comprendra les effectifs suivants :
– Division Kléber 2.349 hommes
 » Lannes 2.924  »
 » Bon 2.499  »
 » Reynier 2.160  »
– Cavalerie (Murat) 800  »
– Génie (Caffarelli) 340  »
– Artillerie (Dommartin) 1.385  »
– Guides (à pied et à cheval) 400  »
– Détachement du régiment des dromadaires 88  »
 ______ ______
Total 12.945 hommes

Ce contingent quasi squelettique représente près de la moitié de l'Armée d'Orient, compte tenu des pertes ou indisponibilités dues au feu, aux épidémies ou aux fatigues d'une Campagne épuisante. Marmont, Menou, Dugua (Le Caire), Desaix auront fort à faire pour maintenir l'ordre en Egypte avec ce qui leur restera de troupes. Bonaparte ne dispose que d'une artillerie de campagne, car les difficultés du désert sablonneux entre Salheyeh et El Arich ne permettent pas d'emmener des pièces de siège. Cette lacune sera fatale devant les épaisses murailles de Saint-Jean d'Acre.

Le commandant en chef se fait accompagner symboliquement de musulmans. Marchent à sa suite Mustapha-bey, ancien Kiaya du pacha turc d'Egypte, élevé pour la circonstance à la dignité d'émir, plusieurs membres du Grand Divan d'Egypte, 100 cavaliers et des hommes à pied de l'émir, ainsi que la médiocre compagnie turque d'Omar. L'expérience sera malheureuse: l'émir trahira, bien des Turcs déserteront.
Le 19 février 1799, Bonaparte enlève El Arich. Les Maghrébins (Africains du Nord) de la garnison turque passent à notre service et forment 3 compagnies affectées, l'une à la division Lannes, l'autre à la division Bon, la dernière à la division Kléber. Les Arnautes, musulmans albanais de la même garnison, fournissent de leur côté une compagnie à la division Reynier. El Gaza se rend le 24 février. Tout commence donc très bien. Mais nos affaires se gâtent, le 10 mars, à Jaffa, qui oppose une vive résistance. 6.000 Turcs y sont tués, dont 3.000, la plupart Albanais, qui s'étaient rendus à Eugène de Beauharnais, sous promesse de vie sauve. Bonaparte refuse en effet de tenir l'engagement pris par son beau-fils. Seuls sont épargnés de 60 à 100 hommes qui formeront une compagnie d'ouvriers, à la demande de Caffarelli.

Cette inexcusable boucherie nous déconsidère, écoeure nos vieux durs à cuire, pourtant blasés, et détermine nos adversaires à se défendre désormais à mort. Peyrusse, adjoint au Payeur général, futur Trésorier de l'Empire, écrit à ce sujet: « Cet exemple va apprendre à nos ennemis qu'ils ne peuvent compter sur la loyauté française et, tôt ou tard, le sang de ces victoires retombera sur nous ». Effectivement, peu après, la peste, un instant écartée, décimera à nouveau nos rangs.

Emir Bechir II, du Liban.Caïfa (Haïfa) est pris le 16 mars. Du haut du Mont-Carmel, Bonaparte aperçoit au loin Saint-Jean d'Acre, toute dorée dans la brume qui se lève. Il l'investit par terre le surlendemain, mais les deux tiers de l'enceinte péninsulaire sont baignées par la mer et deux gros vaisseaux anglais de Sydney Smith, de 80 canons chacun, le Tigre et le Thésée, ancrés en rade, flanquent la cité de leurs feux. Des bâtiments légers les appuient.

La place est aux ordres du sanguinaire pacha Ahmed, dit Djezar (le boucher), seraskier (commandant en chef) des forces turco-arabes de Syrie, secondé par un émigré français, Le Picard de Phélippeaux, camarade de Bonaparte à Brienne. Sa solide garnison est renforcée d'officiers et de canonniers anglais, dont Hudson Lowe, et de canonniers turcs formés à Constantinople par les instructeurs français du général Aubert-Dubayet. La supériorité de l'adversaire en artillerie est incontestable. Enfin, comble de malheur, les fortifications d'Acre sont beaucoup plus sérieuses que Volney ne les avait décrites.

Tout en livrant aux assiégés des assauts furieux, coûteux, mais infructueux – « nous attaquons à la turque une place défendue à l'européenne », dira Kléber – Bonaparte s'efforce de rallier à lui Galiléens, Druzes, Metaouïlis, Maronites, Il n'obtient que des résultats partiels, tous attendant la chute d'Acre pour s'engager plus avant.
A peine le siège est-il mis qu'Abbas, fils survivant du puissant cheik Daher ben Omar, nous offre ses services. 200 ou 300 cavaliers l'accompagnent. Son père est un Bédouin du Jourdain, selon Volney, un Druze pour Guémard. Lié aux grands nomades arabes de la puissante tribu Anézé, il devient maître de la Galilée et d'Acre, luttant sans cesse contre les Turcs du pacha de Damas. Allié aux Metaouïlis, parfois à des clans Druzes, il périt finalement par trahison, tué d'une balle, à cheval, âgé de 92 ans. Sa famille est en grande partie massacrée et le Turc Ahmed, d'origine bosniaque, l'un des auteurs de sa chute, devient pacha d'Acre.
Bonaparte s'empresse de remettre une pelisse d'honneur au cheik Abbas Omar et de l'investir du commandement de Safed et de la Tibériade, ce qui couvre les assiégeants du côté de Damas. Les Druzes de Safed, en bons termes avec le clan Daher, se rallient aux Français lesquels confient au cheik Mustapha Bechir la défense de Safed et du pont de Beni Yacoub, sur le Jourdain. Des Metaouïlis apportent aussitôt leur aide à nos alliés dans ce district.

Afin de mettre en confiance les populations, des pointes audacieuses sont poussées bien au-delà du corps de siège. Au sud-est d'Haïfa, le général Damas, de la division Kléber, inflige une sévère leçon aux Naplousains, lesquels demandent la paix et offrent des otages. La compagnie de Maghrébins, issue de la garnison turque d'El Arich, se comporte fort bien en l'occurrence. Au nord, le général Vial, de la division Bon, pousse jusqu'à Sour (Tyr) au sud-Liban, en chasse les partisans d'Ahmed Djezar, et y laisse une garnison de 200 Metaouïlis.
Trois de nos orientalistes, Venture de Paradis, Amédée Jaubert et le padre Francesco, d'un couvent cairote, effectuent un remarquable travail de renseignements et d'apprivoisement grâce à leur excellente connaissance du turc et de l'arabe. A leur instigation, le cheik de Chef-Amer, Yacoub el Habaïby, sa famille, son clan, passent à notre service. Yacoub organise très vite une compagnie de cavaliers syriens avec des gens de son village, de Nazareth et des bourgs avoisinants. Ils étaient équipés à la mameluk: « vaste turban, robe d'indienne à raies, recouverte jusqu'aux coudes par un dolman brodé aux épaules, ceinture de soie, flottard » rouge, selle arabe, cimeterre, tromblon et « pistolets d'arçon ». (Guémard)

L'ancien palais du pacha Daher abrite un hôpital pour 600 malades et un capitaine du détachement des Dromadaires exerce les fonctions de commandant d'Armes de Chef-Amer. Vial organise aussi une deuxième compagnie de janissaires – cavaliers syriens, dont le chef est Youssef Hamaoui.
Les Juifs, alors bien peu nombreux en Palestine, sont contactés de leur côté. Les Sionistes font état de la fameuse proclamation, dite de Jérusalem, par laquelle Bonaparte qui n'a jamais été dans cette ville sainte, aurait promis à la « Nation Juive » de la regrouper sur la terre de ses ancêtres. Rien n'authentifie ce document mais rien ne permet non plus de l'infirmer. Bonaparte a signé bien d'autres lettres ou déclarations analogues, rédigées par ses orientalistes à l'intention de l'émir Bechir du Liban, de Metaouïlis, de chefs bédouins, etc…

Dès son arrivée devant Acre, il écrivait à l'émir Bechir qu'il avait l'intention de rendre la Nation druze indépendante, d'alléger son tribut et de la mettre en possession du port de Beyrouth (1). La similitude avec la Proclamation de Jérusalem saute aux yeux.
Puis les « sonnettes » de Safed et de Nazareth tintent. Abdallah, pacha de Damas, est sur le Jourdain avec 25.000 hommes, dont de nombreux cavaliers. Le 8 avril, Junot et ses 500 Français tiennent en échec une grosse avant-garde turco-arabe, à quelques kilomètres de Nazareth. Kléber quitte aussitôt le siège pour venir en aide à son brigadier. Le 16 avril, ses 3.000 hommes, formés en carré, résistent aux assauts répétés de l'ennemi. Au moment où les munitions commencent à manquer, Bonaparte, accouru d'Acre, apparaît à la tête d'une petite division (Bon) et prend l'adversaire à revers. En pleine panique, Abdallah s'enfuit à Damas, abandonnant son camp, ses drapeaux, ses approvisionnements, des milliers de morts et de blessés. Les fuyards se heurtent à la cavalerie de Murat au pont de Yacoub et se précipitent dans le Jourdain en crue, où beaucoup périssent noyés.

Cette étonnante victoire conduit à nouveau au camp de Bonaparte les émissaires de l'émir du Liban, Béchir II, depuis longtemps déjà en relations avec lui par le truchement de Nakoula et Turki (1763-1828), et aussi ceux des Druzes, des Metaouïlis, des Bédouins et même de grands nomades arabes. Tous promettent de donner des milliers et des milliers de combattants soldés: 10.000, voire 15.000… dès qu'Acre sera tombé! Quant aux populations, elles nous fournissent volontiers bétail, grains, légumes, fruits, ce qui, avec les fréquents déplacements des troupes, limite de façon appréciable la propagation de la peste.
L'ultime assaut contre Acre ayant échoué, Bonaparte décide, le 17 mai 1799, de lever le siège pour rentrer en Egypte. Il a perdu trop de monde: 3.275 hommes tués, blessés ou morts de maladies, dont 3 généraux, Bon, Caffarelli, Rambeau, si l'on croit la version officielle; 4.500 (2.200 morts dont 1.200 au feu et 1.000 décédés des suites de maladies, 2.300 blessés ou malades), selon C. de la Jonquière. Par ailleurs il craint à juste titre un gros débarquement près d'Alexandrie.
L'armée se retire donc de Palestine sans être inquiétée par l'adversaire. La retraite n'en est pas moins pénible du fait de la chaleur, comme des difficultés de transport des blessés et des malades. Nous emmenons avec nous tous les volontaires syriens, palestiniens – et leurs familles – qui, s'étant compromis à nos côtés, quittent leur pays par crainte justifiée de terribles représailles.

Le 14 juin, Bonaparte est de retour au Caire. Le 25 juillet, il anéantit le corps de 18.000 Turcs de Mustapha-pacha, seraskier de Roumélie, débarqué à Aboukir, et fait prisonnier son chef, ainsi qu'un certain janissaire de modeste rang, Mehemet-Ali, lequel deviendra quelques années plus tard le puissant maître de l'Egypte, fondera une nouvelle dynastie et gardera, sa vie durant, de ce terrible contact avec nous un souvenir admiratif.
Il reçoit alors par l'obligeante entremise de Sydney Smith, qui espère ainsi saper le moral des Français, un paquet de journaux d'Europe relatant la perte de l'Italie, les menaces sur notre frontière du Rhin. Ses craintes ainsi confirmées, il décide aussitôt de rentrer en France à la première occasion favorable, laissant le commandement de l'Armée d'Orient à Kléber, car il compte bientôt utiliser Desaix en Italie.
Le 22 août au soir, il embarque près d'Alexandrie à bord de la frégate Muiron, qu'escortent la frégate Carrière et deux petits chebeks, la Revanche et la Fortune. Déjouant les croisières anglaises, il arrive à Fréjus le 9 octobre.
Le 11 novembre, Premier Consul, il est maître de la France.

La fin de l’armée d’Orient

Le cheik Khalil-el-Bakri.Pendant que Bonaparte guerroyait en Palestine, ses lieutenants ne chômaient pas en Egypte.
L'étonnant Desaix, avec moins de 5.000 hommes, remontant le cours du Nil, battait Mourad-bey à Sediman (7.7.1798), puis à Samanhout (22.1.1799), prenait Siout dont il faisait son quartier-général, Thèbes, Karnak, Louksor, Assouan, atteignait la première cataracte, à 900 kilomètres du Caire, décidait enfin l'occupation de Koseïr, sur la Mer Rouge, pour empêcher l'arrivée des renforts d'Arabie. Sans cesse dispersés, les Mameluks, refoulés soit chez les Noirs, soit dans le désert, étaient fort affaiblis. Pour mieux les atteindre, Desaix commençait à utiliser des dromadaires montés par des Français. Un Copte influent du Saïd, le Maalem Jacob Youhana, ancien intendant de Soliman-bey, l'un des plus redoutables chefs mameluks, recommandé par Bonaparte à Desaix, sert fidèlement ce dernier durant cette difficile campagne, organise ses réseaux de renseignements, assure son ravitaillement, perçoit les impôts pour son compte, au besoin combat vaillamment et obtient de ce fait un sabre d'honneur. La conduite exemplaire de Desaix lui vaut d'être surnommé, dans le Saïd, le sultan juste. Il laisse à son départ pour la France (4.3.1801) Mourad-bey très amoindri.
Le général Duga tient bien en main la population du Caire, Marmont a donné de l'air à Alexandrie; Menou, à Rosette et dans le Bahireh, a fermement, mais non sans souplesse, réprimé maintes rébellions locales.

Après le retour en France de Bonaparte, tous sentent l'absolue nécessité de recruter des Egyptiens pour leurs troupes, décimées par le feu et la maladie, et de confier de plus en plus à des forces auxiliaires le soin du maintien de l'ordre. Kléber, nouveau commandant en chef, est, pour de semblables raisons, dans la même disposition d'esprit. En bon réaliste, il ne sous-estime pas les dangers de la situation.
Les effectifs de ses troupes sont squelettiques, alors que le Grand-Vizir turc, en personne, prépare en Palestine l'invasion de l'Egypte par une nombreuse armée que pourrait appuyer, à titre de diversion, une nouvelle tentative de débarquement sur le littoral du Delta. En Mer Rouge, des vaisseaux de la Compagnie anglaise des Indes, ayant à bord des troupes terrestres, tâtent les défenses de Koseïr et de Suez. Là encore, on peut craindre un débarquement.

Faisant flèche de tout bois, Kléber maintient, en septembre 1799, les deux compagnies syriennes de janissaires, qui restent commandées, l'une par Yacoub Habaïby, ancien cheik de Chef-Amar, l'autre, la seconde, par Youssef Hamaoui. Avec son autorisation, le Grec Barthélémy Serra, ancien chef de police impitoyable au Caire, réunit de son côté quelques dizaines de Mameluks montés, venus à résipiscence. Mais cet apport est insuffisant.
Dans ces conditions, Kléber voudrait disposer, en Bahireh, de la division Desaix, disséminée dans le Saïd. Mais il n'entend pas pour autant livrer cette province à l'anarchie, encore moins la voir se retourner contre nous. Barthélémy Serra lui propose alors de faire sonder les dispositions de Mourad-bey, réduit aux abois, par le renégat grec Husseïn le Zantiote. Celui-ci offrira le gouvernement du Saïd, sous réserve de faire acte d'allégeance aux Français et de les appuyer désormais. Cette proposition intéresse le chef Mameluk. Le 1er novembre 1799, les 1.000 hommes du général Verdier rejettent à la mer, près de Damiette, les 7.000 bons janissaires d'Ali-bey, débarqués par l'inlassable Sydney Smith. Ce succès décide Mourad-bey, et Desaix commence à se replier sur la Basse-Egypte, suivi de son fidèle collaborateur, le maalem Jacob, qui se réinstalle dans sa maison du Caire.
Fort de l'exploit de Verdier, Kléber entre en négociations avec le Grand-Vizir, comme Bonaparte l'y avait autorisé s'il le jugeait indispensable, et désigne comme plénipotentiaires Desaix et Poussieelgue. Un accord est conclu.

Aux termes de la convention d'El Arich, du 24 janvier 1800, l'Armée d'Orient se repliera avec armes et bagages, ainsi que ses auxiliaires indigènes, sur Alexandrie, Aboukir, Rosette, « pour y être embarquée et transportée en France, tant sur ses bâtiments que sur ceux qu'il sera nécessaire que la Sublime Porte lui fournisse ». Mais Sydney Smith fait savoir que son Gouvernement ne donne pas son aval et exige que les Français se constituent prisonniers de guerre, purement et simplement. Kléber transmet le texte de l'ultimatum à ses troupes, avec ce bref commentaire: « Soldats! on ne répond à une telle insolence que par la victoire; préparez-vous à combattre ». Le 20 mars 1800, Kléber, à la tête de 10.000 hommes, met en totale déroute, à Héliopolis, près du Caire, les 70.000 hommes du Grand Vizir, Nassif-pacha. Puis il mate, avec l'aide de Mourad-bey, la seconde rébellion des Cairotes, ainsi que celle des paysans de la Bahireh.

Le Grec Nicole (Nicolas) Papas Oglou, originaire de Tchesmé, près de Smyrne, ancien « amiral » de la flottille de guerre des Mameluks, rallié à nous après la bataille des Pyramides, avait fini par exercer le commandement des trois compagnies grecques créées par Bonaparte pour assurer la sécurité de la navigation sur le Nil. Desaix, Dugua, Menou le tenaient en haute estime. S'étant à nouveau distingué lors de la deuxième révolte du Caire et la reprise de l'important quartier de Boulak, il est nommé par Kléber chef de brigade, commandant la Légion grecque, formée des trois anciennes compagnies, successivement renforcées et portées jusqu'à 1.500 hommes « grâce à des marins recrutés parmi les équipages des bateaux marchands, saisis à Alexandrie » (G. Guimard).

Avant de rentrer en France à bord d'un voilier ragusain, Desaix avait d'autre part recommandé son précieux compagnon, le maalem Jacob, qui s'était encore bien comporté dans les combats de rues du Caire. Kléber le charge alors de créer une Légion copte avec les Coptes épars dans nos unités régulières et de nouveaux volontaires, soit bientôt de 700 à 800 hommes. Il confie aussi au maalem Jacob le soin du recouvrement de l'amende de douze millions de francs infligée aux Cairotes révoltés.
Désespérant de vaincre l'indomptable Kléber, Nassif-pacha et l'agent secret anglais Morier le font finalement assassiner dans son palais, le 14 juin 1800, par un jeune fanatique alépin, du nom de Soleïman. Parmi les troupes qui rendent les honneurs à la dépouille du héros, figurent la Légion grecque et la Légion copte. Le 2 novembre 1800, ces mêmes unités assistent, leurs chefs en tête, à la cérémonie funèbre commémorant la mort glorieuse de Desaix à la bataille de Marengo. Le Maalem Jacob est particulièrement affecté par la perte de son bienfaiteur et ami dont il admirait sans réserve la haute valeur morale.

Jacques Abdallah Menou, le converti à l'Islam, succède à Kléber par droit d'ancienneté. Quinquagénaire, il fait figure de vieillard dans cette Armée d'Orient où foisonnent les jeunes chefs de valeur. Bon administrateur, s'intéressant aux Egyptiens, il n'a ni le coup d'oeil, ni l'esprit de décision, ni la farouche énergie du chef de guerre né. Avec lui, l'Armée d'Orient ne sera pas commandée, alors que sa situation empire de jour en jour, que la peste continue à sévir. Desaix parti, Belliard a la responsabilité du Caire. Menou utilise au mieux les Légions grecque et copte dont il favorise le recrutement. Il nomme général de brigade le maalem Jacob, chef de cette dernière.
« Le 18 messidor an VIII (7 juillet 1800), par suite des nombreux apports venus principalement de la Haute-Egypte, après le traité avec Mourad-bey, une nouvelle organisation est décidée par le général Menou, et Syriens et Mameluks sont réunis en trois compagnies qui se fondent aussitôt en un seul corps sous le nom de « 1er Régiment des Mameluks à cheval », ou encore de « Régiment des Mameluks de la République ». Cette troupe est commandée par le chef de brigade Bartolomeo (Barthélémy) Serra qui a en même temps la première compagnie sous ses ordres; le chef d'escadron Yacoub Habaïby commande la seconde et le chef d'escadron Yousef Hamaoui la troisième. Son effectif est de 12 officiers et de 253 hommes » (Jean et Raoul Brunon).

De son côté, Bonaparte, Premier Consul, tente à diverses reprises, mais en vain, de faire parvenir renforts et matériel à son ancienne Armée, en voie de consomption, mais les événements se précipitent. Le 8 mars 1801, 16.000 Anglais, aux ordres du général sir Ralph Abercombrie, débarquent à Aboukir. Menou reste inerte. Le général Baird, avec 5.000 Anglais et cipayes venus des Indes, s'empare de Koseï, puis de Suez. 6.000 janissaires albanais et 15.000 Turcs, à bord de la flotte du capitan-pacha, ou concentrés à Gaza, s'apprêtent à coordonner leurs efforts. Pour comble de malheur, notre nouvel allié, l'énergique Mourab-bey, atteint de la peste, ne va pas tarder à mourir. L'heure du hallali a sonné pour l'Armée d'Orient…

Le 21 mars, Menou se résoud à se porter à la rencontre des Anglais, parvenus très lentement à Canope, à mi-chemin d'Aboukir et d'Alexandrie. Battu, il perd 4.000 hommes, dont cinq généraux tués. L'un d'eux, le bouillant Lanusse, l'interpelle ainsi avant de succomber à ses blessures: « Jamais un homme comme toi n'aurait dû commander les armées françaises; tu n'étais bon qu'à diriger les cuisines de la République! »

Du côté anglais, Abercombrie est tué, 2.000 hommes sont hors de combat. La Légion grecque s'est fait bravement décimer au cours de cette malencontreuse affaire, ainsi qu'une partie du régiment des dromadaires. Menou, que l'adversaire ne poursuit pas, s'enferme alors dans Alexandrie d'où il ne bougera plus, laissant l'envahisseur concentrer toutes ses forces afin d'accabler Belliard.

Celui-ci, cerné au Caire par les Anglais, les Albanais, les Turcs, les Arabes, la populace et ce qui reste de Mameluks, est vite à bout de vivres. Il se résoud donc à capituler le 27 juin 1801, ayant obtenu, non sans mal, du général Hutchinson les conditions mêmes prévues par la convention d'El Arich du 24 janvier 1800, à savoir d'être embarqué à Damiette avec ses troupes, armes et bagages compris, les savants de l'Institut d'Egypte, les auxiliaires syriens, égyptiens, grecs et coptes, dont le général Maalem Jacob resté fidèle jusqu'au bout; soit, au total, 13.654 hommes se répartissant comme suit:
11.168 soldats valides,
1.300 malades,
344 marins,
82 civils,
760 Grecs, Coptes, Syriens et Mameluks.

A son départ du Caire, le 10 juillet, il emporte le cercueil contenant les restes de Kléber auxquels Français, Anglais et Turcs rendent les honneurs militaires.
L'article XII de l'acte de capitulation spécifiait que « tout habitant de l'Egypte, de quelque religion qu'il soit, qui voudra suivre l'Armée Française sera libre de le faire sans qu'après son départ sa famille soit inquiétée ni ses biens séquestrés ».
Et l'article XIII de préciser qu' »aucun habitant de l'Egypte, de quelque religion qu'il soit, ne pourra être inquiété ni dans sa personne ni dans ses biens, pour les liaisons qu'il aura eues avec les Français dans leur occupation d'Egypte ». Nous n'avions donc pas failli à l'honneur en abandonnant nos auxiliaires. Ceux-ci n'usèrent pas tous de la faculté qui leur était donnée de partir. Par contre, beaucoup de ceux qui nous suivirent se firent accompagner de leurs familles.
Après notre départ du Caire, des vengeances furent certes exercées, nonobstant les garanties données. Ainsi, le cheik El Bekri, naqib des chorfa (descendants du Prophète) au Caire, fut-il promené nu dans les rues, monté sur un âne, bâtonné et couvert de crachats. Quant à sa fille, soupçonnée d'avoir eu des relations sexuelles avec Bonaparte, on lui trancha la tête. En l'occurrence, la honte retombe sur ceux qui, trahissant leur parole, se livrèrent à ces excès ou les tolérèrent.

Le 13 août, Belliard embarque à Damiette à bord de la frégate anglaise La Pallas, capitaine Joseph Edmonds, accompagné du général Maalem Jacob, de la famille et de compagnons de celui-ci, que beaucoup de ses Coptes ne suivirent d'ailleurs pas dans l'exil. Trois jours plus tard, Jacob mourait en mer. Grâce à la courtoisie d'Edmonds, le corps ne fut pas immergé, mais mis dans une barrique d'eau de vie et inhumé plus tard, non pas auprès de Desaix comme le défunt en avait exprimé le désir, mais dans un cimetière de Marseille (3).

Le triste Menou, après avoir flétri la conduite de Belliard, capitule à son tour, le 2 septembre 1801, aux mêmes conditions que celui qu'il accusait de faiblesse. La Légion grecque se désagrégea alors, comme la Légion copte peu auparavant, « la plupart des hommes ne voulant pas quitter le Levant. Quand Nicole (Papas Oglou) s'embarqua pour la France sur le vaisseau parlementaire anglais, le Dauphin, il n'emmena avec lui que 339 hommes; par contre, tous ses officiers l'avaient suivi (A. Boppe). La traversée de retour des survivants fut sans histoire notable. Menou, atteint de la peste, en guérit fort bien.

Ainsi prit fin la glorieuse épopée de l'Armée d'Orient. Aux prix d'efforts surhumains et de pertes considérables – la moitié environ de l'effectif initial de 35.000 combattants – privés de toutes communications avec la Métropole, dénuée de ressources, sans espoir de secours, elle avait tenu l'Egypte trois ans et deux mois, poussé une pointe audacieuse en Syrie, faisant l'admiration de tous, y compris de Mehemet-Ali, futur maître de l'Egypte, du Hedjaz et de la Syrie…
Bonaparte et ses deux successeurs avaient ainsi mis sur pied des forces auxiliaires de toutes confessions et de races diverses, fort utiles mais numériquement insuffisantes. En un si court laps de temps, ils ne pouvaient faire mieux. Les rangs des troupes françaises s'étaient par ailleurs ouverts aux jeunes Mameluks, aux Turcs, aux Egyptiens, aux Noirs, ces derniers échappant ainsi, ipso facto, à la condition peu enviable d'esclave.

François Charles-Roux note très pertinemment que, ce faisant, Bonaparte se proposait de « gagner par les satisfactions matérielles et d'amour-propre que comporte le métier des armes, et d'assimiler par la discipline militaire les éléments guerriers de la population égyptienne ». Selon cet auteur très bien informé, le jeune commandant en chef aurait désiré aller plus loin, en instaurant le système de la conscription, mais il savait la mesure prématurée.

Cette importante réforme ne sera accomplie que beaucoup plus tard, et de façon très progressive, par Mehemet-Ali, avec l'aide d'instructeurs français, dont le fameux Joseph Sève, futur général de division Soliman-pacha.
D'autres solutions, aux résultats plus immédiats, vinrent à l'esprit de Bonaparte. L'une consistait à incorporer chaque année plusieurs milliers de Noirs de Nubie, c'est-à-dire du Sennaar, du Darfour, du Kordovan, dans les demi-brigades françaises, à raison de vingt hommes par compagnie; l'autre, à constituer une armée noire de 5.000, 10.000, voire 15.000 hommes, solidement encadrée par des Français. Il comptait tirer de l'Egypte 10.000 chevaux et 1.500 mulets pour sa cavalerie et son artillerie, 50.000 dromadaires pour ses transports.

Desaix pensait de même, mais avoir moins d'ampleur. Il proposait de créer dans le Saïd une pépinière de jeunes soldats comprenant 2.000 Mameluks, transfuges de Mourad-bey, 2.000 Noirs, 2.000 Arabes auxquels seraient amalgamés de jeunes Français, notamment les mousses des navires, l'ensemble étant aux ordres d'officiers confirmés.
Toutes idées qui seront reprises et réalisées une centaine d'années plus tard, notamment par le général Charles Mangin, ardent promoteur de l'armée Noire.

Notes

(1) L'émir, de la famille des Chehab, Druze d'origine, s'était converti au rite catholique maronite. Il avait dans son palais une église, une mosquée, un sanctuaire druze. Ainsi maintenait-il la paix entre ses sujets maronites, sunnites, chiites et druzes auxquels il rendait une exacte justice.
(3) Son neveu, Gabriel Sidarious, fils de Thècle, soeur aînée du défunt, prit alors le commandement de ce qui restait de la Légion copte.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
304
Numéro de page :
7-15
Mois de publication :
mars
Année de publication :
1979
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