La légende napoléonienne s'est constituée du vivant de l'Empereur, dès la première campagne d'Italie. Elle a été parachevée et en quelque sorte sanctifiée par la captivité et la mort à Sainte-Hélène.
Si elle embellit et exalte, en premier lieu, les victoires militaires, la légende retient aussi les gestes et les paroles de Napoléon, elle isole certains faits, certaines attitudes qui contribueront à grandir leur auteur. Ces attitudes sont souvent inspirées de l'antiquité, telle la clémence d'Auguste, mise en scène par Corneille dans Cinna et reprise dans l'opéra d'Esménard avec une musique de Le Sueur (1807).
C'est dans cette optique, qui associe étroitement histoire et légende, que l'on peut considérer l'un des éléments constitutifs du mythe, celui des différents actes de clémence, ou de simple bienfaisance, attribués à l'Empereur.
Bonaparte, Premier consul, se voit accorder le droit de grâce en vertu du dernier article de la constitution de l'an X. Ainsi, treize ans après les débuts de la Révolution française, qui avait entériné le principe de la séparation complète entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif, avec le passage au Consulat à vie le chef de l'État recouvre un droit qui symbolisait naguère la puissance du monarque de droit divin, chargé de trouver l'équilibre entre la justice et l'indulgence, l'équité et la compassion. Le nouveau souverain s'arroge le droit de juger, ou plus exactement de rejuger, se coulant en quelque sorte à la fois dans la toge d'Auguste et dans les habits mythiques de saint Louis, par de spectaculaires gestes de pardon, qui insufflent toute la grandeur de Rome à une vertu par ailleurs éminemment chrétienne.
Celui qui a permis l'exécution du duc d'Enghien, qui a sévèrement réprimé les oppositions, est aussi le souverain pacifère et bienveillant qui pardonne et réconcilie. Une légende dorée vient ainsi contrebalancer la légende noire.
La clémence envers le coupable est un des traits de la majesté. Napoléon va désormais parsemer son règne d'actes de grâce qui, peu nombreux au demeurant, seront largement mis en valeur par la propagande officielle. De la même façon, quelques actes de simple générosité, amplement diffusés, vont ouvrir un nouveau chapitre de la légende napoléonienne.
LA CLEMENCE, ATTRIBUT DU SOUVERAIN
– 1806, La princesse de Hatzfeld : l’emblème de toutes les clémences
Gouverneur de Berlin en 1806, lors de l'occupation de la ville par les Français, après la bataille d'Iéna, le prince de Hatzfeld avait écrit au prince de Hohenlohe, qui dirigeait l'armée prussienne, une lettre contenant des renseignements militaires. La lettre ayant été interceptée, il fut immédiatement condamné à mort pour espionnage. Son épouse, enceinte de huit mois, implora sa grâce auprès de l'Empereur, qui l'invita à brûler sous ses yeux la missive compromettante, seule preuve de la culpabilité du prince.
L'affaire était importante. Elle concernait en effet une situation de guerre. Mais en même temps, Napoléon ne pouvait ignorer que le prince de Hatzfeld appartenait à l'une des principales familles de la ville, si bien que sa condamnation risquait de priver la France du soutien de la noblesse locale. Le geste de clémence à son égard devait donc aussi favoriser le ralliement de la noblesse prussienne à la France. Enfin plusieurs témoignages de contemporains, par exemple celui du général Rapp, laissent entendre que les renseignements fournis n'étaient pas de nature à modifier considérablement le rapport de forces entre les deux armées.
Cet acte de clémence fut relaté par l'Empereur lui-même dans une lettre à l'impératrice Joséphine, ainsi que par tous les membres de son entourage qui furent témoins de la scène. Largement ébruité, cet épisode donna lien à une abondante iconographie.
– 1808, Mademoiselle de Saint-Simon : un geste envers les émigrés
Émigré français, le marquis de Saint-Simon était entré au service de l'Espagne et commandait, en décembre 1808, une partie des troupes chargées de défendre Madrid. Fait prisonnier à l'issue du combat, il fut condamné à être fusillé par une commission militaire, pour avoir porté les armes contre sa patrie. Apprenant la nouvelle, mademoiselle de Saint-Simon, sa fille, se rendit aussitôt au quartier général de Napoléon. Elle réussit, lors de la revue des troupes du maréchal Ney, à se frayer un passager auprès de l'Empereur au moment où celui-ci allait monter à cheval et implora la grâce de son père, qui lui fut accordée.
La décision de Napoléon de faire juger Saint-Simon exprimait son dépit de voir une fraction des émigrés continuer son combat contre l'Empire. L'intervention de la fille de Saint-Simon lui permet cependant d'atténuer la rigueur de cette première décision. La description de la scène est classique : la jeune femme, en larmes, se jette aux pied de l'Empereur, qui ne peut éviter d'être touché de sa « piété filiale ». En graciant un noble émigré, passé au service d'un ennemi de la France, Napoléon cherche sans doute aussi à effacer le souvenir de l'exécution du duc d'Enghien, fusillé pour les mêmes motifs.
– 1812, Madame Foulon de Grandchamp : un signe envers les négociants
Négociant à Granville, M. Foulon de Grandchamp avait été condamné à dix ans de travaux forcés, pour contrebande dans l'île de Jersey. Après de vaines démarches pour obtenir sa grâce, Madame Foulon de Grandchamp se résolut à faire une ultime tentative auprès de l'Empereur, qui se trouvait à Fontainebleau. Le rencontrant sur la terrasse, alors qu'il se promenait en compagnie de l'impératrice Marie-Louise, elle se jeta à ses pieds et lui remit une pétition. Touché par son désespoir. Napoléon lui promit d'intervenir, ce qu'il fit effectivement, en faisant commuer la peine en deux ans de prison.
Une fois de plus, le contexte ne peut être négligé. La France subit les conséquences du blocus continental depuis six ans. Foulon de Grandchamp illustre ce malaise des négociants maritimes. La grâce que lui accorde Napoléon est donc un signe adressé au milieu des négociants. Il ne s'agit naturellement pas de revenir sur la politique de blocus, mais d'en alléger les effets.
LA GENEROSITE : HONNEUR AUX FAIBLES
– L’Égyptienne
Durant la campagne de Prusse, le 24 octobre 1806, peu de temps avant la prise de Berlin, entre Wittemberg et Potsdam, Napoléon fit une halte sur les terres du Grand-Veneur de Saxe, pour échapper à un orage. Dans le demeure où il s'arrêta, il rencontra la veuve d'un officier de l'armée d'Égypte, qui se trouvait là avec son fils et qui eut ainsi l'occasion inespérée de lui faire part des difficultés de sa situation. L'Empereur lui accorda immédiatement une pension et se chargea de l'éducation de son enfant. Par le secours apporté à la veuve et à l'orphelin, hommage était ainsi rendu aux nombreux combattants anonymes ayant donné leur vie pour l'Empereur.
– La comtesse de Bonchamps
Chef vendéen de la première heure, Charles de Bonchamps (1760-1793) fut grièvement blessé à la bataille de Cholet. Juste avant de mourir, il obtint de ses compagnons d'armes la grâce de plusieurs milliers de prisonniers républicains que les insurgés voulaient mettre à mort.
Plein d'estime pour le courage et la grandeur d'âme du général de Bonchamps, Napoléon accorda une audience à sa veuve lors de l'un de ses séjours à Fontainebleau. Au cours de cet entretien, il lui octroya une pension et promit de doter sa fille. Là encore, à travers la personne de la veuve et de l'orphelin, c'est l'époux qui est honoré, avec la nuance supplémentaire qu'il s'agit ici d'un adversaire, mais d'un adversaire ô combien valeureux, digne de l'héroïsme antique.
– Un Polonais de 117 ans
Le 27 janvier 1807, pendant son séjour à Varsovie, on présenta à l'Empereur un vieux Polonais de 117 ans : François-Ignace Narocki. Le vieil homme, en pleine possession de ses moyens, lui narra sa longue vie et lui remit une pétition. Napoléon lui accorda une pension et ordonna qu'une année lui fût payée d'avance. Rendant compte de la scène, le Moniteur universel (9 février 1807) souligne, à travers la générosité de l'Empereur, l'hommage en ricochet rendu par le siècle précédent à la jeune gloire d'un siècle nouveau :
« Ma vieillesse m'a attiré les bienfaits de tous les souverains qui ont été ici, et je réclame ceux du grand-Napoléon, étant à mon âge plus que séculaire, hors d'état de travailler.
Vivez, Sire, aussi long-temps que mois ; votre gloire n'en a pas besoin ; mais le bonheur du genre-humain le demande ».
ART ET POLITIQUE : ENTRE NEO-CLASSICISME ET ROMANTISME
L'exposition de la bibliothèque Marmottan et le catalogue publié à cette occasion rassemblent et reproduisent pour la première fois les oeuvres peintes, sculptées, gravées, les objets mobiliers qui commémorent les traits de clémence, mais aussi de générosité et de bienfaisance qui voulaient donner de Napoléon l'image du bon souverain. Dans cette période du néo-classicisme, Napoléon le Clément rejoint Auguste et les artistes passent naturellement du modèle antique à sa réincarnation contemporaine.
Le musée de l'Histoire de France de Versailles, avec les tableaux de Ponce-Camus, de Tardieu, de Lafond et de Legrip, le musée de Malmaison, avec notamment le tableau de Marguerite Gérard, l'abondante iconographie réunie sur le même sujet et allant de la gravure à l'image populaire reproduite sur une tabatière ou sur une assiette, ont permis un regroupement resté inédit, qui met en lumière la naissance d'un thème et la façon dont il perdure.
La peinture d'histoire, la « grande » peinture a connu sous l'Empire une mutation saisissante : aux traditionnels sujets empruntés à la mythologie, à l'histoire ancienne sont venus se joindre, à égalité, les « tableaux représentant un sujet honorable pour le caractère national », pour reprendre la formulation des prix décennaux de 1810. Les temps contemporains valent sinon dépassent en gloire et en grandeur ceux de l'antiquité. Les artistes qui représentent Mme de Hatzfeld bouleversée aux pieds de l'Empereur pensent évidemment à Le Brun et à ses « reines de Perse aux pieds d'Alexandre ». Sujet contemporain et sujet antique, modernité et classicisme se rejoignent et dont alliance.
On peut suivre la fortune de ces différents actes de clémence ou de générosité, aussitôt signalés dans le Bulletin de la Grande Armée, à travers les tableaux présentés dans les Salons de 1806 à 1810, dans les gravures, dans les motifs utilisés comme décor de pendule ou de garde d'épée. Toute une iconographie se développe ainsi à partir du tableau composé par Charles Boulanger de Boisfremont en 1810 et présenté dans cette exposition, Clémence de Napoléon envers Madame de Hatzfeld. L'intérêt est chaque fois de suivre la manière dont les représentations se diffusent à partir de l'image mère qui est celle du tableau présenté au Salon, dans des gravures de plus en plus librement interprétées.
À ces représentations contemporaines du règne de l'Empereur succèdent les représentations posthumes. Un officier fidèle, le comte de Chambrure, commande sur ce thème aux artistes romantiques les plus connus, de Deveria à Vernet, un ensemble de tableaux qu'il fait graver et paraître en 1824 dans un ouvrage intitulé Napoléon et ses contemporains, suite de gravures représentant des traits d'héroïsme, de clémence, de générosité, de popularité.
Chambrure avait bien compris qu'une part de la force de cette mythologie impériale résidait dans l'emploi qu'elle avait su faire de l'image, depuis ses origines. Il construisit avec cet ouvrage un monument à la gloire de la personnalité de l'Empereur, sous toutes ses facettes, visant à rendre à Napoléon l'épaisseur humaine qui lui manquait. La multiplication des anecdotes permettait d'établir l'image d'un empereur omniprésent, veillant au bien de ses sujets dans tous les domaines et à tous les instants, d'un souverain fixant les règles du bon fonctionnement de l'État et de la société, mais n'hésitant pas à s'en affranchir un instant pour faire le bonheur d'un individu. L'Empereur gagnait ainsi une dernière bataille, celle de l'émotion.