Les conséquences économiques du Blocus continental

Auteur(s) : BRANDA Pierre
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Introduction

La formule est connue : « Les îles Britanniques  sont déclarées en état de blocus ». L'article 1er du décret pris par Napoléon à Berlin le 21 novembre 1806 est considéré comme le début officiel de la guerre économique que l'Empereur entendait mener contre l'Angleterre. Pourtant, le décret ne faisait que confirmer la prohibition des produits anglais déjà existante en France.


Entre 1793 et 1805, pas moins de huit lois, arrêtés ou décrets avaient déjà été publiés pour interdire toute importation anglaise sur le territoire français et condamner les éventuels fraudeurs. La mesure concerna également l'Italie dès la rupture de la paix d'Amiens (décret promulgué à Milan le 4 juin 1803 qui ordonnait la saisie de toutes les marchandises anglaises). Avec le décret de Berlin, Napoléon voulait surtout étendre la guerre économique contre l'Angleterre à toute l'Europe de Lisbonne à Saint-Pétersbourg. Après la paix de Tilsit conclue avec la Russie, Napoléon disposa sur le papier des moyens de sa politique. Toute l'Europe, hormis un Portugal hésitant et qui n'allait pas tarder à être envahi, était composée d'États soit sous la coupe directe, soit alliés de l'Empire français. Napoléon compléta cette politique défensive contre l'Angleterre par une politique commerciale offensive destinée à favoriser le commerce français. « Vous ne devez jamais perdre de vue que, si le commerce anglais triomphe sur mer, c'est parce que les Anglais y sont les plus forts ; il est donc convenable, puisque la France est plus forte sur terre, qu'elle y fasse aussi triompher son commerce » écrivit l'Empereur à Eugène de Beauharnais le 23 août 1810. Dans ce but, une foule de règlements douaniers en tout genre virent le jour instaurant un « système continental », instrument d'attaque et de conquête économiques.

Face au blocus de Napoléon, le cabinet britannique décida, par les ordres en conseil du 11 novembre 1807, d'interdire à tout navire non britannique d'accoster en Europe. Pour les Anglais, il s'agissait de réduire les domaines conquis par Napoléon à une sorte de « désert » économique en privant notamment l'Europe des denrées coloniales (coton, sucre, café, indigo) que vendaient les États-Unis ou les colonies européennes d'Amérique du Sud. En réponse directe à ces mesures de rétorsion prises par l'Angleterre, Napoléon édicta le décret de Milan du 17 décembre 1807. Désormais tout bateau ayant souffert la visite d'un bateau britannique ou ayant touché un port britannique était considéré comme un bateau anglais et donc susceptible d'être confisqué par les Douanes. La mesure fut étendue à tout bateau se réclamant des États-Unis par le décret du 17 avril 1808, ce pays ayant prohibé de son côté tout commerce avec l'Europe. Le Blocus continental fut donc très rapidement fatal au commerce dit neutre qui, sous couvert de pavillons des pays restés en dehors du  conflit franco-anglais, les États-Unis notamment, approvisionnaient l'Europe en produits coloniaux.

À cause du Blocus continental, l'économie française allait être confrontée à une situation paradoxale. Les industriels avaient une opportunité historique de dominer le marché européen et, en premier lieu, le marché français. En revanche, les matières premières risquaient de cruellement manquer au point de compromettre l'expansion espérée. Cette nouvelle donne allait nécessairement modifier en profondeur les règles du jeu économique. Mais de quelle manière ? Si les entreprises françaises parvenaient à s'imposer sur les marchés qui leur étaient réservés sans que les éventuelles pénuries de denrées coloniales n'entravent leur développement, le pari économique de Napoléon était gagné. Sinon, l'échec pouvait s'avérer dramatique pour l'Empire français.

L'industrie du coton, secteur emblématique de la « Révolution industrielle », était particulièrement concernée par le Blocus. La disparition programmée de la forte concurrence anglaise dans ce secteur permettait aux fabricants français de nourrir les plus grands espoirs. En revanche, la dépendance de l'Europe en coton brut risquait de mettre sérieusement à mal toute cette branche d'activité. L'exemple de cette industrie est donc précieux pour apprécier les conséquences économiques du Blocus.

L’Europe : un marché réservé pour la France ?

La rupture de la paix d'Amiens et le nouvel arrêt des relations commerciales franco-anglaises ne furent pas un handicap pour l'économie française, bien au contraire : « La France se couvrit d'une foule d'établissements industriels », note Chabert dans son monumental essai sur les revenus et l'activité économique de 1789 à 1820 (1). L'industrialisation profita à plein du protectionnisme gouvernemental et de la reprise de la demande intérieure après les années très faibles de la Révolution. À titre d'exemple, les deux entreprises emblématiques du secteur du coton, Richard Lenoir et Oberkampf, connurent une expansion de l'ordre de 50 à 100 %. La manufacture Oberkampf sortit ainsi de ses ateliers plus de 1,7 millions d'aunes (2) de toiles de coton imprimées (les fameuses toiles de Jouy) en 1805 contre à peine plus de 800 000 deux ans plus tôt. Le développement économique « dos à la mer » français démarra donc plutôt bien. Le climat des affaires était en outre favorisé par un certain nombre d'autres facteurs : développement des voies de communications, stabilité politique, instauration d'une monnaie solide (le franc germinal), régulation du crédit commercial grâce à la fondation de la Banque de France et fiscalité très favorable puisqu'il n'existait alors aucune contribution assise directement sur les produits de l'industrie.

Si les produits anglais circulaient encore avant 1806 en France, après les décrets de Berlin et de Milan la situation changea sensiblement. De 1807 à 1810, on peut considérer qu'ils furent pratiquement absents du marché français. La manufacture Oberkampf changea ainsi de fournisseur à partir de 1806 en achetant français et en délaissant les toiles indiennes ou anglaises. Très réticent au début, l'industriel estima quelques années plus tard que les produits nationaux étaient devenus plus avantageux en termes qualitatifs. Comment comprendre une telle conversion ? « [L'explication] est, d'une façon très positive, dans le démarrage très brillant de la filature et du tissage du coton en France sous l'effet de la politique protectionniste, puis prohibitionniste dont le gouvernement les a fait bénéficier » relève Louis Bergeron (3). L'évolution technologique s'amplifia. Pourtant, depuis la reprise de la guerre avec l'Angleterre, les entrepreneurs ne pouvaient plus acheter aucune nouvelle machine en provenance de ce pays, ni même les pièces de rechange pour celles déjà implantées en France. Autre contrainte, les métiers à tisser devaient être modifiés pour être compatibles avec de nouvelles matières premières, la laine notamment. Sous le patronage de la Société pour l'encouragement de l'industrie nationale fondée en 1802, l'ingéniosité française releva le défi si bien que le secteur se développa de manière continue. « En 1806, l'introduction des machines dans les fabriques de lainage était naissante ; en 1819, elle était entièrement accomplie », écrivit Dupin. La qualité des tissus de laines s'améliora en effet considérablement au point que les ateliers de Guillaume-Louis Ternaux-Rousseau, par exemple, produisaient des tissus capables de rivaliser avec les cachemires de l'Inde, les cachemires Ternaux.

La consommation intérieure française de produits manufacturés augmenta fortement entre 1807 et 1810. Malgré cette croissance, l'industrie française répondit remarquablement à la demande. On frôla toutefois la pénurie car Napoléon fut obligé d'interdire un temps les exportations de filés de coton pour éviter une crise. Pendant cette période, une certaine prospérité économique fut logiquement au rendez-vous. La concurrence internationale s'était affaiblie et les importations de produits manufacturés textiles baissèrent fortement : le total des importations passa ainsi de 65 millions en 1805 à 11 millions en 1807. Les produits français continuèrent de régner en maître sur le marché français même après la chute de l'Empire puisque le niveau des importations n'excéda pas 20 millions de francs en 1816.

Dominant leurs marchés domestiques, les entreprises françaises, surtout textiles, ont-elles profité du blocus pour étendre leurs affaires en Europe ? D'avril 1806 jusqu'à la paix de Tilsit, en juillet 1807, la conjoncture fut toutefois mauvaise, principalement à cause de la guerre dans l'est de l'Europe qui fermait aux produits français les débouchés existant dans cette partie du continent. Après la paix avec la Russie et le renforcement des mesures protectionnistes, une nouvelle ère s'ouvrit pour les entreprises françaises. Dans un premier temps, l'analyse des correspondances commerciales et des bulletins des préfets effectuée par Louis Bergeron montre que la situation resta difficile (4). La concurrence notamment allemande était forte : les produits étaient de qualité et les prix restèrent très attractifs. On peut penser que beaucoup de négociants allemands se fournissaient avec des produits de contrebande, toujours très compétitifs (5) . « Je désire que cet essai puisse réussir au gré de vos désirs et des miens […] mais je n'ose l'espérer, ayant une concurrence trop difficile à soutenir avec les fabriques d'Allemagne », répondit par exemple un grossiste français installé de l'autre côté du Rhin à un industriel désireux de diffuser ses marchandises. Pourtant, quelques années plus tard, les statistiques du commerce extérieur montrent une progression des exportations françaises vers cette région de l'Europe. En 1811, plus de 143 millions de francs furent exportés à destination des États allemands contre 104 millions en 1804, soit une progression de plus de 37 %. Malgré les premières difficultés, l'ouverture des marchés du nord de l'Europe profita aux produits français.

Mais ce fut le seul succès du commerce extérieur français car globalement, si l'on excepte les exportations vers la Hollande, annexée à partir de 1811, et vers les colonies, toutes perdues en 1810, les chiffres du commerce extérieur français furent assez mauvais entre 1807 et 1811. Ces années-là, le niveau des exportations françaises, oscillant entre 261 et 339 millions de francs, resta bien en dessous de celui de 1806 (408 millions de francs) et même de 1804 (358 millions) ou de 1805 (350 millions). L'arrêt du commerce avec les neutres explique en grande partie ces chiffres décevants. En raison de la loi sur l'embargo décidée par le président Jefferson en 1807 qui interdisait pratiquement toute relation commerciale avec l'Europe, les échanges franco-américains devinrent pratiquement inexistants surtout dans les années 1808 à 1810. Seule l'année 1812 fut supérieure (418 millions de francs) à la moyenne des exportations françaises observée avant le blocus, ce qui peut s'expliquer par les effets conjugués de la reprise des relations commerciales avec les États-Unis et de la mise en place des licences par Napoléon.

Il y eut donc bien une expansion commerciale française « dos à la mer ». Elle ne fut cependant pas suffisante pour compenser les pertes commerciales avec les neutres. Par contre, pendant le blocus, l'industrie textile renforça ses positions en France et connut un développement sans précédent. Ce fut le cas pour toute l'industrie comme en témoigne la comparaison des chiffres industriels entre 1789 et 1812.

La quadrature du cercle :se passer des importations extra-européennes

Les denrées coloniales avaient fait la fortune des ports de l'ouest de la France (Nantes, Bordeaux, La Rochelle) sous l'Ancien Régime. Les insurrections d'esclaves à partir de 1791 et la guerre avec l'Angleterre mirent à mal ce profitable commerce. Néanmoins, ces villes avaient repris une certaine activité grâce aux échanges économiques avec les pays dits neutres, les États-Unis et le Danemark essentiellement. Avec les décrets de Milan interdisant pratiquement tout trafic maritime avec ces pays, l'activité portuaire s'effondra à nouveau à partir de 1808. Lors de son voyage à Bayonne en avril de la même année, Napoléon s'arrêta quelques jours à Bordeaux. Constatant les dégâts économiques engendrés par le Blocus, il décida de financer quinze armements de navires à destination des dernières colonies encore aux mains de la marine française. L'opération fut un échec : sur douze navires partis, la moitié fut capturée. Avec de si faibles secours, la crise devint très grave pour l'économie portuaire. L'instauration d'un système de licences, dont nous reparlerons plus loin, tempéra un peu la situation. Mais on était encore loin du compte. Toujours à Bordeaux, les négociants girondins utilisèrent, de 1809 à 1814, 171 licences pour commercer avec les pays neutres européens ou plus tard l'Angleterre et 390 permis américains, soit au total 561 départs de navires en cinq années. Avant le Blocus, ce chiffre correspondait environ à une année d'activité moyenne. On  peut donc estimer que le trafic maritime fut divisé par cinq, ce qui montre l'ampleur du désastre. À la fin de l'Empire, la ville de Bordeaux comptait près de 12 000 indigents sur une population totale de 90 000 habitants. La popularité de Napoléon en fut affectée et, en 1814, la ville réserva d'ailleurs un très bon accueil au comte d'Artois. Les ports français de la façade atlantique, poumon économique de la France du XVIIIe siècle, étaient en passe de devenir des déserts économiques.

Les négociants ne furent pas les seules victimes du blocus. L'arrêt du commerce maritime provoqua également de graves crises d'approvisionnement en matières premières. Pour illustrer les difficultés de l'industrie française dans ce domaine, prenons à nouveau le cas de l'entreprise d'Oberkampf. Spécialisée jusqu'en 1806 dans l'indiennage, c'est-à-dire l'impression des toiles de coton, elle avait évolué vers une intégration technique presque complète de son activité en créant des ateliers de filature et de tissage. Fabriquant désormais une partie de ses toiles de coton, l'entreprise devait donc acheter du coton brut. À l'été 1806, Oberkampf eut recours aux filières classiques : l'achat du coton brésilien via le Portugal et l'importation de cotons américains. Très rapidement, il fallut déchanter. Les événements de la péninsule (expédition militaire française au Portugal en 1807, contre-offensive anglaise et insurrection espagnole à partir de 1808) empêchèrent quasiment Oberkampf de se fournir en coton sud-américain. De surcroît, l'intendance militaire et les douanes françaises saisirent la plupart des commandes de l'entreprise avant qu'un décret spécial de Napoléon ne vienne débloquer la situation. Sur 4 000 balles commandées, à peine 360 avaient passé la frontière un an plus tard. Il fallut renoncer également à acheter du coton américain. Le contre-blocus anglais puis l'embargo décidé par Jefferson bloquèrent toute arrivée en provenance des États-Unis. Oberkampf fut alors obligé de prendre du coton brut provenant des saisies de marchandises opérées par la Douane ou des cotons du Levant. Mais ils coûtaient très cher à l'achat car les premiers étaient fortement taxés et les seconds de qualité médiocre occasionnaient un grand nombre de rebuts. Quelle que soit la source, y compris la contrebande, le renchérissement des coûts de production était donc certain. Tout le secteur du coton fut dans le même cas. « Il y a sur toutes les marchandises un mouvement incroyable, et tel qu'on n'en avait pas vu encore […]. C'est un délire effrayant », témoignèrent les négociants André et Cottier. La pénurie de coton brut assortie d'une forte hausse des prix entraîna une crise grave dès 1807. En quelques mois, 40 % des fileurs et tisserands travaillant dans l'industrie parisienne du coton furent mis au chômage.

Il fallait donc d'une manière ou d'une autre essayer de pallier ces manques de matières premières, notamment en recherchant des produits de substitution. En dehors du coton, toutes les denrées coloniales faisaient défaut : le sucre, le café, l'indigo ou le tabac. L'agriculture française pouvait peut-être sauver l'industrie. Pour remplacer le coton, Napoléon s'intéressa de près au développement de la production de laine. Il fallait doubler, tripler ou même décupler le cheptel ovin pour que la laine puisse remplacer le coton. Seulement la France devait aussi développer le nombre des chevaux pour l'armée et il n'était pas possible de réduire les cheptels bovins et porcins en raison de l'augmentation de la consommation de viande dans les villes. Les pâturages n'étant pas extensibles à l'infini, la paysannerie française fut réticente aux introductions de mérinos en provenance d'Espagne ou d'ailleurs. Néanmoins, par rapport à 1797, leur nombre doubla en 1813, passant de 2 à 4 millions. Dans le même temps, plus de 1,2 millions de pièces de tissus en laine sortirent des manufactures françaises en 1812 contre moins de 325 000 en 1789.
Du point de vue des teintures, on obtint quelques succès. Grâce aux efforts des chimistes français, Charles de Laysterie notamment, le garant du Rhône permit d'obtenir un beau rouge et la plante pastel des nuances de bleu qui n'avaient rien à envier à l'indigo. On tenta de remplacer le café par la chicorée. Mais, à cause du peu de cultures et de l'insuccès commercial de cette nouvelle denrée, l'essai tourna court. Autre culture promise à un grand avenir : la betterave à sucre. Sous le Consulat, Napoléon encouragea les recherches destinées à remplacer le sucre de canne devenu très rare dès 1803 à cause de la perte progressive des colonies. Le savant Chaptal lança des études et des plantations de betteraves dans la plaine Saint-Denis virent le jour bien avant 1806. Avec le blocus, la question devint encore plus cruciale. Produire du sucre à partir de la betterave était alors une cause nationale. Ce fut l'entrepreneur Delessert qui parvint le premier à raffiner dans son usine de Passy des pains de sucre tout à fait acceptables. Fort heureux de cette nouvelle, Napoléon se déplaça en personne pour lui remettre la Légion d'honneur. Mais, pour qu'il y ait une production suffisante, fallait-il encore que la culture de la betterave connût une extension considérable. Un premier décret du 25 mars 1809 avait prescrit de mettre 32 000 hectares en culture de betteraves avant que le décret du 15 janvier 1812 ne porte le chiffre à 100 000. Le résultat ne fut pas à la hauteur des espérances : à la fin 1812, à peine 6 785 hectares avaient été plantés. Comme pour la laine, la capacité d'adaptation de l'agriculture française était bien trop lente par rapport aux nécessités économiques nées du blocus. Ce décalage temporel obligea le régime impérial à revoir sa copie et à enfreindre lui-même ses propres règles.

Pour rétablir des relations commerciales avec les États-Unis, déjà respectable puissance maritime, et soulager quelque peu des industries françaises à court d'approvisionnement, le décret de Trianon du 5 août 1810 permit l'entrée de marchandises américaines ou de produits en provenance des colonies contre versement d'importantes taxes à l'importation. Les droits sur le coton par exemple passèrent de 60 francs le quintal en 1806 à 120, 400 ou même 800 francs selon leur provenance. Dès lors, même si des marchandises prohibées rentraient en Europe continentale, les Douanes percevraient quand même une recette non négligeable. Une autre série de mesures vint assouplir le blocus : le système des licences. Une circulaire confidentielle autorisa dès le 14 avril 1809 de manière exceptionnelle et secrète l'exportation vers l'Angleterre d'eau-de-vie, de fruits, de légumes, de grains ou de sels et l'importation en provenance de ce pays de bois, de chanvre, de fer ou de quinquina contre le paiement d'une licence d'une valeur de 600 à 800 francs. Les décrets des 4 décembre 1809 et 14 février 1810 étendirent cette mesure à d'autres produits (huiles, tissus, fer ou coton) et en augmentèrent le nombre. Il y eut 350 licences de ce type ayant permis d'exporter dix millions de francs et d'importer six millions de francs. Avec le décret du 3 juillet 1810, le système des licences fut réservé aux seuls bateaux français. Trois jours plus tard, un autre décret autorisa le commerce avec les États-Unis à la condition expresse d'obtenir un « permis » (ce pays étant hostile au système de licences qui imposait une réciprocité dans les échanges). Puis, le décret du 25 juillet 1810 instaura un nouveau système de licences : tout bateau entrant ou sortant d'un port de l'Empire devait être autorisé par l'Empereur en personne, toute importation devait être compensée par une exportation d'une valeur au moins équivalente (dont un tiers de soieries), et seules les denrées alimentaires ou les matières premières pouvaient être importées, les marchandises manufacturées restant sévèrement proscrites.

De 1806 à 1813, les échanges européens avaient donc été contrariés par toute une série de mesures contraignantes : Blocus continental, contre-blocus britannique, taxes, permis ou licences. En voulant soumettre l'économie à sa politique extérieure, Napoléon joua avec le feu. On ne peut porter atteinte aux circuits économiques sans qu'il n'y ait de répercussions néfastes. La crise de 1810-1811 en fut la meilleure illustration. Commencée au printemps 1810, la crise économique déferla sur toute l'Europe comme une lame de fond et connut son apogée début 1811. Cette année-là, on compta rien qu'à Paris 61 faillites en janvier et le même chiffre le mois suivant. Il n'y eut pas que les grosses entreprises (comme Bidermann) qui furent touchées. L'artisanat connut également un sévère ralentissement des affaires : à Paris 1 400 entreprises textiles sur 1 700 cessèrent le travail et près de 40 % des ouvriers furent au chômage. La mendicité monta en flèche aussi en province où les filatures de coton, les entreprises de soieries ou encore les forges furent durement touchées. En privilégiant l'expansion « dos à la mer », l'économie française était devenue fortement dépendante de la conjoncture économique continentale. Si, d'aventure, celle-ci n'était pas bonne, l'Empire français privé de ses débouchés extra-européens se trouvait immanquablement fragilisé. Le blocus avait certes éliminé un concurrent pour l'industrie française, mais il avait aussi renchéri le coût des matières premières comme le coton ou des denrées coloniales comme le sucre. Tous les marchands européens étaient obligés pour s'en procurer soit de recourir à une contrebande risquée et coûteuse, soit de les acheter à un prix prohibitif au tarif de Trianon. Ensuite, la plupart d'entre eux se virent fermer l'accès à des marchés comme l'Italie, la Hollande, l'Espagne ou les pays du Levant, au profit de l'industrie française. Les pays du Nord de l'Europe furent donc profondément affectés par ces mesures tandis que, dans le même temps, Napoléon pressurait ces pays par des contributions destinées à financer ses armées. Il n'était pas possible d'inonder l'Europe de produits français tout en lui fermant la plupart de ses débouchés, en la privant de ses anciennes sources d'approvisionnement et en pompant son économie pour les besoins des armées napoléoniennes.

L'organisation rationnelle de l'économie européenne voulue par Napoléon était une impasse. Le blocus, s'il avait perduré, conduisait immanquablement à l'appauvrissement de l'Europe. Celle-ci ne pouvait en effet fonctionner en circuit fermé. Le système des licences ou des permis décrété par Napoléon prouve qu'il n'était pas possible de continuer dans la voie d'une fermeture absolue, même si certaines nouvelles cultures, le sucre de betterave notamment, commençaient à connaître quelques succès. En outre restreindre les capacités productives de certains pays européens, l'Italie notamment, était un mauvais calcul car cela privait les éventuels consommateurs de produits français des ressources nécessaires pour acheter. Enfin, la production française, même fortement développée, était de toute façon insuffisante pour satisfaire tous les besoins économiques du vieux continent, ce qui laissait une grande place pour la contrebande.

Cependant les efforts entrepris ne l'ont pas été en vain. En se développant quelques années à l'abri de toute concurrence, l'industrie française a connu une croissance très prometteuse. Disposant de bases solides, elle était désormais bien armée pour résister au retour d'un libéralisme dans les échanges. Les chiffres des importations françaises que nous avons cités plus haut le démontrent. Même les secteurs les plus touchés par le blocus, notamment le commerce maritime, ont su préserver l'essentiel. « De la proclamation du blocus à la fin du régime, le profil du négoce de Bordeaux, Hambourg et Livourne s'est modifié : le retrait des affaires, les faillites, les départs à l'étranger ont quelque peu aminci ses effectifs. D'autres ont toutefois pris, en partie, la relève. Au total, le monde du négoce n'a pas subi de pertes irréparables, ce qui semble confirmé par la rapidité de la reprise après la chute du régime napoléonien », relève Silvia Marzagalli (6) . Louis Bergeron dresse le même constat : « Les péripéties de la vie des affaires à l'époque impériale n'ont pas introduit dans le développement du capitalisme français la coupure néfaste que l'on imagine souvent » (7).

La France impériale a donc su tirer parti du court épisode du Blocus continental en renforçant son développement industriel et en faisant preuve d'un véritable esprit d'innovation face à la pénurie des denrées coloniales.

Pierre Branda a reçu le Grand Prix 2007 de la Fondation Napoléon pour son livre : Le prix de la gloire, Napoléon et l'argent, ed. Fayard.
 

Notes

Notes :
(1) A. Chabert, Essai sur les mouvements des revenus et de l'activité économique en France de 1789 à 1820, Paris, Librairie de Médicis, 1949, p. 361.
(2) Unité de mesure qui équivaut à une longueur de 4 pieds, soit 130 cm environ.
(3) Louis Bergeron, Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à l'Empire, Les ré-impressions des Éditions de l'EHESS, 2000, p. 236.
(4) Louis Bergeron, op. cit., pp. 285-286.
(5) Sur la fraude au Blocus continental dans les États allemands, voir notre ouvrage, Le Prix de la gloire – Napoléon et l'argent, Paris, Fayard, 2007.
(6) Silvia Marzagalli, Les boulevards de la fraude. Le négoce maritime et le Blocus continental (1806-1813), Septentrion, Lille, 1999, p. 262.
(7) Louis Bergeron, op. cit., p. 297.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
472
Numéro de page :
21-30
Mois de publication :
septembre-octobre
Année de publication :
2007
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