Peut-on, à l'heure du retour, esquisser une défense et illustration de l'émigration ? Pour « ces hommes dont le sang a formé goutte à goutte les rubis de la couronne royale, ces hommes qui ne savaient au dessus du Roi que leur conscience et Dieu » (1a), à quelque ordre qu'ils appartinssent, il était intolérable de demeurer dans ce pays de régicides. La cause commune des émigrés est vite résumée. Ils croient à leur prince qu'ils blâment, à leur religion qu'ils ne pratiquent guère, à leur monarchie dont ils désespèrent.
Mais on voudra nuancer : la raison politique, commune à tous les partants, s'accompagne du refus des serments pour le clergé, du refus d'admettre une diminution de leurs droits pour les seigneurs (alors qu'ils estiment leurs devoirs être demeurés entiers), de l'incompréhension devant les désordres pour les membres du Tiers État. Car s'il est une différence entre émigrés laïcs, au départ « volontaire », et émigrés clercs, à l'exil forcé, prenons garde d'oublier les nombreux religieux, non astreints au serment, quittant la France de leur plein gré. Cette émigration cléricale commencée en décembre 1791, quasi simultanée avec celle des nobles patentés, trouve sa synthèse dans le départ du haut clergé aristocratique, évêques, prélats et grands vicaires, mieux accueillis dans les pays protestants que chez les catholiques « où l'on se méfiait d'eux, comme porteurs possibles, voir probables, des germes révolutionnaires » (1b). La loi du 20 mars 1794 assimilera les prêtres réfractaires aux émigrés laïcs, tous ceux qui ne dérogent pas depuis 89.
Les émigrations
Il n'est pas excessif d'attribuer à la première longue vague (1789-1792) les trois quarts des départs. Paysans (20%), artisans (14%) et petits bourgeois (6%) viennent grossir le flux, au gré des pointes de la Terreur et des soulèvements contre-révolutionnaires, surtout frontaliers. Aux 400 000 morts des guerres révolutionnaires (sans compter les civils tués dans les guerres de l'Ouest) jusqu'en 1800, il faut donc ajouter ces 145 000 morts civils de l'émigration recensés par la liste que le Premier Consul fait clore en 1800. Et ce chiffre souffre d'imprécision, à cause des inscriptions multiples (que la connaissance des patronymes d'une province permet de repérer), de l'éparpillement des propriétés, de l'inscription de propriétaires non-résidents ou de résidents non-propriétaires, à cause des nombreux oublis, naturels ou volontaires… Pour moitié de roturiers, pour un quart de clercs, pour autant de nobles, avec des variations provinciales (en Touraine, plus de 300 clercs et 220 nobles sur 621 noms inscrits officiellement).
Le retour des membres du Tiers sera discret et ne semble pas avoir fait l'objet d'études spécifiques, contrairement à celui du clergé, dont résonnent toutes les chroniques d'histoire locale. Mais surtout, l'erreur longtemps tenue et toujours professée d'une noblesse première victime de la Révolution fausserait notre propos, sauf à l'avoir ici dénoncée. Certes, la noblesse émigrée est représentative de l'ordre, quant aux principes (2), à la répartition géographique, à la situation des fortunes, et la liste par province reproduit assez fidèlement la noblesse du règne du Louis XVI, là où clergé et encore plus Tiers État ne répondent pas à ces mêmes clartés statistiques.
On distinguera aussi les émigrés actifs, partis combattre à l'armée des Princes, des passifs, peuplant les Cours européennes, y retrouvant Versailles, ou végétant dans les petites villes ; on ne confondra pas l'émigration élégante, à Londres et à Bruxelles, la pauvre, transie en Suisse, la militaire, confinée en Rhénanie… De l'émigration errante, il faudra savoir si le luxe ou la pauvreté la mènent ; de la dame présentée à la tsarine jusqu'au besogneux peintre d'enseignes, toute la palette est là et rares sont ceux qui reconstituent leurs domaines à l'étranger, sauf à être partis avant la tourmente, comme les Froullay de Tessé (au Maine), modèles avec Calonne de l'émigration précoce ! Il eût fallu au duc de Saulx-Tavannes aller en Russie pour trouver ce qu'il laissait en France : un domaine de quarante villages, groupant quatre-vingt familles de petite noblesse, cent robins, foule de ruraux, fermiers et artisans, bref un duché tout frais de 1786 (3a). On désespère d'évoquer toutes les fortunes d'émigrés, car chacun innova au gré des circonstances : depuis l'émigration à épisodes, qui fit revenir au pays tant que l'on ne craignit pas trop d'y être vu, jusqu'à la folle fuite à travers l'Europe que connut la marquise de Lage de Volude : Allemagne, Saintonge, Bordeaux, Madrid, Lisbonne, Angleterre, Italie (1796), Espagne, Angleterre, Écosse, Espagne, Paris (1803), Écosse, Espagne, France enfin en 1807… D'autres, tels le baron de Batz, parcourent l'Europe pour y comploter, là où d'autres enfin se terrent pour survivre. Mais presque tous s'illusionnent sur la durée de cet exil et l'on sourit des recommandations de Gaultier de La Bouaye à son domestique, en octobre 1791 : « faire du feu dans les divers appartements de sa maison, afin d'éviter l'humidité » ! Mme de Montsoreau n'emportera qu'une saison de son missel pour une prière qui durera vingt-trois ans.
L'émigration est née avant la loi. Il faudra attendre plus d'un an les deux décrets qui la définiront strictement, vrai code pénal de l'émigration. L'avalanche des mesures législatives ou de police va désormais refléter très fidèlement les avatars de la politique française. Le couperet est tombé en juin 1791, avec l'interdiction de la libre sortie du royaume. Jusque-là, on avait grondé (en décembre 1790, en faisant déchoir tout émigré de sa fonction, mais il avait un mois pour rentrer) et l'émigration spontanée n'en avait pas moins perduré, avec l'illusion de sa brièveté. L'automne de cette même année pose les premiers ultimatums : on doit revenir avant le 1er janvier 1792, sauf à voir ses biens confisqués et sa vie menacée. Le « grand ressort des révolutions, l'envie » (dixit Napoléon), va se conjuguer désormais à un patriotisme ombrageux : le crime d'émigration en temps de guerre est né, et les négociations du Brunswick, fin septembre 1792, qui offre Verdun contre la vie de Louis XVI et la restitution de leurs biens aux émigrés, sont un cuisant échec. La république de demain a besoin de s'enrichir aujourd'hui. La grande difficulté pratique d'émigrer, celle qui peuple tous les romans historiques, de cache en calèche, ne commence qu'avec les revers des armées alliées, dans une vraie fièvre obsidionale des maîtres de l'heure. Dès l'été de 1793, on élabore une liste générale, de proscription plus que d'émigration puisqu'on y ajoute les agents comptables fautifs et les rebelles vendéens. Girondins et fédéralistes forment la deuxième vague de l'émigration, au Tiers État dominant. Les prisonniers libérés après Thermidor, échaudés par Moloch, partent à leur tour et l'on permet, en janvier 1795, aux ouvriers et laboureurs sortis depuis mais 1793, de revenir oeuvrer. La dernière vague sera celle de fructidor (septembre 1797) où l'on déportera les émigrés détenus. Dix-huit mois plus tard, commencent les radiations.
À faute de chapon, pain et oignon
Très rares sont les émigrés qui accroîtront leur – fortune dans l'exil. Pour un comte de Choiseul-Gouffier, gratifié d'une terre importante en Pologne, « jolie propriété affermée mille ducats », combien de gentilshommes tireront le diable par la queue. La chronique de cette misère ne sera jamais écrite mais elle se conjugue avec les illusions perdues pour souffler le retour. L'aide des pays d'Europe, qui fit défaut ou presque, ouvre beaucoup de questions : « le désastre de Quiberon avait jeté le découragement parmi nous », confie madame de Saulx-Tavannes ; et Poirier de Beauvais avait eu le même sentiment d'abandon en quittant l'armée des Princes pour revenir chouanner au pays de Loire. Lorsque les puissances hôtesses ne cachent plus qu'elles voudraient « mettre un terme à leur charité » – telle la Hollande ordonnant en novembre 1799 à tous les émigrés de quitter son territoire -, force est de songer au retour, sans le bloquer avec la Restauration. Bref, on revient par lassitude plutôt que pour devenir missionnaire bourboniste et la paix civile qui s'annonce sera la bienvenue : « les espérances sont bien bas, beaucoup de personnes nous ont quittés, elles ont songé à faire leur paix et à abandonner un parti qui n'a, jusqu'à ce jour, offert que peines en échange de sacrifices sans bornes », note M. de Thibout dans son journal.
Certains se risquent à une rentrée clandestine, madame de Saulx-Tavannes par la Franche-Comté, dès 1797. Elle devra se cacher jusqu'au 18 fructidor, quoique l'hostilité ne soit point au rendez-vous, « les gens de la campagne donna(ie)nt facilement des certificats de résidence » et que l'on aille parfois très loin dans l'affabulation et la complicité. Gaspard de Pignol de Rocreuse, émigré à la fin de 1791 pour servir à la 8e Brigade des mousquetaires du roi, est revenu clandestinement dès après Valmy, protégé par la municipalité de son village de Tauxigny. Mais le district de Loches sera indisposé par les faux manifestes qu'il produit et il devra reprendre la route, cette fois vers l'Espagne. Nombreux seront les émigrés fusillés dans la plaine de Grenelle, rentrés bien trop tôt pour se fondre dans la nouvelle société. La liberté de culte concédée aux prêtres du Morbihan (janvier 1795), de la Vendée (à la paix de la Jaunaie), puis étendue à toute la France (21 février 1795) n'empêchera pas, on le sait, les flambées de persécutions anti-religieuses. Mais le retour du clergé, exerçant discrètement son ministère, ouvre la voix aux retours aristocratiques et beaucoup se risqueront à rentrer avant la diane. Dès 1795, M. de Pancemont (1756-1806), alors curé de Saint-Sulpice depuis 1788, encouragé par une loi de nivôse, revient desservir sa paroisse. Ce futur évêque de Vannes ne rentrera officiellement qu'à l'été de 1799, pour être radié le 14 janvier 1800. Et le vrai retour se situe bien dans cette année-là, où tant d'événements permettent une timide paix civile. Les paix de l'Ouest, pour le Maine et l'Anjou le 20 janvier 1800, faisant suite à l'amnistie générale du 19 décembre 1799, les négociations avec Pie VII, élu en mars 1800, mettent le point d'orgue à l'influence du 18 brumaire : la duchesse d'Escars, aussi désorientée que beaucoup de royalistes français, date du coup d'État de Saint-Cloud son désir de rentrer, pour « voir si un nouvel état de choses serait moins contraire que le précédent (…) Un grand nombre d'émigrés rentrait, la peine de mort portée contre eux était abolie ; la misère en France valait mieux que la misère en pays étranger ».Promise à la dissolution à la paix de Lunéville, en 1801, l'armée de Condé compte encore en mars 1800 plus de mille officiers et presque 6 000 volontaires, derniers antrustions de la monarchie défunte. Mais le rôle infime des armées d'émigrés dans les opérations militaires en décourage plus d'un ; après celui des insurrections, le temps des complots est venu. Le Concordat de 1801, la paix d'Amiens (1802) et surtout le sénatus-consulte du 6 floréal an X (amnistie accordée à tous les émigrés qui figurent encore sur la liste – 26 avril 1802) permettent à l'habit brodé de remplacer la carmagnole. L'opinion de Bonaparte sur l'émigration, pour laquelle on lui voit « du penchant » (sic), relève du double discours : en public, il voue les émigrés aux gémonies, mais il va chercher à faire rentrer au pays ces utiles régnicoles.
"Je vous confie que j’ai de l’émigration par dessus la tête"…
(l'ancien député Faucigny-Lucinge, devenu miniature-painter au 22 Panton Street à Leicester Square (Londres) le 11 avril 1802)
Napoléon a peut-être en vue, dès son Consulat, l'amalgame qu'il tentera entre les deux sociétés en fusionnant (?) leurs élites. En diffusant après 1808 un succédané de noblesse, il pensera peut-être porter un coup à l'émigration et beaucoup de familles de vieille roche sembleront lui donner raison en sollicitant des titres de l'Empire. En attendant, des émigrés sont promus dès 1804, au Conseil d'État, aux Écoles militaires, aux préfectures, ce que laissait déjà prévoir la composition de la petite administration de Cour, dès 1801 où l'ostracisme semble calmir : MM. de Rémusat, Legendre de Luçay, de Beausset et de Saint-Didier (l'associé d'Hainguerlot ?), soit trois gentilshommes d'extraction sur quatre ! Et l'avant-dernier, parent du chevalier de Beausset – massacré par la foule marseillaise le 30 avril 1789, ses tripes portées au bout d'une pique, aux cris de » Qui veut de la fraîchaille ? »- n'est-il pas un parangon de noblesse réactionnaire ? Il est vrai que la Cour impériale restera, en très grosse partie, formée des parvenus de la Révolution, hier demi-messieurs, aujourd'hui triples citoyens. Les gentilshommes d'avant-hier n'occuperont que des fonctions de représentation, celles de chambellan, d'écuyer, ou de dame d'honneur ; ils en marqueront d'autant la nouvelle étiquette, même si tous ne sauront pas ressusciter l'esprit très particulier de la Cour d'antan, et ceci est un euphémisme. Il faudra créer les pages de l'empereur – « la plus forte dépense du palais », dira Napoléon à Sainte-Hélène- pour se donner l'illusion d'avoir rendu vie à cette dernière. « Toutes les premières familles de l'Empire, observe-t-il, – sollicitaient d'y placer leurs enfants, elles avaient raison », mais la noblesse de vieille roche n'y figure presque pas. Et le préjugé ennemi de l'Ancien régime habite encore les courtisans de 1805 pour que l'Almanach impérial de cette année-là oublie titres et particules des chambellans…
On est donc revenu dès le début du siècle, et l'on peut estimer qu'en 1802 une petite moitié des émigrés sont rentrés. Au candidat à la réintégration on offre d'abord le passage devant une Commission des émigrés, siégeant à la Chancellerie, qui prononce des radiations individuelles ; mais sa vénalité entraîne sa rapide dissolution. Il lui faudra désormais appartenir à l'une de ces trois catégories de l'émigré caché, de l'émigré fusillé (qui n'a pas su contre-miner les pièges du retour et subit la mort dans la plaine de Grenelle) ou de l'émigré surveillé, soumis à pointer. Les lettres de surveillance de trois mois, renouvelables (ou pas !) permettent de canaliser ces nouveaux-venus auxquels on ne veut pas que du bien. Ils affrontent la vigilance haineuse de Fouché – au 13 octobre 1800, il a refusé 1 747 radiations sur 8 083 – et l'ostracisme de Merlin [de Douai] (4a) dont l'idée fixe est de prolonger l'exil des émigrés. Il faudra parfois l'intervention d'un souverain étranger, ce qui est un comble !, pour faire radier tel ou tel qui lui tient : ainsi du tsar pour le duc de Richelieu, gouverneur d'Odessa et futur premier ministre de la Restauration : ainsi du roi de Prusse pour le duc d'Escars : « la duchesse fait radier son mari [quoique celui-ci ait « montré beaucoup d'attachement, dans les Cours étrangères, à la Maison de Bourbon » (sic) – selon la formule de Fouché refusant une première demande -] à la faveur d'une négociation avec le roi de Prusse, dont le duc était le général-major de cavalerie ». Le ministre de la Justice, Abrial, sera l'anti-Fouché et le vrai protecteur des survenants, mais Bonaparte finit par écarter Fouché et son double pour réunir les deux ministères dans les mains de Régnier, le futur duc de Massa.
Les mesures libérales vont s'accélérant avec le décret du 26 avril 1802 autorisant la rentrée de tous les émigrés qui ne sont pas exclus nominativement ; encore leur faut-il réintégrer le territoire national avant le 1er vendémiaire an X (23 septembre 1802), faire serment de fidélité à Bonaparte, être dix ans sous la surveillance du gouvernement… Cette répression ira jusqu'à faire enlever, en territoire étranger, quelques émigrés notables (par exemple le duc de Saint-Simon, rapté en Espagne, condamné à mort, gracié, incarcéré à Besançon) et l'on sait de cruelles pratiques de la part du maître de l'heure : s'acharnant contre les émigrés « avec plus d'obstination que le Directoire, obtenant leur expulsion de la Russie, contraignant le Pape à lui livrer ceux qui avaient osé rester à Rome, se faisant remettre par le roi de Prusse les malheureux qui se croyaient en sûreté à Bayreuth » (4b).
Les « radieurs » s'affichent, au gré de leurs relations : les frères Lameth, le consul Lebrun, Barras qui aide ceux dont il espère le soutien, enfin Joséphine qui encourage les ministres : « Radiez toujours, radiez, cela fait des amis à Bonaparte ! ». Celle qui avait signé des lettres aux comités révolutionnaires « La Pagerie-Beauharnais, sans-culotte montagnard », devient vite « un ange » aux yeux des contre-révolutionnaires d'hier ; à peine Mme de Damas, dont c'est le mot, ajoute-t-elle : « si elle n'eut été la femme de Bonaparte, je lui aurais sauté au cou… ». Passerelle entre la vieille noblesse et un Premier Consul exorable, Joséphine sera le coeur d'un vaste réseau d'agnats. Quelques indiscrétions ou faux pas la feront plus timide au fils des mois, mais la gens Beauharnais sera le vrai bureau de radiation, tenu par Mme de La Valette, « si célèbre depuis l'évasion de son mari, cousine germaine de la comtesse de Barral, née Beauharnais comme elle » (Mémoires de Saint-Priest). Bref, « les jolies femmes rieuses autour de la citoyenne Bonaparte », vues par Mgr de Boisgelin prêchant pour le Te Deum du Concordat à Pâques 1802, sont autant de conspiratrices de la liberté retrouvée. On doit y joindre Mme de Montesson, épouse morganatique du feu duc d'Orléans († 1785) et marâtre de Philippe-Egalité, amie de Joséphine et choyée par Bonaparte : un hôtel à la Chaussée d'Antin, un douaire de 160 000 livres pour la « douairière d'Orléans » (sic) conviennent à cette « princesse de sang » (re-sic).
Etiam periere ruinae / Les ruines elles-mêmes ont péri
Pour se décarêmer, on s'encanaille à la courtille de Tivoli, centre mondain et élégant de l'Ouest de Paris, aux cafés et jardins de l'Élysée, où se tient depuis 1797 un bal public, à Idalie, ouvert la même année dans la Folie Marbeuf, on croise « les merveilleuses au bal Thelusson, dans le sautillement des pianos d'Erard, dans l'aigre chanson des clarinettes » (5)…, bref on hante les vegliones du Directoire, mais on fréquente aussi les salons, celui de la Montesson, celui des Luynes, celui bien sûr de Joséphine où l'on rencontre la brillante pléiade des jeunes gens à la mode (MM. de Noailles, de Montcalm, de Périgord, de Montron, de Rastignac, de L'Aigle, de Montaigu, de La Feuillade, de Saint-Aulaire). MM. de Choiseul-Gouffier, de Sabran, de Fontanes, Mmes de Chastenay – qui lit sa traduction des Mystères d'Udolphe, d'Ann Radcliffe… – d'Hautpoul, de Choiseul-Meuse s'habituent chez Mme de Genlis qui rouvre son salon en 1800. « Quelle cohue ! quel ton ! » dit Fabre [de l'Aude] à propos du salon de Mme Tallien, « des femmes sorties de je ne sais où, des ouvrières endimanchées, des soubrettes, des vivandières, cent fois pis », bref des décolletages inconvenants et souvent dénoncés.
À tout ce public mêlé on fait montre de ses talents acquis ou perfectionnés dans l'exil ; faute d'y faire le braconnier, on prouve son don des langues et M. de Fitz-James sa ventriloquie…, on y noue aussi des commerces de galanteries. Seul, semble-t-il, le salon de Mme de Beauvau est le conservatoire des manières d'antan. « C'était presque la bonne compagnie qui allait renaître » (1c) et l'on revient lentement au vocabulaire de l'ancienne civilité : « madame » remplace « citoyenne », conséquence avérée des retours d'émigrées. Mais lorsqu'il revient, au début de 1801, le duc d'Escars « troque avec regret les titres de sa maison, portés à l'étranger, contre le titre de citoyen porté alors en France par tout le monde » (6a). Certes, « les personnes de l'ancienne société qui habitaient Faubourg Saint-Germain (…) avaient conservé le même langage, les mêmes formules de politesse, en même temps qu'elles s'étendaient avec une sorte de complaisance portée jusqu'à l'exagération sur les détails d'économie que nécessitait l'état des fortunes » (3b). On observe aussi, peut-être à cause des revers, le retour à la mode la plus ringarde : le busc, la robe à corsage, les étoffes à ramages, les cheveux poudrés et le rouge à joues, cadenettes et crapauds pour les hommes… et le tournant du siècle voit l'évolution générale de la mode, dans le même sens : « plus de bottes, ni de pantalons, plus de sabres ni de cocardes : des bas de soie, des souliers à boucle, des épées de parade, des chapeaux sous le bras les avaient remplacés », dit un témoin absent depuis trois ans. Ainsi vêtu, « physionomie radieuse sur une redingote déchirée », on pèlerine à Versailles, « où rien n'était changé », on fait des visites émues aux lieux d'antan, pour ces dames aux couvents de leur pieuse jeunesse ; par exemple au couvent de Bellechasse, pour lors défiguré, où les chanoinesses du Saint-Sépulcre avaient élevé la jeune demoiselle de Choiseul-Gouffier. Bref, on entame par écrit et aussi oralement cette logorrhée sur les malheurs de la terrible décennie. Elle tiendra lieu de seul discours historique à toute une classe de vieilles filles qui ne s'éteindra qu'avec le Second Empire.
On rentre, pour les plus doués, avec un spicilège que les générations dégusteront et recopieront à loisir : l'expérience d'un nouveau « grand dérangement ». Le comte de Mortsauf, personnage du Lys dans la vallée, symbolise « cette grande figure de l'émigré, l'un des types les plus imposants de notre époque […]. Âgé seulement de quarante-cinq ans, il paraissait approcher de la soixantaine, tant il avait promptement vieilli dans le grand naufrage qui termina le dix-huitième siècle […] Maigre et de haute taille, il avait l'attitude d'un gentilhomme appuyé sur une valeur de convention, qui se sait au dessus des autres par le droit, au dessous par le fait […] Son habillement était celui du campagnard en qui les paysans aussi bien que les voisins ne considèrent plus que la fortune territoriale. Ses mains brunies et nerveuses attestaient qu'il ne mettait de gants que pour monter à cheval ou le dimanche pour aller à la messe[…] Quoique les dix années d'émigration et les dix années de l'agriculteur eussent influé sur son physique, il subsistait en lui des vestiges de noblesse ». Certes tous les gentilshommes rentrés ne sont pas affétés et beaucoup ont même rapporté une rusticité de bon aloi, là où certaines gentilles dames sombreront dans l'atticisme pour faire oublier les rudesses de la société révolutionnaire.
"J’ignore où j’irai cacher ma pauvreté"
Imagine-t-on assez le dépaysement de l'émigré rentré, coti par les épreuves ? et Mme de Saulx-Tavannes idéalise peut-être lorsqu'elle se « rappelle avec attendrissement ces temps (du retour) marqués par tant de dévouement, de foi religieuse, d'union dans les coeurs, d'accord dans les espérances » (3c) ; on la croit davantage quand elle se compare « au voyageur qui, dans une terre inconnue et lointaine, saisit avec avidité toute ressemblance avec sa patrie » ; et l'on est bien assuré que « les jeunes gens qui n'avaient pas été en âge d'émigrer (la) regardaient comme une personne d'un autre siècle », elle qui n'a pas vingt-cinq ans ! Quelques suicides d'émigrés rentrés assombrissent ces retrouvailles mais les fratries se reconstituent bon gré malgré, au delà même du sang : d'avoir couru l'Europe et boursillé ensemble crée un solide compérage. Deux routes s'ouvrent devant les survenants : le ralliement aux nouveaux régimes, sans illusion, de ceux qui, séduits par le généralisme de Bonaparte voient déjà en lui un interroi, ceux-là même, invétérés traîneurs de sabre, qui voguent à mi-chemin du désir de servir et de la folie du célébrisme ; la version fade de ce premier comportement, de ceux qu'un maigre frusquin pousse à se rallier après avoir été radiés, est le bataillon clairsemé des seigneurs devenus châtelains, acceptant les fonctions municipales – des odieuses justices de paix jusqu'au Conseil général – où ils retrouvent quelque chose de leur ancien rôle local. Mais tous « servent » du bout de la plume et blanchoieront dès 1814 ! D'autres enfin, ulcérés de l'abandon des droits privilégiaires dira-t-on facilement, sentiront toute la messéance d'un ralliement à Bonaparte. Chouans non repentis, ils tremperont dans le magnicide de la rue Saint-Nicaise ou bien noieront les salons de leur mordacité, nommant encore veilleuse la méridienne de la Restauration.
On jalouse quelque peu ces épargnés de l'exil qui n'ont pas gravi l'échafaud et n'ont pas répondu à la meurtrière conscription. S'il faut renouer les fils d'une parentèle déchirée, il convient aussi de survivre et la radiation obtenue ne change pas la fortune des familles disetteuses, celles qui ont laissé leurs derniers louis aux fesse-matthieu de l'Europe centrale : « rien à ce point de vue n'était (même) plus illusoire que cette radiation » (6b). Les transactions sont interrompues par le 18 fructidor qui rend irrévocables les ventes de bien nationaux. Quoique « Buonaparte, par un premier décret, avait promis de rendre ce qui n'était pas vendu, un senatus-consulte avait pour ainsi dire annulé ce décret par la foule de réserves qui y étaient comprises » (6c).
Pour beaucoup, l'arrêté du 28 vendémiaire an IX, levant les séquestres sur les biens d'émigrés, inaugure le retour à la terre et de nombreuses familles recouvrent dès l'Empire leurs assises rurales, quitte à se clapir au manoir retrouvé. « De pâles fantômes frappaient aux portes des maisons et, dès qu'on leur avait ouvert, ils tiraient de leurs poches de grands parchemins tout usés avec lesquels ils chassaient les habitants », ironise Musset en évoquant ceux qui brandissent des prérogatives labiles, mais la réalité est moins âpre et les paysans sont assez accueillants dès qu'ils se sentent impatronisés dans leurs biens nationaux. Certains membres impotents des familles « à émigrés » sont même restés au pays pour maintenir le patrimoine, y ont plus ou moins réussi et deviennent les éternels dabos de leur parenté, lorsqu'ils ne s'épuisent pas devant les juges dans des batailles de portionnaires. On multiplierait enfin, de province en province, les exemples de fortunes terriennes rendues à leurs anciens seigneurs par des régisseurs, des tabellions, voire de simple métayers. Leur récompense, toujours large (jusqu'à plusieurs fermes, voire un château), nourrira toute la sociabilité villageoise du XIXe siècle.
Le cas typique est celui du marquis de Rochemore, en possession dès octobre 1800 d'un domaine hérité par une alliance Fesques de La Roche-Bousseau de 1790. Sur les instances de son parent Barras – tous deux sont provençaux -, il reçoit son certificat d'amnistie d'émigration (7) en octobre 1802 mais il a emménagé dès août 1801 dans le château de Marcilly-sur-Maulne, sauvé des ventes par les sieurs Gaignard, huissier à Château-la-Vallière et Roulleau de La Roussière, maire de cette petite ville. Il restaure ce vaste bâtiment – trente-deux chambres à feu, « non compris beaucoup de petits cabinets à côté » (sic) – dévasté depuis dix ans : « ni portes, ni croisées, ni toitures, tout cela a été volé… murs lézardés et écartés… » Bref, on commence dans ces murs une vie de campement : « on jouait la comédie, on couchait sur un matelas étendu sur le carreau, faute de bois de lit, on se passait de tout en riant de bon coeur », écrira en 1891 la vieille marquise de Pronleroy qui les avait tous connus.
Mais tous n'ont pas tant de ruines à relever, et certains recouvrent à lèche-doigt les biens de famille, tels les Desmé se réinstallant dès 1803 dans le bel édifice de Chavigny, construit au XVIIe siècle par Pierre Le Muet. Charles Desmé de Chavigny (1795-1865) nous raconte par le menu cette vie des champs retrouvée : « Peu à peu, sous le Directoire et le Consulat, la noblesse était rentrée chez elle, les salons se rouvraient, la vie reprenait, le bonheur et le plaisir revenaient. Ce fut surtout au début de l'Empire, en 1804, que les châteaux, veufs de leurs maîtres, commencèrent à se remplir » (8). Pour tous, c'est le début d'un travail de longue haleine pour recoudre les domaines démantelés. Les liens traditionnels avec la société paysanne ne manquent pas de se renouer, au gré des opinions de ce monde rural, et la survivance de gestes féodaux mériterait une étude à elle-seule : « un vieux garde du corps se présenta à cheval, fit trois fois le tour de la cour en abaissant la pointe de son épée devant la porte, ancienne coutume alors ignorée par nous » ; dans cette mise en scène, les Saulx-Tavannes reprennent possession du château de Lux près d'Is-sur-Tille en Bourgogne, en 1800. Et peut-être – arrêtons-nous au bord du mythe – ces deux sociétés, aristocratique et rurale, vont-elles tisser désormais des liens plus forts que ceux de naguère, dans une reconnaissance réciproque. « Je n'oublierai pas, écrit-on avec émotion, les vieilles races de bûcherons, fières de s'être perpétuées d'âge en âge dans la forêt [tout le concept de noblesse n'est-il pas là, en quatre notions : lignée, nature, conscience et durée ?] ni encore ce patois que le modeste villageois aimait à entendre dans la bouche du noble seigneur. Toutes ces choses ont passé mais elles restent gravées dans ma mémoire » (3d). Et cependant, la vie noble en a subi une mutation telle que la notait La Varende, dans l'avant-propos de Man d'Arc en 1939 : « [ces pages tenteraient de faire saisir], malgré la persistance de fidélités chevaleresques, malgré des expansions, des fraîcheurs inaltérées, la naissance de cette économie judicieuse et pleine de sang-froid, bourrée de bonnes intentions, respectable en soi qui, avec le XIXe siècle, commença d'envahir une caste glorieuse, de l'engraisser en l'affaiblissant ». Les familles auxquelles on n'a laissé, dans les saisies de biens nationaux, que « les meubles et hardes à leur usage personnel » en ont encore perdu quelques paquets aux tournants de l'histoire ; la vue des dépouilles de leurs pairs complaisamment étalées chez les parvenus ou tombées en brocante, exposées au décrochez-moi-ça, ulcère tous les survivants de cette révolution de l'envie. Même les plus vieilles races, celles qui pourraient encore morguer sans ridicule, se mettent à l'unisson de cette « façon méticuleuse et parcimonieuse de vivre » qu'inaugure à Léran – aux siens depuis le XIIIe siècle – Gustave de Lévis Mirepoix. Petit-fils d'un mort en exil, fils d'un guillotiné, il fait cloisonner le vaste château en petits appartements, proportionnés à ces existences de proscrits dont il ne parvenait pas à se déshabituer.
On cherchera dorénavant dans des devoirs religieux scrupuleusement respectés – beaucoup sont partis gallicans qui revinrent ultramontains -, la justification de la prééminence sociale encore attestée. Mme Molé de Champlâtreux fonde dès 1804 les Soeurs de la Charité de Saint-Louis et aura de très nombreuses imitatrices. L'utilité sociale et l'esprit d'invention trouvent aussi leur champ d'action et La Roche- Foucauld-Liancourt consacre ses premières rentes, dès juin 1800, à introduire la vaccine en France; de même Jouffroy d'Abbans, de retour en 1801 après dix ans d'exil, démolit-il une aile du château paternel pour réunir les fonds d'une nouvelle expérience : son bateau voguera sur la Seine en 1816.
La publication d'une nouvelle liste d'émigrés, le 15 novembre 1807, est un anachronisme dans notre propos. Elle concerne les opiniâtres, ceux qui se sont bronzé le coeur dans les luttes, Chateaubriand (sic) et les ducs (de Blacas, d'Havré, de Duras, de Gramont, de Lorge, de Sérent, de Castries…), bref la petite Cour d'Hartwell, les « voltigeurs de Louis XIV ». Proscrits jusqu'en mars 1814 (une loi du 5 décembre suivant rend les bien non vendus à cette date), ils représentent l'obstination à outrance dans les traditions de l'Ancien régime (6d) et l'historien René de Castries moquera ces « revenants aux tenues insolites, aux manières surannées, aux conceptions politiques dépassées ». Assurément, quelques songe-creux se livrent à toutes les uchronies dans des écrits vengeurs tirés à nombre confidentiel, mais c'est cependant aux plumes ou aux actes des meilleurs que la Restauration devra son lustre, comme la philosophie et la littérature romantique seront toutes filles d'émigrés, de Chateaubriand à Joseph de Maistre, de Benjamin Constant à Mme de Stäel.