Les ennemis frères. La fraternisation franco-anglaise pendant la guerre de la Péninsule

Auteur(s) : GRIFFON DE PLEINEVILLE Natalia
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La fraternisation entre ennemis pendant les guerres du Premier Empire n’était pas une chose rare. Souvent, les ennemis d’hier devenaient alliés suite à un traité de paix; l’estime réciproque parmi les officiers de diverses nations, la franc-maçonnerie européenne ou la recherche commune de victuailles lors des trêves sont autant de sujets évoqués par les mémorialistes de l’époque.
Cependant, sur le théâtre d’opéraitions de la Péninsule ibérique, cette fraternisation prit des formes particulières.

Les ennemis frères. La fraternisation franco-anglaise pendant la guerre de la Péninsule
La défense du château de Burgos 1813, François Joseph Heim © RMN-Grand Palais (Château de Versailles) - Franck Raux

En Espagne et au Portugal, l’armée française se retrouva face à une guérilla implacable et cruelle, où les excès de la barbarie se manifestèrent des deux côtés. Les peuples de la péninsule ibérique considéraient d’emblée leurs adversaires français comme des hérétiques ayant assassiné leur roi légitime, des impies n’ayant aucun respect pour la religion, des créatures de l’Enfer. Il n’y a qu’à se rappeler ce fameux Catéchisme espagnol où Napoléon était associé au diable. Pour leur part, les Français prenaient les Espagnols et les Portugais pour des sauvages ; il est vrai que le niveau de vie dans la péninsule était loin d’égaler celui d’un paysan français ou d’un ouvrier britannique. Ainsi, lorsque les Anglais vinrent aider les peuples ibériques à expulser l’envahisseur de leur territoire, ils eurent la même impression que les Français quant à l’éducation et la culture de leurs nouveaux alliés. Leurs habitudes alimentaires inspirèrent vite le dégoût, de même que leur mode de vie et la saleté omniprésente : il suffit de lire les témoignages des soldats et officiers britanniques pour s’en rendre compte. Par conséquent, il leur sembla naturel de considérer d’emblée leur ennemi français comme un être “civilisé”, par opposition aux paysans incultes des pays où ils allaient faire la guerre.
De cette façon, les Français et les Anglais se traitèrent durant toute cette guerre en égaux, unis dans leur dédain pour les Espagnols et, quoique dans la moindre mesure, les Portugais. Ce sont surtout les guérilleros qui excitaient le mépris des deux nations “civilisées” ; les Anglais, avec leur sens du fair-play, étaient indignés des méthodes peu nobles de ces derniers qui n’hésitaient pas à assassiner des soldats isolés ou à jeter un général ennemi rejoignant ses troupes dans l’huile bouillante. Les moines leur faisaient également horreur : ainsi, l’officier de cavalerie Brotherton se souvient avec indignation d’un moine tirant sur les Français derrière un abri et se réjouissant bruyamment à chaque homme abattu. Pour leur part, les Espagnols, fervents catholiques, considéraient leurs alliés britanniques comme des hérétiques, refusant parfois de leur fournir des vivres sous ce prétexte ou d’enterrer leurs morts selon le rite chrétien.
Cette attitude ne pouvait qu’engendrer des conflits, ce qui faisait que les Anglais se sentaient infiniment plus proches de leur ennemi français que de leur allié espagnol. Les multiples défaites des généraux espagnols ne purent que les renforcer dans leur mépris pour ces alliés peu fiables mais arrogants, dont les officiers supérieurs cachaient derrière leur vantardise tout à fait gasconne une incapacité militaire notoire.
Les soldats britanniques avaient donc l’impression de combattre pour des ingrats, ce qu’exprime avec verve le commissaire des guerres Schaumann : « Les gens d’ici ont l’effronterie d’envisager les troupes anglaises comme des animaux exotiques venus engager un combat privé avec les Français, et maintenant qu’ils sont là, tout ce que les beaux messieurs espagnols ont à faire est de les regarder, avec leurs mains dans les poches. » Les Français partageaient apparemment cette vision des choses : ainsi, le capitaine Griffith du 15th hussards entendit les chasseurs à cheval de la Garde pris au combat de Benavente en 1808 déclarer qu’il était « vraiment dommage que les soldats des deux premières nations au monde s’entretuent pour ces brutes d’Espagnols » !
Il n’était donc pas rare de voir Français et Anglais combattre côte à côte contre les guérillas ; un de ces épisodes fut représenté allégoriquement par Louis-François Lejeune dans son célèbre tableau Attaque du grand convoi dans le défilé de Salinas. C’est d’ailleurs d’après les récits des contemporains que Conan Doyle a inventé l’épisode du maréchal Millefleurs dans les Exploits du brigadier Gérard où l’on voit des hussards français et des dragons anglais organiser conjointement une expédition contre les brigands en Espagne.
On constate les premiers exemples des relations amicales franco-britanniques lors de la campagne de Vimeiro au Portugal en 1808, lorsque l’armée de Junot y affronta pour la première fois les troupes anglaises commandées par Arthur Wellesley, le futur duc de Wellington. En septembre 1808 à Lisbonne, suite à la convention de Cintra prévoyant l’évacuation du Portugal par les troupes de Junot qui pouvaient emporter tous leurs bagages, les Anglais firent beaucoup d’efforts pour protéger les Français de la population effrénée. « On voyait à tout moment, raconte le maréchal des logis Oyon, des Anglais boxant des Portugais qui avaient osé nous insulter en leur présence. Leurs patrouilles faisaient feu sur le peuple pour soustraire des victimes à sa rage, et ils avaient formellement déclaré que si les corps d’insurgés tentaient de venir nous inquiéter dans notre asile, ils prendraient les armes conjointement avec nous, pour nous aider à les repousser. » Quelques officiers français offrirent à leurs homologues anglais leurs chevaux en signe de gratitude ; le geste du général Delaborde fut encore plus noble : il rendit au 29th régiment britannique le cheval de leur lieutenant-colonel Lake tué au combat de Roliça le 17 août.
Le respect mutuel entre officiers supérieurs était donc bien présent : ainsi, le maréchal Soult ordonna d’élever à La Corogne un monument à la mémoire du général en chef britannique sir John Moore blessé mortellement lors de la bataille du 16 janvier 1809, et lui fit rendre les honneurs militaires.

Les officiers prisonniers

Durant toute la guerre de la Péninsule, on constate que souvent lors des rencontres entre Français et Anglais, les officiers prisonniers étaient traités avec des égards dûs à leur rang. Une partie de la correspondance de Wellington concerne l’échange des prisonniers, pratique courante à l’époque et dont les bénéficiaires furent nombreux. Rien d’étonnant donc que les officiers français préférassent de loin se faire prendre par les Anglais que tomber aux mains des Espagnols qui ne leur faisaient généralement aucun quartier et les maltraitaient à chaque occasion. Ainsi, le célèbre général de cavalerie Franceschi-Delonne fut pris par les guérillas en 1809 ; lors de son transfert, il rencontra Wellesley qui lui offrit à dîner ; le Français lui demanda alors de se constituer son prisonnier, mais malheureusement sir Arthur n’avait pas le pouvoir d’y consentir. En 1810, atteint d’une maladie, Franceschi finit tristement ses jours dans un cachot infecte de la prison de Carthagène, sans avoir pu revoir sa femme qui se laissera mourir de faim en apprenant sa disparition.
On peut croire que s’il avait été pris par les Britanniques, le sort du brave Franceschi eût été bien différent. Au combat de Benavente, le 29 décembre 1808, le général Lefebvre-Desnouettes, commandant les chasseurs à cheval de la Garde, se retrouva prisonnier. Emmené au quartier général de sir John Moore, commandant en chef britannique, il n’eut qu’à se louer des manières de son adversaire. Moore lui lava lui-même sa blessure sur le front et lui prêta du linge, en attendant l’arrivée des bagages de Lefebvre-Desnouettes ; celui-ci fut ensuite invité à dîner avec l’état-major anglais. Voyant que son prisonnier était gêné par l’absence de son sabre qui lui avait été enlevé dans le combat, Moore lui offrit le sien ; sur les conseils de son secrétaire militaire Colborne, le commandant en chef britannique poussa sa susceptibilité jusqu’à ne pas exiger de son prisonnier une promesse écrite de ne pas s’évader. « Je n’oublierai jamais, écrit son aide de camp George Napier, comment nous fûmes tous frappés de la conduite de sir John Moore à cette occasion, qui fut parfaite. »
À l’inverse, l’histoire du major Charles Napier du 50th d’infanterie est un exemple touchant de l’attitude chevaleresque des maréchaux français envers les prisonniers britanniques. Grièvement blessé à La Corogne le 16 janvier 1809 et fait prisonnier, Napier fut accueilli, après maintes tribulations, à l’état-major de Soult ; les aides de camp du maréchal furent aux petits soins pour leur prisonnier qu’ils considérèrent plus comme un hôte que comme un ennemi. Lorsque le corps de Ney releva celui de Soult à La Corogne, le duc d’Elchingen ne fut pas en reste : apprenant que la mère du major anglais était vieille et aveugle, il relâcha Napier sur parole pour qu’il pût l’embrasser une dernière fois. Il existe un témoignage qu’en 1810, à son retour dans la péninsule ibérique après échange, Charles Napier demanda une permission pour aller « prendre un thé avec son ami le maréchal Ney » ! Plus tard, lors de la rédaction de son ouvrage monumental sur l’histoire de cette guerre, William Napier, le frère de Charles, sera en correspondance avec le maréchal Soult qui lui fournira des informations précieuses.
Souvent, les Anglais durent s’interposer pour défendre leurs prisonniers de la fureur de leurs alliés ibériques. Cela concerne particulièrement les blessés que les Espagnols voulaient exterminer systématiquement. Les Français furent eux aussi particulièrement attentifs envers les blessés anglais : ainsi, lorsque Wellington se vit forcé d’en abandonner un grand nombre aux hôpitaux de Talavera après la bataille en 1809, c’est le maréchal Mortier qui s’en occupa personnellement et prêta même de l’argent à plusieurs officiers. L’attitude des soldats de Napoléon était souvent bien différente envers les natifs : le sergent Morley du 5th d’infanterie britannique, fait prisonnier lors de la retraite de La Corogne en janvier 1809, fut invité à partager le déjeuner de quelques officiers français qui lui proposèrent de boire à la santé de l’Empereur Napoléon ; Morley leur demanda en retour de faire de même pour George III, ce que les Français firent de bonne grâce et lui donnèrent même un gros morceau de jambon pour la route. Ce même sergent racone que pendant qu’il était acheminé avec le convoi de prisonniers, lorsqu’un Anglais tombait d’inanition, il était aussitôt relevé, tandis qu’un Espagnol ou un Portugais était fusillé sur place.

Les « goddams » et les « mangeurs de grenouilles »

Les soldats des deux armées apprirent très vite à donner des sobriquets à leurs adversaires. Les Anglais devinrent naturellement les « rosbifs », les « goddams » et les « John Bull », tandis que les Français étaient désignés comme « Johnny crapaud » ou « mangeurs de grenouilles ». Cependant, il n’y avait pas d’animosité, comme l’affirment de nombreux mémorialistes. À la bataille de Talavera, le 28 juillet 1809, après que les premières attaques du maréchal Victor furent repoussées, il s’installa une trêve tacite ; on vit alors les soldats des armées adverses venir puiser au même ruisseau pour étancher leur soif provoquée par une chaleur intense. Le lieutenant Leslie du 29th d’infanterie britannique se souvient : « Ils se mélangèrent de la manière tout à fait amicale. Le lieutenant Langton du 29th régiment donna à un officier français deux croix de la Légion d’honneur appartenant aux officiers tués sur la colline. » Quelques Français traversèrent le ruisseau de Portina pour aller chercher de l’eau dans un puits situé en bas de la colline occupée par l’ennemi ; la distribution se fit de manière équitable, si l’on en croit le capitaine FitzClarence. Le sergent Nicol du 92nd Highlanders se souvient : « Nous nous regardions, buvant et essuyant la sueur sur le front, riant et nous saluant réciproquement d’un signe de tête ; le combat était alors bien oublié. » Au bout de deux heures, les blessés étaient ramassés, les morts enterrés, puis la bataille recommença. Par ailleurs, selon Girod de l’Ain, ce ruisseau avait déjà été visité par les soldats des deux nations durant la nuit qui avait précédé la bataille, qui « vinrent y boire et y puiser en bonne intelligence ; pareils faits se renouvellent souvent, à la guerre ».
En effet, arrêter le combat pour faire la collecte des blessés fut la pratique courante lors des batailles de la Péninsule. À Bussaco, « durant cette cessation de combat, nous engageâmes la conversation comme si nous étions les meilleurs amis, et sans la moindre animosité ou mauvais sentiment », dit George Napier ; il rapporte à cette occasion l’histoire d’un officier allemand au service français qui vint s’informer du sort de son frère servant au 60th régiment britannique et le trouva parmi les morts. Wellington trouvant enfin que la trêve avait duré trop longtemps, fit sonner le ralliement, les Français firent de même, et les soldats de chaque armée revinrent à leurs positions « comme un groupe d’écoliers rappelés de leurs jeux par leur maître d’école ». Il était fréquent qu’un officier britannique s’interposât pour empêcher un soldat d’achever un ennemi vaincu : c’est de cette façon que fut sauvé le général Simon à Busaco. Parfois, ce n’étaient même pas des officiers : ainsi, le major Napier du 50th d’infanterie dut son salut à La Corogne à un simple tambour nommé Guibert.
Joseph Anderson relate dans ses mémoires un cas similaire survenu pendant la bataille de Fuentes de Onoro, le 5 mai 1811, où il fut envoyé avec quelques camarades, lors d’une suspension d’armes, au village de Fuentes occupé par les Français : « Nous fûmes reçus très aimablement, et nous nous mîmes aussitôt au travail pour enterrer les morts et ramasser les blessés. » Au bout d’une heure, on sonna “aux armes” ; alors les Français « levèrent leurs bonnets et nous acclamèrent par trois fois. Nous leur serrâmes la main et partîmes à la hâte vers nos lignes, puis, nous formant en bataille, nous levâmes nos bonnets et leur rendîmes leur salut cordial ». Pendant que cela se passait, pas un seul coup de fusil ne fut tiré ; ce qui n’empêcha pas qu’une fois tout le monde eût regagné ses positions, « le terrible massacre continua jusqu’à la nuit ». Le soir de la bataille de Sorauren en 1813, le maréchal Soult envoya un parlementaire dans le camp adverse pour demander l’autorisation de venir cueillir les morts ; non seulement la permission fut accordée, mais les Britanniques prêtèrent main-forte à cette pénible corvée, après quoi on vit les soldats écossais et français creuser la terre ensemble à la recherche de pommes de terre. Le lendemain, les Français envoyèrent d’autres parlementaires avec les bagages de leurs officiers pris dans la bataille. Ce cas n’est point unique. À plusieurs occasions, les positions des deux armées se trouvèrent tellement rapprochées qu’il était possible, à l’aide d’une lunette, voir ce qu’il y avait dans les assiettes des soldats et officiers prenant leur repas ! Ce fut surtout le cas devant les lignes de Torrès-Vedras entre octobre 1810 et mars 1811, ainsi que dans les Pyrénées à la fin de la guerre. Les sentinelles étaient très proches et entamaient souvent une conversation ; il était convenu de ne pas se tirer dessus, sauf en cas d’une attaque sérieuse. À ce propos, le colonel anglais Vivian écrivait à ses proches : « Ils sont vraiment diablement courtois et des hommes d’honneur qui savent comment on fait la guerre. Ils se comportèrent admirablement bien envers deux officiers du 14th [dragons légers] faits prisonniers. »  Dans une autre occasion, raconte Surtees du 95th rifles, non loin d’Arcangues, trois officiers français dressèrent leur table dans un champ à moins de cent mètres des piquets anglais ; à chaque gorgée, ils levaient leur verre pour montrer aux Britanniques qu’ils buvaient à leur santé ; ceux-ci se gardèrent bien de les déranger. Le même jour, les soldats de trois nations : Anglais, Portugais et Français, pillèrent ensemble une maison sur un terrain neutre entre les deux armées, « en parfaite harmonie ». Pourtant, ces entorses à la discipline n’étaient pas tolérées par tous les officiers, loin de là ; il était en effet possible, sous prétexte d’aller boire une goutte avec l’adversaire, de reconnaître ses positions ou d’essayer d’inciter ses soldats à la désertion. Le chirurgien anglais Boutflower nota à ce propos dans son journal que la défense de fraterniser avec l’ennemi concernait surtout les Anglais, car « la candeur de nos hommes ne faisait pas le poids contre la fourberie d’un Français ». Lord Wellington se vit obligé, lors de la campagne de Masséna au Portugal, d’interdire par un ordre du jour aux officiers anglais d’accepter les invitations au théâtre improvisé par les Français à Santarem.
Des deux côtés, on évitait de faire couler le sang inutilement. Ainsi, Wellington avait expressément défendu de tirer sur des sentinelles isolées, disant que « la mort d’un pauvre gars en vedette ne nous ferait pas gagner la guerre ». Les Français en faisaient de même de leur côté. Kincaid du 95th rifles se rappelle un incident survenu en décembre 1810 au Portugal quand il commandait un piquet gardant un pont ; une sentinelle française sur l’autre rive fit feu, et la balle toucha un morceau de bois dans le brasier autour duquel étaient assis les riflemen. Le lendemain matin, les Français envoyèrent un parlementaire pour s’excuser de la « stupidité » de la sentinelle qui s’était imaginée que les Anglais voulaient l’agresser. Le même mémorialiste raconte aussi que le général Junot étant un jour, devant les lignes de Torrès-Vedras, blessé par une sentinelle anglaise, Wellington envoya lui dire que s’il souhatait se procurer quoi que ce soit à Lisbonne, il serait heureux de lui rendre ce service ; mais, selon Kincaid, « le général français était trop homme politique pour reconnaître avoir besoin de quelque chose ». Wellington lui-même faillit être abattu par une sentinelle lors d’une reconnaissance sur les bords de la Garonne en 1814; le coup rata, puis un officier français accourut en s’écriant : « Pardon, monsieur, c’est un nouveau. »

De fréquentes communications

Les communications entre les adversaires étaientt assez fréquentes ; souvent les officiers des deux nations cherchaient à lier connaissance et à discuter autour d’une bonne bouteille. Parquin raconte un épisode de ce genre survenu le 3 mai 1811 aux environs de Ciudad-Rodrigo : « Le commandant de Vérigny, jaloux de connaître Messieurs les officiers anglais, me dit :
– Parquin, voilà une bouteille d’excellente eau-de-vie de France ; portez-vous au galop à quelques pas de la ligne anglaise, agitez votre mouchoir blanc, et quand on viendra à vous pour vous demander ce que vous voulez, vous répondrez que vous venez offrir de trinquer avec les officiers qui sont en ligne devant moi. Si on accepte, je vous rejoins au galop avec les officiers qui sont avec moi.
Le commandant finissait à peine de me parler, qu’ayant mis la bouteille d’eau-de-vie dans la sabretache, je partais au grand galop, le mouchoir blanc à la main. Je l’élevai en l’agitant lorsque je fus à une distance raisonnable des lignes anglaises. Un officier du 10e dragons légers anglais vint aussitôt sur moi au galop, et quand il m’eut atteint, il me demanda ce que je voulais.
– Je viens vous offrir une bouteille d’eau-de-vie pour boire avec vos camarades et les miens, avant de faire connaissance d’une autre manière.
L’officier anglais accepta et fit signe à ses camarades ; de mon côté, j’en fis autant au commandant de Vérigny, qui me rejoignit avec une dizaine d’officiers, au moment où un pareil nombre d’officiers anglais arrivaient. La bouteille passa à la ronde et fut vidée à l’instant. On la trouva excellente, surtout les officiers anglais, qui nous remercièrent de notre procédé, auquel ils parurent fort sensibles. » Le joyeux groupe ne se sépara que lorsque deux ou trois obus tirés des lignes anglaises tombèrent non loin ; les Français partirent « non toutefois sans avoir accepté de boire le rhum que nous avaient offert en revanche de notre procédé les officiers anglais ». Les soldats des deux nations se réunissaient eux aussi pour boire ensemble ; il existe des témoignages que les Français ramenaient aux avant-postes leurs homologues britanniques ivres-morts, ou renvoyaient leurs armes oubliées dans les lignes françaises par inadvertance. Cependant, ce n’était pas toujours ainsi : Parquin affirme que ses chasseurs à cheval s’emparaient parfois d’un Anglais juste pour lui prendre sa fiole de rhum. « Le chasseur, ajoute notre mémorialiste, profitait en outre de trois napoléons, qui étaient la taxe établie pour chaque cheval de prise. » Le capitaine Lemonnier-Delafosse du 31e léger raconte pour sa part un épisode survenu au Portugal en automne 1810, lorsque les Français étaient en observation devant les lignes de Torrès-Vedras : un sergent français buvant ensemble avec des soldats anglais fut fait prisonnier par ceux-ci ; conduit à lord Wellington, il lui déclara que sa capture était injuste, en expliquant qu’ils « n’avaient pas plus le droit de me prendre que je ne l’avais à leur égard ; ils ont abusé de mon isolement. On se doit plus de politesse entre militaires. » Wellington le fit alors s’asseoir à sa table, puis le laissa partir. Pourtant, ce “manque de politesse” ne semble pas avoir été courant ; Lemonnier-Delafosse l’explique ici par le fait que les Anglais étaient probablement « plus avinés que de coutume » et affirme que cette sorte de fraternisation « arrivait journellement, sans qu’il en résultât la moindre des choses ».
Les officiers britanniques, sans excepter lord Wellington, étaient connus pour leur passion démesurée de la chasse à courre ; les Français virent parfois leurs chiens, voire les chasseurs eux-mêmes, pénétrer par inadvertance sur leur territoire, mais y prêtaient généralement peu d’attention et rendaient généreusement les chiens s’étant aventurés dans leurs lignes. En 1810, près de Cadix, ils manquèrent ainsi l’occasion de capturer le général Graham et son état-major qui arrivèrent imprudemment jusqu’aux avant-postes français excités par la chasse. En octobre 1813, un parti de chasseurs traversa à la nage la Bidassoa à la poursuite d’un renard pour le tuer sur la rive occupée par l’ennemi, faisant déguerpir un tambour-major qui était en train de faire faire un exercice à une vingtaine de gamins et qui crut à une attaque ; celui-ci alla prévenir son général qui fit amener de l’artillerie sur le rivage. C’était alors le tour des chasseurs de se sauver à toutes jambes ! En avril 1814, deux jours avant la bataille de Toulouse, les officiers du 28th d’infanterie britannique aperçurent un lièvre dans un champ entre les avant-postes français et anglais, et lui donnèrent la chasse, ne le tuant que dans les lignes adverses ; le propriétaire des chiens salua alors l’officier français et les rappela. Le Français eut la politesse de renvoyer le lièvre avec une lettre disant que les Anglais y avaient plus de droits que lui et ses camarades !

Approvisionnement et relations courtoises

Les problèmes de l’approvisionnement trouvaient parfois leur solution dans le troc de victuailles. Ainsi, en juillet 1812, avant la bataille des Arapiles, Français et Anglais se baignaient ensemble dans le Douro et échangeaient leurs rations : biscuits et rhum contre vin et eau-de-vie. En 1814, devant Bayonne, les Anglais échangeaient le thé contre l’eau-de-vie et le sel, et achetaient aux Français toutes sortes d’objets. Les partis de fourrageurs, au lieu de s’attaquer, s’aidaient mutuellement. L’ingéniosité des soldats n’avait pas de limites : on faisait mettre une grande pierre au milieu de la rivière séparant les deux armées, et l’on y plaçait un récipient vide et de l’argent, puis on faisait signe à la sentinelle sur l’autre rive ; le soir, la marmite revenait pleine d’eau-de-vie. Deux mémorialistes anglais, Cadell et Bell, racontent un épisode ayant eu lieu pendant l’hiver 1814 : la sentinelle française n’ayant pas rempli la marmite comme convenu, un soldat irlandais furieux passa sur la rive adverse et enleva à la sentinelle, qu’il avait reconnue, ses habits et son fusil. Quelques heures plus tard, les Français vinrent les réclamer, déclarant que si les Anglais ne les rendaient pas, la carrière de l’officier commandant le piquet et la vie de la sentinelle étaient compromises. Le capitaine français proposa dix francs au soldat irlandais pour les racheter ; ce dernier refusa généreusement de les accepter. L’affaire remonta aux oreilles du général Hill qui fit condamner l’Irlandais à trois cents coups de fouet pour son imprudence, mais finit par le pardonner. Dans une autre occasion, un officier anglais donna de l’argent à son homologue français pour qu’il lui fasse parvenir du vin de bordeaux ; le tonneau arriva au camp britannique trois jours plus tard. Il y avait aussi un échange de bons services, comme faire passer une lettre à un prisonnier anglais en France ou un billet doux à une petite chérie laissée en Angleterre par un ex-prisonnier français.
On échangeait aussi des nouvelles : Cadell rapporte comment un officier anglais essaya de passer aux Français un journal relatant un soulèvement contre Napoléon aux Pays-Bas, mais le laissa tomber dans la Nive, s’attirant la remarque d’un officier français : « Vos bonnes nouvelles sont très vite mouillées. » Tomkinson du 16th dragons légers notait dans son journal le 16 septembre 1812 que deux officiers du 22e chasseurs à cheval lui apprirent la prise de Saint-Pétersbourg par Napoléon et disaient qu’ils voulaient rejoindre la Grande Armée en Russie. Le 23 janvier 1814, Woodberry du 18th hussards parla à un aide de camp du général Pierre Soult près de Hasparren au pays basque ; après avoir échangé les dernières gazettes, le Français lui dit : « Vous vous imaginez, parce qu’on vous laisse rester dans ce pays, que les choses vont mal pour nous : mais vous vous apercevrez bientôt de votre erreur et vous serez heureux de repasser les Pyrénées. »
Quand il s’agissait des femmes des officiers supérieurs français, les Anglais se comportèrent à plusieurs occasions en gentlemen. Ainsi, l’épouse du général Gazan, commandant l’Armée du Midi, fut capturée dans son carrosse le soir de la bataille de Vitoria, le 21 juin 1813, avec deux de ses enfants. Un d’entre eux fut perdu dans le tumulte ; Wellington ayant ordonné de le rechercher, il fut retrouvé au bout de huit jours : un cavalier anglais l’ayant aperçu pleurant sur le sol, l’avait ramassé, nourri avec sa ration et amusé pendant une semaine, de sorte que le petit garçon ne se sépara de son sauveur qu’à contrecoeur. Pendant la retraite de Burgos en hiver 1812, la cavalerie française s’empara des bagages de la 7e division anglaise dont quelques paniers de bât avec des enfants de soldats britanniques : il est notoire que ceux-ci étaient souvent accompagnés en campagne par leurs familles. Ne voulant pas se charger d’un tel fardeau, les Français s’empressèrent de les renvoyer à la première occasion. Cet épisode est relaté par le sergent Costello qui ajoute: « Une scène des plus intéressantes eut alors lieu, quand les mères coururent serrer leurs chéris dans leurs bras. »
Lors de ces trêves improvisées, comment les soldats communiquaient-ils entre eux ? Par gestes, mais aussi en employant un langage assez pittoresque dont plusieurs mémorialistes font mention. Un dialogue singulier de ce genre entre deux sentinelles fut entendu par l’officier du génie Landmann sur les rives du Zizandre au Portugal : « Je dis, mounseer, comment allez-vous ? parlé vou france ? disait l’Anglais. Je veux dire, comment va maître Nap ? » Le Français n’en comprit pas un mot, mais il répondit aussitôt : « Que dis-tu, mon sacré goddam ? combien te donne-t-on par jour ? » « Que dis-tu là, toi la grenouille affamée ? » dit l’Anglais. « Ah, tu n’es qu’une f… bête ! » répliqua le Français en tournant le dos. Dans quelques instants, le Français reprit la parole : « Allons, Monsieur John Bull, veux-tu une miche ? », et il jeta à son vis-à-vis un grand morceau de pain. Ne voulant pas être en reste, l’Anglais descendit vers la rivière qui n’était à cet endroit qu’un ruisseau, et appelant le Français, lui offrit « une goutte de rhum à la santé du vieux George ». Ne sachant comment exprimer sa gratitude, le Français passa ses mains autour du cou de son nouvel ami et l’embrassa plusieurs fois ; non habitué à ce genre de traitement, l’Anglais se dégagea brusquement et s’écriant avec rage : « Me prends-tu pour une fille, ou veux-tu me jouer une de ces farces ? », lui flanqua une gifle avec le revers de sa main. Landmann dut s’interposer pour calmer les deux compères ; le Français s’éloigna enfin en marmonnant : « Un soufflet ne se pardonne pas. » Pour ce qui des officiers, il va de soi que le français était alors une langue internationale et était parlé par l’élite de toutes les nations belligérantes : n’est-il pas caractéristique qu’à la veille d’Austerlitz, les officiers russes et autrichiens discutèrent leur plan de bataille dans la langue de leurs ennemis !
Entre gens civilisés, la courtoisie était donc de mise. En février 1811, Moyle Sherer du 34th d’infanterie britannique et ses camarades furent salués par un groupe de Français depuis la rive opposée ; une conversation s’engagea naturellement. Les Français firent alors beaucoup de compliments à lord Wellington, disant qu’il accomplit des merveilles avec les troupes portugaises, et s’enquérirent si les Anglais préféraient le bacalhau au roast-beef. Ceux-ci leur demandèrent en retour comment ils faisait à Santarem sans leurs restaurateurs, leurs cafés et leurs salles de spectacle parisiens. À la fin, un officier français marmonna quelques paroles inintelligibles, que l’un de ses compagnons répéta plus haut : « Le général dit que tout le monde aime votre roi George, qu’il a été bon père de famille et bon père de son peuple. »
Pour terminer, il ne faut point conclure de ce qui est relaté dans cet article que l’amitié entre les adversaires fut omniprésente lors de la guerre de la Péninsule. Il y eut bien entendu des prisonniers et des blessés assassinés ; on en envoya croupir sur les pontons, etc. Mais il ne faut pas non plus oublier que l’”entente cordiale” entre la France et l’Angleterre ne date pas d’hier, et que même au milieu des horreurs de la guerre beaucoup d’hommes surent rester humains et respectueux envers leurs ennemis.

Encadré : L’hiver de 1811 au Portugal

« Par une convention tacite, admise de part et d’autre, des relations presque amicales s’étaient établies entre les deux armées, mais quand il n’y avait pas prise d’armes. À un certain endroit, le Tage faisait un coude produit par une île qu’occupaient les Anglais. Des bords, leurs officiers avaient fréquemment des conversations fort cordiales avec les nôtres, postés sur l’autre rive. Si une canonnière anglaise, que nous ne pouvions voir, remontait la rivière, nous étions prévenus et revenions à nos campements. Le général Junot fut un jour blessé pour n’avoir pas tenu compte d’un pareil avis. En toutes circonstances, les prisonniers étaient traités des deux côtés avec tous les soins imaginables et la plus parfaite courtoisie.
Un jour de février 1811, ma compagnie se trouvait de grand-garde ; notre premier lieutenant avait été la nuit entière à la recherche des provisions et, au lieu de revenir au camp, avait trouvé plus commode de s’arrêter d’abord à notre poste, placé sur son chemin. Au nombre des diverses réquisitions opérées par ses hommes se trouvait un vieux taureau, animal assez rare pour devenir un sujet de générale exclamation de la part de nos soldats. Le capitaine Grignon, notre commandant, était si transporté de joie que, ne voulant pas laisser à un autre l’honneur de sacrifier la victoire, il saisit un fusil des faisceaux et tira aussitôt le taureau, le visant à la tête. Le pauvre animal, qui n’avait pas été attaché, fit un formidable bond et prit la fuite, précisément dans la direction du poste anglais, qu’on ne pouvait voir du nôtre, mais que nous savions situé à moins d’un demi-mille. Sans trop d’hésitation, la note suivante fut écrite au crayon sur le dos d’une enveloppe : « Le capitaine Grignon, du 26e de ligne, présente ses compliments à l’officier du poste anglais et le prie de lui retourner son taureau. » Ce n’était certes pas un cas bien net d’extradition, mais notre gai capitaine n’était pas un casuiste et n’hésita pas une seconde. Le laconique message fut, sur-le-champ, confié à un caporal et à quatre hommes, en tenue de travail et sans armes, et expédié sans plus tarder. Il pouvait être environ huit heures du matin. Plusieurs heures s’écoulèrent sans que nos hommes reparussent, et notre capitaine, relevé à midi, dut ramener sa compagnie au camp, commençant à craindre pour le résultat de sa confiance chevaleresque en l’ennemi. Aussitôt arrivés au cantonnement, au lieu de prendre un repos dont nous avions grand besoin, nous retournâmes tous deux aux avant-postes, poussés par l’anxiété. On n’y avait aucune nouvelle de nos courriers, et la vision de la cour martiale commença à hanter sérieusement la pensée du capitaine. Vers cinq heures de l’après-midi, cependant, nous entendîmes de grandes clameurs partant du camp anglais. Bientôt après, quoiqu’il fît presque nuit, nous aperçûmes une cinquantaine d’habits rouges accompagnant, à grand renfort d’acclamations, nos cinq soldats qui précédaient, ivres comme Bacchus, leur enthousiaste escorte, roulant d’un côté du chemin à l’autre, tout en partageant la délirante satisfaction de leurs nouveaux camarades aussi avinés qu’eux. Les Anglais s’arrêtèrent une fois arrivés à hauteur de nos sentinelles et reprirent le chemin de leur camp, non sans avoir fortement serré la main de nos hommes. Ces derniers nous rejoignirent enfin et jetèrent à terre ce qu’ils portaient : c’étaient des quartiers de boeuf, des morceaux de pain enfilés à une corde et deux vessies pleines de vin. Pour nous, nous renonçâmes à leur demander des explications, car ils ne pouvaient que pousser des cris avinés en l’honneur et à la gloire des Anglais, qui les avaient traités comme des princes, surtout sous le rapport des liquides. Force nous fut de les laisser au poste afin de leur permettre de se livrer à un sommeil réparateur. Ce fut le lendemain seulement que le caporal songea de lui-même à remettre au capitaine une lettre à lui adressée et deux ou trois journaux anglais qu’il avait, la veille, soigneusement cachés sous ses vêtements. La lettre, écrite en un français assez correct, contenait à peu près ces mots : « Le major ***, du *** régiment, présente ses compliments au capitaine Grignon et regrette de n’avoir à lui envoyer qu’une partie du taureau, le boeuf étant un article rare dans son camp. En compensation, il prie le capitaine d’accepter quelques morceaux de pain et un peu de vin. » (…) Le même jour, dans la soirée, le capitaine Grignon fut appelé devant le commandant en chef pour narrer l’affaire dans ses détails : on le renvoya, vertement semoncé et sévèrement blâmé. Le lendemain, on lut dans tous les corps un ordre du jour prononçant de terribles châtiments contre quiconque se rendrait coupable de transmission de communications avec l’ennemi. »

(Extrait des Souvenirs militaires de Doisy de Villargennes. Demi-Solde, Paris, 2010)

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
486
Mois de publication :
janvier-mars
Année de publication :
2011
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