Il n'est pas dans notre intention de relater d'héroïques épisodes militaires, ni de faire un exposé comparé de stratégie militaire : l'action du maréchal Suchet en Aragon, entre 1808 et 1814, intéresse le géographe pour son caractère éminemment aménagiste. Sans tomber dans le cliché célèbre, véhiculé jadis par les historiens et comparant l'Espagne du XIXe siècle à l'Afrique du Nord, les entreprises de Suchet peuvent être assimilées aux premières expériences d'aménagement de type colonial de ce siècle : en effet, pour la première fois, nous voyons à l'oeuvre le » militaire français aménageur « , chargé de la conquête mais aussi de l'organisation du territoire avant le passage à une administration civile. Signalons qu'en ce début de XIXe siècle, le terme d'aménagement est utilisé exclusivement par les forestiers qui l'ont créé à la fin du Moyen Âge ; il ne passera dans d'autres domaines qu'à partir des années 1830-1840. C'est pourquoi on ne le retrouve pas dans l'abondante correspondance échangée par Suchet durant la guerre d'Espagne.
L'histoire coloniale française regorge de ces militaires aménageurs, les Bugeaud, Faidherbe, Gallieni et Lyautey, pour ne citer que les plus célèbres. Or, nous pensons que tous sont redevables à Suchet ; grâce à une administration » éclairée » des zones nouvellement conquises, ce dernier, bien secondé par de jeunes officiers de qualité, finira par obtenir des résultats inespérés alors que toute l'Espagne s'est soulevée. Ces expériences, quoique limitées, n'en sont pas moins très importantes car nous retrouverons ces mêmes officiers trente ans plus tard lors de la conquête française de l'Algérie, dont le plus célèbre d'entre eux, le maréchal Bugeaud, simple capitaine lors du conflit espagnol.
Suchet, maréchal atypique et méconnu
Parmi les vingt-six maréchaux nommés par Napoléon, Louis-Gabriel Suchet, à défaut d'être passé à la postérité à l'exemple des Lannes, Murat, Ney ou encore Soult, demeure un des plus brillants serviteurs du Premier Empire (1). Quelques-uns des grands manieurs de sabres napoléoniens, unanimement reconnus pour être de bons meneurs d'hommes et braves à l'excès dans le combat, s'avèrent aussi piètres stratèges, dotés d'une capacité de réflexion médiocre suite à un faible niveau d'instruction découlant d'une origine sociale parfois fort modeste (2). En cela, Suchet n'est pas de ce type ; il naît à Lyon le 2 mars 1770 au sein d'une vieille famille fortunée de négociants tisserands. Il suit une scolarité supérieure pour l'époque (latin, histoire, rhétorique) qui se reflétera plus tard dans la remarquable expression écrite de son importante correspondance militaire.
À la mort de son père en janvier 1789, il lui succède brillamment à la direction des affaires familiales, s'associant avec son frère cadet. Durant les premières années agitées de la Révolution, Suchet n'est pas inquiété, s'engageant même en tant que sous-lieutenant de cavalerie dans l'unité locale de la Garde Nationale. En 1793, alors que Lyon bascule dans le camp des Girondins, les frères Suchet quittent la ville avant l'écrasement des révoltés par les troupes fidèles à la Convention et
incorporent tous deux un bataillon de volontaires levé en Ardèche, département dans lesquels ils possèdent des biens ; élu capitaine par ses camarades, Pierre Gabriel Suchet connaît ensuite une carrière militaire fulgurante, comme nombre de ses futurs collègues officiers supérieurs des armées républicaines puis napoléoniennes. Il participe au siège de Toulon où il rencontre pour la première fois un jeune officier corse promis à un destin singulier, Napoléon Bonaparte. Sous ses ordres, il s'illustre ensuite dans les combats de la première campagne d'Italie qu'il termine au grade de général de brigade, à l'âge de 28 ans.
En décidant de ne pas partir en Égypte avec son bataillon, il commet alors une erreur qui aurait pu s'avérer fort fâcheuse ; il n'aura de cesse ensuite de multiplier les gestes d'allégeance pour réparer en quelque sorte cette » bourde « . À l'image des armées de la République, les années 1798-1799 s'avèrent difficiles pour Suchet. Successivement sous les ordres de Brune, Joubert et Championnet, il démontre néanmoins de grandes qualités de gestionnaire en tant que chef d'état-major chargé des approvisionnements. Mais les revers se succèdent puis la situation se stabilise avant que Bonaparte, de retour d'Égypte, ne la renverse en faveur des armes françaises, lors de la troisième campagne d'Italie. Suchet y participe activement comme général de division, remportant des succès militaires notables tout en maintenant d'une main de fer ses troupes alors que nombre de ses collègues se distinguent par leur inconduite (3). La très courte période de paix qui marque le tout début du XIXe siècle lui laisse juste le temps de faire prospérer sa fortune, avant de s'illustrer de nouveau lors des campagnes d'Allemagne, de Prusse et de Pologne. Les années 1807 et 1808 le voient couvert d'honneurs ; en juillet 1807, Napoléon lui alloue le domaine polonais de Gienwkowo, dans le département de Bromberg. Quelques mois plus tard, il est élevé au grade de Grand Aigle de la Légion d'honneur, puis fait comte d'Empire, ce titre étant accompagné de la propriété d'un nouveau domaine, en Westphalie, dans le district de Magdebourg. Enfin, en novembre 1808, il réalise un brillant mariage, épousant Honorine Antoine de Saint-Joseph, nièce de Joseph Bonaparte, depuis peu roi d'Espagne par la grâce de son cadet.
Les spécificités de la guerre d’Espagne
Lorsque Suchet entre dans ce dernier pays un mois plus tard à la tête d'une division d'infanterie, la guerre bat son plein depuis près de sept mois. Ce qui ne devait être qu'une campagne expéditive, suite à l'abdication forcée de Charles IV et de Ferdinand VII en faveur de Joseph Bonaparte, s'avère une épreuve redoutable pour les armées napoléoniennes. Habitués à une guerre de mouvement à base de grandes unités, les généraux napoléoniens se trouvent confrontés, du moins durant les premières années précédant le débarquement de troupes anglaises de plus en plus nombreuses, à une forme de combat encore peu connue et redoutable, la guérilla (rencontrée toutefois durant les guerres de Vendée et dans le Tyrol, en 1796).
Un rappel succinct des principales caractéristiques de ce type de combat nous permet de mieux saisir l'intérêt des préceptes mis en oeuvre par Suchet pour tenter d'y remédier. Paysans le jour et soldats la nuit, refusant le combat en ligne mais pratiquant par embuscades dans un espace géographique fortement accidenté, et de plus exaltés à l'excès par un clergé surabondant et fanatisé, les révoltés espagnols demeurent difficilement saisissables (4). Aussi les pertes françaises s'accumulent-elles sans résultat décisif : » Rien de pareil à cela dans les grands États militaires du centre de l'Europe, où les populations se désintéressaient de la guerre, où la bataille gagnée en rang t'ouvrait les portes grandes, où la simple occupation d'une province te donnait en abondance vivres et chevaux, armes et cartouches » (5).
En un premier temps, Suchet se voit chargé du blocus de Saragosse alors que le siège fait rage, avec son cortège d'horreurs bien connues (6). Puis Napoléon lui confie toute la province en mai 1808, tâche redoutable, cette contrée étant alors à feu et à sang. Bordé au nord par les Pyrénées, au sud par la Chaîne ibérique, à l'est par la Catalogne et à l'ouest par la Navarre, l'Aragon couvre 45 000 kilomètres carrés (7) pour, en ce début du XIXe siècle, près de 650 000 habitants, soit une densité de population très faible, de l'ordre de 14 habitants au kilomètre carré. L'agriculture y demeure difficile, hormis dans la vallée de l'Èbre qui constitue la partie centrale de la province et dans la vallée de Jaca : » L'Aragon possède sur les bords de l'Èbre des terrains fertiles en grains, en safran, en chanvre, en oliviers et en fruits ; les forêts y sont bien entretenues ; mais loin des rives du fleuve, on ne trouve plus qu'un sol aride et presque inculte (8) « . En 1808, près d'un quart des villages aragonais sont déjà abandonnés ou en voie de l'être (9). La modestie et l'état de la voirie existante ainsi qu'un relief accidenté rendent très incommodes les liaisons terrestres, aussi bien avec les provinces voisines qu'avec la France, via Jaca et Oloron, le long de » précipices vertigineux » (10).
Saragosse, seule grande ville de la province avec 45 000 habitants (dont 6 000 religieux), sort totalement exsangue de deux mois de siège, les pertes humaines, tant civiles que militaires, étant estimées, selon les auteurs, de 20 000 à 50 000 morts ; elle est de plus couverte aux trois quarts de ruines après les sanglants combats de rues et les 32 000 boulets reçus. Le commerce et l'industrie présentent le même aspect de désolation, la guerre ayant compromis une situation initiale déjà peu brillante. Face à un tel bilan, Suchet obtient en peu de temps des
résultats remarquables, grâce à une administration éclairée.
La proclamation solennelle de Suchet en date du 19 juin 1809 fixe en quelque sorte son futur programme d'action : les Espagnols se trompent d'ennemi en versant leur sang pour des Anglais qualifiés » d'hérétiques « . Les troupes françaises ont pour première mission de protéger la population locale (11). De plus, Suchet s'engage à rétablir l'ancien système administratif et à respecter la religion et ses ministres : » Mais qu'ils n'oublient plus que leur premier devoir est de prêcher aux peuples la paix, l'amour et le respect pour leur souverain (12) « . Ses entreprises peuvent être résumées par la formule suivante : pacifier – aménager – et dynamiser l'économie aragonaise (13).
Les méthodes de pacification de Suchet
Suchet se doit de ramener un semblant de paix dans la province qui lui est confiée. Cet objectif est atteint (quoique partiellement selon les périodes) grâce à une tactique militaire novatrice ; en premier lieu, il dote les villes de solides garnisons, fortement pourvues en approvisionnements, tant en vivres qu'en munitions, pouvant ainsi résister à une attaque de bandes armées importantes jusqu'à l'arrivée de renforts. En second lieu, à partir de ces points d'appui, Suchet fait sillonner le pays par des colonnes mobiles, groupes de quelques dizaines ou centaines de fantassins ou de cavaliers, commandés par des officiers jeunes et entreprenants, capables à leur tour de tendre des embuscades aux groupes de partisans espagnols.
Le succès de ces opérations découle de la mise en place d'un efficace réseau d'espionnage, dont on retrouve la trace dans les correspondances de Suchet à ses subalternes (14). De même, des liens établis entre les garnisons à demeure et la population urbaine qu'elles surveillent, aboutissent à la collecte de renseignements précieux. Durant l'année 1809, les colonnes mobiles françaises multiplient les succès tant au nord qu'au sud de l'Èbre : Jaca est dégagée – les liaisons avec la France rétablies – les vallées voisines de Ronca, Hanso et Hecho » nettoyées » par les troupes du général Musnier – Villacampa et Mina, les deux chefs de bande les plus fameux de la guerre d'Espagne, repoussés dans les provinces voisines suite à des revers sérieux -, etc. Les courriers échangés entre Suchet et le maréchal Berthier décrivent froidement cette période d'intenses combats contre les bandes de partisans : » Le 18, mille hommes sont venus attaquer le 117e à Calasan ; ils étaient tous porteurs d'une croix sur leur habit, ils ont été repoussés avec vigueur et poursuivis 6 lieues, 30 ont été tués, parmi lesquels se trouvaient 3 prêtres, nous n'avons eu que 2 blessés » (15).
Ces combats se poursuivront néanmoins durant toute la période d'occupation française, au gré des épisodes agités de cette guerre d'Espagne. Ainsi, par exemple, lorsqu'en septembre 1811 Suchet, sur ordre de Napoléon, envahit la province de Valence, la guérilla reprend de plus belle, profitant de l'affaiblissement des garnisons aragonaises qui ont dû se séparer d'une partie importante de leurs effectifs en vue de cette nouvelle offensive.
Toutefois, fin 1809, Suchet pense avoir vaincu militairement ; ainsi signale-t-il à son ministre de la Guerre que depuis six mois, il n'y a pas eu un seul Français assassiné à Saragosse et qu'un seul courrier français a été pris en Navarre, » […] après avoir eu neuf hommes de son escorte tués et le reste prisonnier » (16). Selon lui, les notables aragonais seraient même en voie de conversion : » La classe la plus opiniâtre est celle du peuple, soutenu par les moines dans son farouche aveuglement ; l'autre paraît convertie ou prête à l'être » (17). Pour arriver à ce premier résultat, Suchet s'est démarqué singulièrement de ces autres collègues en se préoccupant, dès le départ, de la gestion autre que militaire de la province qui lui avait été confiée.
Suchet " aménageur "
Confronté à une désorganisation profonde consécutive, selon ses propres termes, à » la faiblesse ou la nullité des pouvoirs des autorités (espagnoles) » (18), il renouvelle en moins de six mois la presque totalité des gouverneurs (corregidores) et des maires (alcades) aragonais. Dans le système d'organisation traditionnel alors en usage, ces derniers sont entre autres chargés de rendre la justice, les appels étant examinés par un tribunal siégeant à Saragosse. Suchet reconduit ces structures en instituant toutefois un nouveau tribunal spécial de police chargé des » délits » relatifs à l'insurrection, de crainte que les anciennes institutions ne soient trop indulgentes » pour cette classe de coupables « . Et, afin d'être sûr du dévouement de ces nouveaux juges, il veille à faire régler leurs salaires avec une grande exactitude, ce qui était loin d'être le cas avant l'occupation française (19).
La police est de même totalement réorganisée, avec un nouveau personnel indigène sous la direction d'un intendant du nom de Palafox (qu'il ne faut pas confondre avec le général » loyaliste » du même nom, héros du siège de Saragosse). Ce nouveau corps de police connaît un grand succès à Saragosse, tant dans les missions » civiles » que » militaires « , en dénonçant fidèlement à l'occupant les activités des rebelles. Aussi, intra-muros, la criminalité chute significativement ; Suchet signale que depuis cette réorganisation, on n'a plus relevé un seul assassinat alors qu'il s'en était produit un par jour sous l'ancien gouvernement. Notons aussi l'utilisation pour des tâches d'utilité publique des délinquants condamnés à des peines légères : déblaiement des ruines, destruction des habitats trop ravagés par le siège, création de nouvelles places et replantation des anciennes plantations détruites, etc.
Une nouvelle fois, le succès enregistré découle d'un choix judicieux des cadres et surtout du paiement régulier du personnel, grâce au produit des amendes et de quelques droits d'octrois. Toutefois, hors de Saragosse, le bilan demeure beaucoup plus mitigé ; ainsi, par exemple, Suchet demande en janvier 1810 l'envoi d'un commissaire de police à Jaca pour former une compagnie de police locale, les Espagnols étant jugés totalement » ignorants de cette partie » et les autorités concernées » sans énergie » (20).
Il rétablit de même les établissements publics, tels les hospices de Saragosse, Huesca et Teruel et l'hôpital de Saragosse, rouvert et confié aux Espagnols, où on soigne correctement les Français (signalons toutefois, pour l'anecdote, l'envoi par Napoléon à Suchet de son propre chirurgien pour une opération chirurgicale somme toute bénigne).
Le cas du clergé aragonais, viscéralement hostile au roi Joseph, s'avère hautement plus complexe à régler ; dans l'Espagne d'alors, les ecclésiastiques constituent un État dans l'État, avec plus de 1 % de la population totale (21). Suchet saura doser habilement sanctions énergiques et récompenses pour arriver à ses fins : aucune pitié pour les prêtres et moines capturés les armes à la main, passés par les armes sur le champ (22). Les plus notoirement hostiles sont, quant à eux, incarcérés dans la forteresse de Jaca ou déportés en France (23). Au contraire, les ecclésiastiques ayant donné » des preuves d'amour de l'ordre et de l'attachement aux Français » connaissent des promotions rapides, à l'exemple du nouvel évêque de Saragosse, nommé par Suchet. Il trouvera auprès des religieux ralliés une aide précieuse, ces derniers dénonçant sans pitié les opposants à l'occupation française (24). Pour l'anecdote, la description par Suchet des hautes autorités cléricales aragonaises s'avère fort imagée, à l'exemple de l'évêque de Taragone, » anglais d'origine et de principes » : » Son ambition et son amour pour les richesses l'ont retenu dans son diocèse ; encore n'a-t-il habité longtemps que des communes éloignées de Taragone, où il y a toujours eu une garnison française. Cependant, il s'est rendu à mes ordres et il habite depuis plusieurs mois cette ville où s'il ne fait pas du bien, il ne peut faire de mal » (25).
Suchet n'en ferme pas moins quelques monastères qu'il incorpore aux biens nationaux, réduisant de même le nombre de religieux » en poste » afin d'obliger » […] beaucoup d'oisifs à prendre un état, et de détourner dans le trésor impérial une portion intéressante des revenus considérables de l'Église » (26). Aussi estime-t-il en décembre 1810 avoir réussi à museler le clergé aragonais (27).
Dynamiser l’économie
Totalement ruinée par les premiers mois de guerre, l'économie aragonaise se relève progressivement grâce aux directives éclairées de son gouverneur. Suchet se préoccupe de l'administration du vieux Canal impérial datant de Charles Quint, primordial pour la circulation des marchandises dans une contrée au réseau routier sinistré et sous la menace des partisans (28). Par des mesures désormais » classiques » (promotions et rémunérations régulières), son personnel est rallié et les revenus collectés réinvestis intégralement dans sa réparation et son amélioration (29).
Dès son entrée en service, Suchet institue un paiement régulier des troupes, tous les cinq jours (30) : ce simple fait permet de limiter les excès alors fréquents de la soldatesque qui, faute du versement de la solde, se paie sur la population locale. De plus, cette circulation régulière d'argent favorise la relance du commerce, de même que la fourniture des approvisionnements pour les troupes françaises qu'il s'efforce de se procurer localement : le salpêtre, nécessaire à la fabrication de la poudre, dont il relance la fabrication, comme le textile, le blé, les chevaux , etc. (31).
Lors les nombreuses campagnes qu'il lance en 1810 et 1811 en direction de la Catalogne puis de l'Andalousie, Suchet s'évertue à organiser le ravitaillement des troupes à partir des ressources disponibles en Aragon, veillant toutefois à ne pas ruiner la province. Comme il le précise au général Reille qui lui succède à Saragosse lorsqu'il part fin 1811 assiéger Valence : » Je tiens à préserver l'Aragon parce que c'est de cette province que j'attends toutes mes ressources pour vivre […]. Le pays de Valence tant vanté offre beaucoup d'oranges, de citrons, de grenats mais fort peu de blé et point de moutons et de boeufs ; et depuis près de trois mois que j'y suis, je n'ai reçu que ce qui m'a été apporté de l'Aragon […]. L'Armée, jusqu'à ce jour, n'a pu recevoir, malgré mes soins, que 30 % de ration de pain par homme » (32).
La prise victorieuse de Tarragone lui vaut l'octroi par Napoléon du titre de maréchal (le seul donné lors de toute la guerre d'Espagne) ainsi que l'attribution du duché d'Albuféra, un domaine andalou prospère de près de 4 000 hectares.
Malgré toute sa bonne volonté, Suchet est constamment confronté aux demandes incessantes de fonds, provenant aussi bien de son oncle par alliance, Joseph, que de Paris. Il s'y plie parfois de mauvaises grâces, en taxant plus particulièrement le clergé et les zones connues pour leurs sympathies envers les insoumis. De même, s'il applique localement les dispositions impériales relatives à la très forte imposition des denrées coloniales, à la saisie et destruction des marchandises anglaises entrées par contrebande, il obtient toutefois un délai pour les négociants locaux, afin de ne pas les ruiner définitivement (33). Les fonds sont rassemblés par une administration déjà en place avant l'invasion, la Contadorerie (en quelque sorte notre Trésor Public), qu'il épure, simplifie et chapeaute avec des hommes sûrs, le contrôle final étant toutefois assuré par des receveurs français.
Plus » impressionnant » : Suchet réussit à faire fixer par les Aragonais eux-même leur taux d'imposition. La junte réunie en novembre 1810 et composée » de tous les hommes sensés de l'Aragon » fixe à 75 % le taux de taxation de leurs revenus. Dans les faits, les notables valident une proposition suggérée par leur gouverneur et que ce dernier rappelle en ces termes au général Reille : » Je fus convaincu alors comme je le suis encore aujourd'hui que ne pouvant pas couvrir de troupes tous les pays de mon gouvernement, il convenait mieux aux intérêts de l'Armée d'intégrer les peuples à la conservation des produits nationaux en leur accordant un quart de revenu, puisque nous assurions ainsi la jouissance des trois autres quarts » (34).
Selon l'historien Jean Morvan, cette imposition conséquente ne représenterait » […] peut-être guère plus que ce que leur coûtaient le roi, ses fonctionnaires voleurs, les prêtres et les moines (35) « . Suivant l'exemple français, Suchet lance une révision générale du cadastre malgré la dangerosité d'une telle opération. Même durant la période la plus calme de l'occupation, de son propre aveu, » […] aucun nouveau fonctionnaire public ne peut rester à son poste lorsque nos troupes le quittent sans qu'il courre le danger d'être enlevé » (36). Enfin, les abus des soldats ou des fonctionnaires sont sévèrement réprimés, les fautifs passant devant un conseil de guerre (37).
Cette politique judicieuse, appliquée aussi en Andalousie, porte ses fruits malgré les vicissitudes multiples liées aux épisodes militaires, de sorte que la gestion de l'Aragon devient vite célèbre dans une Espagne en proie aux pires désordres. Elle lui vaut même le ralliement de quelques troupes ennemies, rassemblées en un bataillon qui ne dépassera néanmoins jamais les 800 hommes (38). Ainsi, par exemple, le maréchal Macdonald, empêtré dans la pacification de la Catalogne, n'hésite pas à vanter les charmes de la province voisine pour mieux faire ressortir ses propres difficultés, à défaut de son incapacité à gérer un conflit de cette nature (39).
Toutefois, alors que les efforts entrepris depuis plus de quatre ans semblent aboutir, la situation militaire se dégrade subitement avec la défaite de Joseph à Vittoria, le 21 juin 1813. Menacé de voir ses communications avec l'Aragon et la France coupées, Suchet ordonne un repli en ordre vers la Catalogne, abandonnant ainsi le résultat de ses efforts. Comme le souligne Bernard Bergerot, on ne peut pas dire que les regrets alors exprimés par les notables locaux aient été vraiment sincères (40)… Le retrait des troupes se déroule toutefois dans le calme et ce, sans abandonner sur place les malades et les blessés, pratique alors fort courante.
L’influence des conceptions de Suchet sur la conquête algérienne
L'influence de Suchet sur la conquête algérienne puis sur tous les épisodes coloniaux du dernier tiers du XIXe siècle demeure indéniable. Les principales figures militaires chargées de la conquête sont d'anciens soldats de l'armée d'Espagne, en particulier du 3e corps d'armée de Suchet : Valée, ancien commandant de l'artillerie du 3e corps, futur maréchal puis gouverneur de l'Algérie après la prise en 1837 de Constantine ; Bugeaud, qui lui succède, modeste capitaine sorti du rang au début de la guerre d'Espagne, lui aussi futur maréchal et gouverneur de l'Algérie de 1840 à 1847 (41).
Si la conduite de Valée demeure peu convaincante lors de son commandement (42), Bugeaud sait au contraire déployer des qualités qui font de lui un digne successeur de Suchet. Confronté à une situation militaire fort semblable (un relief accidenté – un climat rude – une population farouche et fanatisée), il reprend la » méthode Suchet « , jadis pratiquée par lui-même en Aragon. Dans un premier temps, il remet en vigueur la tactique des colonnes mobiles alors que son prédécesseur, Valée, avait figé les troupes françaises dans des camps retranchés difficiles à approvisionner, et où elles se mouraient d'inanition et de maladies. Comprenant aux alentours de 7 000 hommes (soit une taille toutefois bien supérieure aux colonnes mobiles » aragonaises « ) pourvus d'un barda allégé (deux à trois jours de vivres et de munitions), des éclaireurs indigènes et deux escadrons de cavalerie, elles lui permettent de se mouvoir aussi rapidement que les partis adverses et de les surprendre lors de coups de mains. L'épisode le plus célèbre de cette guerre de mouvement reste la prise de la smala d'Abd el-Kader par une colonne mobile de cavalerie conduite par le duc d'Aumale.
Comme Suchet, Bugeaud ne limite pas ses initiatives au simple domaine militaire ; il sait en effet que seule la conquête politique est capable de maintenir dans le temps le résultat des succès militaires. Aussi va-t-il mettre en pratique toutes les » recettes classiques » déjà utilisées en Aragon et, en premier lieu, l'établissement d'une collaboration entre des membres de la population autochtone et l'occupant. Bugeaud utilise habilement les dissensions régnant entre les différentes tribus, ralliant à son service les descendants des anciens maîtres ottomans (les couloughlis). Pour ce, il redynamise les structures des anciennes Affaires indigènes fondées en 1833 par le gouverneur Lamoricière, rebaptisées Bureaux arabes ; composés de fonctionnaires indigènes, ils sont chargés de l'administration courante, de la traduction et de la propagation des décrets coloniaux, mais aussi des relations directes avec la population locale et les chefs de tribus. À l'exemple de l'expérience aragonaise, on retrouve chez Bugeaud le même souci dans le choix des hommes, la distribution des honneurs, le paiement régulier des traitements et le respect de la religion.
Toutefois, la conquête algérienne diffère du cas espagnol par de nombreux aspects, tel par exemple le problème de la mise en valeur coloniale. En Aragon comme en Andalousie, Suchet relance une économie flagellante ou ruinée par le conflit à partir de structures déjà existantes, même s'il fonde quelques établissements, notamment de production textile. En Algérie, au contraire, on disserte durant » les années Bugeaud » sur la forme de colonisation à promouvoir : colonisation civile avec l'envoi de migrants métropolitains, ou colonisation militaire, à partir de communautés d'anciens soldats, à l'exemple de certaines pratiques romaines. Inlassablement, Bugeaud défend cette dernière option qui s'avère dans les faits un cuisant échec… Toutefois, il n'en freine pas pour autant la colonisation civile, faisant publier des avis de recrutement en ouvriers et en agriculteurs pour les nouveaux périmètres établis aux environs de Blida et de Sidi Ferruch. Il subventionne de même l'installation d'un domaine de 1 000 hectares créé par les Trappistes entre Alger et Koléa mais refuse toute aide à un projet original de communauté sociale inspirée des conceptions fouriéristes. Sa démission en 1847 stoppe néanmoins ses projets de développement colonial ; si la population européenne en Algérie a considérablement augmenté sous son gouvernement, passant de 30 000 en 1841 à 110 000 en 1847, elle se rassemble principalement dans les villes, un très faible pourcentage d'émigrants se tournant vers l'agriculture. Cet échec latent du développement intérieur de la colonie a dû être ressenti très cruellement par ce grand passionné d'agriculture et agronome de qualité !
Le très relatif succès de Suchet en Aragon
L'action de Suchet en Aragon a échoué du fait principalement des vicissitudes de ce conflit singulier. Sa mésentente avec Joseph – ses désaccords parfois avec Napoléon (43) – des subordonnés, notamment au niveau des généraux, de faible qualité, hormis Reille et Caffarelli – des demandes incessantes de renforts pour la grande Armée en campagnes successives contre la Russie puis les États germaniques, etc. – ont constamment obligé Suchet à recommencer ses opérations de pacification et ce même en Aragon. Le succès relatif relevé pendant une courte période découle du ralliement d'une part importante de la bourgeoisie aragonaise, sensible tant à la rémunération régulière de ses services qu'à la défense par Suchet de certaines prérogatives locales : ce dernier n'hésite pas à s'opposer aux multiples demandes de Joseph, refusant par exemple l'agrément de fonctionnaires non aragonais que son souverain veut lui imposer.
Son ralliement à l'Empereur lors de l'épisode des Cent-Jours lui vaudra d'être écarté, à l'âge de 46 ans, ce qui lui laissera le temps d'écrire ses mémoires. Signalons enfin que la presse française (Le Moniteur du 14 février 1826) relate l'émotion des Aragonais à l'annonce du décès de Suchet (le 23 janvier 1826), des services funèbres à sa mémoire ayant été célébrés notamment à Saragosse.
Suchet aurait bien sûr pu réussir dans d'autres circonstances mais » on ne refait pas l'histoire « . Les archives militaires le concernant sont loin d'avoir été épuisées ; ainsi, par exemple, on sait très peu de choses sur le Suchet » urbaniste « , agronome ou encore bienfaiteur des arts et de la science, domaines entre autres chers aux géographes. Nous pensons que ses préceptes aménagistes ont néanmoins inspiré directement ses anciens subordonnés, chargés ensuite de la conquête algérienne, mais aussi indirectement, tous les plus brillants coloniaux de la seconde moitié du XIXe siècle, Faidherbe au Sénégal, Gallieni à Madagascar, Lyautey au Maroc. Tous trois menèrent une politique habile, basée sur le respect de la population locale et caractérisée par certaines réussites éclatantes. La démonstration » forte » de cette influence reste encore à faire, ce que nous espérons pouvoir entreprendre, même si une telle tâche ne s'annonce guère aisée (44).
Thomas Bugeaud
Thomas Bugeaud (1784-1849), vélite en 1804, est lieutenant quand il rejoint Madrid en avril 1808, où il participe au » Dos de Mayo « . En décembre 1808 il est au siège de Saragosse dans la division Suchet. Saragosse capitule le 20 février 1809, Bugeaud est promu capitaine le 2 mars. Toujours dans son régiment, le 116e d'infanterie, il se déplace en Navarre, en Catalogne, jusqu'au royaume de Valence, en lutte contre les partisans. Le 2 mars 1811 il est chef de bataillon, le 6 juin il reçoit la croix. Il devrait bientôt passer major et colonel mais Suchet ne veut pas se séparer de lui. Major enfin le 10 janvier 1814, il fait partie des derniers contingents qui quittent l'Espagne en avril. Le 11 juin, fortement appuyé par Suchet, il est nommé colonel par Louis XVIII. Aux Cents-Jours il sera confirmé colonel et sera promu officier de la Légion d'honneur le 17 mars 1815 et commandeur le
8 mai. Le 28 juin dans l'Isère, il remportera un combat à Conflans contre les 10 000 Austro-Piémontais du général Trenck : la dernière bataille livrée par l'armée impériale.
Général en 1831, en Algérie en 1836-1837, puis gouverneur général de l'Algérie de 1840 à 1847. Maréchal en 184, duc d'Isly en 1844.