Introduction
Au cours de notre projet d'édition de la correspondance de Napoléon, nous avons reçu de l'Université de Princeton (EU) la photocopie d'un document très intéressant, c'est-à-dire, le corps d'une lettre et un post-scriptum écrits par Napoléon Bonaparte adressés à un citoyen anonyme. Dans le corps de la lettre, le général-en-chef de l'armée d'Italie, fatigué, demande au destinataire d'appuyer sa démission de l'armée d'Italie et de lui préparer un lieu en France où il pourrait se reposer. Dans le post-scriptum, il maudit toutes les femmes (surtout la sienne). Ce document semble inédit. Nous lui avons donné le numéro d'identifiant 1. Quelque temps plus tard, l'Université de Vilnius (Lituanie) nous a envoyé la photocopie d'un document de Napoléon conservé dans la bibliothèque de cette université. Étrangement, ce document était identique à celui de Princeton. Nous l'avons numéroté 2. Tous deux étant de la main même de Napoléon, il est très improbable que l'un soit la copie de l'autre. En effet, si ce n'étaient pas des documents d'époque, on pourrait penser qu'il s'agit de photocopies. Ensuite nous avons découvert dans les Mémoires du comte Horace de Viel-Castel une citation d'un autre document (ou possiblement un des deux à peine mentionnés) qui paraissait avoir le même contenu que les documents de Princeton et de Vilnius. Nous l'avons numéroté 3. Petit à petit, nous avons trouvé d'autres pièces en relation avec ces documents mais qui ne contenaient que des parties du texte, c'est-à-dire, soit le corps de la lettre, soit le post-scriptum, mais pas les deux : une minute de la S.[ervice] H.[istorique de l']A.[rmée de] T.[erre] (numérotée 4), deux textes publiés par Coston (avec fac-similés ; numérotées 5 et 6), une lettre (ancienne collection Brouwet ; numérotée 7), deux textes publiés par Brotonne (numérotées 8 et 9). Nous les appelons les documents partiels. Dans ce cas complexe, se posaient deux questions :
– s'agissait-il de documents composites, de fac-similés ou d'originaux ?
– peut-on déterminer les destinataires, les dates ou les lieux précis ?
Nous considérons d'abord les documents de Princeton, de Vilnius et de Viel-Castel (1 à 3) et ensuite les documents partiels (4 à 9).
Description des documents de Princeton et de Vilnius, et du document cité par Viel Castel
1 : Document de Princeton, comportant une lettre et un post-scriptum autographes de Bonaparte
Cote : Bibliothèque de l'Université de Princeton, General Mss [Misc.] C0047, Box NA, Subfolder 1, 1 letter [1796 ?]
Sans destinataire ; lieu : Passeriano ; date : 4 vendémiaire, 25 septembre [1797], signé Bonaparte
Bien que l'année ne soit pas explicitée dans ce document de Princeton, la date 1797 est certaine puisqu'on sait que la seule fois où Napoléon se trouva à Passeriano, c'était en septembre/octobre 1797. L'écriture est celle de Napoléon.
2 : Document de Vilnius, comportant une lettre et un post-scriptum autographes de Bonaparte
Cote : Bibliothèque de l'Université de Vilnius, VUBRS F48-300
Ce document de Vilnius est identique à celui de Princeton.
3 : Lettre citée dans les Mémoires de Viel-Castel
Mémoires du comte Horace de Viel-Castel sur le règne de Napoléon III, 1851-1864, Paris : chez tous les libraires, 6 vol.
Destinataire : Barras ; lieu : Italie ; sans date » Il y a à vendre, en ce moment, chez un armurier, amateur de curiosités, demeurant quai Conti, une lettre de Bonaparte à Barras, datée de l'Italie. Le futur empereur se plaint de Joséphine, qui préfère rester à Paris avec ses amants, au devoir qui l'appellerait près de lui.
Le général se plaint beaucoup des femmes, dit qu'il a besoin de calme et de repos, et voudrait obtenir un congé de deux ans. « , vol. 2, p. 100, vendredi 19 novembre 1852 (1)
Vraisemblablement identique à celui de Princeton.
Le texte des documents de Princeton et de Vilnius – une lettre et un post-scriptum :
La Lettre
« Citoyen »
Je suis malade et j'ai besoin de repos, je demande ma démission, appuie-la si tu es mon ami. Deux ans dans une campagne près de Paris rétabliraient ma santé et redonneraient à mon caractère le popularité que la continuité du pouvoir ôte nécessairement… Je suis exclusif dans ma manière de penser et d'agir et j'estime le coeur bien plus que la tête.
Bonaparte
Le post-scriptum
Je suis au désespoir ma femme ne vient pas, elle a quelque amant qui la retient à Paris, je maudis toutes les femmes mais embrasse de coeur mes bons amis.
Bonaparte «
Description des documents partiels
4 : Document du S.H.A.T., minute entière comportant le corps de la lettre du document de Princeton/Vilnius
Cote : S.H.A.T., C1712
Minute (main de copiste)
Destinataire : Barras ; lieu : Passeriano ; date : 4 vendémiaire an IV (raturé et corrigé en an VI), 25 septembre 1797.
C'est le corps de la lettre du document de Princeton/Vilnius, mais sans le post-scriptum.
5 et 6 : Corps de la lettre et post-scriptum du document Princeton/Vilnius publiés séparément avec fac-similés par le baron de Coston
Le baron de Coston, Biographie des premières années de Napoléon Bonaparte, c'est-à-dire depuis sa naissance jusqu'à l'époque de son commandement en chef de l'armée d'Italie ; avec un appendice renfermant des documents ou inédits ou peu connus, postérieurs à cette époque, Paris ; Valence : Marc Aurel frères, 1840, 2 vol.
Coston publie le corps de la lettre du document de Princeton/Vilnius à la page 484 du volume 1, avec un fac-similé en regard, J – notre n° 5.
Sans destinataire mais selon Coston elle serait adressée à Barras (voir sa note ici plus bas) ; lieu : Passeriano ; date : 4 vendémiaire (Coston la date de l'an VI, 1797)
Coston publie également le 2)
7 : Document faisant partie de l'ancienne collection Emile Brouwet / Musée Napoléon, Digne, (3) comportant une lettre à Barras (texte plus bas) et le post-scriptum du document de Princeton/Vilnius
Destinataire : Barras ; lieu : Milan ; date : 23 prairial an IV (11 juin 1796)
Une lettre de Bonaparte à Barras (main de copiste) suivie par le post-scriptum autographe (main de Napoléon) du document de Princeton/Vilnius. Selon le catalogue de vente de la collection Brouwet, Bonaparte écrivit de sa main l'adresse suivante : » Au citoyen Barras, membre du Directoire, exécutif, Paris « .
Texte du corps de cette lettre à Barras :
» Je te recommande, mon cher Barras, les Députés du Milanais, qui vont présenter leur hommage au Directoire, ce sont de bons patriotes qui voudraient établir la liberté dans Milan, avec d'autant plus de désintéressement qu'ils sont fort riches et jouissent d'une grande considération. «
8 et 9 : Corps de la lettre et post-scriptum du document Princeton/Vilnius publiés séparément par Léonce de Brotonne, Lettres inédites de Napoléon Ier, 1898, nos. 9 et 13
8 : No. 13 dans Brotonne, 4)
Brotonne le publie partiellement (jusqu'à » santé « ). Il est possible que Brotonne puise ce destinataire, Barras, du livre de Coston, qu'il cite (No. 13, note 1).
9 : No. 9 dans Brotonne, post-scriptum de la lettre de Princeton/Vilnius
Destinataire : Carnot ; sans lieu, sans date – notre 9.
Il est possible que Brotonne puise ce destinataire du livre de Coston, qu'il cite (No. 13, note 1). Dans une note à No. 9, Brotonne date ce post-scriptum des « derniers jours de prairial an IV (mai 1796) ».
Discussion et conclusion
Coston (1840) et Brotonne (1898) (5) publièrent le corps de la lettre et le post-scriptum du document Princeton/Vilnius séparément (avec des fac-similés dans Coston). La minute du S.H.A.T. nous montre également le corps de la lettre du document de Princeton/Vilnius seul (sans post-scriptum). Pour ce qui regarde le destinataire, bien que nous savons que l'autographe (Princeton/Vilnius et le fac-similé dans Coston) ne comporte pas de destinataire, la minute du S.H.A.T., Coston, et Brotonne sont unanimes sur les faits, d'une part que le corps de la lettre de Princeton/Vilnius est adressé à Barras, et d'autre part que sa date est le 25 septembre 1797. Par contre, l'autre lettre à Barras (ancienne collection Brouwet), nous montre le post-scriptum de Princeton/Vilnius rattaché à un autre corps de lettre daté un an auparavant. Est-il possible que les documents de Princeton et Vilnius (et celui des mémoires de Viel-Castel) soient des compilations de documents de différentes dates, bien qu'étant de la main de Napoléon ?
Si on regarde la chronologie et l'histoire des relations de Napoléon, Barras et Joséphine, on trouve des indices.
Voyons tout d'abord le post-scriptum. La lettre à Barras (ancienne collection Brouwet) le place en juin 1796. Cette date convient très bien. Napoléon s'est marié en mars 1796, mais il part presque tout de suite pour l'Italie. En juin, il attend impatiemment l'arrivée de sa femme. Mais elle ne part pas de Paris. Le post-scriptum nous montre un mari inquiet qui glisse une note à un confident, Barras (Carnot ne fut jamais aussi proche de Napoléon), à la fin d'une communication officielle (mais envoyée personellement par Bonaparte puisqu'il écrit l'adresse lui-même – voir plus haut). Le post-scriptum peut tout à fait être daté du 11 juin 1796 (Brotonne n'avait-il pas aussi proposé pour le post-scriptum tout seul la date de mai/juin 1796 ?). Joséphine arrive à Milan le 10 juillet 1796. (6)
Ainsi, le post-scriptum ne paraît pas appartenir à une lettre de Passeriano de 1797. Mais il existe d'autres éléments, plus évidents, qui montrent bien que le post-scriptum ne va pas avec la lettre de Passeriano et que les documents de Princeton et de Vilnius sont des compilations.
En ce qui concerne le corps de la lettre de Princeton/Vilnius, par contre, la date est incontestablement septembre 1797. (7) La Première Campagne d'Italie se termine et, fatigué, Bonaparte a besoin de repos. Naturellement, il demande sa démission. Et comme nous l'avons dit, toutes les sources sauf Princeton/Vilnius donnent comme destinataire, Barras – qui mieux que lui aurait pu appuyer sa demande ? Mais le post-scriptum ( » Je suis au désespoir ma femme ne vient pas, elle a quelque amant qui la retient à Paris, je maudis toutes les femmes… « ) n'a pas de place à la fin d'une lettre de Passeriano datée de septembre 1797 pour la simple raison qu'à cette époque Joséphine se trouvait aux côtés de Bonaparte à la Villa Manin à Passeriano. Et en effet, Joséphine écrit à Barras à la fin de septembre 1797 que Bonaparte l'aimait plus que jamais !
Récapitulons : la minute du S.H.A.T., Coston, (et Brotonne en partie) nous livrent une lettre de Bonaparte, seule, à Barras, demandant sa démission, datée du 25 septembre 1797. La lettre (ancienne collection Brouwet) nous montre un post-scriptum de Bonaparte (toujours adressé à Barras) fâché contre toutes les femmes, et contre Joséphine en particulier, en date du 11 juin 1796. Comme il est impossible que ce post-scriptum ait été écrit à Passeriano en septembre 1797, les documents de Princeton et Vilnius sont donc des compilations faites avant 1852 (la date de publication des Mémoires du baron de Viel-Castel), mais ce sont aussi des fac-similés puisqu'il s'agit de textes écrits par Napoléon lui-même. Ils sont utiles pour la reconstitution du texte des deux communications (étant autographes), mais il n'y a pas de doute possible, ce sont des faux. (8)
Post-scriptum
Lors de la rédaction de cet article, un nouvel exemple du corps de lettre du document de Princeton / Vilnius nous a été transmis. Un fac-similé de ce texte a été publié par Jacques Arnna, Pages de l'épopée imperiale impériale, Tours, 1952, pp. 86-88. La date, le lieu et l'auteur sont identiques (dans la mesure où les documents de Princeton et de Vilnius sont des fac-similés). Il y a cependant deux différences importantes. D'une part la lettre citée par Arnna est clairement adressée à Barras (et non plus à un anonyme « Citoyen »), et d'autre part le corps de la lettre Princeton / Vilnius est tronqué, la lettre Arnna étant plus longue et comportant d'autres éléments (9). Cette dernière apparaît être l'original dont est issue le corps de lettre Princeton / Vilnius. La lettre Arnna révèle le contexte de sa rivalité avec Augereau, dans lequel Bonaparte fit sa demande de démission. Ainsi, les documents de Princeton et de Vilnius, ainsi que celui des Mémoires de Viel-Castel sont non seulement des compilations (l'intitulé « Citoyen » est tiré du troisième cas), mais ils sont aussi incomplets.
Compte tenu du fait que nous savons que le document Princeton / Vilnius est un extrait, il est possible de comprendre les raisons pour lesquelles ces compilations ont été faites. Il ne semble que cela soit un fac-similé réalisé depuis un livre – si cela était, pour quelle raison le destinataire aurait été remplacé par le banal « Citoyen ». L'effort fait pour trouver le mot « Citoyen » écrit de la main de napoléon, puis de l'aposer, est particulièrement suspect. Nous pouvons avancer l'idée que le falsificateur a trouvé ce moyen pour rendre plus difficile la dénonciation de son faux. De plus, comme nous connaissons désormais le contexte de la lettre, on peut déceler le but caché du falsificateur. Avec cette juxtaposition anachronique, Napoléon apparaît fatigué et troublé émotionnellement, par l'intensité des campagnes militaires et par les affres de la jalousie. Une lettre si intime et au ton désespéré, dont le style est proche de celui des lettres d'amour de Napoléon à Joséphine, devait sans aucun doute connaître un plus grand succès dans les salles de vente.